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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre X-XII)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre X

Du fleuve Obi aux monts Ourals

 

’Obi, puissant fleuve, alimenté par les eaux de l’Oural à l’ouest, et d’abondants tributaires à l’est, se déroule sur une longueur de quatre mille cinq cents kilomètres, et son bassin ne comprend pas moins de trois cent millions d’hectares.

Géographiquement, l’Obi aurait pu servir de limites naturelles entre l’Asie et l’Europe, si les monts Ourals ne se fussent élevés un peu à l’orient de son cours. À partir du soixantième degré de latitude, le fleuve et la montagne se développent presque parallèlement. Et, tandis que l’Obi va se jeter dans le vaste golfe de ce nom, l’Oural plonge ses dernières ramifications aux profondeurs de la mer de Kara.

M. Serge et ses compagnons, arrêtés près de sa rive droite, observaient le cours du fleuve, d’où émergent de nombreux îlots, largement ombragés de saules. Au pied des berges, les plantes aquatiques balançaient leurs lames acérées, empanachées de fleurs fraîches. En amont et en aval, quantité d’embarcations parcouraient ces eaux limpides et fraîches, purifiées par leur passage à travers le filtre des montagnes qui leur ont donné naissance.

Le service de la batellerie étant régulièrement organisé, la Belle-Roulotte put aisément atteindre sur sa rive gauche la bourgade de Mouji.

Cette bourgade, à vrai dire, n’est qu’un village, et ne présentait aucun danger pour la sécurité du comte Narkine, puisqu’elle ne servait pas de poste militaire. Cependant, il convenait de se mettre en règle, puisqu’on était à la veille d’atteindre la base de l’Oural, et que l’administration russe exige l’exhibition des papiers de tout voyageur venant du dehors. Aussi M. Cascabel résolut-il de faire régulariser les siens par le maire de Mouji. Cela fait, M. Serge, étant compris dans le personnel de sa troupe, parviendrait à franchir la frontière de l’empire moscovite, sans éveiller les soupçons de la police.

Pourquoi fallait-il qu’un déplorable hasard eût compromis ce plan d’une exécution si facile? Pourquoi Ortik et Kirschef étaient-ils là, décidés à le faire échouer? Pourquoi allaient-ils diriger la Belle-Roulotte par les plus dangereuses passes de l’Oural, où ils ne tarderaient pas à se retrouver avec des bandes de malfaiteurs, leurs anciens complices?

Mais M. Cascabel, ne pouvant ni prévoir ce dénouement ni rien faire pour l’empêcher, ne cessait de s’applaudir d’avoir mené à bonne fin sa téméraire entreprise. Maintenant qu’ils avaient franchi tout l’Ouest-Amérique, toute l’Asie septentrionale, il n’était plus qu’à une centaine de lieues des frontières de l’Europe! Sa femme, ses enfants, en parfaite santé, ne ressentaient rien des fatigues de ce long itinéraire. Si M. Cascabel avait vu son énergie faiblir, lors de la catastrophe du détroit de Behring et pendant la dérive sur la mer Glaciale, du moins avait-il su échapper à ces imbéciles des îles Liakhoff, qui avaient mis la Belle-Roulotte à même de continuer son voyage dans les régions du continent.

«Décidément, Dieu fait d’ordinaire bien ce qu’il fait!» répétait-il volontiers.

M. Serge et ses compagnons avaient résolu de séjourner vingt-quatre heures à ce village de Mouji, où les habitants leur firent un excellent accueil.

Cependant M. Cascabel reçut la visite du gorodintschy, – le maire de l’endroit. Ce personnage, quelque peu méfiant à l’égard des étrangers, regarda comme un devoir d’interroger le chef de la famille. Celui-ci n’hésita pas à lui présenter ses papiers, ou M. Serge était porté comme l’un des artistes de la troupe foraine.

De voir l’un de ses compatriotes au milieu de saltimbanques français, cela ne laissa pas de surprendre l’honorable fonctionnaire, à qui il n’avait pu échapper que M. Serge était d’origine moscovite. Il en fit l’observation.

Mais M. Cascabel lui fit alors remarquer que, s’il y avait un Russe parmi eux, il avait aussi un Américain en la personne de Clou-de-Girofle, et une Indienne en la personne de Kayette. Il ne s’inquiétait que du talent des artistes, jamais de leur nationalité. Il ajouta que ces artistes seraient trop heureux si «monsieur le maire, – jamais César Cascabel n’aurait pu prononcer le mot gorodintschy, – si monsieur le maire voulait leur permettre de travailler en sa présence!»

Voila qui fit un extrême plaisir audit maire, lequel accepta la proposition de M. Cascabel et lui promit de viser ses papiers après la représentation.

Quant à Ortik et Kirschef, ayant été désignes comme deux naufrages russes en cours de rapatriement, il n’y eut aucune difficulté à leur égard.

Il s’ensuit donc que, le soir même, toute la troupe se rendit à la demeure du gorodintschy.

C’était une assez vaste maison, peinte d’un beau ton jaune, en souvenir d’Alexandre Ier, qui affectionnait cette couleur. Aux murs du salon était suspendue une image de la Vierge, accompagnée des portraits de quelques saints moscovites, ayant fort bon air dans leur cadre d’étoffe argentée. Des bancs et escabeaux servaient de sièges au maire, à sa femme et à ses trois filles. Une demi-douzaine de notables avaient été invités à partager les plaisirs de cette soirée, tandis que les simples contribuables de Mouji, pressés autour de la maison, se contentaient de regarder par les fenêtres.

La famille Cascabel fut reçue avec beaucoup d’égards. Elle commença ses exercices, et on ne s’aperçut pas trop qu’ils eussent été négligés depuis quelques semaines. Les dislocations du jeune Sandre furent très appréciées, et aussi la grâce de Napoléone, qui, n’ayant point une corde raide à sa disposition, se contenta d’exécuter un pas de circonstance. Dans le jeu des bouteilles, des assiettes, des anneaux et des boules, Jean émerveilla toute l’assistance. Après quoi, M. Cascabel, dans son travail de force, se montra le digne mari de Cornélia, qui obtint un véritable succès en portant deux notables à bras tendu.

Quant à M. Serge, il s’acquitta très adroitement de quelques tours de cartes et d’escamotage que son habile professeur lui avait appris, – non sans raison, on le voit Aucun doute des lors ne pouvait naître dans l’esprit du maire sur la réalité de l’engagement de ce Russe dans la troupe foraine.

Des confitures, des gâteaux aux raisins de Corinthe, du thé excellent, furent ensuite servis à la ronde. Puis, la soirée ayant pris fin, le gorodintschy visa sans hésitation les papiers que lui présenta M. Cascabel. La Belle-Roulotte était maintenant en règle vis-à-vis des autorités moscovites.

Il faut noter aussi que ce maire, qui jouissait d’une certaine aisance, crut devoir offrir à M. Cascabel une vingtaine de roubles pour le prix de sa représentation.

M. Cascabel eut d’abord l’idée de refuser cette rémunération; mais, de la part d’un directeur de troupe ambulante, cela aurait peut-être lieu de surprendre.

«Vingt roubles, c’est vingt roubles, après tout!» se dit-il.

Et, non sans s’être confondu en remerciements, il empocha sa recette.

La journée du lendemain fut consacrée au repos. Il y avait quelques acquisitions à faire, farine, riz, beurre et boissons diverses, que Cornélia put se procurer à des prix modères. Quant à l’approvisionnement de conserves, il ne fallait pas songer à le renouveler dans ce village, mais le gibier ne devait pas manquer entre le cours de l’Obi et la frontière d’Europe.

Avant midi, ces emplettes étaient terminées. L’heure venue, on dîna assez joyeusement, bien que Jean et Kayette eussent le cœur serré. Ne voyaient-ils pas s’approcher le moment de la séparation?

En effet, que ferait M. Serge, quand il aurait revu le prince Narkine, son père? Ne pouvant rester en Russie, repartirait-il pour l’Amérique, ou resterait-il en Europe? On le comprend, cela ne laissait pas de préoccuper M. Cascabel. Il aurait voulu savoir à quoi s’en tenir à ce sujet. Aussi, ce jour-là, après le dîner, prit-il le parti de demander à M. Serge s’il lui conviendrait de «venir faire un tour» aux environs du village. M. Serge, voyant que M. Cascabel désirait lui parler en secret, s’empressa d’accepter.

Quant aux deux matelots, ils prirent congé de la famille, non sans avoir annonce leur intention d’achever cette journée dans une des tavernes de Mouji.

M. Serge et M. Cascabel quittèrent donc la Belle-Roulotte firent quelques centaines de pas, et vinrent s’asseoir à la lisière d’un petit bois en dehors du village.

«Monsieur Serge, dit alors M. Cascabel, si je vous ai prié de m’accompagner, c’est que je voulais me trouver seul avec vous Je désire vous parler de votre situation

– De ma situation, mon ami?

– Oui, monsieur Serge, ou plutôt de ce à quoi elle vous obligera lorsque vous serez en Russie!

– En Russie?

– Je ne me trompe point, n’est-il pas vrai, en disant que nous aurons franchi l’Oural dans une dizaine de jours, et que, huit jours plus tard, nous serons arrivés à Perm?

– Cela me paraît probable, si aucun obstacle ne nous arrête, répondit M. Serge.

– Des obstacles! Il n’y aura pas d’obstacles! reprit M. Cascabel. Vous passerez la frontière sans l’ombre de difficulté! Nos papiers sont en règle, vous faites partie de ma troupe, et personne ne pourrait imaginer que l’un de mes artistes est le comte Narkine!

