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Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XIX-XXI)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIX

Le mât de signaux. – Grands froids. – Le flamant. – Le pâturage. – Adresse 
de Jacques. – Désobéissance de Doniphan et de Cross. – Le brouillard. 
– Jacques dans les brumes. – Les coups de canon de French-den. – Les points noirs. – Attitude de Doniphan.

 

e que ses compagnons avaient voulu en portant leur choix sur Briant, c’était rendre justice à son caractère serviable, au courage dont il faisait preuve en toutes les occasions d’où dépendait le sort de la colonie, à son infatigable dévouement pour l’intérêt général. Depuis le jour où il avait, pour ainsi dire, pris le commandement du schooner, pendant cette traversée de la Nouvelle-Zélande à l’île Chairman, il n’avait jamais reculé devant le danger ou la peine. Quoiqu’il fût d’une nationalité différente, tous l’aimaient, grands et petits, – ces derniers principalement, dont il s’était incessamment occupé avec tant de zèle, et qui avaient unanimement voté pour lui. Seuls, Doniphan, Cross, Wilcox et Webb se refusaient à reconnaître les qualités de Briant; mais, au fond, ils savaient parfaitement qu’ils étaient injustes envers le plus méritant de leurs camarades.

Bien qu’il prévît que ce choix accentuerait encore la dissidence qui existait déjà, bien qu’il pût craindre que Doniphan et ses partisans ne prissent quelque résolution regrettable, Gordon ne ménagea pas ses félicitations à Briant. D’une part, il avait l’esprit trop équitable pour ne point approuver le choix qui avait été fait, et de l’autre, il préférait n’avoir plus à s’occuper que de la comptabilité de French-den.

Dès ce jour-là, cependant, il fut visible que Doniphan et ses trois amis étaient résolus à ne point supporter cet état de choses, quoique Briant se fût promis de ne leur fournir aucune occasion de se porter à quelque excès.

Quant à Jacques, ce n’était pas sans une certaine surprise qu’il avait vu son frère accepter le résultat du scrutin.

«Tu veux donc?… lui dit-il, sans achever une pensée que Briant compléta, en lui répondant à voix basse:

– Oui, je veux être à même de faire encore plus que nous n’avons fait jusqu’ici pour racheter ta faute!

– Merci, frère, répondit Jacques, et ne m’épargne pas!»

Le lendemain recommença le cours de cette existence que les longs jours de l’hiver allaient rendre si monotone.

Et d’abord, avant que les grands froids eussent interdit toute excursion à Sloughi-bay, Briant prit une mesure qui ne laissait pas d’avoir son utilité.

On sait qu’un mât de signaux avait été dressé sur l’une des plus hautes crêtes d’Auckland-hill. Or, il ne restait guère que des lambeaux, du pavillon hissé en tête de ce mât, secoué qu’il avait été pendant quelques semaines par les vents du large. Il importait donc de le remplacer par un appareil capable de supporter même les bourrasques hivernales. Sur les conseils de Briant, Baxter fabriqua une sorte de ballon, tressé avec ces joncs flexibles dont les bords du marécage étaient hérissés, et qui pourrait résister, puisque le vent passerait à travers. Ce travail terminé, une dernière excursion fut faite à la baie, dans la journée du 17 juin, et, au pavillon du Royaume-Uni, Briant substitua ce nouveau signal, qui était visible dans un rayon de plusieurs milles.

Cependant le moment n’était plus éloigné où Briant et ses «administrés» allaient être casernes dans French-den. Le thermomètre baissait lentement, suivant une progression continue – ce qui indiquait qu’il y aurait persistance des grands froids.

Briant fit mettre la yole à terre, dans l’angle du contrefort. Là, elle fut recouverte d’un épais prélart, afin que la sécheresse n’en fit pas disjoindre les coutures. Puis, Baxter et Wilcox tendirent des collets près de l’enclos, et creusèrent de nouvelles fosses sur la lisière de Traps-woods. Enfin, les fleurons furent dressés le long de la rive gauche du rio Zealand, de manière à retenir dans leurs mailles le gibier d’eau que les violentes brises du sud entraîneraient vers l’intérieur de l’île.

Entre temps, Doniphan et deux ou trois de ses camarades, montés sur leurs échasses, faisaient des excursions sur les South-moors, d’où ils ne revenaient jamais «bredouilles», tout en ménageant leurs coups de fusil, car, au sujet des munitions, Briant se montrait aussi économe que Gordon.

Pendant les premiers jours de juillet, le rio commença à se prendre. Les quelques glaçons qui se formèrent sur le Family-lake, dérivèrent au fil du courant. Bientôt, par suite de leur accumulation un peu en aval de French-den, une embâcle s’entassa, et la surface du cours d’eau n’offrit plus qu’une épaisse croûte glacée. Avec le maintien du froid, marqué déjà par une douzaine de degrés au-dessous du zéro centigrade, le lac ne tarderait pas à se solidifier sur toute son étendue. En effet, après un violent assaut de rafales qui rendit cette solidification plus lente, le vent hala le sud-est, le ciel s’éclaircit, et la température s’abaissa à près de vingt degrés au-dessous du chiffre de congélation.

Le programme de la vie hivernale fut repris dans les conditions où il avait été établi l’année précédente. Briant y tenait la main, sans chercher à faire abus de son autorité. On lui obéissait volontiers, d’ailleurs, et Gordon facilitait beaucoup sa tâche en donnant l’exemple de l’obéissance. Au surplus, Doniphan et ses partisans ne se mirent jamais en état d’insubordination. Ils s’occupaient du service quotidien des trappes, pièges, fleurons et collets, qui leur était plus spécialement attribué, tout en continuant de vivre entre eux, causant à voix basse, ne se mêlant que très rarement à la conversation générale, même pendant les repas, même pendant les veillées du soir. Préparaient-ils quelque machination? on ne savait. En somme, il n’y avait aucun reproche à leur adresser, et Briant n’eut point à intervenir. Il se contentait d’être juste envers tous, prenant le plus souvent à son compte les besognes pénibles et difficiles, n’y épargnant point son frère qui rivalisait de zèle avec lui. Gordon put même observer que le caractère de Jacques tendait à se modifier, et Moko voyait, non sans plaisir, que, depuis l’explication qu’il avait eue avec Briant, le jeune garçon se mêlait plus ouvertement aux propos et aux jeux de ses camarades.

Les études remplissaient ces longues heures que le froid obligeait à passer dans le hall. Jenkins, Iverson, Dole et Costar faisaient de sensibles progrès. A les instruire, les grands ne laissaient pas de s’instruire eux-mêmes. Pendant les longues soirées, on lisait à haute voix des récits de voyage, auxquels Service eût certainement préféré la lecture de ses Robinsons. Quelquefois aussi, l’accordéon de Garnett laissait échapper une de ces harmonies écœurantes que le malencontreux mélomane «soufflait» avec une conviction regrettable. D’autres chantaient en chœur quelques chansons de leur enfance. Puis, lorsque le concert avait pris fin, chacun regagnait sa couchette.

Cependant Briant ne cessait de réfléchir au retour en Nouvelle-Zélande. C’était sa grande préoccupation. En cela, il différait de Gordon, qui ne songeait qu’à compléter l’organisation de la colonie sur l’île Chairman. La présidence de Briant devait donc être surtout marquée par les efforts qui seraient faits dans le but de se rapatrier. Il pensait toujours à cette tache blanchâtre, aperçue au large de Deception-bay. N’appartenait-elle pas à quelque terre située dans le voisinage de l’île? se demandait-il. Eh bien, si cela était, serait-il impossible de construire une embarcation avec laquelle on essayerait de gagner cette terre? Mais, lorsqu’il en causait avec Baxter, celui-ci hochait la tête, comprenant bien qu’un tel travail était au-dessus de leurs forces!

«Ah! pourquoi ne sommes-nous que des enfants, répétait Briant, oui! des enfants, quand il faudrait être des hommes!»

Et c’était là son plus gros chagrin.

Pendant ces nuits d’hiver, bien que la sécurité parût assurée à French-den, quelques alertes s’y produisirent. A plusieurs reprises, Phann jetait de longs aboiements d’alarme, lorsque des bandes de carnassiers – presque toujours des chacals – venaient rôder autour de l’enclos. Doniphan et les autres se précipitaient alors par la porte du hall, et, en lançant des tisons embrasés à ces maudites bêtes, ils parvenaient à les mettre en fuite.

Deux ou trois fois aussi, plusieurs couples de jaguars et de couguars se montrèrent aux environs, sans jamais s’approcher autant que les chacals. Ceux-là, on les recevait à coups de fusil, quoique de la distance de laquelle on les tirait, ils ne pussent être mortellement atteints. En somme, ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à préserver l’enclos.

Le 24 juillet, Moko eut enfin l’occasion de développer de nouveaux talents culinaires, en accommodant un gibier, dont tous se régalèrent les uns en gourmets, les autres en gourmands.

