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Jules Verne

 

clovis dardentor

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

45 illustrations par L. Benett

dont 6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, 1896

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIII

Dans lequel la reconnaissance et le désappointement de Jean Taconnat
 se mélangent à dose égale.

 

aya, l’ancienne Sidi-bel-Khéradji des Arabes, – maintenant une ville entourée d’un mur crénelé, défendue par quatre bastions, – commande cette entrée des hauts plateaux oranais.

Afin de reposer les touristes des fatigues de ces deux premiers jours, le programme avait prévu vingt-quatre heures de halte dans ce chef-lieu d’annexé. La caravane ne devait donc en repartir que le lendemain.

Du reste, il n’y aurait eu aucun inconvénient à y prolonger le séjour, car le climat de cette bourgade, à près de quatorze cents mètres d’altitude, au flanc de montagnes boisées, au milieu d’une forêt de pins et de chênes de quatorze mille hectares, jouit d’une salubrité exceptionnelle, qui est à juste titre très recherchée des Européens.

Dans cette ville de seize à dix-sept cents habitants, indigènes en presque totalité, les Français s’y réduisent aux officiers et soldats de ce poste militaire.

Il n’y a pas lieu de s’étendre sur cette halte que les excursionnistes firent à Daya. Les dames ne se promenèrent pas en dehors de la ville. Les hommes s’aventurèrent un peu plus loin, sur la pente des montagnes, à l’intérieur de belles forêts. Quelques-uns descendirent même vers la plaine, jusqu’à ces bois marécageux qui portent le même nom que la bourgade, et dans lesquels poussent les bétoums, les pistachiers, les jujubiers sauvages.

Toujours attirant, toujours admirant, ce fut M. Dardentor qui entraîna ses compagnons pendant toute cette journée. Peut-être Marcel Lornans eût-il préféré rester avec Mme et Mlle Elissane, dût-il subir l’insupportable présence des Désirandelle. Mais le sauveur ne pouvait se séparer du sauvé. Quant à Jean Taconnat, sa place n’était-elle pas tout indiquée près du Perpignanais, dont il ne s’écarta pas d’une semelle.

Un seul ne prit point part à cette excursion, ce fut précisément Agathocle, grâce à l’intervention de Clovis Dardentor qui sermonna M. et Mme Désirandelle. Il fallait que leur fils demeurât près de Louise Elissane, puisque ces dames ne les accompagnaient pas… Une explication franche éclaircirait la situation des deux fiancés… Le moment était venu de provoquer cette explication… etc. Et, par ordre, Agathocle était resté.

Eut-elle lieu cette explication?… on ne sait. Néanmoins, le soir même, M. Dardentor, prenant Louise à part, lui demanda si elle était bien reposée, de manière à repartir le lendemain…

«Dès la première heure, monsieur Dardentor, répondit la jeune fille, dont le visage reflétait encore un indéfinissable ennui.

– Agathocle vous a tenu compagnie toute la journée, ma chère demoiselle!… Vous aurez pu causer plus à l’aise… C’est à moi que vous devez…

– Ah! c’est à vous, monsieur Dardentor…

– Oui… j’ai eu cette excellente idée, et je ne doute pas que vous ne soyez satisfaite…

– Oh! monsieur Dardentor!»

Ce ah! et ce oh! en disaient long, – si long même qu’une conversation de deux heures n’en eût pas dit davantage. Cependant notre Perpignanais ne s’en tint pas là, il pressa Louise, et en tira l’aveu qu’elle ne pouvait souffrir Agathocle.

«Diable! murmura-t-il en s’en allant, cela ne va pas tout seul! Bah! le dernier mot n’est pas prononcé!… Insondable, le cœur des jeunes filles, et comme j’ai eu raison de ne pas piquer une tête dans un de ces puits-là!»

Ainsi raisonna Clovis Dardentor, mais il ne lui vint point à l’esprit que Marcel Lornans eût pu faire du tort au fils Désirandelle. A son avis, la nullité flagrante, l’inconsciente sottise de son prétendu, suffisaient à expliquer le dédain de Louise Elissane.

Le lendemain, la bourgade de Daya fut laissée en arrière dès sept heures. Bêtes et gens, tous étaient frais et dispos. Temps des plus favorables, ciel embrumé au lever de l’aube, et qui ne tarderait pas à se dégager. Au surplus, pas de pluie en perspective. Les nuages se condensent si rarement à la surface de la province oranaise qu’en vingt ans la moyenne de la hauteur des pluies n’a pas donné un mètre, – moitié de ce qui est tombé dans les autres provinces de l’Algérie. Heureusement, si l’eau ne vient pas du ciel, elle vient du sol, grâce aux multiples ramifications des oueds.

La distance entre Daya et Sebdou est d’environ soixante-quatorze kilomètres, en suivant la route carrossable qui conduit de Ras-el-Ma à Sebdou par El-Gor. Cette distance est allongée de cinq lieues de Daya à Ras-el-Ma. Toutefois le mieux est encore d’accepter cet allongement plutôt que de s’aventurer en ligne droite à travers les plantations d’alfa de l’Ouest et les cultures indigènes. Ce pays accidenté n’offre plus aux voyageurs le salutaire ombrage des forêts limitrophes du Sud.

Depuis Daya, la route descend vers Sebdou. En partant de bon matin, avec une plus rapide allure des attelages, la caravane comptait atteindre El-Gor dans la soirée. Forte étape, sans doute, uniquement coupée par le déjeuner de midi, et dont méharis, chevaux et mulets auraient pu seuls se plaindre, mais ils ne se plaindraient pas.

Donc, l’ordre habituel fut maintenu au milieu d’une contrée où abondent les sources, Aïn-Sba, Aïn-Bahiri, Aïn-Sissa, affluents de l’Oued-Messoulen, et aussi les ruines berbères, romaines, marabouts arabes. Les touristes, dans les deux premières heures, enlevèrent les vingt kilomètres jusqu’à Ras-el-Ma, une station de chemin de fer en construction que Sidi-bel-Abbès détache vers la région des hauts plateaux. C’était le point le plus au sud qu’ils dussent atteindre pendant ce voyage circulaire.

Il n’y avait plus qu’à suivre la longue courbe qui relie Ras-el-Ma à El-Gor, qu’il ne faut pas confondre avec une station dudit chemin de fer.

Courte halte en cet endroit, où travaillaient alors les ouvriers de la voie ferrée, – laquelle, depuis la station de Magenta, longe la rive gauche de l’Oued-Hacaïba, en remontant de la cote neuf cent cinquante-cinq à la cote onze cent quatorze.

On pénétra d’abord dans une petite forêt de quatre mille hectares, la forêt de Hacaïba, que cet oued sépare du bois de Daya, et dont les eaux sont retenues par un barrage en amont de Magenta.

A onze heures et demie, il y eut arrêt sur la lisière opposée de la forêt.

«Messieurs, dit l’agent Derivas, après avoir conféré avec le guide Moktani, je vous propose de déjeuner en ce lieu.

– Une proposition qui est toujours bien accueillie, lorsque l’on meurt de faim! répondit Jean Taconnat.

– Et nous en mourons! ajouta M. Dardentor. J’ai le coffre d’un vide!…

– Voici précisément un rio qui nous fournira une eau claire et fraîche, observa Marcel Lornans, et pour peu que l’endroit convienne à ces dames…

– La proposition de Moktani, reprit M. Derivas, doit d’autant plus être acceptée que, jusqu’à la forêt d’Ourgla, c’est-à-dire pendant douze à quinze kilomètres à travers les plantations d’alfa, l’ombrage nous fera défaut…

– Nous acceptons, répliqua M. Dardentor, approuvé par ses compagnons. Mais que ces dames ne s’effraient pas d’un bout de cheminement en plein soleil. Elles seront abritées dans leurs chars à bancs… Quant à nous, il suffira que nous regardions en face l’astre du jour pour lui faire baisser les yeux…

– Plus forts que des aigles!» ajouta Jean Taconnat.

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On déjeuna, comme la veille, avec les provisions du chariot dont une partie avait été renouvelée à Daya, et qui assuraient le voyage jusqu’à Sebdou.

Une plus grande intimité existait déjà entre les divers membres de la caravane, à l’exception de M. Eustache Oriental, lequel se tenait toujours à part. Il n’y avait qu’à se réjouir, d’ailleurs, de la façon dont s’accomplissait cette excursion, et à féliciter la compagnie qui avait tout prévu, à la complète satisfaction de sa clientèle.

Marcel Lornans se distingua par ses prévenances. Instinctivement, M. Dardentor se sentait fier de lui, comme un père l’eût été de son fils. Il cherchait même à le faire valoir, et ce cri du cœur lui échappa:

«Hein! mesdames, ai-je été bien avisé de sauver ce cher Marcel, de l’arracher…

– Aux flammes tourbillonnantes d’un wagon en feu! ne put s’empêcher de répondre Jean Taconnat.

– Parfait!… parfait! s’écria M. Dardentor. Elle est de moi cette phrase, qui se déroule en mots ronflants et superbes! Est-elle à ton gré, Patrice?»

Patrice répondit avec un sourire:

«Elle a vraiment une belle allure, et lorsque monsieur s’exprime de cette façon académique…

– Allons, messieurs, dit le Perpignanais en levant son verre, à la santé de ces dames… et à la nôtre aussi! N’oublions pas que nous sommes dans le pays des Béni-Pompe-Toujours!

– Ça ne pouvait pas durer!» murmura Patrice en baissant la tête.

Inutile de mentionner que M. et Mme Désirandelle trouvaient Marcel Lornans de plus en plus insupportable, un bellâtre, un faiseur de grâces, un poseur, un infatué, et ils se promettaient bien de désabuser M. Dardentor sur son compte, – chose difficile, sans doute, au point où en était cet homme expansif.

A midi et demi, les paniers, les bouteilles, la vaisselle furent replacés dans le chariot, et l’on se disposa à partir.

Mais, à ce moment, fut remarquée l’absence de M. Eustache Oriental.

«Je ne vois plus M. Oriental… dit l’agent Derivas.

Personne n’apercevait ce personnage, bien qu’il eût pris part au repas avec son exactitude et son appétit ordinaires.

Qu’était-il devenu?…

«Monsieur Oriental?… cria Clovis Dardentor de sa voix puissante. Où donc est-il passé, ce coco-là avec son télescope de poche?… Hé! monsieur Oriental…»

Nulle réponse.

«Ce monsieur, dit Mme Elissane, nous ne pouvons cependant pas l’abandonner…»

Évidemment, cela ne se pouvait pas. On se mit donc à sa recherche, et bientôt, à l’angle de la forêt, l’astronome se montra, sa longue-vue braquée vers le nord-ouest.

«Ne le troublons pas, conseilla M. Dardentor, puisqu’il est en train d’interroger l’horizon?… Savez-vous que ce particulier-là est capable de nous rendre de grands services!… Rien qu’en prenant la hauteur du soleil, si notre guide venait à s’égarer, il nous remettrait en direction…

– Du garde-manger… acheva Jean Taconnat.

– Parfaitement!»

Une vaste exploitation d’alfa occupe cette partie du territoire d’Ouled-Balagh que les excursionnistes traversaient en remontant vers El-Gor. A peine si le chemin, bordé de graminées innombrables, se développant à perte de vue, offrait passage aux voitures. On ne put s’avancer qu’en file indienne.