– En effet, mon ami, puisque Mme Cascabel et vous étiez seuls à connaître ce secret et qu’il à été garde.

– Autant que si ma femme et moi, nous l’avions emporte dans la tombe! répondit M. Cascabel avec beaucoup de dignité. Et maintenant, monsieur Serge, serais-je indiscret en vous demandant ce que vous comptez faire, lorsque la Belle-Roulotte aura fait halte à Perm

– Je me hâterai d’aller au château de Walska pour revoir mon père! répondit M. Serge. Ce sera une grande joie pour lui, une joie bien inattendue, car voila treize mois que je n’ai reçu de ses nouvelles, treize mois que je n’ai pu lui écrire, et que doit-il penser?

– Avez-vous l’intention de prolonger votre séjour au château du prince Narkine?

– Cela dépendra de circonstances que je ne saurais prévoir. Si ma présence est soupçonnée, peut-être serais-je forcé de quitter mon père! Et pourtant à son âge

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– Monsieur Serge, répondit M. Cascabel, je n’ai point de conseils à vous donner Mieux que personne vous savez comment vous devez agir Mais je vous ferai observer que vous serez exposé à des dangers très sérieux, si vous restez en Russie! Que vous soyez découvert, et il y va de votre vie

– Je le sais, mon ami, comme je sais aussi que vous seriez très menacés, vous et les vôtres, si la police apprenait que vous avez facilité ma rentrée sur le territoire moscovite!

– Oh! nous! Ça ne compte pas!

– Si, mon cher Cascabel, et jamais je n’oublierai ce que votre famille a accompli pour moi

– Bien! bien! monsieur Serge!… Nous ne sommes pas venus ici pour échanger de belles phrases! Voyons? Il faut s’entendre sur la résolution que vous comptez prendre à Perm

– Rien de plus simple, répondit M. Serge. Puisque j’appartiens à votre troupe, je resterai avec vous de manière à ne point provoquer les soupçons.

– Mais le prince Narkine?

– Le château de Walska n’est qu’à six verstes de la ville, et chaque soir, après la représentation, il me sera facile de m’y rendre sans être vu. Nos domestiques se feraient tuer plutôt que de trahir ou de compromettre leur maître Je pourrai donc passer quelques heures près de mon père, et revenir à Perm avant le jour.

– À merveille, monsieur Serge, et tant que nous serons à Perm, les choses marcheront toutes seules, je espère! Mais, lorsque la foire sera terminée, lorsque la Belle-Roulotte repartira pour Nijni, puis pour la France»

Évidemment, c’était le point délicat. À quoi se déciderait le comte Narkine, lorsque la famille Cascabel aurait quitté Perm? Se cacherait-il au château de Walska!Resterait-il en Russie, au risque d’être découvert? La question de M. Cascabel était précise.

«Mon ami, lui répondit M. Serge, je me suis souvent demandé: Que ferai-je? Je n’en sais rien, c’est tout ce que je puis vous dire! Ma conduite sera dictée par les circonstances

– Voyons, reprit M. Cascabel, à supposer que vous soyez contraint de quitter le château de Walska, à supposer que vous ne puissiez demeurer en Russie, où votre liberté, votre existence même seraient menacées je vous demanderai, monsieur Serge, si vous songeriez à retourner en Amérique

– Je n’ai formé aucun projet à cet égard, répondit le comte Narkine.

– Eh bien, monsieur Serge, – pardonnez-moi si j’insiste, – pourquoi ne viendriez-vous pas en France avec nous? En continuant de figurer dans ma troupe, vous pourriez sans danger atteindre la frontière russe occidentale! Est-ce que ce ne serait pas le parti le plus sûr? Et puis, nous vous garderions quelque temps encore et avec vous, notre chère petite Kayette Oh! non pour vous l’enlever! Elle est elle restera votre fille adoptive, et cela vaut un peu mieux que d’être la sœur de Jean, de Sandre et de Napoléone, les enfants d’un saltimbanque!

– Mon ami, répondit M. Serge, ne parlons pas de ce que nous réserve l’avenir. Qui sait s’il ne nous donnera pas satisfaction à tous? Occupons-nous du présent, c’est l’essentiel Ce que je puis vous affirmer, – mais n’en parlez à personne encore, – c’est que, s’il me fallait quitter la Russie, je serais très heureux de me retirer en France, en attendant que quelque événement politique vînt modifier ma situation. Et, puisque vous retournez dans votre pays

– Bravo! Nous y retournerions ensemble!» répliqua M. Cascabel.

Il avait pris la main de M. Serge, il la pressait, il la serrait, comme s’il eût voulu la river à la sienne.

Ils rentrèrent ensemble au campement, où les deux matelots ne revinrent que le lendemain.

L’attelage partit des les premières heures du jour et se dirigea à peu près vers l’ouest.

Pendant les journées qui suivirent, la chaleur fut extrêmement forte. On sentait déjà les premières ondulations de la chaîne de l’Oural, et, sur ce sol montant, les rennes éprouvaient de grandes fatigues, car la température les accablait. Peut-être eût-il mieux valu les remplacer par des chevaux; mais M. Cascabel, on le sait, était féru de cette idée de faire une triomphale entrée à Perm, avec une voiture à vingt rennes.

Le 28 juin, après un parcours de soixante-dix lieues depuis le cours de l’Obi, la Belle-Roulotte atteignit la petite bourgade de Verniky. Là, exhibition obligatoire des papiers, – formalité qui ne donna lieu à aucune observation. Puis, la voiture reprit sa direction vers la chaîne de l’Oural, qui dressait à l’horizon les sommets du Telpœs et du Nintchour, élevés de douze à seize cents mètres. On n’allait pas très vite, et pourtant il n’y avait plus de temps à perdre, si la petite troupe voulait arriver à Perm au moment où la foire serait dans tout son éclat.

Du reste, en prévision des représentations qu’il comptait y donner, M. Cascabel exigeait maintenant que chacun «répétât» ses exercices. Il y avait à garder intacte la réputation des acrobates, gymnastes, équilibristes et clowns français en général, et de la famille Cascabel en particulier. Aussi obligeait-il ses artistes à s’entraîner pendant les haltes du soir. Il n’était pas jusqu’à M. Serge qui ne travaillât à se perfectionner dans les tours de cartes et d’escamotage, pour lesquels il montrait de réelles dispositions.

«Quel forain vous auriez fait!» ne cessait de lui répéter son professeur.

Le 3 juillet, la Belle-Roulotte vint camper au centre d’une clairière, encadrée de bouleaux, de pins, de mélèzes, que dominaient les cimes alpestres de l’Oural.

C’était le lendemain que les voyageurs, guides par Ortik et Kirschef, commenceraient à s’engager à travers l’une des passes de la chaîne, et ils prévoyaient, sinon de sérieuses fatigues, du moins de rudes étapes, tant que le plus haut point du col ne serait pas atteint.

Comme cette partie de la frontière, ordinairement fréquentée par les contrebandiers ou les déserteurs, n’était pas très sûre, il y aurait lieu de se tenir sur la défensive, et quelques mesures durent être prises à ce propos.

Pendant la soirée, la conversation porta sur les difficultés que pouvait présenter la traversée de l’Oural. Ortik assura que la passe indiquée par lui, – dite passe de la Petchora, – était une des plus praticables de la chaîne. Il la connaissait pour l’avoir déjà franchie, lorsque Kirschef et lui s’étaient rendus d’Arkhangel à la mer Arctique pour y rejoindre le Vremia.

Tandis que M. Serge et Ortik s’entretenaient de ces choses, Cornélia, Napoléone et Kayette s’occupaient du souper. Un bon quartier de daim rôtissait devant un feu allumé sous les arbres, à l’entrée de la clairière, et une tarte au riz se nuançait de teintes dorées sur une plaque en contact avec des charbons ardents.

«J’espère que, ce soir, on ne se plaindra pas du menu! dit l’excellente ménagère.

– À moins que le rôti et le gâteau ne brûlent! fit, bien entendu, observer Clou-de-Girofle.

– Et pourquoi brûleraient-ils, monsieur Clou, riposta Cornélia, si vous avez soin de tourner la broche de l’un et de remuer la plaque de l’autre!»

Et, dûment averti, Clou s’installa au poste de confiance qui lui était assigné. Tandis que Wagram et Marengo rôdaient autour du foyer, John Bull se pourléchait en attendant sa part de cet excellent souper.

Le moment venu, on se mit à table, et il n’y eut que des éloges à faire de ce repas. Cornélia et son aide les reçurent avec une vive satisfaction.

A l’heure de se coucher, comme la température était encore élevée, M. Serge, César Cascabel et ses deux fils, Clou et les deux matelots voulurent se contenter du lit que la clairière leur offrait à l’abri des arbres. Dans ces conditions, d’ailleurs, la surveillance serait plus facile.

Il n’y eut donc que Cornélia, Kayette et Napoléone, qui regagnèrent leurs couchettes à l’intérieur de la Belle-Roulotte.

Avec le crépuscule de juillet, dont la durée se prolonge indéfiniment sous ce soixante-sixième parallèle, il était plus de onze heures, lorsque la nuit fut à peu près close, – une nuit sans lune, semée d’étoiles noyées dans les vapeurs des hautes zones.

Étendus sur l’herbe, et enveloppés chacun d’une couverture, M. Serge et ses compagnons sentaient déjà leurs paupières appesanties par le premier sommeil, lorsque les deux chiens commencèrent à donner divers signes d’agitation. Ils dressaient le museau, ils faisaient entendre de sourds grognements qui marquaient une extrême inquiétude.

Jean se redressa le premier et jeta un regard autour de la clairière.

