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Jules Verne

 

La Chasse au météore

 

(Chapitre I-IV)

 

 

illustrations par George Roux, planches en chromotypographie

Collection Hetzel, 1908

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Dans lequel le juge John Proth remplit un des plus agréables devoirs
 de sa charge avant de retourner à son jardin.

 

l n’y a aucun motif pour cacher aux lecteurs que la ville dans laquelle commence cette histoire singulière est située en Virginie, États-Unis d’Amérique. S’ils le veulent bien, nous appellerons cette ville Whaston, et nous la placerons dans le district oriental, sur la rive droite du Potomac; mais il nous paraît inutile de préciser davantage les coordonnées de cette cité, que l’on chercherait inutilement, même sur les meilleures cartes de l’Union.

Cette année-là, le 12 mars, dans la matinée, ceux des habitants de Whaston qui traversèrent Exeter street au moment convenable purent apercevoir un élégant cavalier monter et descendre la rue, qui est en forte pente, au petit pas de son cheval, puis finalement s’arrêter sur la place de la Constitution, à peu près au centre de la ville.

Ce cavalier, de pur type yankee, type qui n’est point exempt d’une originale distinction, ne devait pas avoir plus de trente ans. Il était d’une taille au-dessus de la moyenne, de belle et robuste complexion, de figure régulière, brun par les cheveux et châtain par la barbe dont la pointe allongeait son visage aux lèvres soigneusement rasées. Un ample manteau le recouvrait jusqu’aux jambes et s’arrondissait sur la croupe du cheval. Il maniait sa monture assez fringante avec autant d’adresse que de fermeté. Tout, dans son attitude, indiquait l’homme d’action, l’homme résolu et aussi l’homme de premier mouvement. Il ne devait jamais osciller entre le désir et la crainte, ce qui est le fait d’un caractère hésitant. Enfin, un observateur eût constaté que son impatience naturelle ne se dissimulait qu’imparfaitement sous une apparence de froideur.

Pourquoi ce cavalier était-il céans dans une ville où nul ne le connaissait, où nul ne l’avait jamais vu?… Se bornait-il à la traverser, ou comptait-il y rester quelque temps?… Pour trouver un hôtel, il n’aurait eu, dans ce dernier cas, que l’embarras du choix. On peut citer Whaston sous ce rapport. En aucun autre centre des États-Unis ou d’ailleurs, voyageur ne rencontrerait meilleur accueil, meilleur service, meilleure table, confort aussi complet à des prix aussi modérés. Il est vraiment déplorable que les cartes indiquent avec tant d’imprécision une ville pourvue de tels avantages.

Non, cet étranger ne semblait point en disposition de séjourner à Whaston, et les engageants sourires des hôteliers n’auraient sans doute aucune prise sur lui. L’air absorbé, indifférent à ce qui l’entourait, il suivait la chaussée qui dessine la périphérie de la place de la Constitution, dont un vaste terre-plein occupe le centre, sans même soupçonner qu’il excitât la curiosité publique.

Et Dieu sait pourtant si elle était excitée, la curiosité publique! Depuis que le cavalier était apparu, patrons et gens de service échangeaient, sur le pas des portes, ces propos ou d’autres analogues:

«Par où est-il arrivé?

– Par Exeter street.

– Et d’où venait-il?

– Il est entré, à ce qu’on dit, par le faubourg de Wilcox.

– Voilà bien une demi-heure que son cheval fait le tour de la place.

– C’est qu’il attend quelqu’un.

– Probable. Et même avec une certaine impatience.

– Il ne cesse de regarder du côté d’Exeter street.

– C’est par là qu’on arrivera.

– Qui ça, «on»?… Il ou elle?

– Eh! eh!… il a ma foi bonne tournure!…

– Un rendez-vous alors?

– Oui, un rendez-vous… mais non dans le sens où vous l’entendez.

– Qu’en savez-vous?

– Voilà trois fois que cet étranger s’arrête devant la porte de Mr John Proth…

– Or, comme Mr John Proth est juge à Whaston…

– C’est que ce personnage a quelque procès…

– Et que son adversaire est en retard.

– Vous avez raison.

– Bon! le juge Proth les aura conciliés et réconciliés en un tour de main!

– C’est un habile homme.

– Et un brave homme aussi.»

En vérité, il était possible que ce fût là le vrai motif de la présence de ce cavalier à Whaston. En effet, à plusieurs reprises, il avait fait halte, sans mettre pied à terre, devant la maison de Mr John Proth. Il en regardait la porte, il en regardait les fenêtres, puis il restait immobile, comme s’il eût attendu que quelqu’un parût sur le seuil, jusqu’au moment où son cheval, qui piaffait d’impatience, le contraignait à repartir.

Or, comme il s’arrêtait là une fois de plus, voici que la porte s’ouvrit toute grande, et qu’un homme se montra sur le palier du petit perron donnant accès au trottoir.

A peine l’étranger eut-il aperçu cet homme:

«Mr John Proth, je suppose?… dit-il en soulevant son chapeau.

– Lui-même, répondit le juge.

– Une simple question qui n’exigera qu’un oui ou un non de votre part.

– Faites, Monsieur.

– Quelqu’un serait-il déjà venu, ce matin, vous demander Mr Seth Stanfort?

– Pas que je sache.

– Merci.»

Ce mot prononcé, son chapeau soulevé une seconde fois, le cavalier rendit la main et remonta au petit trop Exeter street.

Maintenant – ce fut l’avis général – il n’y avait plus à douter que cet inconnu eût affaire à Mr John Proth. A la manière dont il venait de formuler sa question, il était lui-même Seth Stanfort, présent le premier à un rendez-vous convenu. Mais un autre problème tout aussi palpitant se posait. L’heure dudit rendez-vous était-elle passée, et le cavalier inconnu allait-il quitter la ville pour n’y plus revenir?

On le croira sans difficulté, puisque nous sommes en Amérique, c’est-à-dire chez le peuple le plus parieur qui soit en ce bas monde, des paris s’établirent touchant le retour prochain ou le départ définitif de l’étranger. Quelques enjeux d’un demi-dollar, ou même de cinq ou six cents, entre le personnel des hôtels et les curieux arrêtés sur la place, pas davantage, mais enfin enjeux qui seraient bel et bien payés par les perdants, et encaissés par les gagnants, tous gens des plus honorables.

Quant au juge John Proth, il s’était borné à suivre des yeux le cavalier qui remontait vers le faubourg de Wilcox. C’était un philosophe, le juge John Proth, un sage magistrat, qui ne comptait pas moins de cinquante ans de sagesse et de philosophie, bien qu’il ne fût âgé que d’un demi-siècle, – façon de dire qu’en venant au monde, il était déjà philosophe et sage. Ajoutez à cela que, en sa qualité de célibataire, – preuve incontestable de sagesse, – il n’avait jamais eu sa vie troublée par aucun souci, ce qui, on en conviendra, facilite grandement la pratique de la philosophie. Né à Whaston, il n’avait, même en sa première jeunesse, que peu ou pas quitté Whaston, et il était aussi considéré qu’aimé de ses justiciables qui le savaient dépourvu de toute ambition.

Un sens droit le guidait. Il se montrait toujours indulgent aux faiblesses et parfois aux fautes d’autrui. Arranger les affaires évoquées devant lui, renvoyer réconciliés les adversaires qui se présentaient à son modeste tribunal, arrondir les angles, huiler les rouages, adoucir les heurts inhérents à tout ordre social, si perfectionné qu’il puisse être, c’est ainsi qu’il comprenait sa mission.

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John Proth jouissait d’une certaine aisance. S’il remplissait ces fonctions de juge, c’était par goût, et il ne songeait point à monter à de plus hautes juridictions. Il aimait la tranquillité pour lui et pour les autres. Il considérait les hommes comme des voisins d’existence avec lesquels on a tout intérêt à vivre en bons termes. Il se levait tôt et se couchait tôt. S’il lisait quelques auteurs favoris de l’Ancien et du Nouveau Monde, il se contentait d’un brave et honnête journal de la ville, le Whaston News, où les annonces tenaient plus de place que la politique. Chaque jour, une promenade d’une heure ou deux, pendant laquelle les chapeaux s’usaient à le saluer, ce qui l’obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois. En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l’exercice de sa profession, il restait dans sa demeure paisible et confortable, et cultivait les fleurs de son jardin, qui le récompensaient de ses soins en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs suaves parfums.

