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Jules Verne

 

L’étoile du Sud

Les pays des diamants

 

(Chapitre I-V)

 

 

60 dessins et une carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Renversants, ces Français!

 

arlez, monsieur, je vous écoute.

– Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Watkins, votre fille.

– La main d’Alice?…

– Oui, monsieur. Ma demande semble vous surprendre. Vous m’excuserez, pourtant, si j’ai quelque peine à comprendre en quoi elle pourrait vous paraître extraordinaire. J’ai vingt-six ans. Je m’appelle Cyprien Méré. Je suis ingénieur des Mines, sorti avec le numéro deux de l’École polytechnique. Ma famille est honorable et honorée, si elle n’est pas riche. Monsieur le consul de France au Cap pourra en témoigner, pour peu que vous le désiriez, et mon ami Pharamond Barthès, l’intrépide chasseur que vous connaissez bien, comme tout le monde au Griqualand, pourrait également l’attester. Je suis ici en mission scientifique au nom de l’Académie des Sciences et du Gouvernement français. J’ai obtenu, l’an dernier, le prix Houdart, à l’Institut, pour mes travaux sur la constitution chimique des roches volcaniques de l’Auvergne. Mon mémoire sur le bassin diamantifère du Vaal, qui est presque terminé, ne peut qu’être bien accueilli du monde savant. En, rentrant de ma mission, je vais être nommé professeur adjoint à l’École des Mines de Paris, et j’ai déjà fait retenir mon appartement, rue de l’Université, numéro 104, au troisième étage. Mes appointements s’élèveront le premier janvier prochain à quatre mille huit cents francs. Ce n’est pas le Pérou, je le sais, mais, avec le produit de mes travaux personnels, expertises, prix académiques et collaboration aux revues scientifiques, ce revenu sera presque doublé. J’ajoute que, mes goûts étant modestes, il ne m’en faut pas plus pour être heureux. Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Watkins, votre fille.»

Rien qu’au ton ferme et décidé de ce petit discours, il était aisé de voir que Cyprien Méré avait l’habitude, en toutes choses, d’aller directement au but et de parler franc.

Sa physionomie ne démentait pas l’impression que produisait son langage. C’était celle d’un jeune homme, habituellement occupé des plus hautes conceptions scientifiques, qui ne donne aux vanités mondaines que le temps strictement nécessaire.

Ses cheveux châtains, taillés en brosse, sa barbe blonde, tondue presque au ras de l’épiderme, la simplicité de son costume de voyage en coutil gris, le chapeau de paille de dix sous qu’il avait poliment déposé sur une chaise en entrant, – quoique son interlocuteur fût resté imperturbablement couvert, avec le sans-gêne habituel des types de la race anglo-saxonne, – tout en Cyprien Méré dénotait un esprit sérieux, comme son regard limpide dénotait un cœur pur et une conscience droite.

Il faut dire, en outre, que ce jeune Français parlait anglais dans la perfection, comme s’il eût longtemps vécu dans les comtés les plus britanniques du Royaume-Uni.

Mr. Watkins l’écoutait en fumant une longue pipe, assis dans un fauteuil de bois, la jambe gauche allongée sur un tabouret de paille, le coude au coin d’une table grossière, en face d’une cruche de gin et d’un verre à moitié rempli de cette liqueur alcoolique.

Ce personnage était vêtu d’un pantalon blanc, d’une veste de grosse toile bleue, d’une chemise de flanelle jaunâtre, sans gilet ni cravate. Sous l’immense chapeau de feutre, qui semblait vissé à demeure sur sa tête grise, s’arrondissait un visage rouge et bouffi qu’on aurait pu croire injecté de gelée de groseille. Ce visage, peu attractif, semé par places d’une barbe sèche, couleur de chiendent, était percé de deux petits yeux gris, qui ne respiraient pas précisément la patience et la bonté.

Il faut dire tout de suite, à la décharge de Mr. Watkins, qu’il souffrait terriblement de la goutte, ce qui l’obligeait à tenir son pied gauche emmailloté de linges, et la goutte – pas plus dans l’Afrique méridionale que dans les autres pays – n’est faite pour adoucir le caractère des gens dont elle mord les articulations.

La scène se passait au rez-de-chaussée de la ferme de Mr. Watkins, vers le 29e degré de latitude au sud de l’équateur, et le 22e degré de longitude à l’est du méridien de Paris, sur la frontière occidentale de l’État libre d’Orange, au nord de la colonie britannique du Cap, au centre de l’Afrique australe ou anglo-hollandaise. Ce pays, dont la rive droite du fleuve Orange forme la limite vers les confins méridionaux du grand désert de Kalakari, qui porte sur les vieilles cartes le nom de pays des Griquas, est appelé à plus juste titre, depuis une dizaine d’années, le «Diamonds-Field,» le Champ aux Diamants.

Le parloir, dans lequel avait lieu cette entrevue diplomatique, était aussi remarquable par le luxe déplacé de quelques pièces de l’ameublement que par la pauvreté de certains autres détails de l’intérieur. Le sol, par exemple, était fait de simple terre battue, mais couvert, par endroits, de tapis épais et de fourrures précieuses. Aux murs, que n’avait jamais revêtus un papier de tenture quelconque, étaient accrochées une magnifique pendule en cuivre ciselé, des armes de prix de diverses fabrications, des enluminures anglaises, encadrées dans des bordures splendides. Un sofa de velours s’étalait à côté d’une table de bois blanc, tout au plus bonne pour les besoins d’une cuisine. Des fauteuils, venus d’Europe en droite ligne, tendaient vainement leurs bras à Mr. Watkins, qui leur préférait un vieux siège, jadis équarri de ses propres mains. Au total, pourtant, l’entassement des objets de valeur et surtout le pêle-mêle des peaux de panthères, de léopards, de girafes et de chats-tigres, qui étaient jetées sur tous les meubles, donnaient à cette salle un air d’opulence barbare.

Il était évident, d’ailleurs, par la conformation du plafond, que la maison n’avait pas d’étages et ne se composait que d’un rez-de-chaussée. Comme toutes celles du pays, elle était bâtie en planches, partie en terre glaise, et couverte de feuilles de zinc cannelées, posées sur sa légère charpente.

On voyait, en outre, que cette habitation venait à peine d’être terminée. En effet, il suffisait de se pencher à l’une des fenêtres pour apercevoir, à droite et à gauche, cinq ou six constructions abandonnées, toutes de même ordre mais d’âge différent, et dans un état de décrépitude de plus en plus avancé. C’étaient autant de maisons que Mr. Watkins avait successivement bâties, habitées, délaissées, selon l’étiage de sa fortune, et qui en marquaient pour ainsi dire les échelons.

La plus éloignée était simplement faite de mottes de gazon et ne méritait guère que le nom de hutte. La suivante était bâtie de terre glaise, – la troisième de terre et de planches, – la quatrième de glaise et de zinc. On voit quelle gamme ascendante les aléas de l’industrie de Mr. Watkins lui avaient permis de monter.

Tous ces bâtiments, plus ou moins délabrés, s’élevaient sur un monticule placé près du confluent du Vaal et de la Modder, les deux principaux tributaires du fleuve Orange dans cette région de l’Afrique australe. Aux alentours, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait, vers le sud-ouest et le nord, que la plaine triste et nue. Le Veld – comme on dit dans le pays – est formé d’un sol rougeâtre, sec, aride, poussiéreux, à peine semé de loin en loin d’une herbe rare et de quelques bouquets de buissons d’épines. L’absence totale d’arbres est le trait distinctif de ce triste canton. Dès lors, en tenant compte de ce qu’il n’y a pas non plus de houille, comme les communications avec la mer sont lentes et difficiles, on ne s’étonnera pas que le combustible manque et qu’on en soit réduit, pour les usages domestiques, à brûler la fiente des troupeaux.