Une chaleur tremblotante pesait sur ces larges espaces. Il fallut clore les chars à bancs. Si jamais Marcel Lornans maudit l’astre radieux, ce fut bien ce jour-là, puisque la jolie figure de Louise Elissane disparut derrière les rideaux. Quant à Clovis Dardentor, au grand dommage de ses glandes sudoripares, achevalé entre les deux bosses de son méhari, «bédouinant comme un vrai fils de Mahomet», il n’avait pu faire baisser les yeux du soleil, paraît-il, et, s’épongeant le crâne, peut-être regrettait-il le tabourka arabe qui l’eût protégé contre ses rayons incendiaires.

«Tudieu! s’écria-t-il, il est chauffé à blanc ce poêle mobile qui se trimbale d’un bout de l’horizon à l’autre! Aussi, comme il vous tape sur la coloquinte!

– La tête… s’il plaît à monsieur!» fit observer Patrice.

Vers le nord-ouest s’arrondissaient les hauteurs boisées de la forêt d’Ourgla, tandis qu’au sud apparaissait l’énorme massif des hauts plateaux.

A trois heures, on atteignit la forêt dans laquelle la caravane allait retrouver, sous l’impénétrable plafond des chênes verts, un air saturé de senteurs fraîches et vivifiantes.

Cette forêt d’Ourgla est l’une des plus spacieuses de la région, puisqu’elle ne mesure pas moins de soixante-quinze mille hectares. La route la traverse sur une longueur de onze à douze kilomètres. Largement percée pour les charrois que le gouvernement effectue à l’époque des coupes, elle permit aux touristes de se réunir à leur convenance. Les rideaux des voitures furent relevés, les cavaliers se rapprochèrent. De joyeux propos s’échangèrent d’un groupe à l’autre. Et M. Dardentor de répéter, en quêtant des félicitations que personne ne lui refusa, – sauf les Désirandelle, plus maussades que jamais:

«Hein! mes amis, quel est le brave homme qui vous a conseillé ce délicieux voyage?… Êtes-vous contente, madame Elissane, et vous, ma chère demoiselle Louise?… Hésitiez-vous assez, cependant, à quitter votre habitation de la rue du Vieux-Château!… Voyons!… Est-ce que cette magnifique forêt ne dégote pas les rues d’Oran?… Est-ce le boulevard Oudinot ou la promenade de Létang qui pourraient piger avec elle?…

Non! ils n’auraient pas pu «piger», ô Patrice! d’autant que, en ce moment, une troupe de petits singes faisait escorte, gambadant entre les arbres, sautant de branche en branche, criant et grimaçant à qui mieux mieux. Or, voici que M. Dardentor, désireux de montrer son adresse, – et il était fort adroit, vantardise à part, – émit l’idée d’abattre un de ces gracieux animaux d’un coup de carabine. Or, comme d’autres auraient voulu l’imiter, sans doute, c’eût été le massacre de toute la bande simienne. Mais les dames intercédèrent, et le moyen de résister à Mlle Louise Elissane, demandant grâce pour ces jolis échantillons de la faune algérienne!

– Et puis, murmura Jean Taconnat, qui se haussa sur ses étriers jusqu’à l’oreille de M. Dardentor, à viser un singe, vous risqueriez d’attraper Agathocle!…

– Oh! monsieur Jean, répondit le Perpignanais… Vraiment, vous l’accablez, ce garçon!… Ce n’est pas généreux!»

Et, comme il regardait le fils Désirandelle que son mulet, par un écart brusque, venait d’envoyer à quatre pas en arrière, sans grand mal, il ajouta:

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«D’ailleurs, un singe ne serait pas tombé…

– C’est juste, répliqua Jean, et je demande pardon aux quadrumanes de ma comparaison!»

Il importait, si l’on voulait atteindre El-Gor avant la nuit, de donner un fort coup de collier pendant les dernières heures de cette après-midi.

Les attelages furent donc mis au trot, – allure qui provoqua de nombreuses secousses. Si la route était carrossable pour des charrois d’alfaciers ou de bûcherons, elle laissait à désirer pour une caravane de touristes. Cependant, malgré les cahots des voitures et les faux pas des montures sur un sol coupé d’ornières ou bossue de racines, on n’entendit aucune plainte.

Les dames, principalement, avaient hâte d’être arrivées à El-Gor, c’est-à-dire en un lieu où elles seraient en sûreté. La pensée de cheminer à travers la forêt après le coucher du soleil ne leur souriait guère. D’avoir rencontré des bandes de singes, des troupes d’antilopes ou de gazelles, c’était charmant. Mais, parfois, retentirent des hurlements lointains, et lorsque les tanières ont lâché leurs fauves au milieu des ténèbres…

«Mesdames, dit Clovis Dardentor dans l’intention de les rassurer, ne vous effrayez pas de ce qui n’a rien d’effrayant! Si nous étions surpris par l’obscurité en pleins bois, le beau malheur, en vérité!… Je vous organiserais un campement à l’abri des voitures, et l’on coucherait à la belle étoile!… Je suis sûr que vous n’auriez pas peur, mademoiselle Louise?…

– Avec vous… non, monsieur Dardentor.

– Voyez-vous cela… avec M. Dardentor! Hein! mesdames!… Cette chère enfant a confiance en moi… et elle a raison.

– Quelque confiance qu’on puisse avoir en votre valeur, répondit Mme Désirandelle, nous préférons ne point être forcés de la mettre à l’épreuve!»

Et la mère d’Agathocle prononça ces mots d’un ton sec, qui eut l’approbation tacite de son mari.

«N’ayez aucune crainte, mesdames, dit Marcel Lornans. Le cas échéant, M. Dardentor pourrait compter sur nous tous, et nous sacrifierions notre vie avant…

– Belle avance, riposta M. Désirandelle, si nous perdions la nôtre après!

– Trop de logique, mon vieil ami! s’écria Clovis Dardentor. En somme, je n’imagine pas quel danger…

– Le danger d’être attaqués par une bande de malfaiteurs?… répondit Mme Désirandelle.

– Je crois qu’il n’y a rien à redouter de ce chef, affirma l’agent Derivas.

– Qu’en savez-vous? reprit la dame, qui ne voulait pas se rendre. D’ailleurs, ces fauves qui courent la nuit…

– Rien à craindre non plus! s’écria M. Dardentor. On se garderait avec des sentinelles postées aux angles du campement, des feux entretenus jusqu’au lever du jour… On donnerait la carabine de Castibelza à Agathocle, et on le placerait…

– Je vous prie de laisser Agathocle où il est! riposta aigrement Mme Désirandelle.

– Soit, qu’il y reste! Mais M. Marcel et M. Jean feraient bonne faction…

– Quoique nous n’en doutions pas, conclut Mme Elissane, le mieux est d’atteindre El-Gor.

– Alors, en avant, chevaux, mulets et méharis! clama Clovis Dardentor. Qu’ils ouvrent le compas et tricotent des guibolles!

– Jamais cet homme-là ne peut finir d’une façon convenable!» pensa Patrice.

Et il cingla son mulet d’un coup de houssine, dont il n’eût pas été fâché de gratifier son maître.

Enfin, la caravane marcha d’un si bon trot que, vers six heures et demie, elle s’arrêtait sur la lisière opposée de la forêt d’Ourgla. Cinq à six kilomètres seulement la séparaient d’El-Gor, où elle arriverait avant la nuit.

En cet endroit se présenta un passage de rivière, un peu moins facile que les précédents.

Un oued assez large coupait la route. Le Sâr, tributaire de l’Oued-Slissen, avait subi une crue, due sans doute à l’épanchement du trop-plein d’un barrage établi quelques kilomètres au-dessus. Les gués que la caravane avait déjà franchis entre Saïda et Daya mouillaient à peine les jambes des attelages, et autant dire qu’ils étaient à sec. Cette fois, il y avait de quatre-vingts à quatre-vingt-dix centimètres d’eau, mais ce n’était pas pour embarrasser le guide, qui connaissait ce gué.

Moktani choisit donc une place où la déclivité de la grève permettait aux chars à bancs et au chariot de s’engager à travers le lit de l’oued. Comme l’eau ne devait guère dépasser le moyeu des roues, les caisses ne seraient pas atteintes, et les voyageurs étaient assurés d’être transportés sans dommage sur la rive gauche, distante de cent mètres environ.

Le guide prit la tête, suivi de l’agent Derivas et de Clovis Dardentor. Du haut de sa gigantesque monture, celui-ci dominait la surface de la rivière, semblable à un monstre aquatique de l’époque antédiluvienne.

Des deux côtés du char à bancs, dans lequel les dames étaient assises, chevauchaient Marcel Lornans à gauche, Jean Taconnat à droite. Suivaient les deux autres voitures que les touristes n’avaient pas quittées. Les indigènes, montés dans le chariot, formaient l’arrière de la caravane.

Il faut dire que, sur la volonté de sa mère expressément formulée, Agathocle avait dû abandonner son mulet et se hisser dans le chariot. Mme Désirandelle ne voulait pas que son fils fût exposé au désagrément d’un bain forcé dans le Sâr, au cas que le récalcitrant animal se fût livré à quelque fantaisie cabriolante dont son cavalier eût été victime assurément.

Les choses allèrent sans encombre dans la direction que tenait Moktani. Comme le lit s’approfondissait graduellement, les attelages s’enfonçaient au fur et à mesure. Toutefois l’eau ne leur monta pas jusqu’au ventre, même lorsqu’ils eurent atteint le milieu de l’oued. Si les cavaliers relevaient leurs jambes, M. Dardentor et le guide, perchés sur les méharis, n’avaient point à prendre cette précaution.

La moitié de la distance avait donc été franchie, lorsqu’un cri se fit entendre.

Ce cri, c’était Louise Elissane qui l’avait jeté en voyant disparaître Jean Taconnat, dont le cheval venait de manquer des quatre pieds à la fois.

En effet, sur la droite du gué se creusait une dépression, profonde de cinq à six mètres, que le guide eût dû éviter en se tenant plus en amont.

Au cri de Mlle Elissane, la caravane s’arrêta.

Jean Taconnat, bon nageur, n’aurait couru aucun danger, s’il se fût dégagé des étriers. Mais, surpris par la chute, il n’en eut pas le temps, et fut renversé contre le flanc de son cheval, qui se débattait avec violence.

Marcel Lornans poussa vivement sa monture vers la droite, au moment où son cousin disparaissait.

«Jean… cria-t-il, Jean?…»

Et, bien qu’il ne sût pas nager, il allait essayer de lui porter secours, au risque de se noyer lui-même, quand il vit qu’un autre l’avait précédé. Cet autre, c’était Clovis Dardentor.

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Du dos de son méhari, après s’être débarrassé du zerbani qui l’enveloppait, le Perpignanais venait de se jeter dans le Sâr, et nageait vers l’endroit où l’eau bouillonnait encore.

Immobiles, haletants, épouvantés, tous regardaient le courageux sauveteur… N’avait-il pas trop présumé de ses forces?… N’aurait-on pas à compter deux victimes au lieu d’une?…

Au bout de quelques secondes, Clovis Dardentor reparut, traînant Jean Taconnat, à demi suffoqué, et qu’il était parvenu à dégager de ses étriers. Il le tenait par le collet, il lui relevait la tête au-dessus de l’eau, tandis que, de sa main restée libre, il le ramenait vers le gué.

Quelques instants plus tard, la caravane gravissait la berge opposée. On descendait des voitures et des chevaux, on s’empressait autour du jeune homme, qui ne tarda pas à reprendre connaissance, alors que Clovis Dardentor se secouait comme un terre-neuve tout mouillé d’un sauvetage.

Jean Taconnat comprit alors ce qui s’était passé, à qui il devait la vie, et, tendant la main à son sauveteur, au lieu du remerciement tout indiqué:

«Pas de chance!» dit-il.

Cette réponse ne fut comprise que de l’ami Marcel.