Wilcox – et Baxter qui l’y aidait volontiers – ne s’étaient pas contentés d’établir des engins pour les animaux, volatiles ou rongeurs, de petite espèce. En courbant quelques-uns de ces baliveaux qui poussaient entre les massifs de Traps-woods, ils avaient pu installer de véritables collets à nœud coulant pour le gibier de grande taille. Ce genre de piège est communément établi en forêt sur les passées de chevreuils, et il n’est pas rare qu’il produise de bons résultats.

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A Traps-woods, ce ne fut point un chevreuil, ce fut un magnifique flamant qui, dans la nuit du 24 juillet, vint s’engager à travers l’un de ces nœuds coulants, dont ses efforts ne purent le délivrer. Le lendemain, lorsque Wilcox visita ses pièges, l’animal était déjà étranglé par la boucle que le baliveau, en se relevant, lui avait serré à la gorge. Ce flamant, bien plumé, bien vidé, bien truffé d’herbes aromatiques, rôti à point, fut déclaré excellent. Tant des ailes que des cuisses, il y en eut pour tout le monde, et même chacun eut sa petite part de la langue, qui est bien ce qu’on peut manger de meilleur sous la calotte des cieux!

La première quinzaine du mois d’août fut marquée par quatre jours d’un froid excessif. Briant ne vit pas sans appréhension le thermomètre tomber à trente degrés centigrades au-dessous de zéro. La pureté de l’air était incomparable, et, ainsi qu’il arrive le plus souvent avec ces grands abaissements de température, pas un souffle ne troublait l’atmosphère.

Pendant cette période, on ne pouvait sortir de French-den sans être instantanément saisi jusqu’à la moelle des os. Défense fut faite aux petits de s’exposer à l’air, – même un instant. Les grands, d’ailleurs, ne le faisaient que dans le cas d’absolue nécessité, principalement pour alimenter jour et nuit les foyers de l’étable et de la basse-cour.

Par bonheur, ces froids durèrent peu. Vers le 6 août, le vent retomba dans l’ouest. Sloughi-bay et le littoral de Wreck-coast furent alors assaillis par des bourrasques effroyables qui, après avoir battu de plein fouet le revers d’Auckland-hill, ricochaient par-dessus avec une incomparable violence. Pourtant French-den n’eut point à en souffrir. Il n’aurait pas fallu moins qu’un tremblement de terre pour disjoindre ses solides parois. Les rafales les plus irrésistibles, celles qui mettent des vaisseaux de haut bord à la côte ou renversent des édifices de pierre, n’avaient pas prise sur l’inébranlable falaise. Quant aux arbres abattus, s’ils furent nombreux, c’était autant d’ouvrage épargné aux jeunes bûcherons, quand il s’agirait de refaire leur provision de combustible.

En somme, ces bourrasques eurent pour résultat de modifier profondément l’état atmosphérique, en ce sens qu’elles amenèrent la fin des grands froids. A partir de cette période, la température se releva constamment, et. dès que ces troubles eurent cessé, elle se maintint à une moyenne de sept à huit degrés au-dessous du point de congélation.

La dernière quinzaine d’août fut très supportable, Briant put reprendre les travaux du dehors, à l’exception de la pêche, car une épaisse glace recouvrait encore les eaux du rio et du lac. De nombreuses visites furent faites aux trappes, collets et fleurons, où le gibier de marais donnait abondamment, et l’office ne cessa pas d’être pourvu de venaison fraîche.

Du reste, l’enclos compta bientôt quelques nouveaux hôtes. En outre des couvées d’outardes et de pintades, la vigogne mit bas une portée de cinq petits, auxquels les soins de Service et de Garnett ne manquèrent pas.

Ce fut dans ces circonstances, puisque l’état de la glace le permettait encore, que Briant eut la pensée d’offrir à ses camarades une grande partie de patinage. Avec une semelle de bois et une lame de fer, Baxter parvint à fabriquer quelques paires de patins. Ces jeunes garçons, d’ailleurs, avaient tous plus ou moins l’habitude de cet exercice, qui est très goûté au plus fort des hivers de la Nouvelle-Zélande, et ils furent enchantés de cette occasion de déployer leurs talents à la surface du Family-lake.

Donc, le 25 août, vers onze heures du matin, Briant, Gordon, Doniphan, Webb, Cross, Wilcox, Baxter, Garnett, Service, Jenkins et Jacques, laissant Iverson, Dole et Costar à la garde de Moko et de Phann, quittèrent French-den afin d’aller chercher un endroit où la couche glacée présenterait une vaste étendue, propice au patinage.

Briant avait pris un des cornets de bord, afin de rappeler sa petite troupe, dans le cas où quelques-uns se laisseraient emporter trop loin sur le lac. Tous avaient déjeuné avant de partir et comptaient bien être de retour pour le dîner.

Il fallut remonter la rive pendant près de trois milles, avant de trouver un emplacement convenable, le Family-lake étant encombré de glaçons aux abords de French-den. Ce fut par le travers de Traps-woods que les jeunes colons s’arrêtèrent devant une surface, uniformément solidifiée, qui se développait à perte de vue du côté de l’est. C’eût été un magnifique champ de manœuvres pour une armée de patineurs.

Il va sans dire que Doniphan et Cross avaient emporté leurs fusils, afin de tirer quelque gibier, si l’occasion s’en présentait. Quant à Briant et à Gordon, qui n’avaient jamais eu de goût pour ce genre de sport, ils n’étaient venus là que dans l’intention d’empêcher les imprudences.

Sans contredit, les plus adroits patineurs de la colonie étaient Doniphan, Cross, – Jacques surtout qui l’emportait tant pour sa vitesse de déplacement que pour la précision avec laquelle il traçait des courbes compliquées.

Avant de donner le signal du départ, Briant réunit ses camarades et leur dit:

«Je n’ai pas besoin de vous recommander d’être sages et de mettre de côté tout amour-propre! S’il n’y a pas à craindre que la glace se casse, il y a toujours à craindre de se casser un bras ou une jambe! Ne vous éloignez pas hors de la vue! Dans le cas où il vous arriverait d’être entraînés trop loin, n’oubliez pas que Gordon et moi, nous vous attendons en cet endroit. Ainsi, lorsque je donnerai le signal avec mon cornet, chacun devra se mettre en mesure de nous rejoindre!»

Ces recommandations faites, les patineurs s’élancèrent sur le lac, et Briant fut rassuré en les voyant déployer une réelle habileté. S’il y eut d’abord quelques chutes, elles ne provoquèrent que des éclats de rire.

En vérité, Jacques faisait merveille en avant, en arrière, sur un pied, sur deux, debout ou accroupi, décrivant des cercles et des ellipses avec une régularité parfaite. Et quelle satisfaction c’était pour Briant de voir son frère prendre part aux jeux des autres!

Il est probable que Doniphan, le sportsman si passionné pour tous les exercices du corps, ressentait quelque jalousie des succès de Jacques, auquel on applaudissait de bon cœur. Aussi ne tarda-t-il pas à s’éloigner de la rive, malgré les instantes recommandations de Briant. Et même, à un certain moment, il fit signe à Cross de venir le rejoindre.

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«Eh! Cross, lui cria-t-il, j’aperçois une bande de canards… là bas… dans l’est!.. Les vois-tu?

– Oui, Doniphan!

– Tu as ton fusil!… J’ai le mien!… En chasse!….

– Mais Briant a défendu!…

– Eh! laisse-moi tranquille avec ton Briant!… En route… à toute vitesse!»

En un clin d’œil, Doniphan et Cross eurent franchi un demi-mille, poursuivant cette troupe d’oiseaux, qui voletaient sur Family-lake.

«Où vont-ils donc? dit Briant.

– Ils auront vu là-bas quelque gibier, répondit Gordon, et l’instinct de la chasse…

– Ou plutôt l’instinct de la désobéissance! reprit Briant. C’est encore Doniphan…

– Crois-tu donc, Briant, qu’il y ait quoique chose à craindre pour eux?…

– Eh! qui sait, Gordon?… Il est toujours imprudent de s’éloigner!… Vois comme ils sont loin déjà!»

Et, de fait, emportés dans une course rapide, Doniphan et Cross n’apparaissaient déjà plus que comme deux points à l’horizon du lac.

S’ils avaient le temps de revenir, puisque le jour devait durer quelques heures encore, c’était pourtant une imprudence. En effet, à cette époque de l’année, il y avait toujours lieu de redouter un subit changement dans l’état de l’atmosphère. Une modification à la direction du vent eût suffi pour amener des rafales ou des brouillards.

Aussi, que l’on juge de ce que furent les appréhensions de Briant, lorsque, vers deux heures, l’horizon se déroba brusquement sous une épaisse bande de brumes.

A ce moment, Cross et Doniphan n’avaient point encore reparu, et les vapeurs, maintenant accumulées à la surface du lac, en cachaient la rive occidentale,

«Voilà ce que je craignais! s’écria Briant. Comment retrouveront-ils leur route?