Le foyer se mourait, et une profonde obscurité régnait sous l’épais massif des arbres. Jean regarda plus attentivement, et crut voir des points mobiles, qui brillaient comme des braises. Wagram et Marengo aboyaient avec violence.

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«Alerte!» s’écria Jean, en se relevant d’un bon, alerte!»

En un instant, les dormeurs furent sur pied.

«Qu’y a-t-il?… demanda M. Cascabel.

– Vois… là… père! répondit Jean, en montrant les points lumineux, maintenant immobilisés dans l’ombre du taillis.

– Et qu’est-ce donc?…

– Des yeux de loups!

– Oui!… des loups!… répondit Ortik.

– Et même toute une bande! ajouta M. Serge.

– Diable!» fit M. Cascabel.

Diable! était sans doute insuffisant pour exprimer la gravité de la situation. Peut-être les loups étaient-ils là par centaines, réunis autour de la clairière, et ces carnassiers deviennent extrêmement redoutables lorsqu’ils sont en grand nombre.

En ce moment, Cornélia, Kayette et Napoléone apparurent à la porte de la Belle-Roulotte.

«Eh bien, père?… demanda la fillette.

– Ce n’est rien, répondit M. Cascabel. De simples loups, qui se promènent à la belle étoile!… Restez dans vos chambres, et passez-nous nos armes pour les tenir en respect!»

Un instant après, fusils et revolvers étaient entre les mains de M. Serge et de ses compagnons.

«Rappelez les chiens!» dit-il.

Wagram et Marengo, qui rôdaient sur la lisière du bois, revinrent, à la voix de Jean, en proie à une fureur qu’il n’eût pas été facile de contenir.

Une décharge générale fut faite alors dans la direction des points lumineux, et d’effroyables hurlements indiquèrent que la plupart des coups avaient porté.

Mais il fallait que le nombre des loups fût considérable, car le cercle se resserra, et une cinquantaine de ces animaux envahirent la clairière.

„A la Roulotte! À la Roulotte! cria M. Serge. Nous allons être assaillis!… C’est là seulement que nous pourrons nous défendre!

– Et les rennes?… dit Jean.

– Nous ne pouvons rien pour les sauver!»

Il était trop tard, en effet. Déjà quelques-unes des bêtes de l’attelage avaient été égorgées, tandis que les autres, après avoir brisé leurs entraves, s’étaient enfuies à travers les profondeurs du bois.

Sur l’ordre de M. Serge, tous rentrèrent dans la voiture avec les deux chiens, et la porte de l’avant-train fut refermée.

Il était temps! Au milieu des lueurs du crépuscule, on put voir les loups bondir autour de la Belle-Roulotte et sauter jusqu’à la hauteur de ses fenêtres.

«Que deviendrons-nous sans attelage? ne put s’empêcher de dire Cornélia.

– Commençons par nous débarrasser de cette bande! répondit M. Serge.

– Nous en viendrons à bout, que diable! s’écria M. Cascabel.

– Oui à moins qu’ils ne soient trop nombreux! répliqua Ortik.

– Et si les munitions ne viennent pas à nous manquer! ajouta Kirschef.

– En attendant, feu!» cria M. Serge.

Et alors, par les fenêtres entr’ouvertes, les fusils et les revolvers commencèrent l’œuvre de destruction. À la lueur des détonations, qui éclataient sur les deux flancs et l’arrière de la voiture, on apercevait déjà une vingtaine de loups, frappes mortellement ou grièvement blessés, qui jonchaient le sol.

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Mais rien n’arrêtait la rage de ces fauves, et il ne semblait pas que leur nombre fût diminue. Plusieurs centaines remplissaient maintenant la clairière, agitée de silhouettes mouvantes.

Il y en avait qui se glissaient sous la voiture et essayaient d’en briser les panneaux avec leurs griffes. D’autres, après avoir saute sur la banquette de l’avant-train, menaçaient de défoncer la porte, qu’il fallut barricader solidement.Quelques-uns même couraient sur la galerie supérieure, se penchaient jusqu’aux fenêtres, les frappaient à coups de pattes, ne disparaissaient que lorsqu’une balle les rejetait à terre.

Napoléone, très effrayée, poussait des cris. La «peur du loup», si intense chez les enfants, n’était alors que trop justifiée. Kayette, qui n’avait rien perdu de son sang-froid, essayait en vain de calmer la petite fille. Il faut dire aussi que Mme Cascabel n’était pas rassurée sur l’issue de la lutte.

En effet, si cela se prolongeait, la situation deviendrait de plus en plus périlleuse. Comment la Belle-Roulotte pourrait-elle résister à l’assaut de ces innombrables loups? Et, si elle était renversée n’était-ce pas regorgement inévitable de tous ceux qui y avaient cherche refuge?

Or, l’affaire durait depuis une demi-heure environ, lorsque Kirschef s’écria:

«Les munitions vont manquer!»

Une vingtaine de cartouches, voila tout ce qui restait pour le fonctionnement des fusils et des revolvers.

«Ne tirons plus qu’a coup sûr!» dit M. Cascabel.

A coup sûr? Mais tous les coups ne portaient-ils pas au milieu de cette masse d’assaillants? Seulement, les loups étaient plus nombreux que les balles; ils se renouvelaient sans cesse, tandis que les armes à feu allaient être réduites à se taire Que devenir?… Attendre le jour? Et si le jour ne mettait pas la bande en fuite?

C’est alors que M. Cascabel brandissant son revolver qui allait devenir inutile, s’écria:

«J’ai une idée!

– Une idée? répondit M. Serge.

– Oui! et une bonne! Il s’agit tout simplement de prendre un ou deux de ces coquins-là!

– Et comment? demanda Cornélia.

– Nous allons entr’ouvrir la porte avec précaution, et nous saisirons les deux premiers qui chercheront à s’introduire dans le compartiment…

– Y pensez-vous, Cascabel?

– Que risquons-nous, monsieur Serge? Quelques morsures? Peuh! j’aime mieux être mordu qu’étranglé!

– Soit! Faisons, mais faisons vite!» répondit M. Serge, sans trop savoir où M. Cascabel voulait en venir.

Celui-ci, suivi d’Ortik, de Clou et de Kirschef, vint se placer dans le premier compartiment, tandis que Jean et Sandre retenaient les deux chiens au fond du dernier, où les femmes avaient eu ordre de se tenir.

Les meubles qui barraient la porte furent enlevés, et M. Cascabel l’entr’ouvrit de manière à pouvoir la refermer rapidement.

En ce moment, une douzaine de loups, accrochés à la banquette, cramponnes aux deux marche-pieds, s’acharnaient contre l’avant de la voiture.

Dès que la porte eut été quelque peu entrebâillée, un des loups se précipita à l’intérieur et elle fut aussitôt refermée par Kirschef. M. Cascabel, aidé d’Ortik, se jeta sur l’animal et parvint à lui envelopper la tête d’un morceau de toile dont il s’était muni et qui fut fortement attaché à son cou.

La porte se rouvrit de nouveau Un second loup s’introduisit et subit le même traitement que le premier. Ce n’était pas sans peine que Clou, Ortik et Kirschef maintenaient ces bêtes vigoureuses et rageantes.

«Surtout, ne les tuez pas, recommandait M. Cascabel, et tenez-les bien!»

Ne pas les tuer? Et qu’en voulait-il donc faire? Les engager dans sa troupe pour la foire de Perm?

Ce qu’il en voulait faire, ce qu’il en fit, ses compagnons ne tardèrent pas à le savoir.

En effet, une flamme venait d’éclairer le compartiment, qui retentit de hurlements et de cris de douleur. Puis, la porte ayant été réouverte, fut refermée, après que les deux loups eurent été pousses dehors.

Quel effet produisit leur apparition au milieu de la bande! On en put d’autant mieux juger, que la clairière s’emplissait de lueurs mouvantes.

Les deux loups avaient été arroses de pétrole, auquel M. Cascabel avait mis le feu, et c’est dans cet état qu’ils se débattaient au milieu des assaillants.

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Eh bien! elle était fameuse, l’idée de M. Cascabel, comme toutes celles qu’enfantait le cerveau de cet homme prodigieux. Les loups, épouvantes, détalaient devant les deux bêtes en flamme. Et quels rugissements ils poussaient, – bien autrement effroyables que ceux qui avaient été entendus depuis le début de l’attaque! En vain, les deux pétrolés, aveugles par leur capuchon de toile,cherchaient-ils à éteindre leur fourrure flambante! En vain se roulaient-ils à terre et bondissaient-ils au milieu des autres fauves, ils brûlaient toujours!

Finalement, la bande entière, prise de panique, dégagea les abords de la Belle-Roulotte évacua la clairière, et disparut à travers les profondeurs du bois.

Les hurlements ne tardèrent pas à décroître, et le silence se fit autour du campement.

Par prudence, M. Serge recommanda d’attendre les premières lueurs du jour, avant d’aller opérer une reconnaissance aux environs de la Belle-Roulotte. Mais ses compagnons et lui n’avaient plus à craindre une nouvelle agression. L’ennemi s’était dispersé… Il fuyait à toutes jambes!

«Ah! César!… s’écria Cornélia, en se jetant dans les bras de son mari.

– Ah! mon ami! dit M. Serge.

– Ah! père!… s’écrièrent les enfants.

– Ah! monsieur patron! gémit Clou.

– Eh bien! quoi? Qu’est-ce qui vous prend? répondit tranquillement M. Cascabel. Si on n’était pas plus malin que des bêtes, ce ne serait pas la peine d’être homme!»