Ce caractère tracé en quelques lignes, le portrait de Mr John Proth étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne fût pas autrement préoccupé de la question posée par l’étranger. Si celui-ci, au lieu de s’adresser au maître de la maison, eût interrogé sa vieille servante Kate, peut-être bien que Kate eût voulu en savoir davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu’il faudrait dire dans le cas où l’on viendrait s’enquérir de sa personne. Et sans doute même il n’aurait pas déplu à la digne Kate d’apprendre si l’étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l’après-midi revenir à la maison de Mr John Proth.

Mr John Proth, lui, ne se fût pas pardonné ces curiosités, ces indiscrétions, excusables chez sa servante, puis parce qu’elle appartenait au sexe féminin. Non, Mr John Proth ne s’aperçut même pas que l’arrivée, la présence, puis le départ de l’étranger avaient été remarqués par les badauds de la place, et, après avoir refermé sa porte, il retourna donner à boire aux rosés, aux iris, aux géraniums, aux résédas de son jardin.

Les curieux ne l’imitèrent point et restèrent en observation.

Cependant, le cavalier s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’Exeter street, qui dominait le côté ouest de la ville. Parvenu au faubourg de Wilcox, que cette rue réunit au centre de Whaston, il arrêta son cheval, et, sans quitter la selle, regarda tout autour de lui. De ce point, son regard pouvait s’étendre à un bon mille aux environs, et suivre la route sinueuse descendant pendant trois milles jusqu’à la bourgade de Steel, qui, au delà du Potomac, profilait ses clochers sur l’horizon. En vain son regard parcourait-il cette route. Il n’y découvrait sans doute pas ce qu’il cherchait. De là de vifs mouvements d’impatience qui se transmirent au cheval, dont il fallut réprimer les piaffements.

Dix minutes s’écoulèrent, puis le cavalier, reprenant au petit pas Exeter street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

«Après tout, se répétait-il, non sans consulter sa montre, il n’y a pas encore de retard… Ce n’est que pour dix heures sept, et il est à peine neuf heures et demie… La distance qui sépare Whaston de Steel, d’où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston de Brial, d’où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt minutes… La route est belle, le temps est sec, et je ne sache pas que le pont ait été emporté par une crue du fleuve… Il n’y aura donc ni empêchement, ni obstacle… Dans ces conditions, si elle manque au rendez-vous, c’est qu’elle le voudra bien… D’ailleurs, l’exactitude consiste à être là juste à l’heure, et non à faire trop tôt acte de présence… En réalité, c’est moi qui suis inexact, puisque je l’aurai devancée plus qu’il ne convient à un homme méthodique… Il est vrai, même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait d’arriver le premier au rendez-vous!»

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l’étranger redescendit Exeter street, et il ne prit fin qu’au moment où les sabots du cheval frappèrent de nouveau le macadam de la place.

Décidément, ceux qui avaient parié pour le retour de l’étranger gagnaient leur pari. Aussi, lorsque celui-ci passa le long des hôtels, lui firent-ils bon visage, tandis que les perdants ne le saluaient que par des haussements d’épaules.

Dix heures sonnèrent enfin à l’horloge municipale. Son cheval arrêté, l’étranger compta les dix coups et s’assura que l’horloge marchait en parfait accord avec la montre qu’il tira de son gousset.

Il ne s’en fallait plus que de sept minutes pour que l’heure du rendez-vous fût atteinte, puis aussitôt dépassée.

Seth Stanfort revint à l’entrée d’Exeter street. Visiblement, ni sa monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

Un public assez nombreux animait alors cette rue. De ceux qui la montaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les saisissait dès qu’ils se montraient au sommet de la pente. Exeter street est assez longue pour qu’un piéton mette une dizaine de minutes à la parcourir, mais il n’en faut que trois ou quatre pour une voiture marchant rapidement ou pour un cheval au trot.

Or, ce n’était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé à pied près de lui, qu’il ne l’aurait pas aperçu. La personne attendue ne pouvait arriver qu’à cheval ou en voiture.

Mais arriverait-elle à l’heure dite?… Il ne s’en fallait plus que de trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exeter street, et aucun véhicule ne se montrait en haut de la rue, ni motocycle, ni bicyclette, non plus qu’une automobile qui, en faisant du quatre-vingts à l’heure, eût devancé encore l’instant du rendez-vous.

Seth Stanfort lança un dernier coup d’œil dans Exeter street. Ce fut un vif éclair qui jaillit de sa prunelle, tandis qu’il murmurait sur un ton d’inébranlable résolution:

«Si elle n’est point ici à dix heures sept, je n’épouse pas.»

Comme une réponse à cette déclaration, le galop d’un cheval se fit entendre à ce moment vers le haut de la rue. L’animal, une bête superbe, était monté par une jeune femme qui le maniait avec autant de grâce que de sûreté. Les passants s’écartaient devant lui, et bien certainement il ne trouverait aucun obstacle jusqu’à la place.

Seth Stanfort reconnut celle qu’il attendait. Son visage redevint impassible. Il ne prononça pas une seule parole, ne fit pas un geste. Après avoir rassemblé son cheval, il se rendit d’un pas tranquille devant la maison du juge.

Cela fut bien pour intriguer derechef les curieux, qui se rapprochèrent, sans que l’étranger leur prêtât la moindre attention.

Quelques secondes plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et son cheval blanc d’écume s’arrêtait à deux pas de la porte.

L’étranger se découvrit et dit:

«Je salue miss Arcadia Walker…

– Et moi Mr Seth Stanfort,» répondit Arcadia Walker, en s’inclinant d’un mouvement gracieux.

On peut nous en croire, les indigènes ne perdaient pas de vue ce couple qui leur était absolument inconnu. Et ils disaient entre eux:

«S’ils sont venus pour un procès, il est à désirer que ce procès s’arrange au profit de tous deux.

– Il s’arrangera, ou Mr Proth ne serait pas l’habile homme qu’il est!

– Et si ni l’un ni l’autre ne sont mariés, le mieux serait que cela finît par un mariage!»

Ainsi allaient les langues, ainsi s’échangeaient les propos.

Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se préoccuper de la curiosité plutôt gênante dont ils étaient l’objet.

Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la porte de Mr John Proth, lorsque cette porte s’ouvrit.

Mr John Proth apparut sur le seuil, et la vieille servante Kate, cette fois, se montra derrière lui.

Ils avaient entendu un piétinement de chevaux devant la maison et, celui-là quittant son jardin, celle-ci quittant sa cuisine, voulu savoir ce qui se passait.

Seth Stanfort resta donc en selle, et, s’adressant au magistrat:

«Monsieur le juge John Proth, dit-il, je suis Mr Seth Stanfort, de Boston, Massachusetts.

– Très heureux de faire votre connaissance, Mr Seth Stanfort!

– Et voici miss Arcadia Walker, de Trenton, New-Jersey.

– Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker!»

Et Mr John Proth, après avoir observé l’étranger, reporta toute son attention sur l’étrangère.

Miss Arcadia Walker étant une charmante personne, on nous saura gré d’en donner un rapide crayon. Son âge, vingt-quatre ans; ses yeux, d’un bleu pâle; ses cheveux, d’un châtain foncé; son teint, d’une fraîcheur que le haie du grand air altérait à peine; ses dents, d’une blancheur et d’une régularité parfaites; sa taille, un peu supérieure à la moyenne; sa tournure, ravissante; sa démarche, d’une rare élégance, souple et nerveuse à la fois. Sous l’amazone dont elle était revêtue, elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval, qui piaffait à l’exemple de celui de Seth Stanfort. Ses mains finement gantées jouaient avec les rênes, et un connaisseur eût deviné en elle une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d’une extrême distinction, avec un «je ne sais quoi» de particulier à la haute classe de l’Union, ce que l’on pourrait appeler l’aristocratie américaine, si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du Nouveau Monde.

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n’ayant plus que des parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune, douée de l’esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une existence conforme à ses goûts. Voyageant depuis plusieurs années déjà, ayant visité les principales contrées de l’Europe, elle était au courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Rome. Et, ce qu’elle avait entendu ou vu au cours de ses incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue. C’était une personne instruite, dont l’éducation, dirigée par un tuteur aujourd’hui disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La pratique des affaires ne lui manquait même pas, et elle faisait preuve dans l’administration de sa fortune d’une remarquable entente de ses intérêts.

Ce qui vient d’être dit de miss Arcadia Walker se fût appliqué symétriquement – c’est le mot juste – à Mr Seth Stanfort. Libre aussi, riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L’hiver, il était l’hôte de l’Ancien Continent et des grandes capitales, où il avait souvent rencontré son aventureuse compatriote. L’été, il revenait dans son pays d’origine, vers les plages où se réunissent en famille les Yankees opulents. Là, miss Arcadia Walker et lui s’étaient encore retrouvés.