– Un coup de cornet!… Donne un coup de cornet!» répondit vivement Gordon.

Par trois fois, le cornet retentit, et sa note cuivrée se prolongea à travers l’espace. Peut-être y serait-il répondu par des coups de fusil, – le seul moyen que Doniphan et Cross eussent de faire connaître leur position?

Briant et Gordon écoutèrent… Aucune détonation n’arriva à leur oreille.

Déjà, cependant, le brouillard avait beaucoup gagné en épaisseur comme en étendue, et ses premières volutes se déroulaient à moins d’un quart de mille de la rive. Or, comme il s’élevait en même temps vers les hautes zones, le lac aurait entièrement disparu avant quelques minutes.

Briant rappela alors ceux de ses camarades qui étaient restés à portée de la vue. Quelques instants après, tous furent réunis sur la rive.

«Que décider?… demanda Gordon.

– C’est de tout tenter pour retrouver Cross et Doniphan, avant qu’ils soient complètement égarés dans le brouillard! Que l’un de nous se porte dans la direction qu’ils ont prise, et tâche de les rallier à coups de cornet…

– Je suis prêt à partir! dit Baxter.

– Nous aussi! ajoutèrent deux ou trois autres.

– Non!… J’irai!… dit Briant.

– Ce sera moi, frère! répondit Jacques. Avec mes patins, j’aurai vite fait de rejoindre Doniphan…

– Soit!… répondit Briant. Va, Jacques, et écoute bien si tu n’entends pas des coups de fusil!… Tiens, prends ce cornet, qui servira à signaler ta présence!…

– Oui, frère!»

Un instant après, Jacques était invisible au milieu des brumes, qui devenaient de plus en plus opaques.

Briant, Gordon et les autres prêtèrent attentivement l’oreille aux coups de cornet lancés par Jacques; mais la distance les éteignit bientôt.

Une demi-heure s’écoula. Aucune nouvelle des absents, ni de Cross, ni de Doniphan, incapables de s’orienter sur le lac, ni de Jacques, qui s’était porté à leur rencontre.

Et que deviendraient-ils tous trois, au cas où la nuit arriverait avant qu’ils fussent de retour?

«Si encore nous avions des armes à feu, s’écria Service, peut-être…

– Des armes? répondit Briant. Il y en a à French-den!… Pas un instant à perdre!… En route!»

C’était le meilleur parti à prendre, car, avant tout, il importait d’indiquer aussi bien à Jacques qu’à Doniphan et à Cross quelle direction il convenait de suivre pour retrouver la rive du Family-lake. Le mieux était donc de revenir par le plus court à French-den, où des signaux pourraient être faits au moyen de détonations successives.

En moins d’une demi-heure, Briant, Gordon et les autres eurent enlevé les trois milles qui les séparaient de Sport-terrace.

En cette occasion, il ne s’agissait plus d’économiser la poudre. Wilcox et Baxter chargèrent deux fusils, qui furent tirés dans la direction de l’est.

Nulle réponse. Ni coup de feu, ni coup de cornet.

Il était déjà trois heures et demie. Le brouillard tendait à s’épaissir à mesure que le soleil s’abaissait derrière le massif d’Auckland-hill. A travers ces lourdes vapeurs, impossible de rien voir à la surface du lac.

«Au canon!» dit Briant.

Une des deux petites pièces du Sloughi – celle qui était braquée à travers l’une des embrasures percée près de la porte du hall – fut traînée au milieu de Sport-terrace, et convenablement pointée vers le nord-est.

On la chargea avec une des gargousses à signaux, et Baxter allait tirer sur la corde de l’étoupille, lorsque Moko suggéra l’idée de mettre une bourre d’herbe enduite de graisse par-dessus la gargousse. Il croyait savoir que cela donnerait plus de force à la détonation, et il ne se trompait pas.

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Le coup partit – non sans que Dole et Costar se fussent bouché les oreilles.

Au milieu d’une atmosphère si parfaitement calme, il était inadmissible que cette détonation ne fût pas entendue à une distance de plusieurs milles.

On écouta… Rien!

Pendant une heure encore, la petite pièce fut tirée de dix minutes en dix minutes. Que Doniphan, Cross et Jacques se méprissent sur la signification de ces coups répétés qui indiquaient la position de French-den, cela ne pouvait être. En outre, ces décharges devaient se faire entendre sur toute la surface du Family-lake, car les brouillards sont très propres à la propagation lointaine des sons, et cette propriété s’accroît même avec leur densité.

Enfin, un peu avant cinq heures, deux ou trois coups de fusil, encore éloignés, furent assez distinctement perçus dans la direction du nord-est.

«Ce sont eux!» s’écria Service.

Et aussitôt, Baxter de répondre par une dernière décharge au signal de Doniphan.

Quelques instants après, deux ombres se dessinèrent à travers les brumes, qui étaient moins épaisses près de la rive que sur le lac. Bientôt des hurrahs se joignirent aux hurrahs qui partaient de Sport-terrace.

C’étaient Doniphan et Cross.

Jacques n’était pas avec eux.

On imagine quelles mortelles angoisses dut éprouver Briant! Son frère n’avait pu retrouver les deux chasseurs, qui n’avaient même pas entendu ses coups de cornet. A ce moment, en effet, Cross et Doniphan, cherchant à s’orienter, s’étaient déjà rabattus vers la partie méridionale du Family-lake, tandis que Jacques s’enfonçait dans l’est pour essayer de les rejoindre. Eux-mêmes, d’ailleurs, sans les détonations parties de French-den, ils n’eussent jamais pu retrouver leur route.

Briant, tout à la pensée de son frère égaré au milieu des brumes, ne songeait guère à adresser des reproches à Doniphan, dont la désobéissance risquait d’avoir des conséquences si graves. Que Jacques fût réduit à passer la nuit sur le lac par une température qui allait peut-être s’abaisser à quinze degrés au-dessous de zéro, comment résisterait-il à des froids si intenses!

«C’est moi qui aurais dû aller à sa place… moi!» répétait Briant, à qui Gordon et Baxter essayaient en vain de donner un peu d’espoir.

Quelques coups de canon furent encore tirés. Évidemment, si Jacques eut été rapproché de French-den, il les aurait entendus et n’eût pas manqué de signaler sa présence par des coups de cornet.

Mais, lorsque leurs derniers roulements se perdirent au loin, les détonations restèrent sans réponse.

Et déjà, la nuit commençant à se faire, l’obscurité ne tarderait pas à envelopper toute l’île.

Cependant une circonstance assez favorable vint à se produire alors. Le brouillard semblait avoir une tendance à se dissiper. La brise, qui s’était levée au couchant, comme cela arrivait presque chaque soir après les calmes du jour, repoussait les brumes du côté de l’est en dégageant la surface du Family-lake. Bientôt, la difficulté de retrouver French-den ne serait plus due qu’à l’obscurité de la nuit.

Dans ces conditions, il n’y avait plus qu’une chose à faire: allumer un grand feu sur la rive, afin qu’il pût servir de signal. Et déjà Wilcox, Baxter, Service, entassaient du bois sec au centre de Sport-terrace, lorsque Gordon les arrêta.

«Attendez!» dit-il.

La lunette aux yeux, Gordon regardait attentivement dans la direction du nord-est.

«Il me semble que je vois un point… dit-il, un point qui se déplace…»

Briant avait saisi la lunette et regardait à son tour.

«Dieu soit loué!… C’est lui!… s’écria-t-il. C’est Jacques!… Je l’aperçois!…»

Et tous de pousser des cris à pleins poumons, comme s’ils eussent pu être entendus à une distance, qui ne devait pas être évaluée à moins d’un mille!

Toutefois, cette distance diminuait à vue d’œil. Jacques, les patins aux pieds, glissait avec la rapidité d’une flèche sur la croûte glacée du lac, en se rapprochant de French-den. Quelques minutes encore, et il serait arrivé.

«On dirait qu’il n’est pas seul!» s’écria Baxter, qui ne put retenir un geste de surprise.

En effet, une observation plus attentive fit reconnaître que deux autres points se mouvaient en arrière de Jacques, à quelque cent pieds de lui.

«Qu’est-ce donc?… demanda Gordon.

– Des hommes?… répondit Baxter.

– Non!… On dirait des animaux!… dit Wilcox.

– Des fauves, peut-être!…» s’écria Doniphan.

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Il ne se trompait pas, et, sans hésiter, le fusil à la main, il s’élança sur le lac au-devant de Jacques.

En quelques instants, Doniphan eut rejoint le jeune garçon et déchargé ses deux coups sur les fauves, qui rebroussèrent chemin et eurent bientôt disparu.