Puis, derrière un massif d’arbres, à quelques pas de la rive, Clovis Dardentor et Jean Taconnat, auxquels Patrice apporta quelques vêtements tirés de leurs valises, se changèrent de la tête aux pieds.

La caravane se remit en route après une courte halte, et, à huit heures et demie du soir, elle terminait sa longue étape au hameau d’El-Gor.

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel Tlemcen n’est pas visitée avec le soin 
que mérite cette charmante ville.

 

ebdou, un chef-lieu de cercle, une commune mixte de seize cents habitants, – à peine quelques douzaines de Français, – est située au milieu d’un pays dont les sites sont de toute beauté, le climat d’une salubrité exceptionnelle, la campagne d’une fertilité incomparable. On dit même qu’elle fut la Tafraoua des indigènes!… Et, pourtant, Jean Taconnat s’en «fichait comme un esturgeon d’un cure-dents», ainsi que l’aurait pu dire Clovis Dardentor, au risque de froisser les délicatesses de son fidèle serviteur.

En effet, ce pauvre Jean n’avait décoléré ni depuis l’arrivée à El-Gor, ni depuis l’arrivée à Sebdou? Pendant le restant de la journée que la caravane passa dans cette petite bourgade, il ne fut pas possible de le tirer de sa chambre. Marcel Lornans dut l’abandonner à lui-même. Il ne voulait voir ni recevoir personne. Cette reconnaissance qu’il devait, en somme, au courageux Perpignanais, il s’estimait incapable de la ressentir, encore moins de l’exprimer. S’il eût sauté au cou de son sauveur, quelle envie féroce il aurait eue de l’étrangler.

Il résulte de ceci que seuls M. Dardentor et Marcel Lornans, sans parler de quelques autres touristes, fidèles au programme du voyage, visitèrent consciencieusement Sebdou. Les dames, mal remises encore de leur émotion et de leurs fatigues, avaient pris la résolution de consacrer cette journée au repos – résolution dont fut fort marri Marcel Lornans, car il ne rencontra Louise Elissane qu’au déjeuner et au dîner.

Au surplus, Sebdou n’offrait rien de très curieux, et une heure eût suffi à parcourir cette bourgade. Cependant Clovis Dardentor y trouva ce contingent habituel de fours à chaux, de tuileries, de moulins, qui fonctionnent dans presque toutes les villes de la province oranaise. Ses compagnons et lui firent le tour de la muraille bastionnée qui ceint la bourgade, laquelle fut pendant quelques années un poste avancé de la colonie française. Mais, comme ce jour-là, jeudi, il y avait grand marché arabe, notre Perpignanais prit un vif intérêt à ce mouvement commercial.

Bref, la caravane partit le lendemain 19 mai, et de bonne heure, afin d’enlever les quarante kilomètres qui séparent Sebdou de Tlemcen. En sortant, au-delà de l’Oued-Merdja, un affluent de la Tafna, elle longea une large exploitation d’alfaciers, elle traversa des aïns aux eaux limpides, elle franchit de moyennes forêts, elle fit halte pour le déjeuner dans un caravansérail situé à quinze cents mètres d’altitude, puis, par le village de Terni et les Montagnes-Noires, au-delà de l’Oued-Sakaf, elle atteignit Tlemcen.

Après cette rude étape, un bon hôtel reçut tout ce monde, qui devait y séjourner trente-six heures.

Durant la route, Jean Taconnat s’était tenu à l’écart, répondant à peine aux démonstrations quasi paternelles de M. Dardentor. A son désappointement se mêlait une certaine dose de honte. Lui, l’obligé de celui dont il voulait faire le sien! Aussi, ce matin-là, après avoir boudé depuis la veille, sauta-t-il hors de son lit, et réveilla-t-il Marcel Lornans en l’apostrophant de la sorte:

«Eh bien!… qu’en dis-tu?»

Le dormeur n’en pouvait rien dire par la raison que sa bouche n’était pas plus ouverte que ses yeux.

Et son cousin allait, venait, gesticulait, croisait les bras, se dépensait en récriminations bruyantes. Non! il ne prendrait plus les choses gaiement, comme il l’avait promis! Il était décidé à les prendre au tragique.

Enfin, sur la question qui lui fut de nouveau posée, le Parisien, se redressant, ne trouva que ceci à répondre:

«Ce que je dis, Jean, c’est que tu te calmes! Lorsque la malchance se prononce si catégoriquement, le mieux est de se soumettre…

– Ou de se démettre! riposta Jean Taconnat. Je la connais, celle-là, et je n’en ferai pas ma devise! Non, en vérité, c’est trop fort! Quand je songe que sur trois des conditions imposées par le code, il s’en est présenté deux, les flots et les flammes! Et cet inqualifiable Dardentor qui aurait pu être enveloppé par les flammes du train, qui aurait pu disparaître sous les flots du Sâr, et que peut-être toi ou moi nous eussions sauvé… c’est lui qui a joué ce rôle de sauveteur!… Et c’est toi, Marcel, que l’incendie, et moi, Jean, que la noyade ont choisis pour victimes!…

– Veux-tu mon avis, Jean?…

– Va, Marcel.

– Eh bien! je trouve cela drôle.

– Ah!… tu trouves cela drôle?…

– Oui… et je pense que si le troisième incident se produisait, par exemple un combat pendant la dernière partie du voyage, je me trompe fort, ou ce serait M. Dardentor qui nous sauverait tous les deux à la fois!»

Jean Taconnat frappait du pied, repoussait les chaises, tapait sur les vitres de la fenêtre à les briser, et, – ce qui semblera assez singulier, – c’est que cette fureur fût réellement sérieuse chez un fantaisiste tel que lui!

«Vois-tu, mon vieux Jean, reprit Marcel Lornans, tu devrais renoncer à te faire adopter par M. Dardentor, comme j’y ai renoncé pour mon compte…

– Jamais!

– D’autant que maintenant qu’il t’a sauvé, il va t’adorer comme il m’adore, cet émule de l’immortel Perrichon!

– Je n’ai pas besoin de ses adorations, Marcel, mais de son adoption, et, que Mahomet m’étrangle, si je ne trouve pas le moyen de devenir son fils!

– Et de quelle façon t’y prendras-tu, puisque la chance se déclare invariablement en sa faveur?…

– Je lui préparerai des traquenards… Je le pousserai dans le premier torrent que nous rencontrerons… Je mettrai, s’il le faut, le feu à sa chambre, à sa maison… Je recruterai une bande de Bédouins ou de Touaregs qui nous attaqueront en route… Enfin, je lui tendrai des pièges…

– Et sais-tu ce qui arrivera de tes pièges, Jean?…

– Il arrivera…

– Que c’est toi qui tomberas dedans, et que tu en seras tiré par M. Dardentor, le protégé des bonnes fées, le favori de la Providence, le prototype de l’homme chanceux, auquel tout a réussi dans la vie, et pour qui la roue de dame Fortune a toujours tourné dans le bon sens…

– Soit, mais je saurai bien saisir la première occasion de lui fausser sa manivelle!

– Du reste, Jean, nous voici à Tlemcen…

– Eh bien?…

– Eh bien! avant trois ou quatre jours, nous serons à Oran, et ce que nous aurons à faire de plus sage, ce sera de jeter toutes nos velléités d’avenir… dans le panier aux oublis, et d’aller signer notre engagement…»

Au prononcé de cette phrase, la voix de Marcel Lornans s’était visiblement altérée.

«Dis donc, mon pauvre ami, reprit Jean Taconnat, je croyais que Mlle Louise Elissane…

– Oui… Jean… oui!… Mais… pourquoi songer?… Un rêve qui ne saurait jamais être une réalité!… Du moins, je garderai de cette jeune fille un souvenir ineffaçable…

– Tu es si résigné que cela, Marcel?…

– Je le suis…

– A peu près autant que moi à ne pas devenir le fils adoptif de M. Dardentor! s’écria Jean Taconnat. Et, s’il faut te dire toute ma pensée, il me semble que, de nous deux, c’est toi qui aurais le plus de chance de réussir…

– Tu es fou!

– Non… car enfin le guignon n’est pas acharné contre toi, que je sache, et je crois qu’il serait plus facile à Mlle Elissane de devenir Mme Lornans qu’à Jean Taconnat de devenir Jean Dardentor, bien que pour moi il ne s’agisse que d’un simple changement de nom!»

Tandis que les deux jeunes gens s’abandonnaient à une conversation qui dura jusqu’au déjeuner, Clovis Dardentor, aidé de Patrice, s’occupait de sa toilette. La visite de Tlemcen et des environs ne devait commencer que dans l’après-midi.

«Eh bien! Patrice, demanda le maître au serviteur, que penses-tu de ces deux jeunes gens?…

– M. Jean et M. Marcel?…

– Oui.

– Je pense que l’un aurait péri dans les flammes et l’autre dans les flots, si monsieur ne se fût dévoué, au risque de sa vie, pour les arracher à une mort terrible!

– Et c’eût été dommage, Patrice, car tous deux méritent une longue et heureuse existence! Avec leur caractère aimable, leur bonne humeur, leur intelligence, leur esprit, ils feront du chemin en ce monde, n’est-ce pas, Patrice?…

– Mon avis est exactement celui de monsieur… Mais monsieur me permettra-t-il une observation qui m’est inspirée par mes réflexions personnelles?…

– Je te le permets… si tu ne tricotes pas trop tes phrases!

– Est-ce que?… Peut-être monsieur contestera-t-il la justesse de mon observation?…

– Va donc, sans chipoter, et ne tourne pas pendant une heure autour du pot!

– Le pot… le pot!… fit Patrice, déjà choqué du «tricotage» qui visait ses périodes favorites.

– Lâcheras-tu ta bonde?…

– Monsieur consentirait-il à me formuler son opinion sur le fils de M. et Mme Désirandelle?…

– Agathocle?… C’est un brave garçon… un peu… et pas assez… et surtout trop… qui ne demande pourtant qu’à partir du pied gauche! Une de ces natures de jeunes gens qui ne se révèlent qu’après le mariage! Peut-être est-il en bois… Donne-moi mon peigne à moustaches…

– Voici le peigne de monsieur.

– Mais du bois dont on fait les meilleurs maris. On lui a choisi un parti excellent, et je suis certain que le bonheur est assuré dans ce ménage sous tous les rapports!… A propos je ne vois pas encore poindre ton observation, Patrice…

– Elle poindra naturellement, lorsque monsieur aura bien voulu répondre à la seconde question que sa condescendance m’autorise à lui poser…

– Pose, propose et dépose!

– Que pense monsieur de Mlle Elissane?…

– Oh! charmante, délicieuse, et bonne, et bien faite, et spirituelle, et intelligente, à la fois rieuse et sérieuse… les mots me manquent… comme la brosse à tête!… Où est fourrée ma brosse à tête?…

– Voici la brosse à tête de Monsieur.

– Et si j’étais marié, je voudrais en avoir une pareille…

– Brosse?…

– Non, triple nigaud!… une femme comme cette chère Louise!… Et je le répète, Agathocle pourra se vanter d’avoir eu la veine de tirer un fameux numéro!

– Ainsi, monsieur croit pouvoir affirmer que ce mariage… est chose faite?…

– C’est comme si l’écharpe du maire les avait cordés l’un à l’autre! D’ailleurs, nous ne sommes venus à Oran que pour cela! Sans doute, j’espérais que les deux futurs se seraient plus intimement rapprochés dans ce voyage. Bon! la chose s’arrangera, Patrice! Les jeunes filles, ça hésite un brin… c’est dans leur caractère! Rappelle-toi ce que je te dis… avant trois semaines, nous danserons à la noce, et si je ne leur pince pas un joli cavalier seul, un peu bien déhanché!…»

Patrice ne digéra pas sans une visible répulsion ce déhanchement dans une cérémonie aussi solennelle!