Les mêmes goûts avaient peu à peu rapproché ces deux êtres jeunes et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place estimaient si bien faits l’un pour l’autre. Et, en vérité, tous deux avides de voyages, tous deux ayant hâte de se transporter là où quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l’attention publique, comment ne se seraient-ils pas convenus? On ne saurait donc s’étonner que Mr Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu à peu venus à l’idée d’unir leurs existences, ce qui ne changerait rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments marchant de conserve, mais un seul et, on peut le croire, supérieurement construit, gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

Non! ce n’était point un procès, une discussion, le règlement de quelque affaire, qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker devant le juge de cette ville. Non! après avoir rempli toutes les formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et du New-Jersey, ils s’étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même, 12 mars, à cette heure même, dix heures sept, pour accomplir un acte qui, au dire des amateurs, est le plus important de la vie humaine.

La présentation de Mr Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge ayant été faite ainsi qu’il vient d’être rapporté, Mr John Proth n’eut plus qu’à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils comparaissaient devant lui.

«Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit l’un.

– Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Mr Seth Stanfort», ajouta l’autre.

Le magistrat s’inclina en disant:

«Je suis à votre disposition, Mr Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia Walker.»

Les deux jeunes gens s’inclinèrent à leur tour.

«Quand vous conviendra-t-il qu’il soit procédé à ce mariage? reprit Mr John Proth.

– Immédiatement… si vous êtes libre, répondit Seth Stanfort.

– Car nous quitterons Whaston dès que je serai Mrs Stanfort», déclara miss Arcadia Walker.

Mr John Proth indiqua, par son attitude, combien lui, et toute la cité avec lui, regrettaient de ne pouvoir garder plus longtemps dans les murs de Whaston ce couple charmant, qui honorait en ce moment la ville de sa présence.

Puis il ajouta:

«Je suis entièrement à vos ordres», en reculant de quelques pas, afin de dégager la porte.

Mais Mr Seth Stanfort l’arrêta du geste.

«Est-il bien nécessaire, demanda-t-il, que miss Arcadia et moi nous descendions de cheval?»

Mr John Proth réfléchit un instant.

«Aucunement, affirma-t-il. On peut se marier à cheval aussi bien qu’à pied.»

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même en cet original pays d’Amérique.

«Une seule question, reprit Mr John Proth. Toutes les formalités imposées par la loi sont-elles remplies?

– Elles le sont», répondit Seth Stanfort.

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme, qui avait été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement des droits de licence.

Mr John Proth prit les papiers, mit sur son nez des lunettes à monture d’or, et lut attentivement ces pièces régulièrement légalisées et revêtues du timbre officiel.

«Ces papiers sont en règle, dit-il, et je suis prêt à vous délivrer le certificat de mariage.»

Qu’on ne soit pas étonné si les curieux, dont le nombre s’était accru, se pressaient autour du couple, comme autant de témoins d’une union célébrée dans des conditions qui paraîtraient un peu extraordinaires en tout autre pays. Mais ce n’était ni pour gêner les deux fiancés, ni pour leur déplaire.

Mr John Proth remonta alors les premières marches de son perron, et, d’une voix qui fut entendue de tous, il dit:

«Mr Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia Walker?

– Oui.

– Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari Mr Seth Stanfort?

– Oui.»

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et, sérieux comme un photographe au moment du sacramentel: «ne bougeons plus!» prononça:

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«Au nom de la loi, Mr Seth Stanfort, de Boston, et miss Arcadia Walker, de Trenton, je vous déclare unis par le mariage.»

Les deux époux se rapprochèrent et se prirent la main, comme pour sceller l’acte qu’ils venaient d’accomplir.

Puis chacun d’eux présenta au juge un billet de cinq cents dollars.

«Pour honoraires, dit Mr Seth Stanfort.

– Pour les pauvres,» dit Mrs Arcadia Stanfort.

Et tous deux, après s’être inclinés devant le juge, rendirent les rênes à leurs chevaux, qui s’élancèrent dans la direction du faubourg de Wilcox.

«Ah bien!… Ah bien!… fit Kate, paralysée à ce point par la surprise, qu’elle en était exceptionnellement restée dix minutes sans parler.

– Qu’est-ce à dire, Kate?» interrogea Mr John Proth.

La vieille Kate lâcha le coin de son tablier qu’elle tordait depuis un instant comme un cordier de profession.

«M’est avis, dit-elle, qu’ils sont fous, ces gens-là, monsieur le juge.

– Sans doute, vénérable Kate, sans doute, approuva Mr John Proth en saisissant de nouveau son pacifique arrosoir. Mais quoi d’étonnant à cela?… Ceux qui se marient ne sont-ils pas toujours un peu fous?»

 

 

Chapitre II

Qui introduit le lecteur dans la maison de Dean Forsyth 
et le met en rapport avec son neveu, Francis Gordon, et sa bonne, Mitz.

 

itz!… Mitz!…

– Mon fieu?…

– Qu’est-ce qu’il a donc, mon oncle Dean?

– Je n’en sais rien.

– Est-ce qu’il est malade?

– Que nenni! mais, si cela continue, il le deviendra pour sûr.»

Ces demandes et ces réponses s’échangeaient entre un jeune homme de vingt-trois ans et une femme de soixante-cinq, dans la salle à manger d’une maison d’Élisabeth street, précisément en cette ville de Whaston, où venait de s’accomplir le plus original des mariages à la mode américaine.

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Cette maison d’Élisabeth street appartenait à Mr Dean Forsyth. Mr Dean Forsyth avait quarante-cinq ans et paraissait bien les avoir. Grosse tête ébouriffée, petits yeux à lunettes d’un fort numéro, épaules légèrement voûtées, cou puissant enveloppé en toutes saisons du double tour d’une cravate qui montait jusqu’au menton, redingote ample et chiffonnée, gilet flasque dont les boutons inférieurs n’étaient jamais utilisés, pantalon trop court recouvrant à peine des souliers trop larges, calotte à gland posée en arrière sur une chevelure grisonnante et indisciplinée, figure aux mille plis, se terminant par la barbiche habituelle aux Américains du Nord, caractère irascible toujours à deux millimètres de la colère, tel était Mr Dean Forsyth, dont parlaient Francis Gordon, son neveu, et Mitz, sa vieille servante, dans la matinée du 21 mars.

Francis Gordon, privé de ses parents dès son bas âge, avait été élevé par Mr Dean Forsyth, frère de sa mère. Bien qu’une certaine fortune dût lui revenir de son oncle, il ne s’était pas cru pour cela dispensé de travailler, et Mr Forsyth ne l’avait pas cru davantage. Le neveu, après l’achèvement de ses études d’humanités dans la célèbre université d’Harward, les avait complétées par celles du droit, et il était présentement avocat à Whaston, où la veuve, l’orphelin et les murs mitoyens n’avaient pas de défenseur plus résolu. Il connaissait à fond les lois et la jurisprudence et parlait avec facilité d’une voix chaude et pénétrante. Tous ses confrères, jeunes et vieux, l’estimaient, et il ne s’était jamais fait un ennemi. Très bien de sa personne, propriétaire de beaux cheveux châtains et de beaux yeux noirs, de manières élégantes, spirituel sans méchanceté, serviable sans ostentation, point maladroit dans les divers genres de sport auxquels s’adonne avec passion la gentry américaine, comment n’aurait-il pas pris rang parmi les plus distingués jeunes gens de la ville, et pourquoi n’eût-il pas aimé cette charmante Jenny Hudelson, fille du docteur Hudelson et de sa femme née Flora Clarish?…

Mais c’est trop tôt appeler l’attention du lecteur sur cette demoiselle. Il est plus convenable qu’elle n’entre en scène qu’au milieu de sa famille, et le moment n’en est pas venu. Cela ne saurait tarder, d’ailleurs. Toutefois, il convient d’apporter une méthode rigoureuse dans le développement de cette histoire, qui exige une extrême précision.

En ce qui concerne Francis Gordon, nous ajouterons qu’il demeurait dans la maison d’Elisabeth street, et ne la quitterait sans doute que le jour de son mariage avec miss Jenny… Mais, encore une fois, laissons miss Jenny Hudelson où elle est, et disons seulement que la bonne Mitz était la confidente du neveu de son maître et qu’elle le chérissait comme un fils, ou, mieux encore, un petit-fils, les grand-mères détenant généralement le record de la tendresse maternelle.