Sur ce fond monotone, d’un aspect presque lamentable, s’étale la coulée des deux rivières, si plates, si peu encaissées, qu’on a peine à comprendre comment elles ne s’étendent pas à travers toute la plaine.

Vers l’orient seulement, l’horizon est coupé par les lointaines dentelures de deux montagnes, le Platberg et le Paardeberg, au pied desquelles une vue perçante peut reconnaître des fumées, des poussières, de petits points blancs, qui sont des cases ou des tentes, et, tout autour, un fourmillement d’êtres animés.

C’est là, dans ce Veld, que se trouvent les placers de diamants en exploitation, le Du Toit’s Pan, le New-Rush et, le plus riche de tous peut-être, le Vandergaart-Kopje. Ces diverses mines à ciel ouvert et presque à fleur de terre, qui sont comprises sous le nom général de «dry-diggings,» ou mines à sec, ont livré, depuis 1870, une valeur d’environ quatre cents millions en diamants et pierres fines. Elles se trouvent réunies dans une circonférence dont le rayon mesure au plus deux ou trois kilomètres. On les voyait très distinctement à la lorgnette des fenêtres de la ferme Watkins, qui n’en était éloignée que de quatre milles anglais1.

Ferme, au surplus, est un terme assez impropre, si on l’applique à cet établissement, car il était impossible d’apercevoir aux alentours aucune sorte de culture. Comme tous les prétendus fermiers de cette région du Sud-Afrique, Mr. Watkins était plutôt un maître berger, un propriétaire de troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons, que le véritable gérant d’une exploitation agricole.

Cependant, Mr. Watkins n’avait pas encore répondu à la demande si poliment mais si nettement faite par Cyprien Méré. Après avoir consacré au moins trois minutes à réfléchir, il se décida enfin à retirer sa pipe du coin de ses lèvres, et il émit l’opinion suivante, qui n’avait évidemment qu’un rapport fort éloigné avec la question:

«Je crois que le temps va changer, mon cher monsieur! Jamais ma goutte ne m’a fait autant souffrir que depuis ce matin!»

Le jeune ingénieur fronça le sourcil, détourna un instant la tête, et fut obligé de faire un effort sur lui-même pour ne rien laisser paraître de son désappointement.

«Peut-être feriez-vous bien de renoncer au gin, monsieur Watkins! répondit-il assez sèchement en montrant la cruche de grès que les attaques réitérées du buveur désemplissaient vite de son contenu.

– Renoncer au gin! By Jove! vous me la donnez belle! s’écria le fermier. Est-ce que le gin a jamais fait mal à un honnête homme?.. Oui, je sais ce que vous voulez dire!… Vous allez me citer la recette de ce médecin à un lord-maire qui avait la goutte! – Comment s’appelait-il donc, ce médecin? Abernethy, je crois! «Voulez-vous vous bien porter? disait-il à son malade. Vivez à raison d’un shilling par jour et gagnez-le par un travail personnel!» Tout cela est bel et bon! Mais, de par notre vieille Angleterre, si, pour se bien porter, il fallait vivre à raison d’un shilling par jour, à quoi servirait d’avoir fait fortune?… Ce sont là des sottises indignes d’un homme d’esprit comme vous, monsieur Méré!… Donc, ne m’en parlez plus, je vous en prie!.,. Pour moi, voyez-vous, j’aimerais autant m’en aller tout de suite en terre!… Bien manger, bien boire, fumer une bonne pipe, toutes les fois que j’en ai envie, je n’ai pas d’autre joie au monde, et vous voulez que j’y renonce?

– Oh! Je n’y tiens pas du tout! répondit franchement Cyprien. Je vous rappelle seulement un précepte de santé que je crois juste! Mais, laissons ce sujet, si vous le voulez bien, monsieur Watkins, et revenons à l’objet spécial de ma visite.»

Mr. Watkins, si prolixe tout à l’heure, était retombé dans son mutisme et rejetait silencieusement de petites bouffées de tabac.

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A ce moment, la porte s’ouvrit. Une jeune fille entra, portant un plateau chargé d’un verre.

Cette jolie personne, charmante sous sa grande cornette à la mode des fermières du Veld, était simplement vêtue d’une robe de toile à petites fleurs. Âgée de dix-neuf à vingt ans, très blanche de teint, avec de beaux cheveux blonds et fins, de grands yeux bleus, une physionomie douce et gaie, elle était l’image de la santé, de la grâce, de la bonne humeur.

«Bonjour, monsieur Méré! dit-elle en français, mais avec un léger accent britannique.

– Bonjour, mademoiselle Alice! répondit Cyprien Méré, qui s’était levé à l’entrée de la jeune fille et s’inclinait devant elle.

– Je vous ai vu arriver, monsieur Méré, reprit miss Watkins, en laissant voir ses jolies dents au milieu d’un aimable sourire, et, comme je sais que vous n’aimez pas le vilain gin de mon père, je vous apporte de l’orangeade, en souhaitant que vous la trouviez bien fraîche!

– C’est mille fois aimable à vous, mademoiselle!

– Ah! à propos, vous n’imagineriez jamais ce que Dada, mon autruche, a avalé ce matin! reprit-elle sans plus de façon. Ma bille d’ivoire à repriser les bas!… Oui! ma bille d’ivoire!… Elle est de belle taille, pourtant, vous la connaissez, monsieur Méré, et elle me venait en droite ligne du billard de New-Rush!… Eh bien! cette gloutonne de Dada l’a avalée comme elle eût fait d’une pilule! En vérité, cette maligne bête me fera mourir de chagrin tôt ou tard!»

En racontant son histoire, miss Watkins avait dans le coin de ses yeux bleus un petit rayon gai, qui ne semblait pas indiquer une envie extraordinaire de réaliser ce lugubre pronostic, même tardivement. Mais, tout à coup, avec l’intuition si vive des femmes, elle fut frappée du silence que gardaient son père et le jeune ingénieur, et de leur mine embarrassée en sa présence.

«On dirait, messieurs, que je vous dérange! dit-elle. Vous savez, si vous avez des secrets que je ne doive pas entendre, je vais m’en aller!… Du reste, je n’ai pas de temps à perdre! Il faut que j’étudie ma sonate avant de m’occuper du dîner!… Allons! décidément, vous n’êtes pas bavards aujourd’hui, messieurs!… Je vous laisse donc à vos noirs complots!»

Elle sortait déjà, mais revint sur ses pas, et gracieusement, bien que le sujet fût des plus graves:

«Monsieur Méré, dit-elle, lorsque vous voudrez m’interroger sur l’oxygène, je suis toute à votre disposition. J’ai déjà lu trois fois le chapitre de chimie que vous m’avez donné à apprendre, et ce «corps gazeux, incolore, inodore et sans saveur» n’a plus de secrets pour moi!»

Là-dessus, miss Watkins fit une belle révérence et disparut comme un léger météore.

Un instant plus tard, les accords d’un excellent piano, résonnant dans une des chambres les plus éloignées du parloir, annoncèrent que la jeune fille se donnait tout entière à ses exercices musicaux.

«Eh bien, monsieur Watkins, reprit Cyprien, à qui cette aimable apparition aurait rappelé sa demande, s’il avait été capable de l’oublier, voudrez-vous me donner une réponse à la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire?»