 

 

Chapitre XI

Les monts Ourals

 

a chaîne de l’Oural mérite d’attirer la visite des touristes autant, à tout le moins, que les Pyrénées et les Alpes. En tartare, le mot «oural» signifie «ceinture», et c’est bien une ceinture qui se développe depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Arctique, sur deux mille neuf cents kilomètres de longueur, – une ceinture, ornée de pierres précieuses, enrichie de métaux fins, or, argent, platine, – une ceinture qui serre le vieux continent à la taille entre les limites de l’Asie et de l’Europe. Vaste système orographique, il verse ses eaux à travers les lits de l’Oural, de la Kara, de la Petchora, de la Kama et nombre de tributaires, alimentés par la fusion des neiges. Superbe barrière de granit et de quartz, elle dresse ses aiguilles et ses pics à une altitude moyenne de deux mille trois cents mètres au-dessus du niveau océanique.

«Voilà ce que l’on peut véritablement appeler des montagnes russes! dit assez plaisamment M. Cascabel. Seulement, ça ne dégringole pas tout seul, comme à la porte Maillot ou à la fête de Neuilly!»

En effet, cela ne devait pas «dégringoler tout seul»!

Et, en premier lieu, pendant la traversée de la chaîne, il serait difficile d’éviter ces bourgs, ces «zavodys», ces nombreux villages, dont la population doit son origine aux anciens ouvriers qui étaient occupés à l’exploitation des mines. Toutefois, en franchissant ces défilés grandioses, la troupe de M. Cascabel n’avait point à redouter les postes militaires, puisque ses papiers étaient en règle. Et même, si elle eût abordé les monts Ourals dans leur partie médiane, elle n’aurait pas hésité à suivre la belle route d’Iékaterinbourg, l’une des plus fréquentées de la chaîne, afin de déboucher sur le gouvernement de ce nom. Mais, puisque l’itinéraire d’Ortik l’avait amenée plus au nord, mieux valait suivre la passe de la Petchora, et redescendre ensuite jusqu’à Perm.

C’est ce qui allait être fait dès le lendemain.

Lorsque le jour fut venu, on put constater combien la masse des assaillants avait été considérable. S’ils étaient parvenus à forcer l’intérieur de la Belle-Roulotte, pas un de ses hôtes n’eût survécu au carnage.

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Une cinquantaine de loups étaient étendus sur le sol, – de ces loups de grande taille, si redoutables aux voyageurs engagés à travers le steppe. Les autres avaient pris la fuite, détalant comme s’ils avaient eu le diable au corps – métaphore absolument justifiée cette fois. Quant aux deux bêtes flambées, on les retrouva à quelque cent pas de la clairière.

Et, maintenant, une question se posait: à l’entrée de ce défilé de la Petchora, la Belle-Roulotte était fort éloignée de ces zavodys, qui sont rares sur le versant oriental de l’Oural.

«Comment ferons-nous?… demanda Jean. Notre attelage de rennes est en fuite…

– S’il n’était qu’en fuite, répondit M. Cascabel, il ne serait peut-être pas impossible de le retrouver! Mais il est probable que nos rennes auront été dévorés!

– Pauvres bêtes! dit Napoléone. Je les aimais comme j’aimais Vermout et Gladiator…

– Qui auraient péri sous la dent des loups, s’ils ne s’étaient noyés là-bas! ajouta Sandre.

– Oui!… C’est bien ce qui leur serait arrivé!… dit M. Cascabel, en laissant échapper un gros soupir. Mais comment remplacer notre attelage?…

– Je vais me rendre au plus prochain village, où je me procurerai des chevaux, en les payant un bon prix, répondit M. Serge. Si Ortik peut me servir de guide…

– Nous partirons quand vous voudrez, monsieur Serge, répondit Ortik.

– Évidemment, ajouta M. Cascabel, il n’y a pas autre chose à faire.»

Et c’est ce qui eût été fait dès le jour même, si, à l’étonnement général, on n’eût vu paraître deux rennes sur le bord de la clairière, vers huit heures du matin.

Ce fut Sandre qui les signala.

«Père!… Père!… s’écria-t-il. Les voilà!… Ils reviennent!…

– Vivants?…

– En tout cas, ceux-là n’ont pas l’air d’avoir été trop dévorés, puisqu’ils marchent…

– À moins, répliqua Clou, qu’il ne leur soit resté des jambes!…

– Ah! les bonnes bêtes!… s’écria Napoléone. Il faut que je les embrasse!»

Et, après avoir couru vers les deux rennes, elle leur passa les bras autour du cou, et les embrassa de bon cœur.

Mais deux rennes n’auraient pas été capables de traîner la Belle-Roulotte. Par bonheur, plusieurs autres se montrèrent à la lisière du bois. Une heure plus tard, il y en avait quatorze sur les vingt, qui étaient venus de l’archipel des Liakhoff.

«Vivent les rennes!» s’écria ce gamin de Sandre, sans que ce cri n’eût rien de monarchique, bien entendu.

Il ne manquait plus que six de ces animaux. C’étaient ceux que les loups avaient attaqués avant qu’ils n’eussent pu rompre leurs entraves, et dont on retrouva les restes aux abords de la clairière. Les quatorze autres avaient pris la fuite dès le début de l’attaque et c’était l’instinct qui les avait ramenés au campement.

Si ces excellentes bêtes furent bien reçues, on l’imaginera sans peine. Avec elles, le véhicule pourrait reprendre sa marche à travers le défilé de l’Oural. Tout le monde pousserait aux roues, lorsque les pentes seraient trop raides, et M. Cascabel pourrait faire une entrée à grand effet sur la place de Perm.

Ce qui l’attristait, pourtant, c’est que la Belle-Roulotte avait quelque peu perdu de sa splendeur d’autrefois, avec ses flancs labourés par la dent des loups, ses panneaux égratignés par les ongles de ces farouches carnassiers. Avant cette agression, déteinte par les rafales, dédorée par les intempéries, usée par les fatigues d’un pareil voyage, elle était déjà presque méconnaissable. L’écusson des Cascabel s’était à demi effacé sous le fouet des chasse-neige. Quel coup de brosse et de pinceau il faudrait pour lui rendre son premier lustre! En attendant, les plus vigoureux nettoyages de Cornélia et de Clou n’y pouvaient rien.

A dix heures, les rennes furent attelés, et l’on se remit en marche. Comme la passe montait sensiblement, les hommes suivirent à pied.

Le temps était beau, et la chaleur assez supportable en cette partie élevée de la chaîne. Mais que de fois il fallut venir en aide à l’attelage, dégager les roues enlisées jusqu’au moyeu au fond des ornières. À chaque tournant trop brusque du col, il y avait nécessité de soutenir la Belle-Roulotte, qui menaçait de donner de l’avant-train ou de l’arrière-train contre l’angle des roches.

Ces défilés de l’Oural ne sont point l’œuvre de l’homme. C’est la seule nature qui a frayé un passage aux eaux de la chaîne à travers ces sinueux écartements. Une petite rivière, affluent de la Sosva, descendait en coulant vers l’ouest. Parfois, son lit s’élargissait au point de ne plus laisser qu’un étroit sentier en zigzag. Ici, les talus s’élevaient presque à pic, découvrant la charpente rocheuse, très visible sous le rideau des mousses et des plantes lapidaires. Là, les flancs, s’allongeant en pentes douces, étaient hérissés d’arbres, pins et sapins, bouleaux et mélèzes, et autres essences des contrées septentrionales de l’Europe. Et, au lointain, perdues dans les nuages, se profilaient les crêtes neigeuses qui alimentaient les torrents de ce système orographique.

Pendant cette première journée, la petite troupe ne rencontra personne, tandis qu’elle suivait cette passe, évidemment peu fréquentée. Ortik et Kirschef paraissaient assez bien la connaître. À deux pu trois reprises, cependant, ils semblèrent hésiter, là où plusieurs ramifications se ramifiaient à travers le massif. Ils s’arrêtaient alors, ils s’entretenaient à voix basse, – ce qui ne pouvait paraître suspect, puisque personne n’avait le plus léger motif de suspecter leur bonne foi.

Pourtant, Kayette ne cessait de les observer, sans qu’ils pussent s’en apercevoir. Ces conversations secrètes, certains coups d’oeil qu’ils échangeaient excitaient de plus en plus sa méfiance. Eux, d’ailleurs, étaient loin de se douter que la jeune Indienne eût quelque motif de les tenir en suspicion.

Le soir venu, M. Serge choisit un lieu de halte sur le bord de la petite rivière. Le repas achevé, M. Cascabel, Kirschef et Clou-de-Girofle s’imposèrent la tâche de veiller à tour de rôle par mesure de prudence. Ils eurent quelque mérite à ne point s’endormir à leur poste, après les fatigues de cette journée et les insomnies de la nuit précédente.

Le lendemain, reprise de la marche en remontant le défilé, qui s’élevait et se rétrécissait à la fois. Mêmes difficultés que la veille, exigeant mêmes efforts. Résultat: de deux à trois lieues seulement pendant vingt-quatre heures. Mais cela était prévu pour le passage de l’Oural et compris dans les retards de l’itinéraire.

Certes, M. Serge et son ami Jean eurent plus d’une fois la tentation de poursuivre quelque beau gibier à travers les gorges forestières qui s’ouvraient sur le col. Entre les fourrés, on voyait passer des élans, des daims, des lièvres par bandes. Cornélia n’aurait point fait fi de venaison fraîche. Mais, si le gibier abondait, les munitions, on le sait, avaient été totalement épuisées pendant l’attaque des loups, et elles ne pourraient être renouvelées qu’à la prochaine bourgade. Aussi, les fusils étaient-ils forcés de se taire, et Wagram, regardant son jeune maître, avait positivement l’air de lui dire:

«Ah ça!… on ne chasse donc plus?»