C’étaient deux ours, qu’on ne se fut guère attendu à voir figurer dans la fauve chairmanienne! Puisque ces redoutables bêtes rôdaient sur l’île, comment se faisait-il que les chasseurs n’en eussent jamais trouvé trace? Fallait-il donc admettre qu’elles ne l’habitaient pas, mais que, pendant l’hiver, soit en s’aventurant à la surface de la mer congelée, soit en s’embarquant sur des glaçons flottants, ces ours se hasardaient jusque sur ces parages? Et cela ne semblait-il pas indiquer qu’il y avait quelque continent dans le voisinage de l’île Chairman?… Il y aurait lieu d’y réfléchir.

Quoi qu’il en fût, Jacques était sauvé, et, son frère le pressait dans ses bras.

Les félicitations, les embrassements, les poignées de main, ne manquèrent pas au brave enfant. Après avoir vainement «corné» afin de rappeler ses deux camarades, lui aussi, perdu au plus épais des brumes, se trouvait dans l’impossibilité de s’orienter, lorsque les premières détonations éclatèrent.

«Ce ne peut être que le canon de French-den!» se dit-il, en cherchant à saisir d’où venait le son.

Il était alors à plusieurs milles de la rive dans le nord-est du lac. Aussitôt, de toute la vitesse de ses patins, il fila dans la direction qui lui était signalée.

Soudain, au moment où le brouillard commençait à se dissoudre, il se vit en présence de deux ours, qui s’élancèrent vers lui. Malgré le danger, son sang-froid ne l’abandonna pas un instant et, grâce à la rapidité de sa course, il put tenir ces animaux à distance. Mais, s’il avait fait une chute, il eût été perdu.

Et alors, prenant Briant à l’écart, pendant que tous regagnaient French-den:

«Merci, frère, dit-il à voix basse, merci, puisque tu m’as permis de…»

Briant lui serra la main, sans répondre.

Puis, au moment où Doniphan allait franchir la porte du hall, il lui dit:

«Je t’avais défendu de t’éloigner, et, tu le vois, ta désobéissance aurait pu causer un grand malheur! Pourtant, bien que tu aies eu tort, Doniphan, je ne dois pas moins te remercier d’être allé au secours de Jacques!

– Je n’ai fait que mon devoir,» répondit froidement Doniphan.

Et il ne prit même pas la main que lui tendait si cordialement son camarade.

 

 

Chapitre XX

Une halte à la pointe sud du lac. – Doniphan, Cross, Webb et Wilcox. 
– Séparation. – La région des Downs-lands. – L’East-river. – En descendant 
la rive gauche. – Arrivée à l’embouchure.

 

ix semaines après ces événements, vers cinq heures du soir, quatre des jeunes colons venaient de s’arrêter à l’extrémité méridionale du Family-lake.

On était au 10 octobre. L’influence de la belle saison se faisait sentir. Sous les arbres, revêtus d’une verdure toute fraîche, le sol avait repris sa couleur printanière. Une jolie brise ridait légèrement la surface du lac, encore éclairée des derniers rayons du soleil qui effleuraient la vaste plaine des South-moors, dont une étroite grève de sable formaient la bordure. De nombreux oiseaux passaient en bandes criardes, regagnant leurs nocturnes abris à l’ombre des bois ou dans les anfractuosités de la falaise. Divers groupes d’arbres à feuilles persistantes, des pins, des chênes verts, et, non loin, une sapinière de quelques acres, rompaient seuls la monotone aridité de cette partie de l’île Chairman. Le cadre végétal du lac était brisé en cet endroit et, pour retrouver l’épais rideau des forêts, il eût fallu remonter pendant plusieurs milles l’une ou l’autre des deux rives latérales.

En ce moment, un bon feu, allumé au pied d’un pin maritime, projetait son odorante fumée, que le vent repoussait au-dessus du marécage. Une couple de canards rôtissaient devant un foyer flambant, ménagé entre deux pierres. Après souper, ces quatre garçons n’auraient plus qu’à s’envelopper de leurs couvertures, et, tandis que l’un d’eux veillerait, les trois autres dormiraient tranquillement jusqu’au jour.

C’étaient Doniphan, Cross, Webb, Wilcox, et voici dans quelles circonstances ils avaient pris le parti de se séparer de leurs camarades.

Pendant les dernières semaines de ce second hiver que les jeunes colons venaient de passer à French-den, les rapports s’étaient tendus entre Doniphan et Briant. On n’a pas oublié avec quel dépit Doniphan avait vu l’élection &e faire au profit de son rival. Devenu plus jaloux, plus irritable encore, il ne se résignait pas sans peine à se soumettre aux ordres du nouveau chef de l’île Chairman. S’il ne lui résista pas ouvertement, c’est que la majorité ne l’aurait pas soutenu, il le savait bien. Pourtant, en diverses occasions, il avait manifesté tant de mauvais vouloir que Briant n’avait pu lui épargner de justes reproches. Depuis les incidents du patinage, où sa désobéissance avait été flagrante, soit qu’il eût été emporté par ses instincts de chasseur, soit qu’il eût voulu en faire à sa tête, son insoumission n’avait cessé de s’accroître, et le moment était arrivé où Briant allait être obligé de sévir.

Jusqu’alors, très inquiet de cet état de choses. Gordon avait obtenu de Briant qu’il se contiendrait. Mais celui-ci sentait bien que sa patience était à bout, et que, dans l’intérêt général, pour le maintien du bon ordre, un exemple serait nécessaire. En vain Gordon avait-il essayé de ramener Doniphan à de meilleurs sentiments. S’il avait eu autrefois sur lui quelque influence, il dut reconnaître qu’elle était entièrement perdue. Doniphan ne lui pardonnait pas d’avoir le plus souvent pris fait et cause pour son rival. Aussi, l’intervention de Gordon n’eut-elle aucun résultat, et ce fut avec un profond chagrin qu’il prévit des complications très prochaines.

De cet état de choses, il résultait donc que le bon accord, si indispensable à la tranquillité des hôtes de French-den, était détruit. On éprouvait une gêne morale, qui rendait très pénible l’existence en commun.

En effet, sauf aux heures des repas, Doniphan et ses partisans, Cross, Webb, Wilcox, qui subissaient de plus en plus sa domination, vivaient à part. Lorsque le mauvais temps les empêchait d’aller à la chasse, ils se réunissaient dans un coin du hall et, là, causaient entre eux à voix basse.

«A coup sûr, dit un jour Briant à Gordon, tous quatre s’entendent pour quelque agissement…

– Pas contre toi, Briant? répondit Gordon. Essayer de prendre ta place?… Doniphan n’oserait pas!… Nous serions tous de ton côté, tu le sais, et il ne l’ignore pas!

– Peut-être Wilcox, Cross, Webb et lui songent-ils à se séparer de nous?…

– C’est à craindre, Briant, et je n’imagine pas que nous ayons le droit de les en empêcher!

– Les vois-tu, Gordon, allant s’établir au loin…

– Ils n’y pensent peut-être pas, Briant?

– Ils y pensent, au contraire! J’ai vu Wilcox prendre une copie de la carte du naufragé Baudoin, et c’est évidemment dans le but de l’emporter…

– Wilcox a fait cela?…

– Oui, Gordon, et, en vérité, je ne sais pas si, pour faire cesser de tels ennuis, il ne vaudrait pas mieux me démettre en faveur d’un autre… de toi, Gordon, ou même de Doniphan!… Cela couperait court à toute rivalité…

– Non, Briant! répondit Gordon avec force. Non!… Ce serait manquer à tes devoirs envers ceux qui t’ont nommé… à ce que tu te dois à toi-même!»

Ce fut au cours de ces dissensions fâcheuses que s’acheva l’hiver. Avec les premiers jours d’octobre, les froids ayant définitivement disparu, la surface du lac et celle du rio s’étaient dégagées entièrement. Et c’est alors – dans la soirée du 9 octobre – que Doniphan fit connaître sa décision de quitter French-den avec Webb, Cross et Wilcox.

«Vous voulez nous abandonner?… dit Gordon.

– Vous abandonner?… Non, Gordon! répondit Doniphan. Seulement, Cross, Wilcox, Webb et moi, nous avons formé le projet d’aller nous fixer en une autre partie de l’île.

– Et pourquoi, Doniphan?… répliqua Baxter.

– Tout simplement parce que nous désirons vivre à notre gré, et, je le dis franchement, parce qu’il ne nous convient pas de recevoir des ordres de Briant!

– Je voudrais savoir ce que tu as à me reprocher, Doniphan? demanda Briant.

– Rien… si ce n’est d’être à notre tête! répondit Doniphan. Nous avons déjà eu un Américain pour chef de la colonie?… Maintenant, c’est un Français qui nous commande!… Il ne manque plus, vraiment, que de nommer Moko…

– Ce n’est pas sérieusement que tu parles? demanda Gordon.

– Ce qui est sérieux, répondit Doniphan d’un ton hautain, c’est que, s’il plaît à nos camarades d’avoir pour chef tout autre qu’un Anglais, cela ne plait ni à mes amis ni à moi!