«Allons… me voici prêt, déclara M. Dardentor, et je ne sais rien encore de ton observation inspirée par des réflexions personnelles…

– Personnelles, et je m’étonne que cette observation ait pu échapper à la perspicacité de monsieur…

– Mais, nom d’un tonneau! va donc comme ça te pousse!… Ton observation?…

– Elle est si juste que monsieur la fera de lui-même… après une troisième question…

– Une troisième!

– Si monsieur ne désire pas…

– Eh! arrive donc au fait, animal! On dirait que tu cherches à me rendre enragé!

– Monsieur sait bien que je suis incapable d’aucune tentative de ce genre contre sa personne!

– Veux-tu la déballer, oui ou non, ta troisième question?…

– Est-ce que monsieur n’a pas remarqué les façons d’être de M. Marcel Lornans depuis le départ d’Oran?…

– Ce cher Marcel?… En effet, il a semblé fort reconnaissant du petit service que j’ai été assez heureux pour lui rendre… et aussi à son cousin… moins démonstratif…

– Il s’agit de M. Marcel Lornans et non de M. Jean Taconnat, répondit Patrice. Monsieur n’a-t-il pas constaté que Mlle Elissane paraît lui plaire infiniment, qu’il s’occupe d’elle plus qu’il ne convient vis-à-vis d’une jeune fille déjà engagée dans les demi-liens des fiançailles, et que M. et Mme Désirandelle en ont conçu un véritable et légitime ombrage, non sans motif?…

– Tu as vu cela, Patrice?…

– N’en déplaise à monsieur.

– Oui… on m’a déjà parlé… cette bonne Mme Désirandelle… je crois!… Bah! c’est pure imagination…

– J’ose affirmer à monsieur que Mme Désirandelle n’est pas la seule à s’être aperçu…

– Vous ne savez ce que vous dites, ni les uns ni les autres! s’écria Clovis Dardentor. Et, d’ailleurs, quand cela serait, à quoi aboutirait?… Non! ce mariage d’Agathocle et de Louise, j’ai promis de le pistonner, je le pistonnerai, et il se fera!

– Bien que je regrette d’être en contradiction avec monsieur, je dois persister dans ma manière de voir…

– Persiste… et joue un air de clarinette par là-dessus!

– Tel qui accuse les gens d’être aveugles!… fit observer sèchement Patrice.

– Mais cela n’a pas le sens commun, futailles que vous êtes!… Marcel… un garçon que j’ai arraché aux flammes tourbillonnantes… rechercher Louise!… C’est aussi bête que si tu prétendais que ce goinfre d’Oriental songe à demander sa main.

– Je n’ai point parlé de M. Eustache Oriental, répondit Patrice, et M. Eustache Oriental n’a rien à voir en cette affaire, toute spéciale à M. Marcel Lornans.

– Où est mon tube?…

– Le tube de monsieur?…

– Oui… mon chapeau?…

– Voici le chapeau de monsieur, et non son… répondit Patrice indigné.

– Et, retiens bien ceci, Patrice, c’est que tu ne sais ce que tu dis, c’est que tu n’y connais goutte, et que tu te fourres l’index dans la prunelle jusqu’au-dessus du coude!»

Puis, M. Dardentor, prenant son chapeau, laissa Patrice retirer comme il le pouvait le doigt qu’il s’était enfoncé à une telle profondeur.

Cependant, peut-être notre Perpignanais se sentait-il un peu ébranlé… Ce rossard d’Agathocle qui ne faisait aucun progrès… Les Désirandelle qui s’avisaient de lui battre froid, à lui, comme s’il eût été responsable des idées de Marcel Lornans, en admettant qu’elles fussent telles… Certains menus faits qui lui revinrent à la mémoire… Enfin il se promit d’ouvrir l’œil et le bon.

Ce matin-là, pendant le déjeuner, Clovis Dardentor ne remarqua rien de suspect. Négligeant un peu Marcel Lornans, il reporta toutes ses aménités sur Jean Taconnat, son «dernier sauvetage», qui répondait mollement.

Quant à Louise Elissane, elle se montra très affectueuse pour lui, et peut-être soupçonna-t-il enfin qu’elle était bien trop charmante pour ce niais dont on voulait faire son mari… et qu’ils semblaient s’accorder comme le sucre et le sel…

«Monsieur Dardentor?… dit Mme Désirandelle, lorsqu’on fut au dessert.

– Excellente amie… répondit M. Dardentor.

– Il n’y a pas de chemin de fer entre Tlemcen et Sidi-bel-Abbès?…

– Si… mais il est en construction…

– C’est regrettable!

– Et pourquoi?…

– Parce que M. Désirandelle et moi, nous eussions préféré le prendre pour retourner à Oran…

– Par exemple! s’écria Clovis Dardentor. La route est superbe jusqu’à Sidi-bel-Abbès! Aucune fatigue à craindre… ni aucun danger… pour personne…»

Et il sourit à Marcel Lornans qui ne vit pas son sourire, et à Jean Taconnat, dont les dents grincèrent comme si elles avaient envie de le mordre.

«Oui, reprit M. Désirandelle, nous sommes très éprouvés par le voyage, et il est regrettable qu’on ne puisse l’abréger… Mme Elissane et Mlle Louise de même que nous, auraient…»

Avant que la phrase eût été achevée, Marcel Lornans avait regardé la jeune fille qui avait regardé le jeune homme. Cette fois, M. Dardentor dut se dire: «Ça y est!» Et, se rappelant cette délicieuse pensée du poète, que «Dieu a donné à la femme la bouche pour parler et les yeux pour répondre», il se demanda quelle réponse avaient faite les yeux de Louise.

«Mille et mille diables!…» murmura-t-il.

Puis:

«Que voulez-vous, mes amis, le chemin de fer ne fonctionne pas encore, et pas moyen de disloquer la caravane!

– Ne pourrait-on partir aujourd’hui même?… reprit Mme Désirandelle.

– Aujourd’hui! s’exclama M. Dardentor. Filer sans avoir visité cette magnifique Tlemcen, ses entrepôts, sa citadelle, ses synagogues, ses mosquées, ses promenades, ses environs, toutes les merveilles que m’a signalées notre guide?… C’est à peine si deux jours suffiraient…

– Ces dames sont trop fatiguées pour entreprendre cette excursion, Dardentor, répondit froidement M. Désirandelle, et je leur tiendrai compagnie. Un tour dans la ville, c’est tout ce que nous ferons!… Libre à vous… avec ces messieurs… que vous avez sauvés du tourbillon des flots et des flammes… de visiter à fond… cette magnifique Tlemcen!… Quoi qu’il arrive, n’est-ce pas, il est convenu que nous partirons demain, dès la première heure!»

C’était formel, et Clovis Dardentor, un peu estomaqué des railleries de M. Désirandelle, vit se rembrunir à la fois les visages de Marcel Lornans et de Louise Elissane. Sentant, d’ailleurs, qu’il ne fallait point insister, il quitta ces dames, après avoir lancé un dernier regard à la jeune fille attristée:

«Venez-vous, Marcel, venez-vous, Jean?… proposa-t-il.

– Nous vous suivons, répondit l’un.

– Il finira par nous tutoyer!» murmura l’autre, non sans quelque dédain.

Dans les conditions qui leur étaient faites, il ne restait qu’à se mettre à la remorque de Clovis Dardentor. Quant au fils Désirandelle, il avait déjà pris la clef des champs, et, pendant cette journée, on put le voir, en compagnie de M. Eustache Oriental, fréquenter les magasins de comestibles et les boutiques de confiseries. Nul doute que le président de la Société astronomique de Montélimar n’eût reconnu en lui des dispositions naturelles pour les occupations de fine bouche.

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Les deux jeunes gens, étant donné leur état moral, ne pouvaient que fort médiocrement s’intéresser à cette curieuse Tlemcen, la Bab-el-Gharb des Arabes, située au milieu du bassin de l’Isser, dans le demi-cercle de la Tafna. Et pourtant, elle est si jolie, qu’on l’appelle la Grenade africaine. L’ancienne Pomaria des Romains délaissée au sud-est, remplacée par la Tagrart à l’ouest, est devenue la moderne Tlemcen. Mais, son Joanne à la main, M. Dardentor eut beau répéter qu’elle était déjà florissante au XVe siècle, industrieuse, commerçante, artiste, scientifique sous l’influence des races berbères, qu’elle comptait alors vingt-cinq mille familles, qu’elle était actuellement la cinquième ville de l’Algérie, avec sa population de vingt-cinq mille habitants, dont trois mille Français et trois mille juifs, qu’après avoir été prise par les Turcs en 1553, par les Français en 1836, puis cédée à Abd el Kader, elle fut définitivement reprise en 1842, qu’elle constituait un chef-lieu stratégique de grande importance sur la frontière marocaine, – oui! malgré tous ses efforts, il fut à peine écouté et n’obtint que de vagues réponses.

Et le digne homme de se demander s’il n’eût pas mieux fait de laisser ces deux «chagrino-chagrini» dans leur coin à se morfondre!… Mais non! il les aimait et se défendit de marquer aucune mauvaise humeur.

Certes, plus d’une fois, M. Dardentor eut envie de questionner Marcel Lornans, de le plaquer au mur, de lui crier:

«Est-ce vrai?… Est-ce sérieux?… Mais ouvrez-moi donc votre bouquin de cœur que je lise dedans!…»

Il ne le fit pas. A quoi bon?… Ce jeune homme sans fortune que n’accepterait jamais la pratique et intéressée Mme Elissane!… Et puis… lui… l’ami des Désirandelle…

Il advint de tout ceci que notre Perpignanais ne tira pas ce qu’il attendait de cette ville, située dans une position vraiment admirable, sur une terrasse à huit cents mètres d’altitude, au flanc des coupures à pic du mont Terni qui se détache des massifs du Nador, d’où la vue s’étend sur les plaines de Pisser et de la Tafna, sur les vallées inférieures dont les vergers succèdent aux jardins, une zone de verdure de douze kilomètres, riche en orangeries et en olivettes, véritable forêt de noyers séculaires, de térébinthes aux puissantes floraisons, sans parler de la variété des arbres à fruits, des plantations d’oliviers par centaines de mille.

Inutile d’ajouter que tous les rouages de l’administration française fonctionnent à Tlemcen avec une régularité de machine Corliss. En ce qui concerne ses établissements industriels, M. Dardentor eût pu choisir entre les moulins à farine, les huileries, les tissages, principalement ceux qui fabriquent l’étoffe des burnous noirs. Il fit même l’acquisition d’une délicieuse paire de babouches dans un magasin de la place Cavaignac.

«Elles me paraissent un peu petites pour vous, observa Jean Taconnat d’un ton railleur.

– Parbleu!

– Et un peu cher?

– On a de la monnaie!

– Alors vous les destinez?… demanda Marcel Lornans.

– A une gentille personne», répondit M. Dardentor avec un fin, très fin clignement de l’œil.

Voilà ce que n’aurait pu se permettre Marcel Lornans, et, pourtant, tout l’argent du voyage, il eût été heureux de le dissiper en cadeaux pour la jeune fille.