Et, cependant, une circonstance se présenta, où l’intervention des armes à feu eût été pleinement justifiée.

Il était trois heures après-midi, la Belle-Roulotte suivait une berge rocailleuse, lorsqu’un ours apparut de l’autre côté du cours d’eau. C’était un animal de grande taille, qui fut signalé par les aboiements très significatifs des deux chiens. Dressé sur son arrière-train, il balançait son énorme tête et secouait sa fourrure brune, en regardant cheminer la petite caravane.

Avait-il envie de l’attaquer, cet ours? Était-ce un regard de curiosité ou un regard de convoitise qu’il jetait sur l’attelage et ses conducteurs?…

Jean avait imposé silence à Wagram et à Marengo, jugeant inutile d’exciter cette redoutable bête, puisqu’on était désarmé. Pourquoi risquer de changer ses dispositions, pacifiques peut-être, en dispositions hostiles, alors qu’il lui eût été facile de passer d’une rive à l’autre de la rivière?

Il arriva donc que l’on se regarda tranquillement, comme des voyageurs qui se croisent sur une route, tandis que M. Cascabel se bornait à dire:

„Quel dommage de ne pouvoir s’emparer de ce superbe Martin de l’Oural! Quelle figure il ferait dans notre personnel!»

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Mais il eût été difficile d’offrir à cet ours un engagement dans la troupe. D’ailleurs, préférant sans doute l’existence forestière à l’existence foraine, il se leva, remua une dernière fois sa grosse tête, et disparut en trottinant.

Toutefois, comme un salut en vaut un autre, Sandre le gratifia d’un coup de chapeau, auquel Jean eût volontiers substitué un coup de fusil.

A six heures du soir, halte établie à peu près dans les mêmes conditions que la veille. Puis, le lendemain, départ dès cinq heures, et pénible journée de marche. Toujours beaucoup de fatigues, mais pas d’accidents.

Maintenant, le plus rude était fait, puisque la Belle-Roulotte se trouvait au point culminant de la passe, au col même du défilé. Il ne restait plus qu’à descendre, en suivant les pentes occidentales qui se dirigent vers l’Europe.

Ce soir-là, – 6 juillet, – l’attelage, très surmené, s’arrêta près de l’entrée d’une gorge tortueuse, qu’un bois épais flanquait sur la droite.

La chaleur avait été étouffante pendant cette journée. Vers l’est, de gros nuages, nettement coupés d’une longue barre à leur partie inférieure, tranchaient avec les vapeurs livides de l’horizon.

«Nous allons avoir de l’orage, dit Jean.

– C’est fâcheux, répondit Ortik, car les orages sont quelquefois terribles dans l’Oural.

– Eh bien, nous nous mettrons à l’abri! répondit M. Cascabel. J’aime encore mieux l’orage que les loups!

– Kayette, demanda Napoléone à la jeune Indienne, est-ce que tu as peur du tonnerre?

– Non, ma chérie, répondit Kayette.

– Tu as raison, petite Kayette, ajouta Jean. Il ne faut point avoir peur.

– Tiens! s’écria Napoléone en haussant les épaules, quand on ne peut pas s’en empêcher!…

– Oh!… la poltronne! répliqua Sandre. Mais, nigaude, le tonnerre, ce n’est qu’un gros jeu de boules!

– Oui!… des boules de feu, qui vous tombent sur la tête, des fois!» répliqua la fillette, en fermant les yeux devant un vif éclair.

On se hâta d’organiser le campement, afin que chacun pût se mettre à couvert avant l’orage. Puis, après le souper, il fut décidé que les hommes veilleraient tour à tour, comme les nuits précédentes.

M. Serge allait se proposer, lorsque Ortik le prévint, en disant:

«Voulez-vous que nous commencions la veillée, Kirschef et moi?…

– Comme vous voudrez, répondit M. Serge. À minuit, je viendrai avec Jean vous relever.

– C’est entendu, monsieur Serge,» répondit Ortik.

Cette proposition, si naturelle pourtant, parut suspecte à Kayette, et, sans trop s’en rendre compte, elle eut le pressentiment qu’elle cachait quelque machination.

En ce moment, l’orage commençait à se déchaîner avec une extrême violence. Les éclairs jetaient de grandes lueurs rapides à travers le dôme des arbres, et le tonnerre roulait dans l’espace, en se multipliant aux échos de la montagne.

Napoléone, pour mieux fermer les yeux et les oreilles, s’était déjà blottie dans sa couchette. Chacun se hâta de regagner son lit, et, vers neuf heures, tout le monde était endormi à l’intérieur de la Belle-Roulotte, en dépit des fracas de la foudre et du sifflement des rafales.

Kayette seule ne dormait pas. Elle ne s’était point déshabillée, et, bien que très fatiguée, n’aurait pu trouver un instant de sommeil. Une profonde inquiétude l’envahissait, lorsqu’elle songeait que la sécurité de ses compagnons était confiée à la garde des deux matelots russes. Aussi, une heure après, voulant se rendre compte de ce qu’ils faisaient, elle souleva le rideau de la petite fenêtre, au-dessus de sa couchette, et regarda à la lueur des éclairs.

Ortik et Kirschef, qui causaient, venaient d’interrompre leur conversation, et se dirigeaient vers l’entrée de la gorge, où un homme se montrait en ce moment.

Aussitôt Ortik fit signe à cet homme de ne pas s’avancer davantage par crainte des chiens. Si Wagram et Marengo n’avaient pas signalé son approche, c’est que, par cette étouffante température d’orage, ils avaient cherché un abri sous la Belle-Roulotte.

Après avoir rejoint cet homme, Ortik et Kirschef échangèrent quelques paroles avec lui, et, dans l’illumination d’un éclair, Kayette vit qu’ils le suivaient sous les arbres.

Quel était cet homme, pourquoi les deux matelots s’étaient-ils mis en rapport avec lui, c’est ce qu’il fallait à tout prix savoir.

Kayette se glissa hors de sa couchette, et si doucement qu’elle n’éveilla personne. En passant près de Jean, elle l’entendit prononcer son nom…

Jean l’avait-il vue?…

Non! Jean rêvait… et rêvait d’elle!

Dès qu’elle eut atteint la porte, Kayette l’ouvrit avec précaution et la referma sans bruit.

Dès qu’elle fut dehors:

«Allons,» dit-elle.

Elle n’eut pas une hésitation, elle n’éprouva pas une crainte. Et, pourtant, c’était peut-être sa vie qu’elle risquait, si elle était découverte!

Kayette s’engagea à travers le bois, dont les dessous s’illuminaient comme d’un reflet d’incendie, lorsqu’un large éclair déchirait les nuages. En rampant le long des fourrés, au milieu des hautes herbes, elle arriva derrière le tronc d’un énorme mélèze. Un chuchotement de voix qu’elle entendit à la distance d’une vingtaine de pas, la fit s’arrêter.

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Sept hommes étaient là. Ortik et Kirschef venaient de les rejoindre et ils étaient groupés sous les arbres.

Et voici ce que Kayette surprit de la conversation de ces hommes suspects, qui s’exprimaient en langue russe.

«Ma foi, dit Ortik, j’ai eu bien raison de prendre le défilé de la Petchora!… On est toujours sûr d’y rencontrer d’anciens camarades!

– N’est-ce pas, Rostof?»

Rostof était l’homme qu’Ortik et Kirschef avaient aperçu sur la lisière du bois.

«Voilà deux jours, répondit Rostof, que nous suivons cette voiture, en ayant soin de ne point nous laisser voir! Comme nous vous avions reconnus tous deux, Kirschef et toi, nous pensions qu’il y aurait un bon coup à faire.

– Un… et peut-être deux! répondit Ortik.

– Mais d’où venez-vous?… demanda Rostof.

– Du fond de l’Amérique, où nous étions enrôlés dans la bande de Karnof.

– Et ces gens que vous accompagnez, qui sont-ils?…

– Des saltimbanques français, une famille Cascabel, qui revient en Europe!… On vous contera plus tard nos aventures de voyage!… Allons au plus pressé!

– Ortik, demanda un des compagnons de Rostof, y a-t-il de l’argent dans cette voiture?

– Encore deux ou trois mille roubles.

– Et vous n’avez pas encore pris congé de ces braves gens! fit observer ironiquement Rostof.

– Non, car il s’agit d’une affaire bien autrement importante qu’un méchant petit vol, et pour laquelle j’avais besoin de quelque renfort!

– Et cette affaire?…

– Écoutez-moi, les amis, reprit Ortik. Si Kirschef et moi, nous avons pu traverser la Sibérie sans courir de risques, et arriver sur la frontière russe, c’est grâce à cette famille Cascabel. Mais, ce que nous avons fait dans ces conditions, un autre l’a fait aussi, espérant qu’on ne l’irait pas chercher au milieu d’une troupe de saltimbanques. C’est un Russe, qui n’a pas plus que nous le droit de rentrer en Russie, bien que ce soit pour d’autres motifs, un condamné politique de grande naissance et de grande fortune. Or, son secret, qui n’est connu que du sieur Cascabel et de sa femme, nous sommes parvenus à le découvrir…

– Et comment?…

– Un soir, à Mouji, une conversation que nous avons entendue entre le Cascabel et le Russe!

– Et il s’appelle?…

– Monsieur Serge pour tout le monde. En réalité, c’est le comte Narkine, et il y va de sa vie, s’il est reconnu sur le territoire moscovite.