Mitz, servante modèle, dont la pareille serait maintenant introuvable, descendait de cette espèce perdue, qui procède à la fois du chien et du chat: du chien, puisqu’elle s’attache à ses maîtres, du chat, puisqu’elle s’attache à la maison. Comme on l’imagine sans peine, Mitz avait son franc-parler avec Mr Dean Forsyth. Quand il avait tort, elle le lui disait nettement, quoique dans un langage extravagant, dont on ne pourra, en français, rendre qu’approximativement la savoureuse fantaisie. S’il ne voulait pas en convenir, il n’avait qu’une chose à faire: quitter la place, regagner son cabinet et s’enfermer à double verrou.

Du reste, Mr Dean Forsyth n’avait pas à craindre d’y être jamais seul. Il était sûr d’y rencontrer toujours un autre personnage, qui se soustrayait de la même manière aux remontrances et aux admonestations de Mitz.

Ce personnage répondait à l’appellation d’Omicron. Appellation bizarre, qu’il devait à sa médiocre stature, et, sans doute, aurait-il été surnommé Oméga, s’il n’eût été de trop petite taille. Haut de quatre pieds six pouces dès l’âge de quinze ans, il n’avait plus grandi ensuite. De son vrai nom Tom Wife, il était entré à cet âge dans la maison de Mr Dean Forsyth, du temps du père de celui-ci, en qualité de jeune domestique, et il avait dépassé la cinquantaine; on en conclura que, depuis trente-cinq ans, il était au service de l’oncle de Francis Gordon.

Il est important de dire à quoi se réduisait ce service. A ceci: aider Mr Dean Forsyth dans ses travaux, pour lesquels il éprouvait une passion au moins égale à celle de son maître.

Mr Dean Forsyth travaillait donc?

Oui, en amateur. Mais avec quel emballement et quelle fougue, on en jugera.

De quoi s’occupait Mr Dean Forsyth? De médecine, de droit, de littérature, d’art, d’affaires, comme tant de citoyens de la libre Amérique?

Pas le moins du monde.

De quoi alors? demandez-vous. De sciences?

Vous n’y êtes pas. Non, pas de sciences, au pluriel, mais de science, au singulier. Uniquement, exclusivement, de cette science sublime qui s’appelle l’Astronomie.

Il ne rêvait que découvertes planétaires ou stellaires. Rien ou presque rien de ce qui se passait à la surface de notre globe ne paraissait l’intéresser, et il vivait dans les espaces infinis. Toutefois, comme il n’y aurait trouvé ni à déjeuner, ni à dîner, il fallait bien qu’il en redescendît deux fois par jour, à tout le moins. Et justement, ce matin-là, il n’en redescendait pas à l’heure habituelle, il se faisait attendre, ce dont maugréait Mitz, en tournant autour de la table.

«Il ne viendra donc pas? répétait-elle.

– Omicron n’est pas là? demanda Francis Gordon.

– Il est toujours où est son maître, répliqua la servante. Je n’ai pourtant plus assez de jambes – oui, c’est ainsi, en vérité, que s’exprima l’estimable Mitz – pour grimper à son perchoir!»

Le perchoir en question n’était ni plus ni moins qu’une tour, dont la galerie supérieure dominait d’une vingtaine de pieds le toit de la maison, un observatoire pour lui donner son véritable nom. Au-dessous de la galerie, existait une chambre circulaire, percée de quatre fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux. A l’intérieur, pivotaient sur leurs pieds quelques lunettes et quelques télescopes d’une portée assez considérable, et, si leurs objectifs ne s’usaient point, ce n’était pas faute d’être utilisés. Ce qu’il y aurait eu plutôt lieu de craindre, c’eût été que Mr Dean Forsyth et Omicron finissent par s’abîmer les yeux à force de les appliquer aux oculaires de leurs instruments.

C’est dans cette chambre que tous deux passaient la plus grande partie du jour et de la nuit, en se relayant, il est vrai. Ils regardaient, observaient, planaient dans les zones interstellaires, entraînés par le perpétuel espoir de faire quelque découverte à laquelle s’attacherait le nom de Dean Forsyth. Lorsque le ciel était pur, cela allait encore; mais il s’en faut qu’il le soit toujours au-dessus de la fraction du trente-septième parallèle qui traverse l’État de Virginie. Des nuages, cirrus, nimbus, cumulus, tant qu’on en veut, et assurément plus que n’en voulaient le maître et le serviteur. Aussi, que de jérémiades, que de menaces contre ce firmament sur lequel la brise traînait ces haillons de vapeurs!

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Précisément, pendant ces derniers jours de mars la patience de Mr Dean Forsyth était plus que jamais mise à l’épreuve. Depuis plusieurs jours, le ciel s’obstinait à rester couvert au grand désespoir de l’astronome.

Ce matin-là, 21 mars, un vent fort d’Ouest continuait à rouler, presque au ras du sol, toute une mer de nuages d’une désolante opacité.

«Quel dommage! soupira une dixième fois Mr Dean Forsyth, après une dernière et infructueuse tentative pour vaincre la brume épaisse. J’ai le pressentiment que nous passons à côté d’une découverte sensationnelle.

– C’est bien possible, répondit Omicron. C’est même très probable, car, il y a quelques jours, pendant une éclaircie, j’ai cru apercevoir…

– Et moi, j’ai vu, Omicron.

– Tous deux, alors, tous deux en même temps!

– Omicron!… protesta Mr Dean Forsyth.

– Oui, vous d’abord, sans aucun doute, accorda Omicron avec un hochement de tête significatif. Mais, quand j’ai cru apercevoir la chose en question, il m’a bien semblé que ce devait être… que c’était…

– Et moi, déclara Mr Dean Forsyth, j’affirme qu’il s’agissait d’un météore se déplaçant du Nord au Sud…

– Oui, Mr Dean, perpendiculairement au sens du soleil.

– A son sens apparent, Omicron.

– Apparent, cela va sans dire.

– Et c’était le 16 de ce mois.

– Le 16.

– A sept heures trente-sept minutes vingt secondes.

– Vingt secondes, répéta Omicron, ainsi que je l’ai constaté à notre horloge.

– Et il n’a pas reparu depuis! s’écria Mr Dean Forsyth, en tendant vers le ciel une main menaçante.

– Comment aurait-il fait? Des nuages!… des nuages!… des nuages!… Depuis cinq jours, pas même assez de bleu dans le ciel pour s’y tailler un mouchoir de poche!

– C’est un fait exprès, s’écria Dean Forsyth en frappant du pied, et je crois vraiment que ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

– A nous,» rectifia Omicron, qui se regardait comme de moitié dans les travaux de son maître.

A vrai dire, tous les habitants de la région avaient le même droit de se plaindre si d’épais nuages attristaient leur ciel. Que le soleil luise ou ne luise pas, c’est pour tout le monde.

Mais, quelque général que fût ce droit, nul n’aurait pu avoir la folle prétention d’être d’aussi méchante humeur que Mr Dean Forsyth lorsque la cité était enveloppée par un de ces brouillards contre lesquels les télescopes les plus puissants, les lunettes les plus perfectionnées ne peuvent rien. Et de tels brouillards ne sont pas rares à Whaston, bien que la ville soit baignée par les eaux claires du Potomac, et non par les eaux bourbeuses de la Tamise.

Quoi qu’il en soit, le 16 mars, alors que le ciel était pur, qu’avaient donc aperçu, ou cru apercevoir, le maître et le serviteur?… Pas moins qu’un bolide de forme sphérique se déplaçant sensiblement du Nord au Sud avec une excessive rapidité, et d’un tel éclat qu’il luttait victorieusement contre la lumière diffuse du soleil. Toutefois, comme sa distance de la terre devait mesurer un certain nombre de kilomètres, il eût été possible de le suivre, malgré sa vitesse, pendant un temps appréciable, si un intempestif brouillard ne fût venu empêcher toute observation.

Depuis lors se dévidait le fil des regrets que provoquait cette mauvaise chance. Reviendrait-il, ce bolide, sur l’horizon de Whaston? Pourrait-on en calculer les éléments, déterminer sa masse, son poids, sa nature? Ne serait-ce pas quelque autre astronome plus favorisé qui le retrouverait en un autre point du ciel? Dean Forsyth, l’ayant si peu tenu au bout de son télescope, serait-il qualifié pour signer de son nom cette découverte? Tout l’honneur n’en reviendrait-il pas en fin de compte à un de ces savants de l’Ancien ou du Nouveau Continent, qui passent leur existence à fouiller l’espace nuit et jour?