Mr. Watkins ôta sa pipe du coin de ses lèvres, cracha majestueusement à terre, releva brusquement la tête, et, dardant sur le jeune homme un regard inquisiteur:

«Est-ce que, par hasard, monsieur Méré, vous lui auriez déjà parlé de tout ça? demanda-t-il.

– Parlé de quoi !… A qui ?

– De ce que vous disiez?… à ma fille?

– Pour qui me prenez-vous, monsieur Watkins! répliqua le jeune ingénieur avec une chaleur qui ne pouvait laisser aucun doute sur sa sincérité. Je suis Français, monsieur!… Ne l’oubliez pas!… C’est vous dire que je ne me serais jamais permis de parler mariage à mademoiselle votre fille sans votre consentement!»

L’œil de Mr. Watkins s’était radouci, et, du coup, sa langue sembla se délier.

«C’est au mieux!… Brave garçon!… Je n’attendais pas moins de votre discrétion à l’égard d’Alice! répondit-il d’un ton presque cordial. Eh bien, puisqu’on peut avoir confiance en vous, vous allez me donner votre parole de ne pas lui en parler davantage à l’avenir!

– Et pourquoi cela, monsieur?

– Parce que ce mariage est impossible, et que le mieux est de le rayer tout de suite de vos papiers! reprit Mr. Watkins. Monsieur Méré, vous êtes un honnête jeune homme, un parfait gentleman, un excellent chimiste, un professeur distingué et même de grand avenir, – je n’en doute pas, – mais vous n’aurez pas ma fille, par la raison que j’ai fait pour elle des plans tout différents!

– Cependant, monsieur Watkins…

– N’insistez pas!… Ce serait inutile!… répliqua le fermier. Vous seriez duc et pair d’Angleterre, que vous ne pourriez pas me convenir! Mais vous n’êtes pas même sujet anglais, et vous venez de déclarer avec une parfaite franchise que vous n’avez aucune fortune! Voyons, de bonne foi, croyez-vous sérieusement que j’aie élevé Alice comme je l’ai fait, en lui donnant les meilleurs maîtres de Victoria et de Bloëmfontein, pour l’envoyer, quand elle aurait vingt ans, vivre à Paris, rue de l’Université, au troisième étage, avec un monsieur dont je ne comprends même pas la langue?… Réfléchissez, monsieur Méré, et mettez-vous à ma place!… Supposez que vous soyez le fermier John Watkins, propriétaire de la mine de Vandergaart-Kopje, et moi, que je sois monsieur Cyprien Méré, jeune savant français en mission au Cap!… Supposez-vous ici, au milieu de ce parloir, assis dans ce fauteuil et sirotant votre verre de gin en fumant une pipe de tabac de Hambourg: est-ce que vous admettriez une minute… une seule!… cette idée de me donner votre fille en mariage?

– Assurément, monsieur Watkins, répondit Cyprien, et sans hésiter, si je croyais trouver en vous les qualités qui peuvent assurer son bonheur!

– Eh bien! vous auriez tort, mon cher monsieur, grand tort! reprit Mr. Watkins. Vous agiriez là comme un homme qui n’est pas digne de posséder la mine de Vandergaart-Kopje, ou plutôt vous ne la posséderiez même pas, cette mine! Car enfin, croyez-vous qu’elle me soit tombée tout ouverte dans la main? Croyez-vous qu’il ne m’ait fallu ni intelligence ni activité pour la dénicher et surtout pour m’en assurer la propriété?… Eh bien! monsieur Méré, cette intelligence dont j’ai fait preuve, dans cette circonstance mémorable et décisive, je l’applique a tous les actes de ma vie et spécialement en tout ce qui peut se rapporter à ma fille!… C’est pourquoi je vous répète: rayez cela de vos papiers!… Alice n’est pas pour vous!»

Sur cette conclusion triomphante, Mr. Watkins prit son verre et le vida d’un trait.

Le jeune ingénieur, confondu, ne trouvait rien à répondre. Ce que voyant, l’autre le poussa davantage.

«Vous êtes étonnants, vous autres Français! poursuivit-il. Vous ne doutez de rien, sur ma parole! Comment, vous arrivez, comme si vous tombiez de la lune, au fin fond du Griqualand, chez un brave homme qui n’avait jamais entendu parler de vous, il y a trois mois, et qui ne vous a pas vu dix fois dans ces quatre-vingt-dix jours! Vous venez le trouver et vous lui dites: John Stapleton Watkins, vous avez une fille charmante, parfaitement élevée, universellement reconnue comme la perle du pays, et, ce qui ne gâte rien, votre unique héritière pour la propriété du plus riche Kopje de diamants des Deux-Mondes! Moi, je suis monsieur Cyprien Méré, de Paris, ingénieur, et j’ai quatre mille huit cents francs d’appointements!… Vous allez donc, s’il vous plaît, me donner cette jeune personne en mariage, afin que je l’emmène dans mon pays et que vous n’entendiez plus parler d’elle, si ce n’est de loin en loin, par la poste ou le télégraphe!… Et vous trouvez cela tout naturel?… Moi, je trouve cela renversant!»

Cyprien s’était levé, très pâle. Il avait pris son chapeau et se préparait à sortir.

«Oui!… renversant, répéta le fermier. Ah! Je ne dore pas la pilule, moi!… Je suis un Anglais de vieille roche, monsieur!… Tel que vous me voyez, j’ai été plus pauvre que vous, oui, beaucoup plus pauvre!… J’ai fait tous les métiers!… J’ai été mousse à bord d’un navire marchand, chasseur de buffles dans le Dakota, mineur dans l’Arizona, berger dans le Transvaal!… J’ai connu le chaud, le froid, la faim, la fatigue!… J’ai gagné, pendant vingt ans, à la sueur de mon front, la croûte de biscuit qui me servait de dîner!… Quand j’ai épousé feu mistress Watkins, la mère d’Alice, une fille de Boër d’origine française2, – comme vous, pour le dire en passant, – nous n’avions pas, à nous deux, de quoi nourrir une chèvre! Mais j’ai travaillé!… Je n’ai pas perdu courage!… Maintenant, je suis riche et j’entends profiter du fruit de mes labeurs!… J’entends garder ma fille, surtout, – pour soigner ma goutte et me faire de la musique, le soir, quand je m’ennuie!… Si elle se marie jamais, elle se mariera ici même, avec un garçon du pays, aussi riche qu’elle, fermier ou mineur comme nous, et qui ne me parlera pas de s’en aller vivre en meurt-de-faim à un troisième étage dans un pays où je n’ai jamais eu envie de mettre le pied de ma vie: Elle se mariera avec James Hilton, par exemple, ou un autre gaillard de sa trempe!… Les prétendants ne manquent pas, je vous l’assure!… Enfin, un bon Anglais, qui n’ait pas peur d’un verre de gin et qui me tienne compagnie, quand je fume une pipe!»

Cyprien avait déjà la main sur le bouton de la porte pour quitter cette salle dans laquelle il étouffait.

«Sans rancune au moins! lui cria Mr. Watkins. Je ne vous en veux pas du tout, monsieur Méré, et je serai toujours bien aise de vous voir, comme locataire et comme ami!… Et tenez, nous attendons justement quelques personnes à dîner ce soir!… Si vous voulez être des nôtres?…

– Non, merci, monsieur! répondit froidement Cyprien. J’ai ma correspondance à terminer pour l’heure de la poste.»

Et il s’en alla.

«Renversants, ces Français… renversants!» répétait Mr. Watkins en rallumant sa pipe à un bout de corde goudronnée en combustion, qui était toujours à portée de sa main.