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Si c’est à Tlemcen que se rencontre le commerce de l’Ouest et des tribus marocaines, grains, bétail, peaux, tissus, plumes d’autruche, la ville offre également aux amateurs de l’antique de précieux souvenirs. Ça et là, nombreux débris de l’architecture arabe, les ruines de ses trois vieilles enceintes que remplace le mur moderne de quatre kilomètres et percé de neuf portes, des quartiers mauresques à ruelles voûtées, quelques spécimens des soixante mosquées qu’elle possédait autrefois. Il fallut bien que les deux jeunes gens eussent un regard pour cette vénérable citadelle, le Méchouar, ancien palais du XIIe siècle, et aussi cette Kissaria, devenue une caserne de spahis, où se réunissaient les marchands génois, pisans, provençaux. Puis, les mosquées avec leur profusion de minarets blancs, leurs colonnettes en mosaïque, leurs peintures et leurs faïences, – la mosquée de Djema-Kébir, celle d’Abdul-Hassim, dont les trois travées reposent sur des piliers d’onyx, et dans laquelle les gamins arabes piochent la lecture, l’écriture et le calcul, au lieu même ou mourut Boabdil, le dernier des rois de Grenade.

Ensuite le trio traversa des rues et franchit des places régulièrement dessinées, un quartier hybride où contrastaient des maisons indigènes et européennes, d’autres quartiers modernes. Et partout des fontaines, et la plus jolie, celle de la place Saint-Michel. Enfin, ce fut l’esplanade de Méchouar, ombragée de quatre rangs d’arbres, qui offrit aux touristes, jusqu’au moment de rentrer à l’hôtel, une incomparable vue sur la campagne environnante.

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Quant aux alentours de Tlemcen, ses hameaux agricoles, les koubbas de Sidi-Daoudi et de Sidi-Abd-es-Salam, la retentissante cascade d’El-Ourit, par laquelle le Saf-Saf se précipite de quatre-vingts mètres, et tant d’autres attractions, Clovis Dardentor dut se borner à les admirer dans le texte officiel de son Joanne.

Oui! il aurait fallu plusieurs jours pour étudier Tlemcen et ses environs. Mais, de proposer cette prolongation à des gens qui n’aspiraient qu’à s’en aller par le plus vite et par le plus court, c’eût été peine perdue. Quelque autorité que notre Perpignanais eût sur ses compagnons de voyage, – autorité diminuée, d’ailleurs, – il ne l’osa pas.

«Maintenant, mon cher Marcel et mon cher Jean, que pensez-vous de Tlemcen?…

– Une belle ville, se contenta de répondre le premier distraitement.

– Belle… oui… ajouta le second du bout des lèvres.

– Hein! mes gaillards, ai-je bien fait de vous rattraper, vous, Marcel, par votre collet, et vous, Jean, par le fond de votre culotte! Que de choses superbes vous n’auriez jamais vues…

– Vous avez risqué votre vie, monsieur Dardentor, dit Marcel Lornans, et croyez que notre reconnaissance…

– Ah ça! monsieur Dardentor, demanda Jean Taconnat, en coupant la parole à son cousin, est-ce que c’est votre habitude de sauver les…

– Eh! la chose m’est arrivée plus d’une fois, et je pourrais me coller sur le torse un joli emplâtre de médailles! C’est ce qui fait que, malgré mon envie de devenir un papa adoptif, vous le savez, je n’ai jamais pu adopter personne!

– C’est même vous qui étiez dans les conditions, observa Jean Taconnat, pour être…

– Comme vous dites, mon bébé! riposta Clovis Dardentor. Mais il s’agit de se tirer les pieds…»

On rentra à l’hôtel. Le dîner fut maussade. Les convives avaient l’air de gens qui ont bouclé leurs valises et que le train attend. Au dessert, le Perpignanais se décida à offrir les jolies petites babouches à leur destinataire.

«En souvenir de Tlemcen, chère demoiselle!» dit-il.

Mme Elissane ne put qu’acquiescer par un sourire à la gracieuse attention de M. Dardentor, tandis que, dans le groupe Désirandelle, madame se pinçait les lèvres, et monsieur haussait les épaules.

Quant à Louise, son visage se rasséréna, un éclair de contentement brilla dans ses yeux, et elle dit:

«Merci, monsieur Dardentor. Voulez-vous me permettre de vous embrasser?…

– Parbleu… je ne les ai achetées que pour cela! Un baiser par babouche!…»

Et la jeune fille embrassa de bon cœur M. Dardentor.

 

 

Chapitre XV

Dans lequel une des trois conditions imposées par l’article 345 du Code civil
 est enfin remplie.

 

vrai dire, il était peut-être temps de terminer ce voyage, si convenablement organisé par la Compagnie des Chemins de fer algériens. Bien commencé, il menaçait de mal finir, – tout au moins pour le groupe Dardentor.

En quittant Tlemcen, la caravane était réduite de moitié. Plusieurs des touristes avaient désiré prolonger de quelques jours cette halte dans une ville qui méritait de les retenir. L’agent Derivas demeurant avec eux, M. Dardentor et les siens, sous la conduite du guide Moktani, avaient seuls pris direction vers Sidi-bel-Abbès, dès l’aube du 21 mai.

Il convient de mentionner, en outre, la présence de M. Eustache Oriental, qui avait hâte sans doute de regagner Oran. Que son intention fût de rédiger un rapport scientifique sur cette excursion, cela ne laisserait pas d’étonner M. Dardentor et les autres. En effet, il ne s’était jamais servi que de sa longue-vue pour relever des positions, et ses autres instruments étaient restés au fond de sa valise.

La caravane ne se composait donc plus que de deux chars à bancs. Le premier emportait les dames et M. Désirandelle. Le second contenait M. Oriental, Agathocle, fatigué de son peu accommodant mulet, deux indigènes pour le service, les bagages et les provisions de réserve. En somme, il ne s’agissait plus que d’un déjeuner entre Tlemcen et le village de Lamoricière, où l’on ferait halte pour la nuit, et, le lendemain, d’un déjeuner entre Lamoricière et Sidi-bel-Abbès, où le guide comptait arriver vers huit heures du soir. Là s’achèverait le voyage en caravane, et le chemin de fer ramènerait à Oran l’avant-garde des excursionnistes.

Il va sans dire que M. Dardentor et Moktani ne s’étaient point séparés de leurs méharis, excellentes bêtes dont ils n’avaient pas à se plaindre, ni les deux Parisiens de leurs chevaux qu’ils ne quitteraient pas sans regrets.

Entre Tlemcen et Sidi-bel-Abbès, une route nationale traverse cette partie de l’arrondissement et rejoint au Tlélat celle qui met Oran en communication avec Alger. De Tlemcen à Sidi-bel-Abbès, la distance est de quatre-vingt-douze kilomètres, qui peuvent aisément se franchir en deux jours.

La caravane cheminait donc à travers un pays plus varié que la région sud-oranaise de Saïda à Sebdou. Moins de forêts, mais de vastes exploitations agricoles, des terrains de colonisation, et le capricieux réseau des affluents du Chouly et de l’Isser. C’est un des grands fleuves de l’Algérie, ce dernier, c’est l’artère vivifiante dont le cours de deux cents kilomètres se poursuit jusqu’à la mer, en suivant une vallée où les cotonniers prospèrent, grâce aux déversements des hauts plateaux et du Tell.

Mais quel changement dans le moral de ces touristes, si unis au départ d’Oran en chemin de fer, et au départ de Saïda en caravane! Une manifeste froideur glaçait leurs rapports. Les Désirandelle et Mme Elissane causaient à part dans leur char à bancs, et Louise devait entendre des choses peu faites pour lui plaire. Marcel Lornans et Jean Taconnat, s’abandonnant à leurs tristes pensées, marchaient en arrière du Perpignanais, lui répondant à peine, lorsqu’il s’arrêtait pour les attendre.

Infortuné Dardentor! tout le monde semblait maintenant lui en vouloir: les Désirandelle, parce qu’il ne suppliait pas Louise d’agréer Agathocle, Mme Elissane, parce qu’il ne décidait pas sa fille à ce mariage convenu de longue date, Marcel Lornans, parce qu’il aurait dû intervenir en faveur de celui qu’il avait sauvé, Jean Taconnat, parce qu’il l’avait sauvé, au lieu de lui avoir donné lieu à un sauvetage! Enfin, Clovis Dardentor n’était plus qu’un bouc émissaire, monté sur un chameau. Seul lui restait le fidèle Patrice qui semblait dire:

«Oui… voilà où en sont les choses, et votre serviteur ne se trompait pas!»

Mais il ne formulait pas cette pensée, il ne lui donnait pas une consistance littéraire, crainte d’une repartie dardentorienne, dont il eût été froissé dans tout son être.

Eh bien! décidément, Clovis Dardentor finirait par les envoyer tous à l’ours!

«Voyons, Clovis, se disait-il, est-ce que tu leur dois quelque chose à ces pierrots-là?… Est-ce que tu vas te mettre martel en tête, parce que cela ne marche pas à leur gré?… Est-ce ta faute si Agathocle n’est qu’un serin, si ses père et mère le regardent comme un phénix, si Louise a fini par estimer cet oiseau-là à sa juste valeur, car, enfin, il faut bien se rendre à l’évidence!… Que Marcel aime la jeune fille, je commence à m’en douter!… Mais, par les deux bosses de mon méhari, je ne peux pourtant pas leur crier à tous deux: «Amenez-vous, mes enfants, que je vous bénisse!…» Et jusqu’à ce joyeux Jean, qui a perdu toute sa belle humeur, toute sa fantaisie, noyée dans les eaux du Sâr!… On dirait qu’il m’en veut de l’avoir tiré de là!… Ma parole, ils sont tous à fourrer dans le même sac à geigneurs!… Eh bien!…»

Patrice venait de descendre du char à bancs avec l’intention de parler à son maître, et lui dit:

«Je crains, monsieur, que le temps ne se mette à la pluie, et peut-être vaudrait-il…

– Mieux vaut un mauvais temps que pas du tout!

– Que pas du tout?… répliqua Patrice, rendu rêveur par cet axiome fantaisiste. Si donc monsieur…

– Zut!»

Atterré de cette locution de gavroche, Patrice remonta dans le char à bancs plus vite qu’il en était descendu.

Pendant la matinée, par une pluie chaude que versaient des nuages orageux, on fit la douzaine de kilomètres qui séparent Tlemcen de l’Aïn-Fezza. Puis, l’averse ayant cessé, on déjeuna au lieu de halte, dans une gorge boisée, rafraîchie par les nombreuses cascades du voisinage – déjeuner sans intimité, où régnait une visible gêne. On eût dit les convives d’une table d’hôte, qui ne se sont jamais vus avant de s’asseoir devant leur assiette, et qui ne se reverront jamais après l’avoir vidée. Sous les yeux fulgurants des Désirandelle, Marcel Lornans évitait de regarder Louise Elissane. Quant à Jean Taconnat, ne comptant plus sur les hasards de la route, – une route nationale, avec ses talus en bon état, ses bornes militaires, ses tas de cailloux bien alignés, ses cantonniers au travail, – il maudissait la malencontreuse administration qui avait civilisé ce pays.

A plusieurs reprises, cependant, Clovis Dardentor essaya de réagir, il voulut ressaisir le lien rompu, il lança quelques fusées, mais ses artifices, comme s’ils se ressentaient de l’averse, firent long feu.

«Décidément, ils m’embêtent!» murmurait-il.

On se remit en route vers onze heures, on franchit sur un pont le Chouly, rapide affluent de Tisser, on côtoya une petite forêt, des carrières de pierre, les ruines d’Hadjar-Roum, et, sans incident, on atteignit vers six heures du soir l’annexe de Lamoricière.