– Soit! répondit Briant. Wilcox, Webb, Cross et toi, Doniphan, vous êtes libres de partir et d’emporter la part des objets à laquelle vous avez droit!

– Nous n’en avons jamais douté, Briant, et, dès demain, nous quitterons French-den!

– Puissiez-vous ne point avoir à vous repentir de votre détermination!» ajouta Gordon, qui comprit que toute insistance serait vaine à ce sujet.

Quant au projet que Doniphan avait résolu de mettre à exécution, le voici:

Quelques semaines avant, en faisant le récit de son excursion à travers la partie orientale de l’île Chairman, Briant avait affirme que la petite colonie aurait pu s’y installer dans de bonnes conditions. Les masses rocheuses de la côte renfermaient de nombreuses cavernes, les forêts au levant du Family-lake confinaient à la grève, l’East-river fournissait l’eau douce en abondance, le gibier de poil et de plume pullulait sur ses rives, – enfin, la vie y devait être aussi aisée qu’à French-den, et beaucoup plus qu’elle ne l’eût été à Sloughi-bay. En outre, la distance entre French-den et la côte n’était que de douze milles en ligne droite, dont six pour la traversée du lac et à peu près autant pour redescendre le cours de l’East-river. Donc, en cas de nécessité absolue, il serait aise de communiquer avec French-den.

C’est après avoir sérieusement réfléchi à tous ces avantages que Doniphan avait décidé Wilcox, Cross et Webb à venir s’établir avec lui sur l’autre littoral de l’île.

Cependant, ce n’était pas par eau que Doniphan se proposait d’atteindre Deception-bay. Descendre la rive du Family-lake jusqu’à sa pointe méridionale, contourner cette pointe, remonter la rive opposée, afin d’atteindre l’East-river, en explorant une contrée dont on ne connaissait rien encore, puis longer le cours d’eau au milieu de la forêt jusqu’à son embouchure, tel était l’itinéraire qu’il comptait suivre. Ce serait un assez long parcours – quinze à seize milles environ, – mais ses camarades et lui le feraient en chasseurs. De cette façon, Doniphan éviterait de s’embarquer dans la yole, dont la manœuvre eût demandé une main plus expérimentée que la sienne. Le halkett-boat qu’il voulait emporter suffirait pour traverser l’East-river, et, au besoin, pour franchir d’autres rios, s’il s’en trouvait dans l’est de l’île.

Au surplus, cette première expédition ne devait avoir pour objectif que de reconnaître le littoral de Deception-bay, afin d’y choisir l’endroit où Doniphan et ses trois amis reviendraient se fixer définitivement. Aussi, ne voulant point s’embarrasser de bagages, résolurent-ils de ne prendre que deux fusils, quatre revolvers, deux hachettes, des munitions en quantité suffisante, des lignes de fond, des couvertures de voyage, une des boussoles de poche, le léger canot de caoutchouc, et seulement quelques conserves, ne doutant pas que la chasse et la pêche ne dussent amplement fournir à leurs besoins. D’ailleurs, cette expédition – croyaient-ils – ne durerait que six à sept jours. Lorsqu’ils auraient fait choix d’une demeure, ils reviendraient à French-den, ils y prendraient leur part des objets provenant du Sloughi dont ils étaient légitimes possesseurs, et ils chargeraient le chariot de ce matériel. Lorsqu’il plairait à Gordon ou à quelque autre de venir les visiter, on leur ferait bon accueil; mais, quant à continuer de partager la vie commune dans les conditions actuelles, ils s’y refusaient absolument, et, à cet égard, ne consentiraient point à revenir sur leur détermination.

Le lendemain, des le lever du soleil, Doniphan, Cross, Webb et Wilcox prirent congé de leurs camarades, qui se montrèrent très attristés de cette séparation. Peut-être eux-mêmes étaient-ils plus émus qu’ils ne le laissaient paraître, bien qu’ils fussent très fermement décidés à réaliser leur projet, dans lequel l’entêtement avait une grande part. Après avoir traversé le rio Zealand avec la yole que Moko ramena à la petite digue, ils s’éloignèrent sans trop se hâter, examinant à la fois cette partie inférieure du Family-lake, qui se rétrécissait peu à peu vers sa pointe, et l’immense plaine des South-moors, dont on ne voyait la fin ni dans le sud ni dans l’ouest.

Quelques oiseaux furent tués, chemin faisant, sur le bord même du marécage. Doniphan, comprenant qu’il devait ménager ses munitions, s’était contenté du gibier nécessaire pour la nourriture du jour.

Le temps était couvert, sans qu’il y eût menace de pluie, et la brise paraissait fixée au nord-est. Pendant cette journée, les quatre garçons ne firent pas plus de cinq à six milles, et, arrivés vers cinq heures du soir à l’extrémité du lac, ils s’arrêtèrent afin d’y passer la nuit.

Tels sont les faits qui s’étaient accomplis à French-den, entre les derniers jours du mois d’août et le 11 octobre.

Ainsi donc, Doniphan, Cross, Wilcox, Webb étaient maintenant loin de leurs camarades, desquels n’importe quelle considération n’aurait jamais dû les séparer! Se sentaient-ils isolés déjà? Oui, peut-être! Mais, décidés à accomplir leur projet jusqu’au bout, ils ne songeaient qu’à se créer une nouvelle existence en quelque autre point de l’île Chairman.

Le lendemain, après une nuit assez froide qu’un grand feu, entretenu jusqu’à l’aube, avait rendue supportable, tous quatre se préparèrent à partir. La pointe méridionale du Family-lake dessinait un angle très aigu au raccordement des deux rives, dont celle de droite remontait presque perpendiculairement vers le nord. A l’est, la contrée était encore marécageuse, bien que l’eau n’inondât point son sol herbeux, surélevé de quelques pieds au-dessus du lac. Des tumescences, tapissées d’herbes, ombragées de maigres arbres, l’accidentaient. Comme cette contrée semblait formée principalement de dunes, Doniphan lui donna le nom de Downs-lands (terre des Dunes). Puis, ne voulant pas se lancer à travers l’inconnu, il résolut de continuer à suivre la rive pour atteindre l’East-river et la partie du littoral déjà reconnue par Briant. On verrait plus tard à explorer cette région des Downs-lands jusqu’à la côte.

Cependant ses compagnons et lui discutèrent à ce propos, avant de se mettre en route.

«Si les distances sont exactement marquées sur la carte, dit Doniphan, nous devons rencontrer l’East-river à sept milles au plus de la pointe du lac, et nous pourrons sans trop de fatigue l’atteindre dans la soirée.

– Pourquoi ne pas couper au nord-est, de manière à retrouver le rio vers son embouchure? fit observer Wilcox.

– En effet, cela nous épargnerait un grand tiers du chemin, ajouta Webb.

– Sans doute, répondit Doniphan, mais à quoi bon s’aventurer au milieu de ces territoires marécageux que nous ne connaissons pas, et s’exposer à revenir en arrière? Au contraire, en suivant la rive du lac, il y a bien des chances pour qu’aucun obstacle ne nous barre la route!

– Et puis, ajouta Cross, nous avons intérêt à explorer le cours de l’East-river.

– Évidemment, répondit Doniphan, car ce rio établit une communication directe entre la côte et Family-lake. D’ailleurs, en le descendant, ce sera l’occasion de visiter aussi la partie de la forêt qu’il traverse.»

Ceci dit, on se mit en marche et d’un bon pas. Une étroite chaussée dominait de trois à quatre pieds, d’un côté le niveau du lac, de l’autre la longue plaine de dunes qui s’étendait vers la droite. Comme le sol remontait sensiblement, il était à supposer que l’aspect de la contrée changerait entièrement quelques milles plus loin.

En effet, vers onze heures, Doniphan et ses compagnons s’arrêtaient pour déjeuner au bord d’une petite anse, ombragée de grands hêtres. De là, aussi loin que le regard se portait dans la direction de l’est, ce n’était qu’une masse confuse de verdure qui masquait l’horizon.

Un agouti, abattu dans la matinée par Wilcox, fit les frais du repas, dont Cross, plus spécialement chargé de remplacer Moko comme maître-coq, se tira tant bien que mal. Après avoir pris juste le temps de faire quelques grillades sur des charbons ardents, de les dévorer, d’apaiser leur soif en même temps que leur faim, Doniphan et ses compagnons s’engagèrent sur la rive du Family-lake.

Cette forêt, dont le lac suivait la lisière, était toujours formée des mêmes essences que les Traps-woods de la partie occidentale. Seulement, les arbres à feuilles persistantes y poussaient en plus grand nombre. On comptait plus de pins maritimes, de sapins et de chênes verts que de bouleaux ou de hêtres – tous superbes par leurs dimensions.