Et il se versa un grand verre de gin.

 

 

Chapitre II

Aux champs des diamants.

 

e qui humiliait le plus profondément le jeune ingénieur dans la réponse que venait de lui faire Mr. Watkins, c’est qu’il ne pouvait s’empêcher d’y démêler, sous la rudesse excessive de la forme, un grand fonds de raison. Il s’étonnait même, en y réfléchissant, de n’avoir pas aperçu de lui-même les objections que le fermier pourrait lui opposer et de s’être risqué à une telle rebuffade.

Mais le fait est qu’il n’avait jamais songé, jusqu’à ce moment, à la distance que la différence de fortune, de race, d’éducation, de milieu, mettait entre la jeune fille et lui. Habitué, depuis cinq ou six ans déjà, à considérer les minéraux à un point de vue purement scientifique, les diamants n’étaient, à ses yeux, que de simples échantillons de carbone, bons à figurer au musée de l’École des Mines. En outre, comme il menait en France une existence beaucoup plus relevée socialement que celle des Watkins, il avait complètement perdu de vue la valeur marchande du riche placer possédé par le fermier. Il ne lui était donc pas un instant venu à la pensée qu’il pût y avoir disproportion entre la fille du propriétaire de Vandergaart-Kopje et un ingénieur français. Si même cette question s’était dressée devant son esprit, i1 est probable que, dans ses idées de Parisien et d’ancien élève de l’École polytechnique, il se serait cru plutôt sur la limite de ce qu’on est convenu d’appeler une «mésalliance.»

La verte semonce de Mr. Watkins était un douloureux réveil de ces illusions. Cyprien avait trop de bon sens pour ne pas en apprécier les raisons solides, et trop d’honnêteté pour s’irriter d’une sentence qu’il reconnaissait juste au fond.

Mais le coup n’en était pas moins pénible, et maintenant qu’il lui fallait renoncer à Alice, il s’apercevait tout à coup combien elle lui était devenue chère en moins de trois mois.

Il n’y avait que trois mois, en effet, que Cyprien Méré la connaissait, c’est-à-dire depuis son arrivée en Griqualand.

Que tout cela semblait loin déjà! Il se voyait atteignant, par une terrible journée de chaleur et de poussière, au terme de son long voyage d’un hémisphère à l’autre.

Débarqué avec son ami Pharamond Barthès, – un ancien camarade de collège qui venait pour la troisième fois chasser pour son plaisir dans l’Afrique australe, Cyprien s’était séparé de lui au Cap. Pharamond Barthès était parti pour le pays des Bassoutos, où il comptait recruter le petit corps de guerriers nègres, dont il devait se faire escorter pendant ses expéditions cynégétiques. Cyprien, lui, avait pris place dans le lourd wagon à quatorze chevaux, qui sert de diligence sur les routes du Veld, et il s’était mis en route pour le Champ des Diamants.

Cinq ou six grandes caisses, – un véritable laboratoire de chimie et de minéralogie dont il aurait bien voulu ne pas se séparer, – formaient le matériel du jeune savant. Mais le coche n’admet que cinquante kilogrammes de bagages par voyageur, et force avait été de confier ces précieuses caisses à une charrette à bœufs, qui devait les amener en Griqualand avec une lenteur toute mérovingienne.

Cette diligence, grand char-à-bancs à douze places, couvert d’une bâche de toile, était montée sur quatre énormes roues, incessamment mouillées par l’eau des rivières qu’elle traverse à gué. Les chevaux, attelés deux par deux et parfois renforcés de mulets, sont conduits avec une grande habileté par une couple de cochers, assis côte à côte sur le siège; l’un tient les rênes, tandis que son auxiliaire manie un très long fouet de bambou, pareil à une gigantesque canne à pêche, dont il se sert, non seulement pour exciter, mais aussi pour diriger l’attelage.

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La route passe par Beaufort, une jolie petite ville bâtie au pied des monts Nieuweveld, franchit cette chaîne, arrive à Victoria et conduit enfin à Hopetown, – la Ville-de-l’Espoir, – au bord du fleuve Orange, puis, de là, à Kimberley et aux principaux gisements diamantifères, qui n’en sont éloignés que de quelques milles.

C’est un voyage pénible et monotone de huit à neuf jours, à travers le Veld dénudé. Le paysage est presque toujours du caractère le plus attristant, – des plaines rouges, des pierres éparses comme un semis de moraines, des rochers gris affleurant le sol, une herbe jaune et rare, des buissons faméliques. Ni cultures ni beautés naturelles. De loin en loin, une ferme misérable, dont le détenteur, en obtenant du gouvernement colonial sa concession de terres, a reçu mandat de donner l’hospitalité aux voyageurs. Mais cette hospitalité est toujours des plus élémentaires. On ne trouve dans ces singulières auberges ni lits pour les hommes, ni litière pour les chevaux. A peine quelques boites de conserves alimentaires, qui ont fait plusieurs fois le tour du monde et qu’on paye au poids de l’or!

Il s’ensuit donc que, pour les besoins de leur nourriture, les attelages sont lâchés dans la plaine, où ils sont réduits à chercher des touffes d’herbe derrière les cailloux. Puis, quand il s’agit de repartir, c’est toute une affaire pour les rassembler, et une perte de temps considérable.

Et quels cahots que ceux de ce coche primitif, le long de ces chemins plus primitifs encore! Les sièges sont simplement des dessus de coffres en bois, utilisés pour les menus bagages, et sur lesquels l’infortuné qu’ils portent pendant une interminable semaine fait office de marteau-pilon. Impossible de lire, de dormir ni même de causer! En revanche, la plupart des voyageurs fument nuit et jour, comme des cheminées d’usine, boivent à perdre haleine et crachent à l’avenant.

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Cyprien Méré se trouvait donc là avec un choix suffisamment représentatif de cette population flottante, qui accourt de tous les points du globe aux placers d’or ou de diamants, aussitôt qu’ils sont signalés. Il y avait un grand Napolitain déhanché, avec de longs cheveux noirs, une face parcheminée, des yeux peu rassurants, qui déclarait s’appeler Annibal Pantalacci, – un juif portugais nommé Nathan, expert en diamants, qui se tenait fort tranquille dans son coin et regardait l’humanité en philosophe, – un mineur du Lancashire, Thomas Steel, grand gaillard à la barbe rousse et aux reins vigoureux, qui désertait la houille pour tenter la fortune en Griqualand, – un Allemand, herr Friedel, qui parlait comme un oracle et savait déjà tout ce qui touche à l’exploitation diamantifère, sans avoir jamais vu un seul diamant dans sa gangue. Un Yankee aux lèvres minces, ne causant qu’avec sa bouteille de cuir, et qui venait sans doute ouvrir sur les concessions une de ces cantines où passe le plus clair des profits du mineur. Un fermier des bords de l’Hart, un Boër de l’État libre d’Orange, un courtier d’ivoire, qui s’en allait au pays des Namaquas, deux colons du Transwaal et un Chinois nommé Lî, – comme il convient à un Chinois, – complétaient la compagnie la plus hétérogène, la plus débraillée, la plus interlope, la plus bruyante, avec laquelle il eût jamais été donné à un homme comme il faut de se trouver.

Après s’être un instant amusé de leurs physionomies et de leurs manières, Cyprien en fut bientôt las. Il n’y avait guère que Thomas Steel, avec sa nature puissante et son rire large, et le Chinois Lî, avec ses allures douces et félines, auxquels il continuât de s’intéresser. Quant au Napolitain, ses bouffonneries sinistres, sa face de potence, lui inspiraient un insurmontable sentiment de répulsion.