– Attendez donc! dit Rostof. Ce comte Narkine, n’est-ce pas le fils du prince Narkine, qui a été déporté en Sibérie, et dont l’évasion a fait tant de bruit, il y a quelques années?…

– Précisément, répondit Ortik. Eh bien! le comte Narkine a des millions, et je pense qu’il n’hésitera pas à nous en donner au moins un… sous la menace d’être dénoncé!

– Bien imaginé, Ortik! Mais pourquoi as-tu besoin de nous pour exécuter ce plan? demanda Rostof.

– Parce qu’il importe que Kirschef et moi n’ayons pas paru dans cette première affaire, dans le cas où elle échouerait, afin de nous rattraper sur la seconde. Pour qu’elle réussisse, pour que nous puissions nous emparer de l’argent et de la voiture des Cascabel, il faut que nous restions les deux naufragés russes, qui leur doivent leur salut et leur rapatriement. Et alors, après nous être débarrassés de cette famille, nous pourrons courir les villes et les campagnes sans que la police s’avise de venir nous chercher sous l’habit de saltimbanques!

– Ortik, veux-tu que nous attaquions, cette nuit même, que nous nous emparions du comte Narkine, que nous lui fassions savoir à quelles conditions on ne dénoncera point son retour en Russie?…

– Patience… patience! répondit Ortik. Puisque le comte Narkine à l’intention de revenir à Perm, afin d’y revoir son père, mieux vaut le laisser arriver à Perm. Une fois là, il recevra un mot qui le priera – affaire très pressante – de se rendre à une entrevue, où vous aurez le plaisir de faire sa connaissance.

– Ainsi, rien à tenter maintenant?…

– Rien, dit Ortik, mais faites en sorte de nous précéder, sans vous laisser voir, et de manière à être un peu avant nous au rendez-vous de Perm.

– C’est convenu!» répondit Rostof.

Et ces malfaiteurs se séparèrent, n’ayant aucun soupçon que leur conversation eût été surprise par Kayette.

Ortik et Kirschef rentrèrent au campement, quelques instants après elle, persuadés que personne ne s’était aperçu de leur absence.

Maintenant Kayette connaissait le plan de ces misérables. En même temps, elle venait d’apprendre que M. Serge était le comte Narkine, dont la vie était menacée comme celle de ses compagnons! L’incognito qui le couvrait allait être dévoile, s’il ne consentait à livrer une partie de sa fortune!

Kayette, terrifiée de ce qu’elle venait d’entendre, fut quelques instants à se remettre. Résolue à déjouer les manœuvres d’Ortik, elle chercha comment elle pourrait y parvenir. Quelle nuit elle passa, en proie aux plus vives inquiétudes, se demandant si ce n’était point un mauvais rêve qu’elle avait fait!…

Non! c’était bien une réalité.

Et elle n’en put douter, quand, le lendemain matin, Ortik dit à M. Cascabel:

„Vous savez que Kirschef et moi, nous avions l’intention de vous quitter de l’autre côté de l’Oural, afin de nous rendre à Riga. Mais nous avons réfléchi que mieux valait vous suivre jusqu’à Perm, où nous prierons le gouverneur de prendre des mesures pour notre rapatriement… Voulez-vous nous permettre de continuer le voyage avec vous?…

– Avec plaisir, mes amis! répondit M. Cascabel. Lorsqu’on vient ensemble de si loin, il faut ne se séparer que le plus tard possible, et encore est-ce toujours trop tôt!»

 

 

Chapitre XII

Voyage terminé et qui n’est pas fini

 

elle était l’abominable machination qui se préparait contre le comte Narkine et la famille Cascabel! Et cela au moment où, après tant de fatigues, tant de périls, ce long voyage allait si heureusement se terminer! Deux ou trois jours encore, la chaîne de l’Oural serait franchie et la Belle-Roulotte n’aurait plus qu’à descendre pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest pour atteindre Perm!

On le sait, César Cascabel avait formé le projet de séjourner quelque temps dans cette ville, afin que M. Serge eût toute facilité de se rendre au château de Walska, chaque nuit, et sans courir le risque d’être reconnu. Puis, suivant les circonstances, il resterait au château paternel, ou il suivrait ses compagnons jusqu’à Nijni… peut-être jusqu’en France!

Oui! mais dans le cas où M. Serge ne se déciderait pas à quitter Perm, il faudrait donc se séparer de Kayette, qui y resterait avec lui!…

Voilà ce que se répétait Jean, ce qui l’accablait, ce qui lui déchirait le cœur. Et ce chagrin, si sincère, si profond, son père, sa mère, son frère et sa sœur le partageaient. Aucun d’eux ne pouvait se faire à cette pensée de ne plus voir Kayette!

Ce matin-là, Jean, plus désespéré que jamais, vint trouver la jeune Indienne, et, lorsqu’il la vit pâle, défaite, les yeux rougis par l’insomnie:

«Qu’as-tu, Kayette? lui demanda-t-il.

– Je n’ai rien, Jean! répondit-elle.

– Si!… Tu es malade!… Tu n’as pas dormi!… On dirait que tu as pleuré, petite Kayette!

– C’est l’orage d’hier!… Je n’ai pas pu fermer les yeux de toute la nuit!

– Ce voyage t’aura bien fatiguée, n’est-ce pas?…

– Non, Jean!… Je suis forte!… Est-ce que je ne suis pas habituée à toutes les misères!… Cela passera!

– Qu’as-tu, Kayette?… Dis-le-moi… je t’en prie!…

– Je n’ai rien, Jean!»

Et Jean n’insista plus.

En voyant ce pauvre garçon si malheureux, Kayette avait été sur le point de tout lui dire! Cela l’affligeait tant d’avoir un secret pour lui! Mais, le sachant si résolu, elle se disait qu’il ne saurait pas se retenir, en présence de Kirschef et d’Ortik. Il s’emporterait peut-être!… Or, une imprudence pouvait coûter la vie au comte Narkine, et Kayette se tut.

D’ailleurs, après y avoir longuement réfléchi, elle résolut de faire connaître à M. Cascabel ce qu’elle venait d’apprendre. Mais il fallait qu’elle pût se trouver seule avec lui, et, pendant la traversée de l’Oural, ce serait difficile, car il importait que les deux Russes ne fussent point mis en défiance.

Du reste, il n’y avait pas de temps perdu, puisque ces misérables ne devaient rien tenter avant l’arrivée de la famille à Perm. Leurs soupçons ne pouvaient être en éveil, tant que M. Cascabel et les siens continueraient d’être pour eux ce qu’ils avaient toujours été. Et même, lorsque M. Serge eut appris qu’Ortik et Kirschef avaient manifesté l’intention d’aller jusqu’à Perm, il ne leur cacha point sa satisfaction.

A six heures du matin – 7 juillet – la Belle-Roulotte se remit en route. Une heure après, on rencontrait les premières sources de la Petchora, dont ce défilé porte le nom. Devenu au delà de la chaîne un des grands fleuves de la Russie septentrionale, ce cours d’eau va se jeter dans la mer Arctique, après un parcours de treize cent cinquante kilomètres.

A cette hauteur du col, la Petchora n’était encore qu’un torrent, lancé à travers un lit raviné et capricieux, au pied des massifs de sapins, de bouleaux et de mélèzes. Il suffirait d’en suivre la rive gauche pour atteindre l’issue de la passe. Tout en prenant certaines précautions sur les pentes trop raides, la descente devait s’effectuer rapidement.

Pendant cette journée, Kayette ne put trouver l’occasion de parler en secret à M. Cascabel. D’ailleurs, ainsi qu’elle l’observa, il n’y avait plus de conversations à part entre les deux Russes, plus d’absences suspectes aux heures de halte. Et pourquoi l’eussent-ils fait, maintenant? Leurs complices avaient certainement pris les devants, et c’était au rendez-vous de Perm que se réunirait toute la bande.

Le lendemain, bonne journée de marche. Le défilé, en s’élargissant, se prêtait plus aisément au passage de la voiture. On entendait la Petchora, très encaissée entre ses rives, mugir sur son lit de roches. La passe, qui présentait déjà un aspect moins sauvage, était aussi moins déserte. On rencontrait des trafiquants, se rendant d’Europe en Asie, le ballot sur l’épaule, le bâton ferré à la main. Quelques bandes de mineurs, allant aux mines ou en revenant, échangeaient un bonjour avec les voyageurs. À l’ouvert des gorges, apparaissaient quelques fermes, quelques villages, peu importants encore. Au sud, le Denejkin et le Kontchakov dominaient cette partie des monts Ourals.

Après une nuit de repos, la Belle-Roulotte arriva, vers midi, à l’extrémité du défilé de la Petchora. La petite caravane avait enfin franchi la chaîne et mis le pied en Europe. Encore trois cent cinquante verstes – une centaine de lieues – et Perm compterait «une maison et une famille de plus dans ses murs!» comme disait M. Cascabel.

«Ouf!… ajouta-t-il. Une jolie trotte que nous avons faite là, mes amis!… Eh bien! n’avais-je pas raison?… Tout chemin mène à Rome?… Au lieu d’arriver en Russie par un côté, nous sommes arrivés par l’autre, et qu’importé, puisque la France n’est pas loin!»

Et, pour peu qu’on l’eût pressé, l’excellent homme aurait soutenu que l’air du pays normand lui arrivait par-dessus toute l’Europe, et qu’il le reconnaissait à ses senteurs marines!

Au sortir du défilé se trouvait un zavody, composé d’une cinquantaine de maisons et de quelques centaines d’habitants.