Doniphan put constater aussi – à sa grande satisfaction – que la faune était non moins varice en cette partie de l’île. Des guanaques et des vigognes se montrèrent à plusieurs reprises, ainsi qu’une troupe de nandûs qui s’éloignait, après s’être désaltérée. Les lièvres maras, les tucutucos, les pécaris, et le gibier de plume pullulaient dans les fourrés.

Vers six heures du soir, il fallut faire halte. En cet endroit, la rive était coupée par un cours d’eau, qui servait de déversoir au lac. Ce devait être, et c’était, en effet, l’East-river. Cela fut d’autant plus facile à reconnaître que Doniphan découvrit, sous un groupe d’arbres, au fond d’une étroite crique, des traces récentes de campement, c’est-à-dire les cendres d’un foyer.

C’était là que Briant, Jacques et Moko étaient venus accoster pendant leur excursion à Deception-bay, là qu’ils avaient passé leur première nuit.

Camper en cet endroit, rallumer les charbons éteints, puis, après souper, s’étendre sous les mêmes arbres qui avaient abrité leurs camarades, c’est ce que Doniphan, Webb, Wilcox et Cross avaient de mieux à faire, et c’est ce qu’ils firent.

Huit mois avant, lorsque Briant s’était arrêté à cette place, il ne se doutait guère que quatre de ses compagnons y viendraient à leur tour, avec l’intention de vivre séparément dans cette partie de l’île Chairman!

Et peut-être, en se voyant là, loin de cette confortable demeure de French-den où il n’aurait tenu qu’à eux de rester, Cross, Wilcox et Webb eurent-ils quelques regrets de ce coup de tête! Mais leur sort était maintenant lié à celui de Doniphan, et Doniphan avait trop de vanité pour reconnaître ses torts, trop d’entêtement pour renoncer à ses projets, trop de jalousie pour consentir à plier devant son rival.

Le jour venu, Doniphan proposa de traverser immédiatement l’East-river.

«Ce sera autant de fait, dit-il, et la journée nous suffira pour atteindre l’embouchure, qui n’est pas à plus de cinq à six milles!

– Et puis, fit observer Cross, c’est sur la rive gauche que Moko a fait sa récolte de pignons, et nous en ferons provision pendant la route.»

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Le halkett-boat fut alors déroulé, et, dès qu’il eut été mis à l’eau, Doniphan se dirigea vers la berge opposée, en filant une corde par l’arrière. Avec quelques coups de pagaie, il eut bientôt franchi les trente à quarante pieds de largeur que le rio mesurait à cette place. Puis, halant la corde dont ils avaient gardé le bout, Wilcox, Webb et Cross ramenèrent à eux le léger canot, dans lequel ils passèrent successivement sur l’autre rive.

Cela fait, Wilcox détendit le halkett-boat, il le referma comme un sac de voyage, il le replaça sur son dos, et l’on se remit en route. Sans doute, il eût été moins fatigant de s’abandonner dans la yole au courant de l’East-river, ainsi que Briant, Jacques et Moko l’avaient fait; mais le canot de caoutchouc ne pouvant porter qu’une seule personne à la fois, on avait dû renoncer à ce mode de locomotion.

Cette journée fut très pénible. L’épaisseur de la forêt, son sol, le plus souvent hérissé d’épaisses herbes, semé de branches abattues par les dernières bourrasques, plusieurs fondrières qu’il fallut contourner non sans peine, retardèrent l’arrivée au littoral. Chemin faisant, Doniphan put constater que le naufragé français ne semblait pas avoir laissé des traces de son passage en cette partie de l’île, comme sous les massifs de Traps-woods. Et pourtant, il n’était pas douteux qu’il l’eût explorée, puisque sa carte indiquait exactement le cours de l’East-river jusqu’à Deception-bay.

Un peu avant midi, halte fut faite pour le déjeuner, précisément à l’endroit où poussaient les pins-pignons. Cross cueillit une certaine quantité de ces fruits, dont tous se régalèrent. Puis, pendant deux milles encore, il y eut lieu de se glisser entre ces halliers touffus et même de se frayer un passage à la hache, afin de ne point s’éloigner du cours d’eau.

Par suite de ces retards, l’extrême limite de la forêt ne fut dépassée que vers sept heures du soir. La nuit venant, Doniphan ne put rien reconnaître de la disposition du littoral. Toutefois, s’il ne vit qu’une ligne écumante, il entendit le long et grave mugissement de la mer qui déferlait sur la grève.

Il fut décidé que l’on s’arrêterait en cet endroit, afin de coucher à la belle étoile. Pour la nuit prochaine, nul doute que la côte n’offrît un meilleur abri dans une des cavernes, non loin de l’embouchure du rio.

Le campement organisé, le dîner ou plutôt, vu l’heure avancée, le souper se composa de quelques grouses qui furent rôties à la flamme d’un foyer de branches mortes et de pommes de pin, ramassées sous les arbres.

Par prudence, il avait été convenu que ce feu serait entretenu jusqu’au jour, et, pendant les premières heures, ce fut Doniphan qui se chargea de ce soin.

Wilcox, Cross et Webb, étendus sous la ramure d’un large pin parasol, et très fatigués de cette longue journée de marche, s’endormirent immédiatement.

Doniphan eut grand’peine à lutter contre le sommeil. Il résista pourtant; mais, le moment venu où il devait être remplacé par un de ses compagnons, tous étaient plongés dans un si bon sommeil qu’il ne put se décider à réveiller personne.

D’ailleurs, la forêt était tellement tranquille aux abords du campement que la sécurité ne devait pas y être moindre qu’à French-den.

Aussi, après avoir jeté quelques brassées de bois dans le foyer, Doniphan vint-il s’étendre au pied de l’arbre. Là, ses yeux se fermèrent aussitôt pour ne se rouvrir qu’au moment où le soleil montait sur un large horizon de mer qui se dessinait à l’affleurement du ciel.

 

 

Chapitre XXI

Exploration de Deception-bay. – Bear-rock-harbour. – Projets de retour
à French-den. – Reconnaissance au nord de l’île. – Le North-creek.
– Beechs-forest. – Effroyable bourrasque. – Nuit d’hallucinations. – Au jour levant.

 

e premier soin de Doniphan, de Wilcox, de Webb et de Cross fut de descendre la rive du cours d’eau jusqu’à son embouchure. De là, leurs regards se promenèrent avidement sur cette mer qu’ils voyaient pour la première fois. Elle était non moins déserte que sur le littoral opposé.

«Et cependant, fit observer Doniphan, si, comme nous avons lieu de le croire, l’île Chairman n’est pas éloignée du continent américain, les navires, qui sortent du détroit de Magellan et remontent vers les ports du Chili et du Pérou, doivent passer dans l’est! Raison de plus pour nous fixer sur la côte de Deception-bay, et, quoique Briant l’ait nommée ainsi, j’espère bien qu’elle ne justifiera pas longtemps ce nom de mauvais augure!»

Peut-être, en faisant cette remarque, Doniphan cherchait-il des excuses ou au moins des prétextes à sa rupture avec ses camarades de French-den. Tout bien considéré, d’ailleurs, c’était sur cette partie du Pacifique, à l’orient de l’île Chairman, que devaient plutôt paraître des navires à destination des ports du Sud-Amérique.

Après avoir observé l’horizon avec sa lunette Doniphan, voulut visiter l’embouchure de l’East-river. Ainsi que l’avait fait Briant, ses compagnons et lui constatèrent que la nature avait créé là un petit port, très abrité contre le vent et la houle. Si le schooner eût accosté l’île Chairman en cet endroit, il n’aurait pas été impossible de lui éviter l’échouage et de le garder intact pour le rapatriement des jeunes colons.

En arrière des roches formant le port, se massaient les premiers arbres de la forêt, qui se développait non seulement jusqu’au Family-lake, mais aussi vers le nord, où le regard ne rencontrait qu’un horizon de verdure. Quant aux excavations, creusées dans les masses granitiques du littoral, Briant n’avait point exagéré. Doniphan n’aurait que l’embarras du choix. Toutefois, il lui parut convenable de ne pas s’éloigner des rives de l’East-river, et il eut bientôt trouvé une «cheminée», tapissée d’un sable fin, avec coins et recoins, dans laquelle le confort ne serait pas moins assuré qu’à French-den. Cette caverne eût même pu suffire à toute la colonie, car elle comprenait une série de cavités annexes, dont on eût fait autant de chambres distinctes, au lieu de n’avoir à sa disposition que le hall et Store-room.

Cette journée fut employée à visiter la côte sur l’étendue d’un à deux milles. Entre temps, Doniphan et Cross tirèrent quelques tinamous, tandis que Wilcox et Webb tendaient une ligne de fond dans les eaux de l’East-river, à une centaine de pas au-dessus de l’embouchure. Une demi-douzaine de poissons furent pris, du genre de ceux qui remontaient le cours du rio Zealand – entre autres deux perches d’assez belle grosseur. Les coquillages fourmillaient aussi dans les innombrables trous des récifs qui, au nord-est, couvraient le port contre la houle du large. Les moules, les patènes y étaient abondantes et de bonne qualité. On aurait donc ces mollusques à portée de la main, ainsi que les poissons de mer, qui se glissaient entre les grands fucus, noyés au pied du banc, sans qu’il fût nécessaire d’aller les chercher à quatre ou cinq milles.