Après un si bref séjour à Tlemcen, il ne pouvait être question de poser dans cet Ouled-Mimoun de deux cents habitants, qui porte le nom de l’illustre général. Remarquable surtout par sa fraîche et fertile vallée, on n’y trouva aucun confortable dans l’unique auberge de l’endroit. On y servit même des œufs à la coque qui auraient pu être mis à la broche. Par bonheur, l’agent M. Derivas n’était pas là, ce qui évita de justes récriminations. En revanche, les touristes furent honorés d’une sérénade indigène. Peut-être eussent-ils refusé ce concert; mais, sur les instances de M. Dardentor, dont il eût été imprudent de surexciter la mauvaise humeur, ils se résignèrent.

Cette sérénade fut donnée dans la grande salle de l’auberge, et elle valait la peine d’être entendue.

C’était une «nouba» réduite à trois espèces d’instruments arabes, le «tébeul», gros tambour que font résonner sur sa double face deux minces baguettes de bois, la «rheïta», flûte en partie métallique, dont la sonorité est comparable à celle du biniou, le «nouara», composé de deux demi-calebasses tendues d’une peau sèche. D’habitude, si cette nouba est accompagnée de danses gracieuses, les danses, ce soir-là, ne figurèrent pas au programme.

Lorsque la petite fête eut pris fin:

«Enchanté… je suis enchanté!» déclara M. Dardentor d’une voix rébarbative.

Et, personne n’ayant osé émettre une opinion contraire, il fit complimenter par Moktani ces musiciens indigènes qu’il gratifia d’un pourboire très convenable.

Notre Perpignanais avait-il été aussi satisfait qu’il en donnait l’assurance? C’est une question. Il y eut, dans tous les cas, un des auditeurs dont la satisfaction fut complète, on peut l’affirmer. Oui! pendant cette nouba, l’un des deux cousins, – on devine lequel, – avait pu se placer près de Mlle Elissane. Et sait-on s’il ne lui révéla pas alors les trois mots gravés au fond de son cœur, qui trouvèrent écho dans celui de la jeune fille?…

Le lendemain, de bonne heure, départ des touristes, impatients d’arriver au terme du voyage. Après Lamoricière et jusqu’à Aïn Tellout, on suivit, sur une dizaine de kilomètres, le tracé du chemin de fer en projet. A ce point, la route l’abandonne, et remonte directement vers le nord-est, où elle coupe, à quelques kilomètres de Sidi-bel-Abbès, le chemin de fer en construction, qui descend vers le Sud-Oranais.

Il y eut d’abord à traverser de larges exploitations d’alfa et de vastes champs de culture qui se développaient jusqu’à l’horizon. Fréquemment des puits se rencontraient le long de la route, bien que les premières eaux des oueds Mouzen et Zehenna fussent déjà abondantes. Les véhicules et les chevaux allaient aussi vite que possible, afin d’enlever cette étape de quarante-cinq kilomètres dans une seule journée. Il n’était plus question de s’attarder en causeries joyeuses, et, d’ailleurs, rien de curieux sur ce parcours, pas même des ruines romaines ou berbères.

La température était élevée. Heureusement, un écran de nuages modérait les ardeurs du soleil, qui eussent été insoutenables à la surface de cette région déboisée. Partout, des champs sans arbres, des plaines sans ombrages. Même cheminement, qui se poursuivit de la sorte jusqu’à la halte du déjeuner.

Il était onze heures, lorsque la caravane s’arrêta au signal du guide Moktani. En se portant à quelques kilomètres vers la gauche, la lisière de la forêt des Ouled-Mimoun lui eût offert un endroit propice. Mais il ne convenait pas de s’allonger de ce détour.

Les provisions furent tirées des paniers. On s’assit sur le bord de la route en groupes divers. Il y eut le groupe Désirandelle-Elissane, et il fallait bien que Louise lui appartînt. Il y eut le groupe Jean-Marcel, et le jeune homme, en ne cherchant pas à s’approcher de la jeune fille, montra une discrétion dont celle-ci dut lui être reconnaissante. Depuis Lamoricière, il est probable que tous deux avaient fait plus de chemin que la caravane, et vers un but qui n’était pas précisément Sidi-bel-Abbès…

Enfin, il y eut le groupe Dardentor, lequel ne se fût composé que du personnage de ce nom, si notre Perpignanais n’eût accepté, faute de grives, la compagnie de M. Oriental.

Ils se trouvèrent l’un près de l’autre, et ils causèrent. De quoi?… De tout… du voyage qui allait s’achever, et, en réalité, sans encombre… Nuls retards, des accidents sans gravité depuis le départ… Santé parfaite des touristes, peut-être un peu fatigués… plus particulièrement les dames… Encore cinq à six heures de marche jusqu’à Sidi-bel-Abbès, et l’on n’aurait plus qu’à se caser dans un wagon de première classe à destination d’Oran.

«Et vous êtes satisfait, monsieur Oriental?… demanda Clovis Dardentor.

– Très satisfait, monsieur Dardentor, répondit le Montélimarrois. Ce voyage était fort bien organisé, et la question de nourriture a été résolue d’une manière très acceptable, même dans les plus infimes villages.

– Cette question me paraît avoir tenu une place importante dans votre esprit?…

– Très importante, en effet, et j’ai pu me procurer divers échantillons de produits comestibles dont j’ignorais l’existence.

– Pour mon compte, monsieur Oriental, ces préoccupations de boustifaille…

– Hum!… fit Patrice, qui servait son maître.

– … Me laissent à peu près le gaster indifférent, continua Clovis Dardentor.

– A mon avis, elles doivent, au contraire, occuper le premier rang dans l’existence, repartit M. Oriental.

– Eh bien! cher monsieur, permettez-moi d’avouer que si nous avions attendu de vous quelques services, ce n’aurait point été des services culinaires, mais des services astronomiques.

– Astronomiques?… répéta M. Oriental.

– Oui… par exemple, si notre guide se fût égaré… s’il avait fallu recourir à des observations pour retrouver la route… grâce à vous, qui auriez pris la hauteur du soleil…

– J’aurais pris la hauteur du soleil?.,.

– Sans doute… pendant le jour… ou celle des étoiles pendant la nuit… Vous savez bien… les déclinaisons…

– Quelles déclinaisons?… Rosa, la rosé?…

– Ah! charmant!» s’écria M. Dardentor.

Et il partit d’un gros rire, qui ne produisit aucun effet de répercussion dans les autres groupes.

«Enfin… reprit-il, je veux dire qu’au moyen de vos instruments… votre sextant… comme les marins… le sextant qui est dans votre valise…

– J’ai un sextant… dans ma valise?

– C’est probable… car la longue-vue, c’est bon pour les paysages… Mais quand il s’agit du passage du soleil au méridien?…

– Je ne comprends pas…

– Enfin n’êtes-vous pas président de la Société astronomique de Montélimar?

– Gastronomique, cher monsieur. Société gastronomique!» répondit fièrement M. Oriental. Et cette réponse, qui expliquait bien des choses inexplicables jusqu’alors, parvint à dérider Jean Taconnat, après que M. Dardentor l’eut répétée.

«Mais c’est cet animal de Patrice, qui nous a dit, à bord de l’Argèlès… s’écria-t-il.

– Comment, monsieur n’est pas astronome?… demanda le digne serviteur.

– Non… gastronome… on te dit, gas-tro-nome!

– J’aurai mal compris le maître d’hôtel, répliqua Patrice, et cela peut arriver à tout le monde de mal comprendre!

– Et… j’ai pu croire… s’écria notre Perpignanais, j’ai pu prendre M. Oriental pour… tandis que c’était un… Vrai!… C’est à s’en gondoler l’échiné!… Tiens, prends tes cliques, tes claques, tes cloques, Patrice, et fiche-moi le camp!»

Patrice s’en alla, tout confus de sa méprise, et encore plus humilié de l’algarade inconvenante qu’elle lui avait value en des termes si vulgaires. Se gondoler l’échiné… C’était la première fois que son maître employait devant lui pareille locution… ce serait la dernière, ou Patrice quitterait son service et chercherait une place chez un membre de l’Académie française, au langage châtié, – pas chez M. Zola, par exemple… si jamais…

Jean Taconnat s’approcha.

«Vous lui pardonnerez, monsieur Dardentor, dit-il.

– Et pourquoi?…

– Parce qu’il n’y a pas là de quoi pendre un homme. Après tout, un gastronome, c’est un astronome paré des plumes du g

Et Clovis Dardentor s’esclaffa de cette calembredaine au point de compromettre sa digestion.

«Ah! ces Parisiens, à eux le pompon!… Ce qu’ils vous dégotent!… s’écria-t-il. Non! jamais on n’aurait trouvé cela à Perpignan, et, pourtant, ils ne sont pas bêtes, les Perpignanais! Oh! non!

– D’accord, se dit in petto Jean Taconnat, mais ils ont trop la bosse du sauvetage!»

Chariots et montures se remirent en route. Aux exploitations d’alfa avaient succédé les terrains de colonisation. Vers deux heures, au trot des attelages, le hameau de Lamtar était atteint, – précisément à la jonction d’un petit embranchement qui réunit le chemin de grande communication de Aïn-Temouchent à la route nationale de Sidi-bel-Abbès. A trois heures, arrivée au pont de Mouzen, à l’endroit où conflue l’oued de ce nom avec un de ses affluents, puis, à quatre heures, au carrefour où les deux routes précitées se rencontrent un peu au-dessous de Sidi-Kraled, à quelques kilomètres seulement de Sidi-Lhassen, après avoir suivi le cours du Mekerra, nom que prend le Sig en cette région.

Sidi-Lhassen n’est qu’une annexe de six cents habitants environ, pour la plupart Allemands et indigènes, et il n’était pas question d’y faire halte.

Soudain – il était quatre heures et demie – le guide, qui marchait en tête, fut brusquement arrêté par un écart de son méhari. En vain l’excita-t-il de la voix, l’animal refusa d’avancer et se rejeta en arrière.

Presque aussitôt, les chevaux des deux jeunes gens s’ébrouaient, se cabraient, poussaient un hennissement de frayeur, et, malgré l’éperon, malgré la bride, reculaient vers les chars à bancs dont l’attelage donnait des signes identiques d’épouvanté.

«Qu’y a-t-il donc?» demanda Clovis Dardentor.

Sa monture, renâclant et humant quelque émanation lointaine, venait de s’accroupir.

A cette question répondirent deux formidables rugissements, sur la nature desquels il n’y avait pas à se méprendre. C’était à une centaine de pas, dans le bois de pins, que ces rugissements avaient retenti.

«Des lions!» s’écria le guide.

On imagine aisément de quel effroi trop justifié fut saisie la caravane. Ces fauves dans le voisinage, en plein jour, ces fauves qui s’apprêtaient à bondir sans doute…

Mme Elissane, Mme Désirandelle, Louise, effarées, sautèrent à bas de leur voiture, dont les mules cherchaient à briser les traits, afin de s’enfuir.

La première idée, – purement instinctive, – qui vint aux deux dames, à MM. Désirandelle père et fils, à M. Eustache Oriental, fut de rebrousser chemin, et de se réfugier dans le dernier hameau, à plusieurs kilomètres de là…

«Restez tous!» cria Clovis Dardentor, d’une voix si impérieuse qu’elle obtint une obéissance passive.

D’ailleurs, Mme Désirandelle venait de perdre connaissance. Quant aux chevaux et aux chameaux, le conducteur et les indigènes les avaient entravés en un tour de main, afin qu’ils ne pussent s’échapper à travers la campagne.

Marcel Lornans, lui, s’était précipité vers le second char à bancs; puis, aidé de Patrice, il en rapporta les armes, carabines et revolvers, qui furent aussitôt chargés.

M. Dardentor et Marcel Lornans prirent les carabines, Jean Taconnat et Moktani saisirent les revolvers. Tous se tenaient groupés au pied d’un bouquet de térébinthes, sur le talus à gauche de la route.

Sur cette campagne déserte, aucun secours à attendre.