Il fut décidé que l’on s’y reposerait jusqu’au lendemain, afin d’y renouveler certaines provisions – entre autres, la farine, le thé et le sucre.

En même temps, M. Serge et Jean purent se procurer du plomb, de la poudre, et renouveler les munitions, qui leur faisaient complètement défaut.

Et, lorsqu’ils furent de retour:

«En chasse, mon ami Jean! s’écria M. Serge. Nous ne reviendrons pas le carnier vide!… en chasse!…

– Si vous le voulez,» répondit Jean, plutôt par devoir que par plaisir.

Pauvre garçon! La pensée d’une séparation si prochaine lui faisait prendre toute chose en dégoût.

«Nous accompagnez-vous, Ortik? demanda M. Serge.

– Volontiers, répondit le matelot.

– Tâchez de me rapporter du bon gibier, recommanda Mme Cascabel, et je m’engage à vous préparer un bon repas!»

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Comme il n’était que deux heures après midi, les chasseurs avaient le temps de fouiller les bois d’alentour. Et sous ces épais massifs, si le gibier ne venait pas de lui-même au-devant des coups de fusil, c’est qu’il y mettrait peu de complaisance. M. Serge, Jean et Ortik partirent donc, tandis que Kirschef et Clou s’occupaient des soins à donner aux rennes. Ces animaux furent bientôt installés sous les arbres, dans un coin de prairie, où ils pouvaient brouter et ruminer à leur aise.

Pendant ce temps, Cornélia revenait vers la Belle-Roulotte, où la besogne ne manquait pas, disant:.

«Allons, Napoléone!

– Me voici, mère.

– Et toi, Kayette?…

– À l’instant, madame Cascabel!»

Mais c’était l’occasion que cherchait Kayette de se trouver seule avec le chef de la famille.

«Monsieur Cascabel?… dit-elle, en allant vers lui.

– Ma petite caille?

– Je voudrais vous parler.

– Me parler?…

– Secrètement.

– Secrètement?»

Puis, mentalement, il se dit:

«Que me veut-elle, ma petite Kayette?… Serait-ce à propos de mon pauvre Jean?”

Tous deux se dirigèrent vers la gauche du zavody, laissant Cornélia occupée à la Belle-Roulotte.

«Eh bien, ma chère fille, demanda M. Cascabel, que me veux-tu, et pourquoi ce mystère?

– Monsieur Cascabel, répondit Kayette, voilà trois jours que je désire vous parler, sans que personne ne puisse nous entendre ni même s’en apercevoir.

– C’est donc bien grave, ce que tu as à me dire?

– Monsieur Cascabel, je sais que M. Serge s’appelle le comte Narkine!

– Hein!… Le comte Narkine!… s’écria M. Cascabel. Tu sais?… Et comment as-tu appris cela?…

– Par des gens qui vous écoutaient pendant que vous causiez avec M. Serge… l’autre soir… au village de Mouji!

– Est-il possible?

– Et, comme à son tour, je les ai entendus s’entretenir du comte Narkine et de vous, sans qu’ils s’en doutent…

– Quels sont ces gens?…

– Ortik et Kirschef!

– Quoi!… ils savent?…

– Oui, monsieur Cascabel, et ils savent aussi que M. Serge est un condamné politique, qui rentre en Russie pour y revoir son père, le prince Narkine!»

M. Cascabel, stupéfait de ce que Kayette venait de lui apprendre, restait là, les bras ballants, la bouche ouverte. Puis, après avoir réfléchi:

«Je regrette qu’Ortik et Kirschef connaissent ce secret! répondit-il. Mais, puisque le hasard le leur a livré, je suis sûr qu’ils ne le trahiront pas!

– Ce n’est point le hasard qui leur a fait connaître ce secret, dit Kayette, et ils le trahiront!

– Eux!… D’honnêtes marins!…

– Monsieur Cascabel, reprit Kayette, le comte Narkine court les plus grands dangers!

– Hein?

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– Ortik et Kirschef sont deux malfaiteurs, qui appartenaient à la bande Karnof. Ce sont eux qui ont attaqué le comte Narkine sur la frontière alaskienne. Après s’être embarqués à Port-Clarence pour passer en Sibérie, ils ont été jetés sur les îles Liakhoff, où nous les avons rencontrés. Ce qu’ils veulent du comte Narkine, dont la vie est en danger s’il est reconnu sur le territoire russe, c’est une partie de sa fortune, et, s’il refuse, ils le dénonceront!… Alors M. Serge est perdu, et vous aussi peut-être!…»

Tandis que M. Cascabel, accablé par cette révélation, gardait le silence, Kayette lui expliqua comment les deux matelots avaient toujours excité ses soupçons. Ce n’était que trop vrai qu’elle eût déjà entendu la voix de Kirschef… Maintenant, elle se souvenait… C’était sur la frontière de l’Alaska, au moment où les deux scélérats attaquaient le comte Narkine, sans savoir, d’ailleurs, que ce fût un Russe réfugié en Amérique. Et alors, l’une de ces dernières nuits, pendant qu’ils étaient chargés de veiller sur le campement, Kayette les avait vus s’éloigner avec un homme qui venait de les rejoindre, elle les avait suivis, elle avait assisté à un entretien entre eux et sept à huit de leurs anciens complices… Tous les projets d’Ortik étaient dévoilés… Après avoir conduit la Belle-Roulotte à travers ce défilé de la Pechtora, où il était certain de rencontrer nombre de bandits, il avait résolu de massacrer M. Serge et toute la famille Cascabel… Mais, depuis qu’il avait appris que M. Serge était le comte Narkine, il s’était dit qu’il valait mieux le contraindre à verser une somme énorme sous peine d’être dénoncé à la police moscovite… On attendrait qu’il fût arrivé à Perm… Ni Ortik ni Kirschef ne paraîtraient dans cette affaire, afin de garder leur situation, pour le cas où elle échouerait… Ce seraient leurs compagnons qui préviendraient M. Serge par une lettre, lui demandant une entrevue, etc.

M. Cascabel ne parvenait que très difficilement à contenir son indignation, pendant qu’il écoutait le récit de Kayette. De pareils coquins, auxquels il avait rendu tant de services, qu’il avait délivrés, nourris, rapatriés?… Eh bien, c’était là un joli cadeau, une belle restitution qu’il faisait à l’empire du Czar!… Si, encore, ils eussent été Anglais, il aurait moins de regret de les rendre à l’Angleterre!… Ah! les misérables!… Ah! les gueux!

«Et maintenant, monsieur Cascabel, demanda Kayette, qu’allez-vous faire?

– Ce que je vais faire?… C’est très simple, petite Kayette!… Je vais dénoncer Ortik et Kirschef au premier poste de Cosaques que nous rencontrerons, et ils seront pendus…

– Réfléchissez, monsieur Cascabel, reprit la jeune fille. Vous ne pouvez faire cela!

– Et pourquoi?…

– Parce qu’Ortik et Kirschef n’hésiteront pas à dénoncer le comte Narkine, et, avec lui, ceux qui lui ont donné les moyens de rentrer en Russie!

– Au diable ce qui me concerne! s’écria M. Cascabel. S’il n’y avait que moi!… Mais, monsieur Serge, c’est autre chose!… Tu as raison, Kayette, il faut réfléchir!…»

Et, alors très agité, très perplexe, il fit quelques pas, se frappant du poing la tête pour en dégager une idée… Puis, revenant vers la jeune fille:

«Tu m’as dit, demanda-t-il, que l’intention d’Ortik était d’attendre notre arrivée à Perm pour faire agir ses complices?…

– Oui, monsieur Cascabel, et il leur a bien recommandé de ne rien tenter auparavant! Aussi, je pense qu’il faut attendre et continuer le voyage…

– C’est dur, cela, s’écria M. Cascabel, c’est bien dur!… Conserver ces coquins avec soi, les emmener à Perm, ne cesser de leur serrer la main, et, de leur faire bon visage!… Ventre de mes ancêtres! il me prend des envies d’aller les happer au collet, de les écraser… comme ça… comme ça!»

Et M. Cascabel, éloignant et rapprochant ses vigoureuses mains, comme s’il eût tenu Ortik de l’une et Kirschef de l’autre, avait l’air de jouer des cymbales dans un orchestre de foire.

«Il faudra être maître de vous, monsieur Cascabel, reprit Kayette. Vous êtes censé ne rien savoir…

– Tu as raison, ma fille.

– Je vous demanderai seulement si vous jugerez à propos de prévenir M. Serge?…

– Non… ma foi… non! répondit M. Cascabel. Il me paraît plus sage de se taire!… Qu’y pourrait-il, M. Serge?… Rien!… Je suis là pour veiller sur lui… et je veillerai!… D’ailleurs, je le connais!… Pour ne pas nous compromettre plus longtemps, il serait capable de tirer à gauche, quand nous irions à droite!… Non!… décidément, non!… Je me tairai!…

– Et ne direz-vous rien à Jean?…

– À Jean… petite Kayette?… Pas davantage!… Il est ardent!… Il ne pourrait se maîtriser en présence de ces deux abominables bandits!… Il n’a pas le sang-froid de son père!… Il se laisserait aller!… Non!… pas plus à Jean qu’à M. Serge!

– Et madame Cascabel, ne la mettrez-vous pas au courant? dit encore Kayette.