Une des facéties les plus appréciées de ce personnage consista, pendant deux ou trois jours, à attacher à la natte de cheveux que le Chinois portait sur le dos, suivant la coutume de sa nation, une foule d’objets incongrus, des bottes d’herbe, des trognons de choux, une queue de vache, une omoplate de cheval ramassée dans la plaine.

Lî, sans s’émouvoir, détachait l’appendice qui avait été ajouté à sa longue natte, mais ne témoignait ni par un mot ni par un geste, ni même par un regard, que la plaisanterie lui parût dépasser les bornes permises. Sa face jaune, ses petits yeux bridés, conservaient un calme inaltérable, comme s’il eût été étranger à ce qui se passait autour de lui. En vérité, on aurait pu croire qu’il ne comprenait pas un mot de ce qui se disait dans cette arche de Noé en route pour le Griqualand.

Aussi Annibal Pantalacci ne se faisait-il pas faute d’ajouter, dans son mauvais anglais, des commentaires variés à ses inventions de plaisant de bas étage.

«Pensez-vous que sa jaunisse soit contagieuse?» demandait-il à haute voix à son voisin.

Ou bien:

«Si seulement j’avais une paire de ciseaux pour lui couper sa natte, vous verriez la tête qu’il ferait!»

Et les voyageurs de rire. Ce qui redoublait leur gaieté, c’est que les Boërs mettaient toujours un peu de temps à comprendre ce que disait le Napolitain; puis, ils se livraient tout à coup à une bruyante hilarité, avec un retard de deux à trois minutes sur le reste de la compagnie.

A la fin, Cyprien s’irrita de cette persistance à prendre le pauvre Lî pour plastron, et dit à Pantalacci que sa conduite n’était pas généreuse. L’autre allait peut-être répondre une insolence, mais un mot de Thomas Steel suffit à lui faire rengainer prudemment son sarcasme.

«Non! ce n’est pas de franc jeu d’en agir ainsi avec ce pauvre diable, qui ne comprend même pas ce que vous dites!» ajouta le brave garçon, se reprochant déjà d’avoir ri avec les autres.

L’affaire en resta donc là. Mais, quelques instants plus tard, Cyprien fut surpris de voir le regard fin et légèrement ironique, – un regard évidemment empreint de reconnaissance, – que le Chinois attachait sur lui. La pensée lui vint que Lî savait peut-être plus d’anglais qu’il ne voulait le laisser paraître.

Mais vainement, à la halte suivante, Cyprien essaya d’engager la conversation avec lui. Le Chinois resta impassible et muet. Dès lors, cet être bizarre continua d’intriguer le jeune ingénieur comme une énigme dont le mot était à trouver. Aussi Cyprien se laissa-t-il fréquemment aller à étudier avec attention cette face jaune et glabre, cette bouche en coup de sabre, qui s’ouvrait sur des dents très blanches, ce petit nez court et béant, ce large front, ces yeux obliques et presque toujours baissés comme pour étouffer un rayonnement malicieux.

Quel âge pouvait bien avoir Lî? Quinze ans ou soixante? C’était impossible à dire. Si ses dents, son regard, ses cheveux d’un noir de suie, pouvaient faire pencher pour la jeunesse, les rides de son front, de ses joues, de sa bouche même, semblaient indiquer un âge déjà avancé. Il était de petite taille, mince, agile en apparence, mais avec des côtés vieillots et pour ainsi dire «bonne femme.»

Était-il riche ou pauvre? Autre question douteuse. Son pantalon de toile grise, sa blouse de foulard jaune, son bonnet de corde tressée, ses souliers à semelles de feutre, recouvrant des bas d’une blancheur immaculée, pouvaient aussi bien appartenir à un mandarin de première classe qu’à un homme du peuple. Son bagage se composait d’une seule caisse en bois rouge, avec cette adresse à l’encre noire:

H. Lî,

from Canton to the Cape,

ce qui signifie: H. Lî, de Canton, allant au Cap.

Ce Chinois était, d’ailleurs, d’une propreté extrême, ne fumait pas, ne buvait que de l’eau et profitait de toutes les haltes pour se raser la tête avec le plus grand soin.

Cyprien ne put en savoir davantage et renonça bientôt à s’occuper de ce vivant problème.

Cependant, les journées s’écoulaient, les milles succédaient aux milles. Parfois les chevaux allaient bon train. A d’autres moments, il semblait impossible de leur faire presser le pas. Mais, petit à petit, la route s’achevait, et, un beau jour, le wagon-diligence arriva à Hope-Town. Une étape encore et Kimberley fut dépassée. Puis, des cases de bois se montrèrent à l’horizon.

C’était New-Rush.

Là, le camp des mineurs ne différait guère de ce que sont, en tous pays récemment ouverts à la civilisation, ces villes provisoires, qui sortent de terre comme par enchantement.

Des cabines de planches, pour la plupart très petites et pareilles à des huttes de cantonniers sur un chantier européen, quelques tentes, une douzaine de cafés ou cantines, une salle de billard, un Alhambra ou salon de danse, des «stores» ou magasins généraux de denrées de première nécessité, – voilà ce qui frappait d’abord la vue.

Il y avait de tout dans ces boutiques, – des habits et des meubles, des souliers et des verres à vitre, des livres et des selles, des armes et des étoffes, des balais et des munitions de chasse, des couvertures et des cigares, des légumes frais et des médicaments, des charrues et des savons de toilette, des brosses à ongles et du lait concentré, des poêles à frire et des lithographies, – enfin de tout, excepté des acheteurs.

C’est que la population du camp était encore occupée à la mine, éloignée de trois ou quatre cents mètres de New-Rush.

Cyprien Méré, comme tous les nouveaux arrivés, s’empressa de s’y rendre, pendant qu’on préparait le dîner à la case pompeusement décorée du nom d’Hôtel Continental.

Il était environ six heures après midi. Déjà le soleil s’enveloppait à l’horizon d’une légère buée d’or. Le jeune ingénieur observa, une fois de plus, le diamètre énorme que l’astre du jour, comme celui de la nuit, prend sous ces latitudes australes, sans que l’explication du phénomène ait pu encore être suffisamment donnée. Ce diamètre paraissait être au moins du double plus large qu’il n’est en Europe.

Mais un spectacle plus nouveau pour Cyprien Méré l’attendait au Kopje, c’est-à-dire au gisement de diamants.

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Au début des travaux, la mine formait un monticule surbaissé, qui bossu ait en cet endroit la plaine, partout ailleurs aussi plate qu’une mer calme. Mais, maintenant, c’était un immense creux à parois évasées, une sorte de cirque de forme elliptique et d’environ quarante mètres carrés de superficie, qui la trouait sur cet emplacement. Cette surface ne renfermait pas moins de trois ou quatre cents «claims» ou concessions de trente et un pieds de côté, que les ayants-droit faisaient valoir à leur guise.

Le travail consiste tout simplement, d’ailleurs, à extraire, à l’aide du pic et de la pioche, la terre de ce sol, qui est généralement composé d’un sable rougeâtre mêlé de gravier. Une fois amenée au bord de la mine, cette terre est transportée aux tables de triage pour être lavée, pilée, criblée, puis finalement examinée avec le plus grand soin, afin de reconnaître si elle contient des pierres précieuses.

Tous ces claims, pour avoir été creusés indépendamment les uns des autres, forment naturellement des fosses de profondeurs variées. Les uns descendent à cent mètres et plus, en contre-bas du sol, d’autres seulement à quinze, vingt ou trente.