«Des accapareurs! protestait Dean Forsyth. Des pirates du ciel!»

Pendant toute cette matinée du 21 mars, ni Dean Forsyth ni Omicron n’avaient pu se décider, malgré le mauvais temps, à s’éloigner de celle des fenêtres qui s’ouvrait vers le Nord. Et leur colère avait grandi, à mesure que les heures s’écoulaient. Maintenant, ils ne parlaient plus. Dean Forsyth parcourait du regard le vaste horizon que limitait de ce côté le profil capricieux des collines de Serbor, au-dessus desquelles une brise assez vive chassait les nues grisâtres. Omicron se hissait sur la pointe des pieds, pour accroître le rayon de vue que réduisait sa taille exiguë. L’un avait croisé les bras, et ses poings fermés s’écrasaient sur sa poitrine. L’autre, de ses doigts crispés, battait l’appui de la fenêtre. Quelques oiseaux filaient à tire-d’aile, en jetant de petits cris, avec un air de se moquer du maître et du serviteur, que leur qualité de bipèdes retenait à la surface de la terre!… Ah! s’ils avaient pu suivre ces oiseaux dans leur vol, en quelques bonds ils auraient traversé la couche des vapeurs, et peut-être alors eussent-ils aperçu l’astéroïde continuant sa course dans la lumière éblouissante du soleil!

En cet instant, on frappa à la porte.

Dean Forsyth et Omicron, absorbés, n’entendirent pas.

La porte s’ouvrit, et Francis Gordon parut sur le seuil.

Dean Forsyth et Omicron ne se retournèrent même pas.

Le neveu alla vers l’oncle et lui toucha légèrement le bras.

Mr Dean Forsyth laissa tomber sur son neveu un regard tellement lointain qu’il devait venir de Sirius, ou, au bas mot, de la lune.

«Qu’est-ce? demanda-t-il.

– Mon oncle, le déjeuner attend.

– Ah! vraiment, dit Dean Forsyth, il attend, le déjeuner? Eh bien! nous attendons aussi, nous.

– Vous attendez… quoi?

– Le soleil, déclara Omicron, dont la réponse fut approuvée d’un signe par son maître.

– Mais, mon oncle, vous n’avez pas, je pense, invité le soleil à déjeuner, et l’on peut se mettre à table sans lui.»

Que répliquer à cela? Si l’astre radieux ne se montrait pas de toute la journée, Mr Dean Forsyth s’entêterait-il à jeûner jusqu’au soir?

Peut-être, après tout, car l’astronome ne semblait pas disposé à obéir à l’invitation de son neveu.

«Mon oncle, insista celui-ci, Mitz s’impatiente, je vous en préviens.»

Du coup, Mr Dean Forsyth reprit conscience de la réalité. Les impatiences de la bonne Mitz, il les connaissait. Puisqu’elle lui avait dépêché un exprès, c’est que la situation était grave, et il fallait se rendre sans plus tarder.

«Quelle heure est-il donc? demanda-t-il.

– Onze heures quarante-six», répondit Francis Gordon.

Telle était l’heure, en effet, marquée par la pendule, alors que, d’ordinaire, l’oncle et le neveu s’asseyaient en face l’un de l’autre à onze heures précises.

«Onze heures quarante-six! s’écria Mr Dean Forsyth en simulant un vif mécontentement afin de cacher son inquiétude. Je ne comprends pas que Mitz soit d’une telle irrégularité!

– Mais, mon oncle, objecta Francis, c’est la troisième fois que nous frappons inutilement à la porte.»

Sans répondre, Mr Dean Forsyth s’engagea dans l’escalier, tandis qu’Omicron, qui servait habituellement le repas, demeurait en observation, guettant un retour du soleil.

L’oncle et le neveu pénétrèrent dans la salle à manger.

Mitz était là. Elle regarda son maître en face, et celui-ci baissa la tête.

«L’ami Krone?… interrogea-t-elle, car c’est ainsi que Mitz, dans son innocence, désignait la cinquième voyelle de l’alphabet grec.

– Il est occupé là-haut, répondit Francis Gordon. Nous nous passerons de lui ce matin.

– Avec plaisir! déclara Mitz d’un ton bourru. Ma fine! ilpeut bien rester dans son haut servatoire (observatoire) tant que ça lui chantera. Tout n’en ira que mieux ici sans cet empâté de première classe.»

Le déjeuner commença. Les bouches ne s’ouvraient que pour manger. Mitz, qui, d’habitude, causait volontiers en apportant les plats et en changeant les assiettes, ne desserrait pas les dents. Ce silence pesait, cette contrainte gênait. Francis Gordon, désireux d’y mettre un terme, demanda, pour dire quelque chose:

«Êtes-vous content, mon oncle, de votre matinée?

– Non, répondit Dean Forsyth. L’état du ciel n’était pas propice, et ce contretemps m’a particulièrement ennuyé aujourd’hui.

– Seriez-vous sur la piste de quelque découverte astronomique?

– Je le crois, Francis. Mais je ne peux rien affirmer, tant qu’une nouvelle observation…

– Voilà donc, Monsieur, interrompit Mitz d’un ton sec, ce qui vous travaille depuis une huitaine de jours, au point que vous prenez racine dans votre tour, et que vous vous relevez la nuit… Oui! trois fois la nuit dernière, je vous ai bien entendu, car, Dieu merci, je n’ai pas la berlue, peut-être! ajouta-t-elle sous forme de réponse à un geste de son maître et afin sans doute de bien faire comprendre qu’elle n’était pas encore sourde.

– En effet, ma bonne Mitz», reconnut Mr Dean Forsyth d’un ton conciliant.

Douceur superflue.

«Une découverte astrocomique! reprit la digne servante avec indignation. Et quand vous vous serez mangé les sangs, quand, à force de regarder dans vos tuyaux, vous aurez attrapé un tour d’airain (tour de reins), une couverture (courbature) ou une flexion de poitrine (fluxion de poitrine), c’est ça qui vous fera une belle jambe! Est-ce vos étoiles qui viendront vous soigner, et le docteur vous ordonnera-t-il de les avaler en pilules?»

Étant donnée la tournure de ce commencement de dialogue, Dean Forsyth comprit que mieux valait ne pas répondre. Il continua à manger en silence, si troublé, toutefois, qu’à plusieurs reprises il prit son verre pour son assiette, et réciproquement.

Francis Gordon s’efforçait de maintenir la conversation, mais c’était comme s’il eût discouru dans le désert. Son oncle, toujours sombre, ne paraissait pas l’entendre. Si bien qu’il en vint à parler du temps. Lorsqu’on ne sait trop que dire, on cause du temps qu’il a fait, ou qu’il fera. Matière inépuisable, à la portée de toutes les intelligences. Cette question atmosphérique intéressait d’ailleurs Mr Dean Forsyth. Aussi, à un certain moment où un épaississement des nuages rendait la salle à manger plus obscure, il releva la tête, regarda la fenêtre et, laissant d’une main accablée retomber sa fourchette, il s’écria:

«Est-ce que ces maudits nuages ne vont pas enfin dégager le ciel, fût-ce au prix d’une pluie torrentielle?

– Ma fine! déclara Mitz, après trois semaines de sécheresse, ça ne serait pas de refus pour les biens de la terre.

– La terre!… La terre!… murmura Mr Dean Forsyth avec un si parfait dédain qu’il s’attira cette réponse de la vieille servante:

– Oui, la terre, Monsieur. J’imagine qu’elle vaut bien le ciel, dont vous ne voulez jamais descendre… même à l’heure du déjeuner!

– Voyons, ma bonne Mitz» dit Francis Gordon d’une voix insinuante.

Peine perdue. La bonne Mitz n’était pas d’humeur a se laisser séduire.

«Il n’y a pas de «ma bonne Mitz», continua-t-elle sur le même ton. C’est vraiment pas la peine de vous esquinter le tempérament à regarder la lune, pour ne pas savoir qu’il pleut au printemps. S’il ne pleut pas au mois de mars, quand pleuvra-t-il? Je vous le demande.

– Mon oncle, approuva le neveu, c’est vrai que nous sommes en mars, au début du printemps, et il faut bien en prendre son parti!… Mais bientôt, ce sera l’été et vous aurez un ciel plus pur. Vous pourrez alors continuer vos travaux dans des conditions meilleures! Un peu de patience, mon oncle!

– De la patience, Francis? répliqua Mr Dean Forsyth dont le front n’était pas moins rembruni que l’atmosphère, de la patience!… Et, s’il s’en va si loin qu’on ne puisse l’aperce­voir?… Et s’il ne se montre plus au-dessus de l’horizon?