– Madame Cascabel?… Oh! c’est autre chose!… Une femme si supérieure, si capable de donner un bon conseil… et même un bon coup de main!… Je n’ai jamais eu de secret pour elle, et puis elle sait comme moi que M. Serge est le comte Narkine… un fugitif…

– Alors, madame Cascabel?…

– Oui, je lui parlerai!… à cette femme-là, on pourrait confier un secret d’État! Plutôt que de le trahir, elle se ferait couper la langue, et il n’y a pas de plus gros sacrifice pour une femme!… Oui!… je lui parlerai!…

– Maintenant, retournons à la Belle-Roulotte, dit Kayette. Il ne faut pas que l’on s’aperçoive de notre absence…

– Tu as raison, petite Kayette, toujours raison!

– Surtout, monsieur Cascabel, contenez-vous devant Ortik et Kirschef!

– Ce sera difficile; mais ne crains rien, on leur fera risette! Ah! les brigands!… Nous êtres souillés à leur contact impur!… Voilà donc pourquoi ils m’ont prévenu qu’ils ne se rendraient pas directement à Riga!… Ils nous font l’honneur de nous accompagner jusqu’à Perm!… Les malandrins!… Les Papavoines!… Les Lacenaires!… Les Troppmans!…»

Et M. Cascabel déroula toute la série des noms de scélérats fameux qui lui revinrent à la mémoire.

«Monsieur Cascabel, fit observer Kayette, si c’est ainsi que vous êtes maître de vous!…

– Non, petite Kayette, ne crains rien!… Me voilà soulagé!… Ça m’étouffait!… Ça m’étranglait!… Je serai calme!… Je le suis déjà!… Retournons à la Belle-Roulotte!… Canailles, va!»

Et tous deux reprirent le chemin du zavody. Ils ne parlaient plus… Ils étaient absorbés dans leurs réflexions!… Un si merveilleux voyage, sur le point de s’achever, et qui était compromis par cet odieux complot!

Au moment d’arriver, M. Cascabel s’arrêta.

«Petite Kayette? dit-il.

– Monsieur Cascabel.

– Décidément, je préfère ne rien dire à Cornélia!

– Et pourquoi?…

– Que veux-tu!… J’ai observé qu’en général, une femme garde d’autant mieux un secret qu’elle ne le connaît pas!… Donc, que celui-ci reste entre nous!…»

Un instant après, Kayette était rentrée à la Belle-Roulotte, et, en passant, M. Cascabel avait fait un geste amical à ce brave Kirschef, tandis qu’il murmurait entre ses dents:

«Quelle face de monstre!…»

Et, deux heures plus tard, lorsque les chasseurs reparurent, Ortik reçut un chaleureux compliment de M. Cascabel, à propos du magnifique daim qu’il rapportait sur ses épaules. De leur côté, M. Serge et Jean avaient abattu deux lièvres et quelques couples de perdrix. Cornélia put donc offrir à ses convives affamés un excellent dîner dont M. Cascabel prit largement sa part. En vérité, cet homme était «immense»! Il ne laissait rien voir de ses préoccupations! Il n’avait pas même l’air de se douter qu’il eût deux assassins à sa table, deux scélérats dont les projets ultérieurs ne tendaient à rien moins qu’à massacrer sa famille! Oui! Il fut de charmante humeur, d’une gaieté communicative, et, lorsque Clou eut apporté une bonne bouteille, il but à la rentrée en Europe, à la rentrée en Russie, à la rentrée en France!

Le lendemain – 10 juillet – l’attelage prit direction sur Perm. Depuis le débouché de la passe, il était probable que le voyage s’accomplirait sans difficultés et ne donnerait lieu à aucun incident. La Belle-Roulotte descendait la rive droite de la Vichera, qui longe la base de l’Oural. Sur la route, des bourgs, des villages, des fermes, des habitants très hospitaliers, du gibier en abondance, et bon accueil partout. Le temps, quoique très chaud, était rafraîchi au souffle d’une petite brise de nord-est. Les rennes marchaient gaillardement, en secouant leurs jolies têtes. D’ailleurs, M. Serge leur avait adjoint deux chevaux de renfort, achetés au dernier zavody, et ils pouvaient enlever jusqu’à dix lieues par jour.

Vraiment, c’était là un heureux début de la petite troupe sur le sol de la vieille Europe. Et M. Cascabel eût été de tous points satisfait, s’il ne se fût dit qu’il y ramenait deux coquins avec lui.

«Et dire que leur bande nous suit comme des chacals suivent une caravane! Allons, César Cascabel, il faudra encore jouer un bon tour à ces sacripants-là!”

C’était bien fâcheux, en somme, que cette complication eût troublé un plan si habilement combiné! Les papiers des Cascabel étaient en règle, M. Serge figurait dans son personnel, et les autorités russes le laissaient passer sans méfiance. Arrivé à Perm, il aurait eu toute facilité pour se rendre au château de Walska. Après avoir embrassé le prince Narkine, après être demeuré quelques jours près de lui, il aurait pu traverser la Russie sous l’habit de saltimbanque, et se réfugier en France, où toute sécurité lui était assurée. Et alors, plus de séparation!… Kayette et lui ne quitteraient pas la famille!… Et, plus tard, qui sait si ce pauvre Jean!… Ah! vraiment, c’était peu que la potence pour les scélérats qui venaient compromettre un tel avenir! Aussi, malgré lui, M. Cascabel se laissait-il aller à des emportements incompréhensibles pour ses compagnons.

Et, lorsque Cornélia lui demandait:

«César, qu’as-tu donc?

– Je n’ai rien! répondait-il.

– Alors pourquoi rages-tu?…

– Je rage, Cornélia, parce que si je ne rageais pas, je deviendrais enragé!»

Et l’excellente femme ne savait qu’imaginer pour expliquer l’attitude de son mari.

Quatre jours s’écoulèrent; puis, à une soixantaine de lieues dans le sud-ouest de l’Oural, la Belle-Roulotte atteignit la petite ville de Solikamsk.

Sans doute, les complices d’Ortik avaient dû l’y devancer; mais, par prudence, ni lui ni Kirschef ne cherchèrent à se mettre en rapport avec eux.

Rostof et les autres étaient là, cependant, et ils allaient repartir dans la nuit, afin de gagner Perm, située à une cinquantaine de lieues à l’ouest. Et alors, rien ne pourrait empêcher l’abominable projet de s’accomplir.

Le lendemain, dès l’aube, on quitta Solikamsk, et, à la date du 17 juillet, la Koswa était franchie dans le bac de passage. En trois jours, s’il ne se produisait aucun retard, la Belle-Roulotte serait arrivée à Perm. Là, devait commencer la série des représentations données par la famille Cascabel, avant de se rendre à la foire de Nijni. Du moins, tel était le programme de cette «tournée artistique».

Quant à M. Serge, il prendrait ses dispositions pour se rendre nuitamment au château de Walska.

Que l’on juge de son impatience, et aussi de l’inquiétude bien légitime avec laquelle il parlait de ces choses avec son ami Cascabel! Depuis qu’il avait été sauvé, pendant les treize mois qu’avait duré cet extraordinaire voyage de la frontière alaskienne à la frontière d’Europe, il était sans nouvelles du prince Narkine. à l’âge qu’avait son père, ne pouvait-il tout craindre – même de ne plus le retrouver?…

«Allons donc!… Allons donc, monsieur Serge! répondait César Cascabel. Le prince Narkine se porte comme vous et moi, et même mieux!… Vous le savez, j’aurais fait une excellente somnambule!… Je lis dans le passé et dans l’avenir!… Le prince Narkine vous attend… en belle et bonne santé… et vous le reverrez dans quelques jours!…»

Et M. Cascabel n’eût point hésité à jurer que les choses se passeraient de la sorte, n’eût été la complication de ce gueux d’Ortik.

Et il se disait:

«Je ne suis pas méchant, mais s’il m’était possible de lui scier le cou avec mes dents, je le ferais… et je croirais y mettre encore quelque modération!»

Cependant Kayette était de plus en plus alarmée à mesure que la Belle-Roulotte s’approchait de Perm. À quel parti s’arrêterait M. Cascabel? Comment déjouerait-il les projets d’Ortik, sans compromettre la sûreté de M. Serge? Cela lui paraissait pour ainsi dire impossible. Aussi dissimulait-elle mal ses anxiétés, et Jean qui n’était pas dans le secret, souffrait horriblement à la voir si tourmentée, si abattue parfois!

Dans la matinée du 20 juillet, la Kama fut franchie, et, vers cinq heures du soir, M. Serge et ses compagnons vinrent faire halte sur la grande place de Perm, où des mesures furent prises pour une installation qui devait durer quelques jours.

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Une heure après, Ortik s’était mis en communication avec ses complices, et Rostof écrivait une lettre qui devait parvenir dans la soirée à M. Serge – lettre lui demandant une entrevue pour affaire pressante et lui assignant un rendez-vous dans un des cabarets de la ville. S’il s’abstenait d’y venir, on verrait à s’assurer de sa personne, même en l’arrêtant sur la route de Walska.

A la nuit tombante, lorsque cette lettre fut apportée par Rostof, M. Serge était déjà parti pour le château de Walska. M. Cascabel, qui se trouvait seul à ce moment, crut devoir paraître très surpris de l’arrivée de cette lettre. Mais il la prit en se chargeant de la remettre à son destinataire, et se garda bien d’en rien dire à personne.

L’absence de M. Serge avait contrarié Ortik. Il aurait préféré que la tentative de chantage se fît avant l’entrevue du prince et du comte Narkine. Mais il ne laissa rien paraître de sa contrariété, et, pour mieux dissimuler, lorsqu’il prit place à la table pour le souper, il se borna à dire:

«Monsieur Serge n’est donc pas là?…

– Non, répondit M. Cascabel. Il fait une démarche à propos de nos représentations près des autorités de la ville!

– Et quand reviendra-t-il?…

– Dans la soirée, sans doute!»

 

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