Pour les besoins du travail et de la circulation, chaque concessionnaire est astreint, par les règlements officiels, à laisser sur un des côtés de son trou une largeur de sept pieds absolument intacte. Cet espace, avec la largeur égale réservée par le voisin, ménage une sorte de chaussée ou de levée, affleurant ainsi le niveau primitif du sol. Sur cette banquette, on pose, en travers, une suite de solives, qui débordent de chaque côté d’un mètre environ et lui donnent une largeur suffisante pour que deux tombereaux ne puissent s’y heurter.

Malheureusement pour la solidité de cette voie suspendue et pour la sécurité des mineurs, les concessionnaires ne manquent guère d’évider graduellement le pied du mur, à mesure que les travaux descendent, de sorte que la levée, qui surplombe parfois d’une hauteur double de celle des tours Notre-Dame, finit par affecter la forme d’une pyramide renversée, qui reposerait sur sa pointe. La conséquence de cette mauvaise disposition est facile à prévoir. C’est l’éboulement fréquent de ces murailles, soit à la saison des pluies, soit quand un changement brusque de température vient déterminer des fissures dans l’épaisseur des terres. Mais le retour périodique de ces désastres n’empêche pas les imprudents mineurs de continuer à creuser leur claim jusqu’à l’extrême limite de la paroi.

Cyprien Méré, en approchant de la mine, ne vit d’abord que les charrettes, chargées ou vides, qui circulaient sur ces chemins suspendus. Mais, lorsqu’il fut assez près du bord pour pouvoir plonger son regard jusque dans les profondeurs de cette espèce de carrière, il aperçut la foule des mineurs de toute race, de toute couleur, de tout costume, qui travaillait avec ardeur au fond des claims. Il y avait là des nègres et des blancs, des Européens et des Africains, des Mongols et des Celtes, – la plupart dans un état de nudité presque complète, ou vêtus seulement de pantalons de toile, de chemises de flanelle, de pagnes de cotonnade, et coiffés de chapeaux de paille, fréquemment ornés de plumes d’autruche.

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Tous ces hommes remplissaient de terre des seaux de cuir, qui montaient ensuite jusqu’au bord de la mine, le long de grands câbles de fil de fer, sous la traction de cordes en lanières de peau de vache, enroulées sur des tambours de bois à claire-voie. Là, ces seaux étaient rapidement versés dans les charrettes, puis ils revenaient aussitôt au fond du claim pour remonter avec une nouvelle charge.

Ces longs câbles de fer, tendus en diagonale sur la profondeur des parallélépipèdes formés par les claims, donnent aux «dry-diggings» ou mines de diamants à sec, une physionomie toute spéciale. On eut dit des fils d’attente de quelque gigantesque toile d’araignée, dont la fabrication aurait été subitement interrompue.

Cyprien s’amusa pendant quelque temps à considérer cette fourmilière humaine. Puis, il revint à New-Rush, où la cloche de la table d’hôte sonna bientôt. Là, il eut pendant toute la soirée la satisfaction d’entendre les uns parler de trouvailles prodigieuses, de mineurs pauvres comme job, subitement enrichis par un seul diamant, tandis que les autres, au contraire, se lamentaient à propos de la «déveine», de la rapacité des courtiers, de l’infidélité des Cafres employés aux mines, qui volaient les plus belles pierres, et autres sujets de conversation technique. On ne parlait que diamants, carats, centaines de livres sterling.

Au total, tout ce monde avait l’air assez misérable, et pour un «digger» heureux, qui demandait bruyamment une bouteille de Champagne, afin d’arroser sa bonne chance, on voyait vingt figures longues, dont les propriétaires attristés ne buvaient que de la petite bière.

Par moments, une pierre circulait de main en main autour de la table, pour être soupesée, examinée, estimée et finalement revenir s’engouffrer dans la ceinture de son possesseur. Ce caillou grisâtre et terne, sans plus d’éclat qu’un morceau de silex roulé par quelque torrent, c’était le diamant dans sa gangue.

A la nuit, les cafés s’emplirent, et les mêmes conversations, les mêmes discussions qui avaient égayé le dîner, se poursuivirent de plus belle autour des verres de gin et de brandy,

Cyprien, lui, s’était couché de bonne heure dans le lit qui lui avait été assigné sous une tente voisine de l’hôtel. Là, il s’endormit bientôt, au bruit d’un bal en plein air que des mineurs cafres se donnaient aux environs, et aux fanfares éclatantes d’un cornet à piston, qui présidait dans un salon public aux ébats chorégraphiques de messieurs les blancs.

 

 

Chapitre III

Un peu de science, enseignée de bonne amitié.

 

e jeune ingénieur, il faut se hâter de le dire à son honneur, n’était point venu en Griqualand pour passer son temps dans cette atmosphère de rapacité, d’ivrognerie et de fumée de tabac. Il était charge d’exécuter des levés topographiques et géologiques sur certaines portions du pays, de recueillir des échantillons de roches et de terrains diamantifères, de procéder sur place à des analyses délicates. Son premier soin devait donc être de se procurer une habitation tranquille, où il pût installer son laboratoire et qui servît pour ainsi dire de centre à ses explorations à travers tout le district minier.

Le monticule, sur lequel s’élevait la ferme Watkins, attira bientôt son attention comme un poste qui pouvait être particulièrement favorable à ses travaux. Assez éloigné du camp des mineurs pour ne souffrir que très peu de ce bruyant voisinage, Cyprien se trouverait là à une heure de marche environ des Kopjes les plus éloignés, – car le district diamantifère n’a pas plus de dix à douze kilomètres de circonférence. Il arriva donc que de choisir une des maisons abandonnées par John Watkins, d’en négocier la location, de s’y établir, – tout cela fut pour le jeune ingénieur l’affaire d’une demi-journée. Du reste, le fermier se montra de bonne composition. Au fond, il s’ennuyait fort dans sa solitude, et vit avec un véritable plaisir s’installer auprès de lui un jeune homme qui lui apporterait sans doute quelque distraction.

Mais, si Mr. Watkins avait compté trouver en son locataire un compagnon de table ou un partenaire assidu pour donner assaut à la cruche de gin, il était loin du compte. A peine établi avec tout son attirail de cornues, de fourneaux et de réactifs dans la case abandonnée à son profit – et même avant que les principales pièces de son laboratoire lui fussent arrivées, – Cyprien avait déjà commencé ses promenades géologiques dans le district. Aussi, le soir, lorsqu’il rentrait, harassé de fatigue, chargé de fragments de roches dans sa boîte de zinc, dans sa gibecière, dans ses poches et jusque dans son chapeau, il avait plutôt envie de se jeter sur son lit et de dormir que de venir écouter les vieux racontars de Mr. Watkins. En outre, il fumait peu, buvait encore moins. Tout cela ne constituait pas précisément le joyeux compère que le fermier avait rêvé.

Néanmoins, Cyprien était si loyal et si bon, si simple de manières et de sentiments, si savant et si modeste, qu’il était impossible de le voir habituellement sans s’attacher à lui. Mr. Watkins – peut-être ne s’en rendait-il pas compte – éprouvait donc plus de respect pour le jeune ingénieur qu’il n’en avait jamais accordé à personne. Si seulement ce garçon-là avait su boire sec! Mais que voulez-vous faire d’un homme qui ne se jette jamais la moindre goutte de gin dans le gosier? Voilà comment se terminaient régulièrement les jugements que le fermier portait sur son locataire.