On ne l’a pas oublié, lors de son exploration à l’embouchure de l’East-river, Briant avait fait l’ascension d’une haute roche, qui ressemblait à un ours gigantesque. Doniphan fut également frappé de sa forme singulière. C’est pourquoi, en prise de possession, il donna le nom de Bear-rock-harbour (port du roc de l’Ours) au petit port que dominait cette roche, et c’est ce nom qui figure maintenant sur la carte de l’île Chairman.

Pendant l’après-midi, Doniphan et Wilcox gravirent Bear-rock, afin de prendre une large vue de la baie. Mais ni navire ni terre ne leur apparurent au levant de l’île. Cette tache blanchâtre, qui avait attiré l’attention de Briant dans le nord-est, ils ne l’aperçurent même pas, soit que le soleil fût trop bas déjà sur l’horizon opposé, soit que cette tache n’existât point et que Briant eût été dupe d’une illusion d’optique.

Le soir venu, Doniphan et ses compagnons prirent leur repas sous un groupe de superbes micocouliers, dont les basses branches s’étendaient au-dessus du cours d’eau. Puis, cette question fut traitée: Convenait-il de retourner immédiatement à French-den, afin d’en rapporter les objets nécessaires à une installation définitive dans la caverne de Bear-rock.

«Je pense, dit Webb, que nous ne devons pas tarder, car de refaire le trajet par le sud du Family-lake, cela demandera quelques jours!

– Mais, fit observer Wilcox, lorsque nous reviendrons ici, ne vaudrait-il pas mieux traverser le lac, afin de redescendre l’East-river jusqu’à son embouchure? Ce que Briant a déjà fait avec la yole, pourquoi ne le ferions-nous pas?

– Ce serait du temps de gagné, et cela nous épargnerait bien des fatigues! ajouta Webb.

– Qu’en penses-tu, Doniphan?» demanda Cross.

Doniphan réfléchissait à cette proposition qui offrait de réels avantages.

«Tu as raison, Wilcox, répondit-il, et, en s’embarquant dans la yole que conduirait Moko…

– A la condition que Moko y consentît, fît observer Webb d’un ton dubitatif.

– Et pourquoi n’y consentirait-il pas? répondît Doniphan. N’ai-je pas le droit de lui donner un ordre comme Briant? D’ailleurs, il ne s’agirait que de nous piloter à travers le lac…

– Il faudra bien qu’il obéisse! s’écria Cross. Si nous étions obligés de transporter par terre tout notre matériel, cela n’en finirait pas! J’ajoute que le chariot ne trouverait peut-être point passage à travers la forêt? Donc, servons-nous de la yole…

– Et si l’on refuse de nous la donner, cette yole? reprit Webb en insistant.

– Refuser? s’écria Doniphan. Et qui refuserait?…

– Briant!… N’est-il pas le chef de la colonie!

– Briant!… refuser!… répéta Doniphan. Est-ce que cette embarcation lui appartient plus qu’à nous?… Si Briant se permettait de refuser…»

Doniphan n’acheva pas; mais on sentait que, ni sur ce point ni sur aucun autre, l’impérieux garçon ne se soumettrait aux injonctions de son rival.

Au surplus, ainsi que le fit observer Wilcox, il était inutile de discuter à ce sujet. Dans son opinion, Briant laisserait à ses camarades toute facilité pour s’installer à Bear-rock, et ce n’était pas la peine de se monter la tête. Restait à décider si l’on retournerait immédiatement à French-den.

«Cela me paraît indispensable! dit Cross.

– Alors, dès demain?… demanda Webb.

– Non, répondit Doniphan. Avant de partir, je voudrais pousser une pointe au delà de la baie, afin de reconnaître la partie nord de l’île. En quarante-huit heures, nous pouvons être revenus à Bear-rock, après avoir atteint la côte septentrionale. Qui sait s’il n’y a pas dans cette direction quelque terre que le naufragé français n’a pu apercevoir, ni, par conséquent, indiquer sur sa carte. Il serait peu raisonnable de se fixer ici, sans savoir à quoi s’en tenir.»

L’observation était juste. Aussi, bien que ce projet dût prolonger l’absence de deux ou trois jours, fut-il décidé qu’il serait mis à exécution sans retard.

Le lendemain, 14 octobre, Doniphan et ses trois amis partirent dès l’aube, et prirent la direction du nord, sans quitter le littoral.

Sur une longueur de trois milles environ, les masses rocheuses se développaient entre la forêt et la mer, ne laissant à leur base qu’une grève sablonneuse, large au plus d’une centaine de pieds.

Ce fut à midi que les jeunes garçons, après avoir dépassé la dernière roche, s’arrêtèrent pour déjeuner.

En cet endroit, un second cours d’eau se jetait dans la baie; mais, à sa direction, qui était sud-est et nord-ouest, il y avait lieu de supposer qu’il ne sortait point du lac. Les eaux, déchargées par lui dans une anse étroite, devaient être celles qu’il recueillait en traversant la région supérieure de l’île. Doniphan le nomma North-creek (ruisseau du Nord), et, en réalité, il ne méritait pas la qualification de rivière.

Quelques coups de pagaie suffirent au halkett-boat pour le franchir, et il n’y eut qu’à côtoyer la forêt, dont sa rive gauche formait la limite.

Chemin faisant, deux coups de fusil furent tirés par Doniphan et Cross dans les circonstances que voici:

Il était trois heures environ. En suivant le cours du North-creek, Doniphan avait été rejeté vers le nord-ouest plus qu’il ne convenait, puisqu’il s’agissait d’atteindre la côte septentrionale. Il allait donc reprendre direction sur sa droite, lorsque Cross, l’arrêtant, s’écria soudain:

«Regarde, Doniphan, regarde!»

Et, il indiquait une masse rougeâtre, qui s’agitait très visiblement entre les grandes herbes et les roseaux du creek, sous le berceau des arbres.

Doniphan fit signe à Webb et à Wilcox de ne plus bouger. Puis, accompagné de Cross, son fusil prêt à être épaulé, il se glissa sans bruit vers la masse en mouvement.

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C’était un animal de forte taille, et qui aurait ressemblé à un rhinocéros, si sa tête eût été armée de cornes, et si sa lèvre inférieure se fût allongée démesurément.

A cet instant, un coup de feu éclata, qui fut aussitôt suivi d’une seconde détonation. Doniphan et Cross avaient tiré presque ensemble.

Sans doute, à cette distance de cent cinquante pieds, le plomb n’avait produit aucun effet sur la peau épaisse de l’animal, car celui-ci, s’élançant hors des roseaux, franchit rapidement la rive et disparut dans la forêt.

Doniphan avait eu le temps de le reconnaître. C’était un amphibie, parfaitement inoffensif, d’ailleurs, un «anta», au pelage de couleur brune, autrement dit, un de ces énormes tapirs qui se rencontrent le plus habituellement dans le voisinage des fleuves du Sud-Amérique. Comme on n’aurait pu rien faire de cet animal, il n’y eut point à regretter sa disparition – si ce n’est au point de vue de l’amour-propre cynégétique.

De ce côté de l’île Chairman, se développaient encore à perte de vue des masses verdoyantes. La végétation s’y serrait prodigieusement, et, comme les hêtres poussaient par milliers, le nom de Beechs-forest (forêt des Hêtres) lui fut donné par Doniphan et porté sur la carte, avec les dénominations de Bear-rock et de North-creek, antérieurement admises.

Le soir venu, neuf milles avaient été franchis. Encore autant, et les jeunes explorateurs auraient atteint le nord de l’île. Ce serait la tâche du lendemain.

La marche fut reprise au soleil levant. Il y avait quelques raisons de se hâter. Le temps menaçait de changer. Le vent, qui halait l’ouest, manifestait une tendance à fraîchir. Déjà les nuages chassaient du large, en se tenant dans une zone encore élevée, il est vrai – ce qui permettait d’espérer qu’ils ne se résoudraient pas en pluie. Braver le vent, même s’il soufflait en tempête, cela n’était point pour effrayer des garçons résolus. Mais la rafale, avec son accompagnement ordinaire d’averses torrentielles, les aurait fort gênés, et ils eussent été contraints de suspendre leur expédition, afin de regagner l’abri de Bear-rock.

Ils pressèrent donc le pas, bien qu’ils eussent à lutter contre la bourrasque qui les prenait de flanc. La journée fut extrêmement pénible et annonçait une nuit très mauvaise. En effet, ce n’était rien moins qu’une tempête qui assaillit l’île, et, à cinq heures du soir, de longs roulements de foudre se firent entendre au milieu de l’embrasement des éclairs.