– Il?… intervint Mitz. Qui ça, il?

A cet instant, la voix d’Omicron se fit entendre:

«Monsieur!… Monsieur!

– Il y a du nouveau», s’écria Mr Dean Forsyth en repoussant précipitamment sa chaise et en se dirigeant vers la porte.

Il ne l’avait pas atteinte, qu’un vif rayon pénétrait par la fenêtre et piquait de paillettes lumineuses les verres et les bouteilles garnissant la table.

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«Le soleil!… Le soleil!… répétait Mr Dean Forsyth, qui montait l’escalier en toute hâte.

C’est-y Dieu permis! dit Mitz en s’asseyant sur une chaise. Le voilà parti, et, quand il est enfermé à double tour avec son ami Krone dans le haut servatoire, on peut l’appeler. Autant on en porte devant! (en emporte le vent). Quant au déjeuner, il se mangera tout seul, par l’opération des cinq esprits (du Saint-Esprit)… Et tout cela pour des étoiles!…»

Ainsi, dans son langage imagé, s’exprimait l’excellente Mitz, bien que son maître ne pût l’entendre. L’eût-il entendue, d’ailleurs, que cette éloquence n’en eût pas été moins perdue.

Mr Dean Forsyth, essoufflé par l’ascension, venait d’entrer dans son observatoire. Le vent du Sud-Ouest avait fraîchi et chassé les nuages vers le Levant. Une large éclaircie laissait voir, jusqu’au zénith, toute la partie du ciel où le météore avait été observé. La chambre était illuminée par les rayons solaires.

«Eh bien?… demanda Mr Dean Forsyth, qu’y a-t-il?

– Le soleil, répondit Omicron, mais pas pour longtemps, car des nuages reparaissent déjà dans l’Ouest.

– Pas une minute à perdre!» s’écria Mr Dean Forsyth, en braquant sa lunette, tandis que le serviteur en faisait autant du télescope.

Pendant quarante minutes environ, avec quelle passion, ils manièrent leurs instruments! Avec quelle patience, ils en manœuvrèrent la vis pour les maintenir au point! Avec quelle minutieuse attention, ils fouillèrent tous les coins et recoins de cette partie de la sphère céleste!… C’était bien par tant d’ascension droite et tant de déclinaison que le bolide leur était apparu la première fois, pour passer ensuite exactement au zénith de Whaston, ils en étaient certains.

Et rien, rien à cette place! Déserte, toute cette éclaircie qui offrait aux météores un si magnifique champ de promenade! Pas un seul point visible en cette direction! Aucune trace de l’astéroïde.

«Rien! dit Mr Dean Forsyth, en essuyant ses yeux rougis par le sang qui s’était porté à leurs paupières.

– Rien!» fit Omicron comme un écho plaintif.

Il est trop tard pour s’épuiser en d’autres efforts. Les nuages revenaient, le ciel s’obscurcissait de nouveau. Finie l’éclaircie du ciel, et pour toute la journée cette fois! Bientôt, les vapeurs ne formèrent plus qu’une masse uniforme d’un gris sale, et s’égouttèrent en pluie fine. Il fallait renoncer à toute observation, au grand désespoir du maître et du serviteur.

«Et pourtant, dit Omicron, nous sommes bien sûrs de l’avoir vu.

– Si nous en sommes sûrs!…» s’écria Mr Dean Forsyth, en levant les bras au ciel.

Et, d’un ton où se mêlaient l’inquiétude et la jalousie, il ajouta:

«Nous n’en sommes que trop sûrs, car d’autres peuvent l’avoir vu comme nous… Pourvu que nous soyons les seuls!… Il ne manquerait plus qu’il l’eût aperçu aussi, lui… Sydney Hudelson!»

 

 

Chapitre III

Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, Mrs Flora Hudelson,
 de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles.

 

ourvu que cet intrigant de Forsyth ne l’ait pas aperçu, lui aussi!»

Ainsi, dans cette matinée du 21 mars, s’exprimait le docteur Sydney Hudelson, parlant à lui-même dans la solitude de son cabinet de travail.

Car il était docteur, et, s’il n’exerçait pas la médecine à Whaston, c’est qu’il préférait consacrer son temps et son intelligence à de plus vastes et plus sublimes spéculations. Ami intime de Dean Forsyth, il en était en même temps le rival. Entraîné par une identique passion, il n’avait, comme lui, de regards que pour l’immensité des cieux et, comme son ami, il n’appliquait son esprit qu’à déchiffrer les énigmes astronomiques de l’Univers.

Le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que du chef de Mrs Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, cette fortune assurait son avenir et celui de ses deux filles, Jenny et Loo Hudelson, âgées respectivement de dix-huit et quatorze ans. Quant au docteur lui-même, il eût été littéraire de dire, pour faire connaître son âge, que le quarante-septième hiver venait de neiger sur sa tête. Cette délicieuse image serait malheureusement hors propos, le docteur Hudelson étant chauve à braver le rasoir du plus habile Figaro.

La rivalité astronomique existant à l’état latent entre Sydney Hudelson et Dean Forsyth n’était pas sans troubler quelque peu les relations des deux familles, très unies au demeurant. Assurément, ils ne se disputeraient pas telle planète, ou telleétoile, les astres du ciel, dont les premiers inventeurs sont en général anonymes, appartenant à tout le monde, mais il n’était pas rare que leurs observations météorologiques ou astronomiques servissent de thème à des discussions qui dégénéraient parfois assez vite en querelles.

Ce qui eût pu aggraver ces querelles, et même provoquer, le cas échéant, de regrettables scènes, c’eût été l’existence d’une dame Forsyth. Par bonheur, ladite dame n’existait pas, celui qui l’aurait épousée étant resté célibataire, et n’ayant jamais eu, même en rêve, la pensée de se marier. Donc, pas d’épouse Dean Forsyth pour envenimer les choses sous prétexte de conciliation, et, par conséquent, toute chance pour qu’une brouille entre les deux astronomes amateurs pût s’apaiser à bref délai.

Sans doute, il y avait bien une Mrs Flora Hudelson. Mais Mrs Flora Hudelson était une excellente femme, excellente mère, excellente ménagère, de nature très pacifique, incapable d’un propos malséant sur personne, ne déjeunant pas d’une médisance, pour dîner d’une calomnie, à l’exemple de tant de dames des plus considérées dans les diverses sociétés de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Phénomène incroyable, ce modèle des conjointes s’appliquait à calmer son mari, lorsqu’il rentrait, la tête en feu, à la suite de quelque discussion avec son intime ami Forsyth. Autre fait singulier, Mrs Hudelson trouvait tout naturel que Mr Hudelson s’occupât d’astronomie et qu’il vécût dans les profondeurs du firmament, à la condition qu’il en descendît lorsqu’elle le priait d’en descendre. Loin d’imiter Mitz qui harcelait son maître, elle ne harcelait point son mari. Elle tolérait qu’il se fît attendre à l’heure des repas. Elle ne maugréait point quand il était en retard, et s’ingéniait à maintenir les plats à un juste degré de cuisson. Elle respectait sa préoccupation, quand il était préoccupé. Elle s’inquiétait même de ses travaux, et son bon cœur lui dictait d’encourageantes paroles lorsque l’astronome semblait s’égarer dans les espaces infinis au point de ne pas retrouver sa route.

Voilà une femme comme nous en souhaitons à tous les maris, surtout quand ils sont astronomes. Malheureusement il n’en existe guère ailleurs que dans les romans!

Jenny, sa fille aînée, promettait de suivre les traces de sa mère, de marcher du même pas sur le chemin de l’existence. Évidemment Francis Gordon, futur mari de Jenny Hudelson, était destiné à devenir le plus heureux des hommes. Sansvouloir humilier les misses américaines, il est permis de dire qu’on aurait peine à découvrir dans toute l’Amérique une jeune fille plus charmante, plus attrayante, plus douée de l’ensemble des perfections humaines. Jenny Hudelson était une aimable blonde, aux yeux bleus, à la carnation fraîche, avec de jolies mains, de jolis pieds et une jolie taille, autant de grâce que de modestie, autant de bonté que d’intelligence. Aussi Francis Gordon l’appréciait-il non moins qu’elle appréciait Francis Gordon. Le neveu de Mr Dean Forsyth possédant d’ailleurs l’estime de la famille Hudelson, cette sympathie réciproque n’avait pas tardé à se traduire sous la forme d’une demande en mariage, très favorablement accueillie. Ces jeunes gens se convenaient si bien! Ce serait le bonheur que Jenny apporterait au ménage avec ses qualités familiales. Quant à Francis Gordon, il serait doté par son oncle, dont la fortune lui reviendrait un jour. Mais laissons de côté ces perspectives d’héritages. Il ne s’agit pas de l’avenir, mais du présent, qui réunit toutes les conditions de la plus parfaite félicité.