Quant à miss Watkins, elle s’était tout de suite mise avec le jeune savant sur le pied d’une bonne et franche camaraderie. Trouvant en lui une distinction de manières, une supériorité intellectuelle qu’elle ne rencontrait guère dans son entourage habituel, elle avait saisi avec empressement l’occasion inattendue qui s’offrait à elle de compléter, par des notions de chimie expérimentale, l’instruction très solide et très variée qu’elle s’était déjà faite par la lecture des ouvrages de science.

Le laboratoire du jeune ingénieur, avec ses appareils bizarres, l’intéressait puissamment. Elle était surtout fort curieuse de connaître tout ce qui se rattachait à la nature des diamants, cette précieuse pierre qui jouait dans les conversations et dans le commerce du pays un rôle si important. En vérité, Alice était assez portée à ne regarder cette gemme que comme un vilain caillou. Cyprien – elle n’était pas sans le voir – avait, sur ce point, des dédains tout pareils aux siens. Aussi cette communion de sentiments ne fut-elle pas étrangère à l’amitié qui s’était promptement nouée entre eux. Seuls dans le Griqualand, on peut hardiment le dire, ils ne croyaient pas que le but unique de la vie dût être de rechercher, de tailler, de vendre ces petites pierres, si ardemment convoitées dans tous les pays du monde.

«Le diamant, lui dit un jour le jeune ingénieur, est tout simplement du carbone pur. C’est un fragment de charbon cristallisé, pas autre chose. On peut le brûler comme un vulgaire morceau de braise, et c’est même cette propriété de combustibilité qui en a, pour la première fois, fait soupçonner la véritable nature. Newton, qui observait tant de choses, avait noté que le diamant taillé réfracte la lumière plus que tout autre corps transparent. Or, comme il savait que ce caractère appartient à la plupart des substances combustibles, il déduisit de ce fait, avec sa hardiesse ordinaire, la conclusion que le diamant «devait» être combustible. Et l’expérience lui donna raison.

– Mais, monsieur Méré, si le diamant n’est que du charbon, pourquoi le vend-on si cher? demanda la jeune fille.

– Parce qu’il est très rare, mademoiselle Alice, répondit Cyprien, et qu’il n’a encore été trouvé dans la nature qu’en très petites quantités. Pendant longtemps, on en a tiré seulement de l’Inde, du Brésil et de l’île de Bornéo. Et, sans doute, vous vous rappelez fort bien, car vous deviez avoir alors sept ou huit ans, l’époque où, pour la première fois, on a signalé la présence de diamants dans cette province de l’Afrique australe.

– Certes, je me le rappelle! dit miss Watkins. Tout le monde était comme fou en Griqualand! On ne voyait que gens armés de pelles et de pioches, explorant toutes les terres, détournant le cours des ruisseaux pour en examiner le lit, ne rêvant, ne parlant que diamants! Toute petite que j’étais, je vous assure que j’en étais excédée par moments, monsieur Méré! Mais vous disiez que le diamant est cher parce qu’il est rare… Est-ce que c’est là sa seule qualité?

– Non, pas précisément, miss Watkins. Sa transparence, son éclat, lorsqu’il a été taillé de manière à réfracter la lumière, la difficulté même de cette taille et enfin son extrême dureté en font un corps véritablement très intéressant pour le savant, et, j’ajouterai, très utile à l’industrie. Vous savez qu’on ne peut le polir qu’avec sa propre poussière, et c’est cette précieuse dureté qui a permis de l’utiliser, depuis quelques années, pour la perforation des roches. Sans le secours de cette gemme, non seulement il serait fort difficile de travailler le verre et plusieurs autres substances dures, mais le percement des tunnels, des galeries de mines, des puits artésiens, serait aussi beaucoup plus difficile!

– Je comprends maintenant, dit Alice, qui se sentit prise subitement d’une sorte d’estime pour ces pauvres diamants qu’elle avait tant dédaignés jusqu’alors. Mais, monsieur Méré, ce charbon, dont vous affirmez que le diamant est composé à l’état cristallin, – c’est bien ainsi qu’il faut dire, n’est-ce pas? – ce charbon, qu’est-ce que c’est, en somme?

– C’est un corps simple, non métallique et l’un des plus répandus dans la nature, répondit Cyprien. Tous les composés organiques, sans exception, le bois, la viande, le pain, l’herbe, en renferment une forte proportion. Ils doivent même à la présence du charbon ou «carbone» parmi leurs éléments le degré de parenté que l’on observe entre eux.

– Quelle chose étrange! dit miss Watkins. Ainsi ces buissons que voilà, l’herbe de ce pâturage, l’arbre qui nous abrite, la chair de mon autruche Dada, et moi-même, et vous, monsieur Méré, nous sommes en partie faits de charbon… comme les diamants? Tout n’est donc que charbon en ce monde?

– Ma foi, mademoiselle Alice, il y a assez longtemps qu’on l’a pressenti, mais la science contemporaine tend de jour en jour à le démontrer plus clairement! Ou, pour mieux dire, elle tend à réduire de plus en plus le nombre des corps simples élémentaires, nombre longtemps considéré comme sacramentel. Les procédés d’observation spectroscopiques ont, à cet égard, jeté très récemment un jour nouveau sur la chimie. Aussi les soixante-deux substances, classées jusqu’ici comme corps simples élémentaires ou fondamentaux, pour raient-ils bien n’être qu’une seule et unique substance atomique, l’hydrogène peut-être, – sous des modes électriques, dynamiques et calorifiques différents!

– Oh! vous me faites peur, monsieur Méré, avec tous ces grands mots! s’écria miss Watkins. Parlez-moi plutôt du charbon! Est-ce que vous autres, messieurs les chimistes, vous ne pourriez pas le cristalliser comme vous faites du soufre, dont vous m’avez montré l’autre jour de si jolies aiguilles? Ce serait bien plus commode que d’aller creuser des trous dans la terre pour y trouver des diamants!

– On a souvent essayé de réaliser ce que vous dites, répondit Cyprien. et tenté de fabriquer du diamant artificiel par la cristallisation du carbone pur. Je dois ajouter qu’on y est même parvenu dans une certaine mesure. Despretz, en 1853, et, tout récemment en Angleterre, un autre savant, ont produit de la poussière de diamant en appliquant un courant électrique très puissant, dans le vide, à des cylindres de charbon, débarrassés de toute substance minérale et préparés avec du sucre candi. Mais jusqu’ici, le problème n’a pas eu de solution industrielle. Il est probable, au surplus, que ce n’est désormais qu’une question de temps. D’un jour à l’autre, et peut-être à l’heure où je vous parle, miss Watkins, le procédé de fabrication du diamant est-il découvert!»

Ils causaient ainsi en se promenant sur la terrasse sablée, qui s’étendait le long de la ferme, ou bien le soir, assis sous la légère vérandah, en regardant scintiller les étoiles du ciel austral.

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Puis, Alice quittait le jeune ingénieur pour retourner à la ferme, quand elle ne l’emmenait pas voir son petit troupeau d’autruches, que l’on gardait dans un enclos, au pied de la hauteur sur laquelle s’élevait l’habitation de John Watkins. Leur petite tête blanche, dressée sur un corps noir, leurs grosses jambes raides, les bouquets de plumes jaunâtres qui les ornent aux ailerons et à la queue, tout cela intéressait la jeune fille, qui s’amusait, depuis un an ou deux, à élever toute une basse-cour de ces échassiers gigantesques.