Les rugissements éclatèrent de nouveau, et, presque à l’instant, apparut sur la lisière du bois un couple de fauves.

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C’étaient un lion et une lionne, de taille colossale, dont la robe jaunâtre se détachait vivement sur la sombre verdure des pins d’Alep.

Ces animaux allaient-ils se jeter sur la caravane qu’ils regardaient de leurs yeux flamboyants?… Ou bien, inquiets du nombre, rentreraient-ils sous bois et livreraient-ils passage?…

Tout d’abord, ils firent quelques pas, sans se hâter, ne troublant plus l’air que par des ronflements sourds.

«Que personne ne bouge, répéta M. Dardentor, et qu’on nous laisse faire!»

Marcel Lornans jeta un regard sur Louise. La jeune fille, la figure pâle, les traits contractés, mais se possédant, essayait de rassurer sa mère. Puis, Jean Taconnat et lui vinrent se ranger près de Clovis Dardentor et de Moktani, à une dizaine de pas en avant du bouquet de térébinthes.

Une minute après, comme les deux fauves s’étaient rapprochés, une première détonation retentit. Le Perpignanais avait tiré sur la lionne, mais, cette fois, son adresse habituelle l’avait mal servi, et la bête, seulement effleurée au cou, bondit en poussant des cris rauques. Et, comme au même instant, le lion s’élançait, Marcel Lornans, épaulant sa carabine, fit feu.

«Maladroit que je suis!» s’était écrié M. Dardentor, à la suite de son coup infructueux.

Marcel Lornans n’eut pas pareil reproche à mériter, car le lion fut atteint au défaut de l’épaule. Il est vrai, son épaisse crinière amortit la balle, qui ne le frappa pas mortellement, et, dans un redoublement de rage, il se précipita sur la route, sans s’arrêter devant trois balles du revolver de Jean Taconnat.

Tout cela s’était passé en quelques secondes, et les deux carabines n’avaient pu être rechargées, lorsque les fauves retombèrent près du bouquet de térébinthes.

Marcel Lornans et Jean Taconnat furent renversés par la lionne, dont les griffes se levaient sur eux, lorsqu’une balle de Moktani détourna soudain l’animal qui, revenant à la charge, fonça sur les deux jeunes gens à terre.

La carabine de M. Dardentor retentit une seconde fois. La balle troua la poitrine de la lionne, sans lui traverser le cœur, et si les deux cousins ne se fussent lestement mis hors de portée, ils n’en seraient pas sortis sains et saufs.

Cependant la lionne, quoique grièvement blessée, était redoutable encore. Le lion, qui venait de la rejoindre, se précipita avec elle vers le groupe, où l’effarement des chevaux et des attelages ajoutait au désordre et à l’épouvante.

Moktani, saisi par le lion, fut traîné pendant une dizaine de pas, tout couvert de sang. Jean Taconnat, son revolver à la main, Marcel Lornans, sa carabine rechargée, revinrent vers le talus. Mais, à ce moment, deux coups, tirés presque à bout portant, achevèrent la lionne, qui retomba inanimée, après un dernier soubresaut.

Le lion, au dernier degré de la fureur, emporté par un bond de vingt pieds, vint tomber sur Clovis Dardentor, lequel ne pouvant faire usage de son arme, roulé à terre, risquait d’être écrasé sous le poids de la bête…

Jean Taconnat courut vers lui, à trois pas du lion, – et, soyez sûr qu’il ne songeait guère aux conditions imposées par le Code civil pour l’adoption, – il pressa la gâchette de son revolver, dont le dernier coup rata…

A cet instant, les chevaux et les attelages, au paroxysme de l’épouvante, rompant leurs entraves, s’enfuirent à travers la campagne. Moktani, dans l’impossibilité d’utiliser son arme, s’était traîné jusqu’au talus, tandis que M. Désirandelle, M. Oriental et Agathocle se tenaient devant les dames…

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Clovis Dardentor n’avait pu se relever, et la patte du lion allait s’abattre sur sa poitrine, lorsqu’un coup de feu éclata…

L’énorme fauve, le crâne perforé, rejeta la tête en arrière, et retomba mort à côté du Perpignanais…

C’était Louise Elissane qui, après avoir ramassé le revolver de Moktani, avait tiré à bout portant sur l’animal…

«Sauvé… sauvé par elle!… s’écria M. Dardentor, et ils n’étaient pas en peau de mouton, et ils n’avaient pas de roulettes aux pattes, ces lions-là!»

Puis il se releva d’un bond que n’eût pas désavoué ce roi des animaux étendu sur le sol.

Ainsi, ce que n’avaient pu faire ni Jean Taconnat ni Marcel Lornans, cette jeune fille venait de le faire, elle! Il est vrai, ses forces l’abandonnèrent soudain et, prise de faiblesse, elle fût tombée, si Marcel Lornans ne l’eût reçue dans ses bras pour la rapporter à sa mère.

Tout danger avait disparu, et qu’aurait pu dire M. Dardentor de plus que les premiers mots qui lui étaient partis du cœur à l’adresse de Louise Elissane?…

Aussi, aidé des indigènes, notre Perpignanais s’occupa-t-il avec Patrice de rattraper les mules et les chevaux en fuite. Il y réussit en peu de temps, car ces animaux, calmés après la mort des fauves, revinrent d’eux-mêmes sur la route.

Moktani, assez grièvement blessé à la hanche et au bras, fut déposé dans l’un des chars à bancs, et Patrice dut prendre sa place entre les deux bosses camelliennes de son méhari, où il se montra sportsman non moins distingué que s’il eût chevauché un pur-sang arabe.

Lorsque Marcel Lornans et Jean Taconnat furent remontés à cheval, le second dit au premier:

«Eh bien!… il nous a encore sauvés tous les deux, ce terre-neuve des Pyrénées-Orientales!… Décidément, il n’y a rien à faire avec un pareil homme!

– Rien!» répondit Marcel Lornans.

La caravane se remit en marche. Une demi-heure plus tard, elle atteignait Sidi-Lhassen, et, à sept heures, descendait au meilleur hôtel de Sidi-bel-Abbès.

Tout d’abord, un médecin fut appelé près de Moktani afin de lui donner ses soins, et il reconnut que les blessures du guide n’auraient pas de suites graves.

A huit heures, on dîna en commun, – dîner silencieux, pendant lequel, comme par un tacite accord, les convives ne firent aucune allusion à l’attaque des fauves.

Mais, au dessert, M. Dardentor, se levant, et s’adressant à Louise d’un ton sérieux qu’on ne lui connaissait guère:

«Chère demoiselle, dit-il, vous m’avez sauvé…

– Oh! monsieur Dardentor, répondit la jeune fille dont les joues se colorèrent d’une vive rougeur.

– Oui… sauvé… et sauvé dans un combat où, sans votre intervention, j’aurais perdu la vie!… Aussi, avec la permission de madame votre mère, puisque vous remplissez les conditions exigées par l’article 345 du code civil, mon plus vif désir serait-il de vous adopter…

– Monsieur… répliqua Mme Elissane, assez interdite de cette proposition…

– Pas d’objection, répliqua le Perpignanais, car si vous ne consentez pas…

– Si je ne consens pas?…

– Je vous épouse, chère madame, et Mlle Louise deviendra ma fille tout de même!»

 

 

Chapitre XVI

Dans lequel un dénouement convenable termine ce roman
au gré de M. Clovis Dardentor.

 

e lendemain, à neuf heures du matin, le train de Sidi-bel-Abbès emportait la fraction de cette caravane, qui, après un voyage de quatorze jours, allait revenir à son point de départ.

Cette fraction comprenait M. Clovis Dardentor, Mme et Mlle Elissane, les époux Désirandelle et leur fils Agathocle, Jean Taconnat et Marcel Lornans, sans compter Patrice, lequel aspirait à reprendre sa vie tranquille et régulière dans la maison de la place de la Loge, à Perpignan.

Restaient à Sidi-bel-Abbès, par convenance ou nécessité, le guide Moktani qui allait être consciencieusement soigné, après avoir été rémunéré royalement par M. Dardentor, et les indigènes attachés au service de la Compagnie des Chemins de fer algériens.

Et M. Eustache Oriental?… Eh bien! le président de la Société gastronomique de Montélimar n’était pas homme à quitter Sidi-bel-Abbès, sans avoir étudié, au point de vue comestible, une cité à laquelle on a donné le surnom de «Biscuitville».

C’est une commune importante de dix-sept mille habitants, soit quatre mille Français, quinze cents Juifs, le surplus indigène. Ce chef-lieu d’arrondissement, qui faillit être capitale de la province oranaise, est l’ancien domaine des Beni-Amor, lesquels durent repasser la frontière et se réfugier au Maroc. Quant à la ville moderne, datant de 1843, jolie et prospère, avec ses fertiles alentours arrosés par les irrigations du Mekerra, elle est bâtie sur un escarpement du Tessala et s’enfouit dans la verdure à une altitude de quatre cent soixante-douze mètres.

Quoi qu’il en soit et malgré tant de causes d’attraction, ce fut M. Dardentor, cette fois, qui montra le plus de hâte à partir. Non! jamais il ne s’était senti si désireux de rentrer à Oran.

En effet, on ne saurait s’étonner si la demande qu’il avait faite à Mme Elissane d’adopter sa fille eût été acceptée en principe et sans que cette excellente dame fût dans l’obligation de devenir la femme de M. Dardentor. Un père adoptif, riche de deux millions, résolu à rester célibataire, cela ne se refuse sous aucune des latitudes de notre monde sublunaire… Sans doute, un peu de résistance s’était produit chez Mme Elissane pour la forme et par discrétion, mais cela n’avait pas duré. Quant à la jeune fille, elle eut beau dire:

«Réfléchissez, monsieur Dardentor!

– C’est tout réfléchi, ma chère enfant, lui fut-il répondu.

– Vous ne pouvez sacrifier ainsi…

– Je le peux et je le veux, fillette!

– Vous vous repentirez…

– Jamais, fifille à son papa!»

Et, en fin de compte, Mme Elissane, femme pratique, ayant compris les avantages de la combinaison, – ce qui n’était pas difficile, – avait du fond du cœur remercié M. Dardentor.

Du reste, les Désirandelle ne se tenaient pas de joie. Quelle grosse dot apporterait Louise à son mari!… Quelle fortune un jour!… Quelle héritière!… Et tout cela pour Agathocle, car, maintenant, ils n’en doutaient pas, leur ami, leur compatriote, Clovis Dardentor, ne pourrait faire autrement que de mettre son influence paternelle au service de ce brave garçon!… Ce devait être sa pensée secrète… et leur fils deviendrait le gendre du riche Perpignanais…

Donc, tout ce monde était d’accord pour revenir à Oran dans le plus court délai. En ce qui concerne Jean Taconnat et Marcel Lornans, voici ce qu’il y avait à dire:

Et, d’abord, le premier, définitivement revenu de ce pays des rêves où l’avait égaré son imagination, s’écria ce matin-là:

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«Ma foi, vive le Dardentor, et, puisque ce n’est pas nous qui devenons ses fils, je suis ravi que cette charmante Louise devienne sa fille!… Et toi, Marcel?…»

Le jeune homme ne répondit pas.

«Mais, reprit Jean Taconnat, est-ce que cela compte au point de vue légal?…

– Quoi?…

– Un combat contre des lions…

– Que ce soit contre des bêtes ou contre des hommes, un combat est toujours un combat, et il n’est pas niable que Mlle Elissane a sauvé M. Dardentor.