Donc, Francis Gordon est fiancé à Jenny Hudelson, Jenny Hudelson est fiancée à Francis Gordon, et le mariage, dont on fixera la date prochainement, sera célébré par les soins du révérend O’Garth, à Saint-Andrew, la principale église de cette heureuse ville de Whaston.

Vous pouvez être sûrs qu’il y aura grande affluence à cette cérémonie nuptiale, car les deux familles jouissent d’une estime qui n’a d’égale que leur honorabilité, et non moins sûrs que la plus gaie, la plus vive, la plus envolée ce jour-là, sera cette mignonne Loo1, qui servira de demoiselle d’honneur à sa sœur chérie. Elle n’a pas quinze ans, Loo, et elle a bien le droit d’être jeune. Elle profite de ce droit-là, je vous en réponds. C’est le mouvement perpétuel au physique, et, au moral, une espiègle qui ne se gêne pas pour plaisanter les «planètes à papa»! Mais on lui pardonne tout, on lui passe tout. Le docteur Hudelson est le premier à rire, et, pour unique punition, met un baiser sur ses fraîches joues de fillette.

Au fond, Mr Hudelson était un brave homme, mais très entêté et fort susceptible. Sauf Loo, dont il admettait les plaisanteries innocentes, chacun respectait ses manies et ses habitudes. Très acharné à ses études astronomico-météorologiques, très buté dans ses démonstrations, très jaloux des découvertes qu’il faisait ou prétendait faire, c’est tout justesi, malgré sa réelle affection pour Dean Forsyth, il demeurait l’ami d’un si redoutable rival. Deux chasseurs sur le même terrain de chasse, qui se disputent un rare gibier! Maintes fois il en était résulté du refroidissement, qui aurait pu dégénérer en brouille, n’eût été l’intervention lénifiante de cette bonne Mrs Hudelson, puissamment aidée, d’ailleurs, dans son œuvre de concorde par ses deux filles et par Francis Gordon. Ce pacifique quatuor fondait de grands espoirs sur l’union projetée pour raréfier les escarmouches. Lorsque le mariage de Francis et de Jenny aurait relié plus étroitement les deux familles, ces orages passagers seraient moins fréquents et moins redoutables. Qui sait même si les deux astronomes amateurs, unis dans une cordiale collaboration, ne poursuivraient pas de concert leurs recherches astronomiques? Ils se partageraient alors équitablement le gibier découvert, sinon abattu, sur ces vastes champs de l’espace.

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La maison du docteur Hudelson était des plus confortables. Une mieux tenue, on l’aurait vainement cherchée dans tout Whaston. Ce joli hôtel entre cour et jardin, avec de beaux arbres et des pelouses verdoyantes, occupait le milieu de Moriss street. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage avec sept fenêtres de façade. La toiture était dominée, à gauche, par une sorte de donjon carré, haut d’une trentaine de mètres, terminé par une terrasse à balustres. A l’un des angles, se dressait le mât auquel, le dimanche et les jours fériés, on hissait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

La chambre supérieure de ce donjon avait été disposée pour les travaux spéciaux de son propriétaire. C’est là que fonctionnaient les instruments du docteur, lunettes et télescopes, à moins que, pendant les belles nuits, il ne les transportât sur la terrasse, d’où ses regards pouvaient librement parcourir le dôme céleste. C’est là que le docteur, en dépit des recommandations de Mrs Hudelson, attrapait ses coryzas les plus carabinés, ses grippes les mieux réussies:

«Au point, répétait volontiers miss Loo, que papa finira par enrhumer ses planètes!»

Mais le docteur n’écoutait rien, et bravait parfois les sept ou huit degrés centigrades au-dessous de zéro des grandes gelées d’hiver, alors que le firmament apparaît dans toute sa pureté.

De l’observatoire de la maison de Moriss street, on distinguait sans peine la tour de la maison d’Elisabeth street.Un demi-mille tout au plus les séparait, et, entre elles, aucun monument ne s’élevait, aucun arbre n’interposait ses ramures.

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Sans même recourir au télescope à longue portée, on reconnaissait très aisément, avec une bonne jumelle, les personnes qui se tenaient sur la tour ou sur le donjon. Assurément, Dean Forsyth avait autre chose à faire que de regarder Sydney Hudelson, et Sydney Hudelson n’eût pas voulu perdre son temps à regarder Dean Forsyth. Leurs observations visaient plus haut, beaucoup plus haut. Mais il était naturel que Francis Gordon voulût voir si Jenny Hudelson ne se trouvait pas sur la terrasse, et souvent leurs yeux se parlaient à travers les lorgnettes. Il n’y avait pas de mal à cela, je pense.

Il eût été facile d’établir une communication télégraphique ou téléphonique entre les deux maisons. Un fil tendu du donjon à la tour eût transmis de bien agréables propos de Francis Gordon à Jenny et de Jenny à Francis Gordon. Mais Dean Forsyth et le docteur Hudelson, n’ayant point de telles douceurs à échanger, n’avaient jamais projeté l’installation de ce fil. Peut-être, lorsque les deux fiancés seraient époux, cette lacune serait comblée. Après le lien matrimonial, le lien électrique, pour unir plus étroitement encore les deux familles.

Dans l’après-midi de ce même jour, où l’excellente mais acariâtre Mitz a donné au lecteur un échantillon de son éloquence savoureuse, Francis Gordon vint faire sa visite habituelle à Mrs Hudelson et à ses filles – et à sa fille, rectifiait Loo en affectant des airs d’offensée. On le reçut, il est permis de le dire, comme s’il eût été le dieu de la maison. Qu’il ne fût pas encore le mari de Jenny, soit! Mais Loo voulait qu’il fût déjà son frère à elle, et ce qui se logeait dans la cervelle de cette fillette y était bien logé.

Quant au docteur Hudelson, il était claquemuré dans le donjon depuis quatre heures du matin. Après avoir paru en retard au déjeuner, tout comme Dean Forsyth, on l’avait vu regagner précipitamment la terrasse, toujours comme Dean Forsyth, au moment où le soleil se dégageait des nuages. Non moins préoccupé que son rival, il ne semblait pas qu’il fût disposé à redescendre.

Et cependant, impossible de décider sans lui la grande question qui allait être discutée en assemblée générale.

«Tiens! s’écria Loo, dès que le jeune homme eut franchi la porte du salon, voilà Mr Francis, l’éternel Mr Francis!… Ma parole, on ne voit que lui ici!»

Francis Gordon se contenta de menacer du doigt la fillette, et, lorsqu’on fut assis, la conversation s’établit, pleine de simple et naturelle bonhomie. Il semblait qu’on ne se fût pas quitté depuis la veille, et, de fait, en pensée tout au moins, les deux fiancés ne se séparaient jamais l’un de l’autre. Miss Loo prétendait même que «l’éternel Francis» était toujours dans la maison, que, s’il feignait de sortir par la porte de la rue, c’était pour rentrer par celle du jardin.

On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours. Jenny écoutait ce que disait Francis, avec un sérieux qui ne lui enlevait rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets d’avenir dont la réalisation ne pouvait être éloignée. Pourquoi, en effet, aurait-on prévu un retard? Déjà, Francis Gordon avait trouvé dans Lambeth street une jolie maison qui conviendrait parfaitement au jeune ménage, C’était dans le quartier de l’Ouest, avec vue sur le cours du Potomac, et pas très loin de Moriss street. Mrs Hudelson promit d’aller visiter cette maison, et, pour peu qu’elle plût à sa future locataire, elle serait louée sous huitaine. Bien entendu, Loo accompagnerait sa mère et sa sœur. Elle n’aurait pas admis que l’on se fût passé de son avis.

«A propos! s’écria-t-elle tout à coup, et Mr Forsyth?… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui?

– Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.

– C’est que sa présence est indispensable pour résoudre la question, fit observer Mrs Hudelson.

– Il le sait, et ne manquera pas au rendez-vous.

– S’il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante, il aurait affaire à moi, et n’en serait pas quitte à bon marché.

– Et Mr Hudelson?… demanda Francis. Nous n’avons pas moins besoin de lui que de mon oncle.

– Père est dans son donjon, dit Jenny. Il descendra aussitôt qu’il sera prévenu.