Doniphan et ses camarades ne reculèrent point. L’idée qu’ils touchaient au but les encourageait. D’ailleurs, les massifs de Beechs-forest s’allongeaient encore dans cette direction, et ils auraient toujours la ressource de pouvoir se blottir sous les arbres. Le vent se déchaînait avec trop de violence pour que la pluie fût à craindre. En outre, la côte ne devait pas être éloignée.

Vers huit heures, le sonore mugissement du ressac se fit entendre – ce qui indiquait la présence d’un banc de récifs au large de l’île Chairman.

Cependant le ciel, déjà voilé par d’épaisses vapeurs, s’assombrissait peu à peu. Pour que le regard pût se porter au loin sur la mer, tandis que les dernières lueurs éclairaient encore l’espace, il importait de hâter la marche. Au delà de la lisière d’arbres s’étendait une grève, large d’un quart de mille, sur laquelle les lames, blanches d’écume, déferlaient, après s’être choquées contre les brisants du nord.

Doniphan, Webb, Cross, Wilcox, bien que très fatigués, eurent encore la force de courir. Ils voulaient au moins entrevoir cette partie du Pacifique, pendant qu’il restait un peu de jour. Était-ce une mer sans limite ou seulement un étroit canal, qui séparaient cette côte d’un continent ou d’une île?

Soudain, Wilcox, qui s’était porté un peu en avant, s’arrêta. De la main, il montrait une masse noirâtre, qui se dessinait à l’accore de la grève. Y avait-il là un animal marin, un de ces gros cétacés, tels que baleineau ou baleine, échoué sur le sable? N’était-ce pas, plutôt, une embarcation, qui s’était mise au plein, après avoir été drossée au delà des récifs?

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Oui! c’était une embarcation, gîtée sur son flanc de tribord. Et, en deçà, près du cordon des varechs enroulés à la limite de la marée montante, Wilcox montrait deux corps, couchés à quelques pas de l’embarcation.

Doniphan, Webb et Cross avaient tout d’abord suspendu leur course. Puis, sans réfléchir, ils s’élancèrent à travers la grève et arrivèrent devant les deux corps, étendus sur le sable – des cadavres peut-être!…

Ce fut alors, que, pris d’épouvanté, n’ayant même pas la pensée qu’il pouvait rester un peu de vie à ces corps, qu’il importait de leur donner des soins immédiats, ils revinrent précipitamment chercher un refuge sous les arbres.

La nuit était déjà obscure, bien qu’elle fût encore illuminée de quelques éclairs, qui ne tardèrent pas à s’éteindre. Au milieu de ces profondes ténèbres, les hurlements de la bourrasque se doublaient du fracas d’une mer démontée.

Quelle tempête! Les arbres craquaient de toutes parts, et ce n’était pas sans danger pour ceux qu’ils abritaient; mais il eût été impossible de camper sur la grève, dont le sable, enlevé par le vent, cinglait l’air comme une mitraille.

Pendant toute la nuit Doniphan, Wilcox, Webb et Cross restèrent à cette place, et ne purent fermer les yeux un seul instant. Le froid les fit cruellement souffrir, car ils n’avaient pu allumer un feu, qui se fût aussitôt dispersé, en risquant d’incendier les branches mortes accumulées sur le sol.

Et puis, l’émotion les tenait en éveil. Cette barque, d’où venait-elle?… Ces naufragés, à quelle nation appartenaient-ils?… Y avait-il donc des terres dans le voisinage, puisqu’une embarcation avait pu accoster l’île?… A moins qu’elle ne provînt de quelque navire, qui venait de sombrer dans ces parages au plus fort de la bourrasque?

Ces diverses hypothèses étaient admissibles, et, pendant les rares instants d’accalmie, Doniphan et Wilcox, pressés l’un contre l’autre, se les communiquaient à voix basse.

En même temps, leur cerveau en proie aux hallucinations, ils s’imaginaient entendre des cris lointains, lorsque le vent mollissait quelque peu, et, prêtant l’oreille, ils se demandaient si d’autres naufragés n’erraient pas sur la plage? Non! ils étaient dupes d’une illusion de leurs sens. Aucun appel désespéré ne retentissait au milieu des violences de la tempête. Maintenant, ils se disaient qu’ils avaient eu tort de céder à ce premier mouvement d’épouvanté!… Ils voulaient s’élancer vers les brisants, au risque d’être renversés par la rafale!… Et pourtant, au milieu de cette nuit noire, à travers une grève découverte que balayaient les embruns de la marée montante, comment auraient-ils pu retrouver l’endroit où s’était échouée l’embarcation chavirée, la place où les corps gisaient sur le sable?

D’ailleurs, la force morale et la force physique leur manquaient à la fois. Depuis si longtemps qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, après s’être peut-être crus des hommes, ils se sentaient redevenir des enfants en présence des premiers êtres humains qu’ils eussent rencontrés depuis le naufrage du Sloughi, et que la mer avait jetés à l’état de cadavres sur leur île!

Enfin, le sang-froid reprenant le dessus, ils comprirent ce que le devoir leur commandait de faire.

Le lendemain, dès que le jour aurait paru, ils retourneraient à l’accore de la grève, ils creuseraient une fosse dans le sable, ils enterreraient les deux naufragés, après avoir dit une prière pour le repos de leur âme.

Combien cette nuit leur parut interminable! Il semblait, vraiment, que l’aube ne viendrait jamais en dissiper les horreurs!

Et encore, s’ils avaient pu se rendre compte du temps écoulé en consultant leur montre! Mais il fut impossible d’enflammer une allumette – même en l’abritant sous les couvertures. Cross, qui l’essaya, dut y renoncer.

Alors Wilcox eut l’idée de recourir à un autre moyen pour savoir à peu près l’heure. Sa montre se remontait en faisant avec son remontoir douze tours par vingt-quatre heures – soit un tour pour deux heures. Or, puisqu’il l’avait remontée, ce soir-là, à huit heures, il lui suffirait de compter le nombre de tours qui resteraient pour le nombre d’heures écoulées. C’est ce qu’il fit, et, n’ayant eu que quatre tours à donner, il en conclut qu’il devait être environ quatre heures du matin. Le jour n’allait donc pas tarder à paraître.

En effet, bientôt après, les premières blancheurs du matin se dessinèrent dans l’est. La bourrasque ne s’était point apaisée, et, comme les nuages s’abaissaient vers la mer, la pluie était à craindre avant que Doniphan et ses compagnons eussent pu atteindre le port de Bear-rock.

Mais, tout d’abord, ils avaient à rendre les derniers devoirs aux naufragés. Aussi, dès que l’aube eut filtré à travers la masse des vapeurs accumulées au large, ils se traînèrent sur la grève, en luttant, non sans peine, contre la poussée des rafales. A plusieurs reprises, ils durent se soutenir mutuellement pour ne point être renversés.

L’embarcation était échouée près d’un léger renflement du sable. On voyait, à la disposition du relais de mer, que le flot de marée, accru par le vent, avait dû la dépasser.

Quant aux deux corps, ils n’étaient plus là…

Doniphan et Wilcox s’avancèrent d’une vingtaine de pas sur la grève…

Rien!… Pas même des empreintes que, d’ailleurs, le reflux aurait certainement effacées.

«Ces malheureux, s’écria Wilcox, étaient donc vivants, puisqu’ils ont pu se relever!…

– Où sont-ils?… demanda Cross.

– Où ils sont?… répondit Doniphan, en montrant la mer qui déferlait avec furie. Là où la marée descendante les a emportés!»

Doniphan rampa alors jusqu’à la lisière du banc de récifs, et promena sa lunette à la surface de la mer…

Pas un cadavre!

Les corps des naufragés avaient été entraînes au large!

Doniphan rejoignit Wilcox, Cross et Webb, qui étaient restés près de l’embarcation.

Peut-être s’y trouvait-il quelque survivant de cette catastrophe?…

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L’embarcation était vide.

C’était une chaloupe de navire marchand, pontée à l’avant, et dont la quille mesurait une trentaine de pieds. Elle n’était plus en état de naviguer, son bordage de tribord ayant été défoncé à la ligne de flottaison par les chocs de l’échouage. Un bout de mât, brisé à l’emplanture, quelques lambeaux de voile accrochés aux taquets du plat-bord, des bouts de cordages, c’était tout ce qui restait de son gréement. Quant à des provisions, à des ustensiles, à des armes, rien dans les coffres, rien sous le petit gaillard de l’avant.

A l’arrière, deux noms indiquaient à quel navire elle avait appartenu ainsi que son port d’attache:

Severn – San-Francisco

San-Francisco! Un des ports du littoral californien!… Le navire était de nationalité américaine!

Quant à cette partie de la côte, sur laquelle les naufragés du Severn avaient été jetés par la tempête, c’était la mer qui en limitait l’horizon.

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