– Eh! j’y pense, Marcel, il est heureux que ni toi ni moi n’ayons participé au sauvetage de ce brave homme avec Mlle Louise Elissane…

– Et pourquoi?…

– Parce qu’il aurait peut-être voulu nous adopter tous les trois… Dans ce cas, elle fût devenue notre sœur… et tu n’aurais pas pu songer…

– En effet, répondit Marcel Lornans agacé, la loi défend les mariages entre les… D’ailleurs… je n’y songe plus…

– Pauvre ami!… pauvre ami!… tu l’aimes bien?…

– Oui… Jean… de toute mon âme!…

– Quel malheur que ce ne soit pas toi qui aies sauvé ce bi-millionnaire!… Il t’aurait choisi pour son fils… et alors…»

Oui! quel malheur, et les deux jeunes gens ne laissaient pas d’être assez tristes, lorsque le train, après avoir contourné, par le nord, l’important massif de Tessala, prit direction vers Oran à toute vapeur.

Donc, M. Dardentor n’avait rien vu de Sidi-bel-Abbès, ni ses moulins à eau et à vent, ni ses plâtreries, ses tanneries, ses briqueteries. Il n’avait exploré ni son quartier civil, ni son quartier militaire, ni déambulé le long de ses rues à angles droits, plantées de superbes platanes, ni bu à ses nombreuses et fraîches fontaines, ni franchi les quatre portes de son mur d’enceinte, ni visité sa magnifique pépinière à la porte de Daya!

Bref, après avoir longé le Sig pendant une vingtaine de kilomètres, passé par le hameau des Trembles et la bourgade de Saint-Lucien, rejoint, à Sainte-Barbe du Tlélat, la ligne d’Alger à Oran, la locomotive, au terme d’un parcours de soixante-dix-huit kilomètres, s’arrêta vers midi dans la gare du chef-lieu.

Il était enfin terminé ce voyage circulaire, additionné de quelques incidents que la Compagnie des chemins de fer algériens n’avait point prévus à son programme, et dont les touristes ne perdraient jamais le souvenir.

Et, tandis que M. Dardentor et les deux Parisiens regagnaient leur hôtel de la place de la République, Mme Elissane, sa fille, les Désirandelle rentraient dans l’habitation du Vieux-Château, après quatorze jours d’absence.

Avec M. Dardentor, les choses «ne traînaient pas» – qu’il soit permis d’employer cette locution assez vulgaire, dût Patrice s’en offusquer. Il mena rondement cette affaire d’adoption dont les formalités ne laissent pas d’être compliquées. S’il n’avait pas cinquante ans, s’il n’avait pas rendu des services à Louise pendant sa minorité, il était constant que Louise Elissane l’avait sauvé dans un combat, conformément à l’article 345 du code civil. Donc, les conditions imposées à l’adoptant et à l’adopté étaient remplies.

Et, durant cette période, comme notre Perpignanais était sans cesse appelé à la rue du Vieux-Château, il trouva plus pratique d’accepter de venir s’installer chez Mme Elissane.

Cependant, ce que l’on put observer, c’est que durant ladite période, Clovis Dardentor, si expansif, si communicatif jusqu’alors, devint plus réservé, presque taciturne. Les Désirandelle s’en inquiétèrent, bien qu’ils ne pussent mettre en suspicion la serviabilité de leur ami. D’ailleurs, sur l’injonction de ses père et mère, Agathocle faisait l’empressé près d’une jeune héritière qui posséderait un jour plus de centaines de mille francs qu’elle ne comptait d’années alors, et il ne la quittait plus.

Toutefois, de cet état de choses, il résulta que Marcel Lornans et Jean Taconnat furent singulièrement délaissés de leur ancien sauveteur. Depuis que celui-ci avait abandonné l’hôtel, ils ne le voyaient que rarement, lorsqu’ils le rencontraient par les rues, toujours affairé, une serviette sous le bras, contenant de volumineuses liasses. Oui! pas de doute, le «périchonisme» de Clovis Dardentor à l’égard des deux Parisiens était en décadence. Le Pyrénéen ne semblait plus se rappeler qu’il les avait sauvés, deux fois individuellement, des flots tumultueux et des flammes tourbillonnantes, et une fois ensemble dans le combat contre les fauves.

Il s’ensuit qu’un beau matin, Jean Taconnat crut devoir s’exprimer en ces termes:

«Mon vieux Marcel, il faut se décider! Puisque nous sommes venus ici pour être soldats, soyons soldats!… Quand veux-tu que nous allions au bureau du sous-intendant, puis au bureau du recrutement?…

– Demain», répondit Marcel Lornans.

Et, le lendemain, lorsque Jean Taconnat renouvela sa proposition, il obtint la même réponse.

Ce qui attristait le plus Marcel Lornans, c’est que les occasions lui manquaient de revoir Mlle Elissane. La jeune fille ne sortait guère. Les réceptions à la maison de la rue du Vieux-Château avaient cessé. On annonçait comme prochain le mariage de M. Agathocle Désirandelle et de Mlle Louise Elissane. Marcel Lornans se désespérait.

Un matin, Clovis Dardentor vint à l’hôtel rendre visite aux deux jeunes gens.

«Eh bien! mes amis, demanda-t-il sans autre préambule, et votre engagement?…

– Demain, répondit Marcel Lornans.

– Oui… demain, ajouta Jean Taconnat, demain sans faute, cher et rare monsieur Dardentor!

– Demain?… repartit celui-ci. Mais non… mais non… que diable!… Vous avez tout le temps de vous incruster dans le 7e chasseurs!… Attendez… rien ne presse!… Je veux que vous assistiez tous les deux à la fête que je donnerai…

– Pour le mariage de M. Désirandelle et de Mlle Elissane?… demanda Marcel Lornans, dont la figure s’altéra visiblement.

– Non, répondit M. Dardentor, la fête de l’adoption, avant le mariage… Je compte sur vous… Bonsoir!»

Et il les quitta sur ce mot, tant il était pressé.

En effet, notre Perpignanais avait dû élire domicile dans le canton d’Oran, dont le juge de paix devait dresser l’acte d’adoption. Puis s’étaient présentées, devant ledit juge, les parties: Mme et Mlle Elissane, d’une part, M. Clovis Dardentor de l’autre, munies de leurs actes de naissance et des pièces relatant l’accomplissement des conditions exigées pour l’adoptant et pour l’adopté.

Le juge de paix, après avoir reçu les consentements, avait libellé le contrat. Dans les dix jours, une expédition fut dressée par le greffier de la justice de paix. On y joignit les actes de naissance, de consentement, les certificats qui s’y rattachaient, et finalement le dossier arriva entre les mains du procureur de la République par l’intermédiaire d’un avoué.

«Que d’allées et venues, que de broutilles, que de bricoles! répétait Dardentor. C’est à se retrousser la rate.»

Puis, sur le vu des pièces, le tribunal de première instance prononça qu’il y avait lieu d’adopter. Puis, le jugement et le dossier furent transmis à la cour d’Alger dont l’arrêt déclara également qu’il y avait lieu à l’adoption. Et, pour tout cela, des semaines, des semaines! Et les deux Parisiens qui passaient chaque matin devant le bureau militaire, sans y entrer…

«Allons, se répétait volontiers M. Dardentor, le plus court, pour avoir un enfant, c’est encore de se marier!»

Enfin, l’adoption admise, l’arrêt de la cour fut affiché en certains lieux désignés et à tel nombre d’exemplaires que ledit arrêt indiquait, par les soins de la partie la plus diligente, – Clovis Dardentor en l’espèce, – lequel effectua cette publication par des copies sur des placards imprimés, revêtus du timbre fiscal.

Enfin, enfin, enfin, expédition de l’arrêt à l’officier de l’état civil de la Municipalité d’Oran, lequel l’inscrivit sur le registre des naissances à la date de sa présentation, – formalité qui doit être remplie dans le délai de trois mois, faute de quoi l’adoption serait comme non avenue.

On n’attendit pas trois mois ni même trois jours, veuillez le croire!

«Ça y est!» s’écria M. Dardentor.

Le tout demanda un débours de trois cents francs environ, et M. Dardentor eût consenti à en verser le double ou le triple pour aller plus vite.

Bref, le jour de la cérémonie arriva, et la fête annoncée eut lieu dans le grand salon de l’hôtel. La salle à manger de Mme Elissane n’aurait pu contenir les invités. Là se retrouvèrent Jean Taconnat, Marcel Lornans, les amis, les connaissances, et même M. Eustache Oriental, de retour à Oran, et auquel notre Perpignanais avait adressé une invitation épulatoire, qui fut accueillie comme elle le méritait.

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Mais, à l’extrême surprise des uns et à l’extrême satisfaction des autres, les Désirandelle ne figuraient point au nombre des convives. Non! depuis la veille, décontenancés, furieux, maudissant M. Dardentor jusque dans les générations les plus éloignées qui formeraient les descendants de sa fille adoptive, ils étaient partis à bord de l’Argèlès, où le capitaine Bugarach et le docteur Bruno n’eurent point à se ruiner pour eux en nourriture, car Agathocle lui-même en avait perdu l’appétit.

Est-il nécessaire de dire que le repas fut magnifique, plein d’entrain et de bonne humeur, que Marcel Lornans y retrouva Louise Elissane dans tout l’éclat de sa beauté, que Jean Taconnat avait fait une complainte sur le départ du «Petit Gagathocle», mais qu’il n’osa la chanter par convenance, que M. Eustache Oriental, attablé jusqu’aux oreilles, mangea de tout, mais avec modération, et qu’il but de tout, mais avec discrétion.

Oui! elle fut splendide et remarquable, l’allocution de M. Dardentor avant le dessert. Combien les Désirandelle avaient été bien inspirés en s’embarquant la veille, et quelle mine auraient-ils faite à cet instant solennel…

«Mesdames et messieurs, je vous remercie d’avoir bien voulu prendre part à cette cérémonie qui vient de couronner le plus cher de mes désirs.»

Patrice put espérer, par le début, que ce laïus s’achèverait d’une façon convenable.

«Sachez, d’ailleurs, que si le dîner vous a paru bon, le dessert sera meilleur encore, et cela, grâce à l’apparition d’un plat nouveau qui ne figure pas sur le menu!»

Patrice commença à ressentir quelque inquiétude.

«Ah! ah!… un plat nouveau!… fit M. Eustache Oriental, en se pourléchant.

– Je n’ai pas, continua M. Dardentor, à vous présenter notre charmante Louise, que son excellente mère m’a permis d’adopter, et qui, tout en restant sa fille, est devenue la mienne…»

Ici unanimes applaudissements, et aussi quelques larmes dans les yeux féminins de l’auditoire.

«Or, avec le consentement de sa mère, c’est notre Louise que je viens offrir au dessert, comme un mets de la table des dieux…»

Déconvenue de M. Eustache Oriental, qui rentra sa langue.

«Et à qui, mes amis?… A l’un de nos convives… à ce brave garçon de Marcel Lornans, qui, de ce fait, deviendra mon fils…

– Et moi?… ne put s’empêcher de crier Jean Taconnat.

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– Tu seras mon neveu, fiston! Et, maintenant, en avant la musique! Boum!… boum!… Pif… paf!… et toutes les pétarades d’une noce à tout casser!»

Patrice s’était voilé la face de sa serviette.

Faut-il ajouter que Marcel Lornans fut marié la semaine suivante en grande cérémonie avec Louise Elissane, et que jamais ni son nom ni celui de Jean Taconnat ne figurèrent sur les contrôles du 7e chasseurs d’Afrique?…

Mais, dira-t-on, cela finit comme un vaudeville… Eh bien! qu’est ce récit, sinon un vaudeville sans couplets, et avec le dénouement obligatoire du mariage à l’instant où le rideau baisse?…

FIN.

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