– Je m’en charge, répondit Loo. J’aurai vite grimpé ses six étages.»

Il importait, en effet, que Mr Forsyth et Mr Hudelson fussent là. Ne s’agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie? En principe, le mariage devait être célébré dans le plus court délai, mais à la condition, cependant, que la demoiselle d’honneur eût le temps de se faire confectionner sa jolie robe – une robe longue de demoiselle, s’il vous plaît, qu’elle comptait étrenner dans ce jour mémorable.

De là, cette observation que se permit Francis en plaisantant:

«Mais si elle n’était pas prête, la fameuse robe?

– Dans ce cas, on remettrait la noce!» décréta l’impérieuse personne.

Et cette réponse fut accompagnée d’un tel éclat de rire, que Mr Hudelson dut certainement l’entendre des hauteurs de son donjon.

Cependant l’aiguille de la pendule franchissait successivement toutes les minutes du cadran, et Mr Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait beau se pencher hors de la fenêtre d’où elle apercevait la porte d’entrée, pas de Mr Forsyth!… Il fallut donc s’armer de patience – une arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.

«Mon oncle m’a pourtant bien promis… répétait Francis Gordon; mais, depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu’il a.

– Mr Forsyth n’est point souffrant, j’espère? demanda Jenny.

– Non, soucieux… préoccupé… On ne peut pas en tirer dix paroles. Je ne sais ce qu’il peut avoir dans la tête.

– Quelque éclat d’étoile! s’écria la fillette.

– Il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il m’a paru plus absorbé que jamais. Impossible de l’arracher de son observatoire. Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans le ciel.

– Ma foi! répondit Francis, je serais tenté de le croire, à la façon dont se comporte mon oncle. Il ne sort plus; il ne dort plus; il mange à peine; il oublie l’heure des repas…

– Ce que Mitz doit être contente! s’écria Loo.

– Elle enrage, déclara Francis, mais cela n’y fait rien. Mon oncle, qui jusqu’ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n’y prête plus la moindre attention.

– C’est tout à fait comme ici, dit Jenny en souriant. Ma sœur paraît avoir perdu son influence sur papa… et l’on sait si elle était grande!

– Est-ce possible, mademoiselle Loo? demanda Francis sur le même ton.

– Ce n’est que trop vrai! répliqua la fillette; mais, patience… patience! Il faudra bien que Mitz et moi nous finissions par avoir raison du père et de l’oncle.

– Enfin, reprit Jenny, que peut-il leur être arrivé à tous les deux?

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– C’est quelque planète de valeur qu’ils auront égarée, s’écria Loo. Pourvu, mon Dieu, qu’ils l’aient retrouvée avant la noce!

– Nous plaisantons, interrompit Mrs Hudelson, et, en attendant, Mr Forsyth ne vient pas.

– Et voilà que quatre heures et demie vont sonner! ajouta Jenny.

– Si mon oncle n’est pas ici dans cinq minutes, décida Francis Gordon, je cours le chercher.»

En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.

«C’est Mr Forsyth, affirma Loo. Là!… il continue à sonner!… Quel carillon!… Je parie qu’il écoute voler une comète et qu’il ne s’aperçoit même pas qu’il sonne!»

C’était bien Mr Dean Forsyth. Il entra presque aussitôt dans le salon, où Loo l’accueillit avec de vifs reproches.

«En retard!… en retard!… Vous voulez donc qu’on vous gronde?

– Bonjour, Mrs Hudelson! bonjour, ma chère Jenny! dit Mr Forsyth en embrassant la jeune fille; bonjour!» répéta-t-il en tapotant les joues de la fillette.

Toutes ces politesses étaient faites d’un air distrait. Ainsi que l’avait présumé Loo, Mr Dean Forsyth avait, comme on dit, «la tête ailleurs».

«Mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant point arriver à l’heure convenue, j’ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous.

– Un peu, je l’avoue, et je m’en excuse, Mrs Hudelson. Heureusement, Mitz me l’a rappelé de la bonne manière.

– Elle a bien fait, déclara Loo.

– Ne m’accablez pas, petite Miss!… Des préoccupations graves… Je suis peut-être à la veille d’une découverte des plus intéressantes.

– C’est comme papa… commença Loo.

– Quoi! s’écria Mr Dean Forsyth en se relevant d’un bond, à faire croire qu’un ressort venait de se détendre dans le fond de son fauteuil, vous dites que le docteur…

– Nous ne disons rien, mon bon Mr Forsyth», se hâta de répondre Mrs Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu’il ne surgît une nouvelle cause de rivalité entre son mari et l’oncle de Francis Gordon.

Puis elle ajouta, pour couper court à l’incident:

«Loo, va chercher ton père.»

Légère comme un oiseau, la fillette s’élança vers le donjon. A n’en pas douter, si elle prit l’escalier, au lieu de s’envoler par la fenêtre, c’est qu’elle ne voulut pas se servir de ses ailes.

Une minute plus tard, Mr Sydney Hudelson faisait son entrée dans le salon. Physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire craindre un coup de sang.

Mr Dean Forsyth et lui échangèrent une poignée de main sans conviction, tout en se sondant réciproquement d’un regard oblique. Ils s’observaient à la dérobée, comme s’ils éprouvaient une certaine défiance l’un de l’autre.

Mais, après tout, les deux familles s’étaient réunies dans le but de fixer la date du mariage, – ou, pour employer le langage de Loo, de la conjonction des astres Francis et Jenny. – Il n’y avait donc qu’à fixer cette date. Tout le monde étant d’avis que la cérémonie devait avoir lieu dans le plus court délai possible, la conversation ne fut pas longue.

Mr Dean Forsyth et Mr Hudelson y accordèrent-ils même grande attention? Il est permis de croire, plutôt, qu’ils étaient partis à la poursuite de quelque astéroïde perdu à travers l’espace, chacun d’eux se demandant si l’autre n’était pas sur le point de le retrouver.

En tout cas, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût fixé à quelques semaines de là. On était au 21 mars. On prit pour date le 15 mai.

De cette manière, on aurait, en se pressant un peu, le temps d’aménager le nouvel appartement.

«Et de finir ma robe,» ajouta Loo de l’air le plus sérieux du monde.

 

 

Chapitre IV

Comment deux lettres envoyées, l’une a l’Observatoire de Pittsburg, 
l’autre a l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides.

 

Monsieur le Directeur de l’Observatoire de Pittsburg, Pennsylvanie.

«Whaston, 24 mars.

«Monsieur le Directeur,

«J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait suivant, qui est de nature à intéresser la science astronomique. Dans la matinée du 16 mars courant, j’ai découvert un bolide qui traversait la zone septentrionale du ciel avec une vitesse considérable. Sa trajectoire, sensiblement Nord-Sud, faisait avec le méridien un angle de 3°31’, que j’ai pu mesurer avec exactitude. Il était sept heures trente-sept minutes vingt secondes, lorsqu’il est apparu dans l’objectif de ma lunette, et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes lorsqu’il a disparu. Depuis, il m’a été impossible de le revoir, malgré les plus minutieuses recherches. C’est pourquoi je vous prie de bien vouloir prendre note de cette observation et me donner acte de la présente lettre, laquelle, dans le cas où ledit météore serait visible de nouveau, m’assurerait la priorité de cette précieuse découverte

«Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma très haute considération et me croire votre très humble serviteur.

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«Dean Forsyth,

«Elisabeth street.»

 

A Monsieur le Directeur de l’Observatoire de Cincinnati, Ohio,

«Whaston, le 24 mars…

«Monsieur le Directeur,

«Dans la matinée du 16 mars, entre sept heures trente-sept minutes vingt secondes et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes, j’ai eu l’heureuse chance de découvrir un nouveau bolide qui se déplaçait du Nord au Sud, dans la zone septentrionale du ciel, sa direction apparente ne faisant avec le méridien qu’un angle de 3°31’. Depuis, je n’ai pu ressaisir la trajectoire de ce météore. Mais, s’il reparaît sur notre horizon, ce dont je ne doute pas, il me semble juste d’être considéré comme l’auteur de cette découverte qui mérite d’être classée dans les annales astronomiques de notre temps. C’est dans ce but que je prends la liberté de vous adresser la présente lettre, dont je vous serais obligé de bien vouloir m’accuser réception.

«Veuillez agréer, monsieur le Directeur, avec mes très humbles salutations, l’assurance de mes respectueux sentiments.

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«Docteur Sydney Hudelson,

«17, Moriss street.»

 

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1 Diminutif de Louisa.