Ordinairement, on ne cherche pas à domestiquer ces animaux, et les fermiers du Cap les laissent vivre à l’état quasi sauvage. Ils se contentent de les parquer dans des enclos d’une vaste étendue, défendus par de hautes barrières de fil d’archal, pareilles à celles que l’on pose, en certains pays, le long des voies ferrées. Ces enclos, les autruches, mal bâties pour le vol, ne peuvent les franchir. Là, elles vivent, toute l’année, dans une captivité qu’elles ignorent, se nourrissant de ce qu’elles trouvent et cherchant des coins écartés pour y pondre leurs oeufs, que des lois sévères protègent contre les maraudeurs. A l’époque de la mue seulement, lorsqu’il s’agit de les dépouiller de ces plumes si recherchées des femmes d’Europe, les rabatteurs chassent peu à peu les autruches dans une série d’enclos de plus en plus resserrés, jusqu’à ce qu’enfin il soit aisé de les saisir et de leur arracher leur parure.

Cette industrie a pris depuis quelques années, dans les régions du Cap, une prodigieuse extension, et l’on peut à bon droit s’étonner qu’elle soit encore à peine acclimatée en Algérie, où elle ne serait pas moins fructueuse. Chaque autruche, ainsi réduite en esclavage, rapporte à son propriétaire, sans frais d’aucune espèce, un revenu annuel qui varie entre deux cents et trois cents francs. Pour le comprendre, il faut savoir qu’une grande plume, lorsqu’elle est de belle qualité, se vend jusqu’à soixante et quatre-vingts francs – prix courant du commerce – et que les plumes moyennes et petites ont encore une assez grande valeur.

Mais c’était uniquement pour son amusement personnel que miss Watkins élevait une douzaine de ces grands oiseaux. Elle prenait plaisir à les voir couver leurs oeufs énormes, ou lorsqu’ils venaient à la pâtée avec leurs poussins, comme auraient pu le faire des poules et des dindons. Cyprien l’accompagnait quelquefois, et aimait à caresser l’une des plus jolies du troupeau, une certaine autruche à tête noire, aux yeux d’or, – précisément cette choyée Dada, qui venait d’avaler la bille d’ivoire, dont Alice se servait habituellement pour ses reprises.

Cependant, peu à peu, Cyprien avait senti naître en lui un sentiment plus profond et plus tendre envers cette jeune fille. Il s’était dit que jamais il ne trouverait, pour partager sa vie de travail et de méditation, une compagne plus simple de cœur, plus vive d’intelligence, plus aimable, plus accomplie de tout point. En effet, miss Watkins, privée de bonne heure de sa mère, obligée de conduire la maison paternelle, était une ménagère consommée en même temps qu’une véritable femme du monde. C’était même ce mélange singulier de distinction parfaite et de simplicité attrayante qui lui donnait tant de charme. Sans avoir les sottes prétentions de tant de jeunes élégantes des villes d’Europe, elle ne craignait pas de mettre ses blanches mains à la pâte pour préparer un pudding, surveiller le dîner, s’assurer que le linge de la maison était en bon état. Et cela ne l’empêchait pas de jouer les sonates de Beethoven aussi bien et peut-être mieux que tant d’autres, de parler avec pureté deux ou trois langues, d’aimer à lire, de savoir apprécier les chefs-d’oeuvre de toutes les littératures, et enfin d’avoir beaucoup de succès aux petites assemblées mondaines, qui se tenaient parfois chez les riches fermiers du district.

Non que les femmes distinguées fussent très clairsemées dans ces réunions. En Transvaal comme en Amérique, en Australie et dans tous les pays neufs, où les travaux matériels d’une civilisation qui s’improvise absorbent l’activité des hommes, la culture intellectuelle est beaucoup plus qu’en Europe le monopole à peu près exclusif des femmes. Aussi sont-elles le plus souvent très supérieures à leurs maris et à leurs fils, en fait d’instruction générale et d’affinement artistique. Il est arrivé à tous les voyageurs de rencontrer, non sans quelque stupéfaction, chez la femme d’un mineur australien ou d’un squatter du Far West, un talent musical de premier ordre, associé aux plus sérieuses connaissances littéraires ou scientifiques. La fille d’un chiffonnier d’Omaha ou d’un charcutier de Melbourne rougirait de penser qu’elle peut être inférieure en instruction, en bonnes manières, en «accomplissements» de tout genre, à une princesse de la vieille Europe. Dans l’État libre d’Orange, où l’éducation des filles est depuis longtemps déjà sur le même pied que celle des garçons, mais où ceux-ci désertent trop tôt les bancs de l’école, ce contraste entre les deux sexes est marqué plus que partout ailleurs. L’homme est, dans le ménage, le «bread-winner,» le gagneur de pain; il garde avec toute sa rudesse native, toute celle que lui impriment le métier en plein air, la vie de fatigues et de dangers. Au contraire, la femme prend pour son domaine, en plus des devoirs domestiques, la culture des arts et des lettres que dédaigne ou néglige son mari.

Et il se rencontre ainsi parfois qu’une fleur de beauté, de distinction et de charme, s’épanouit au bord du désert; c’était le cas de la fille du fermier John Watkins.

Cyprien s’était dit tout cela, et, comme il allait droit au but, il n’avait pas hésité à venir présenter sa demande.

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Hélas! Il tombait maintenant du haut de son rêve, et apercevait, pour la première fois, le fossé presque infranchissable qui le séparait d’Alice. Aussi, fut-ce le cœur gros de chagrin qu’il rentra chez lui, après cette entrevue décisive. Mais il n’était pas homme à s’abandonner a un vain désespoir; il était résolu à lutter sur ce terrain, et, en attendant, il eut bientôt trouvé dans le travail un sûr dérivatif à sa peine.

Après s’être assis devant sa petite table, le jeune ingénieur acheva, d’une écriture rapide et ferme, la longue lettre confidentielle qu’il avait commencée le matin à l’adresse de son maître vénéré, M. J… membre de l’Académie des Sciences et professeur titulaire à l’École des Mines:

«… Ce que je n’ai pas cru devoir consigner dans mon mémoire officiel, lui disait-il, parce que ce n’est encore pour moi qu’une hypothèse, c’est l’opinion que je serais assez tenté de me faire, d’après mes observations géologiques, sur le véritable mode de formation du diamant. Ni l’hypothèse qui le fait provenir d’une origine volcanique, ni celle qui attribue son arrivée dans les gisements actuels à l’action de violentes rafales, ne sauraient me satisfaire plus que vous, mon cher maître, et je n’ai pas besoin de vous rappeler les motifs qui nous les font écarter. La formation du diamant sur place, par l’action du feu, est aussi une explication beaucoup trop vague et qui ne me contente point. Quelle serait la nature de ce feu, et comment n’aurait-il pas modifié les calcaires de toutes sortes, qui se rencontrent régulièrement dans les gîtes diamantifères? Cela me paraît tout simplement enfantin, digne de la théorie des tourbillons ou des atomes crochus.

«La seule explication qui me satisfasse, sinon complètement, du moins dans une certaine mesure, est celle du transport par les eaux des éléments de la gemme, et de la formation postérieure du cristal sur place. Je suis très frappé du profil spécial, presque uniforme, des divers gîtes que j’ai passés en revue et mesurés avec le plus grand soin. Tous affectent plus ou moins la forme générale d’une espèce de coupe, de capsule, ou plutôt, en tenant compte de la croûte qui les recouvre, d’une gourde de chasse, couchée sur le flanc. C’est comme un réservoir de trente ou quarante mille mètres cubes, dans lequel serait venu s’épancher tout un conglomérat de sables, de boue et de terres d’alluvions, appliqué sur les roches primitives. Ce caractère est surtout très marqué au Vandergaart-Kopje, un des gisements les plus récemment découverts, et qui appartient, pour le dire en passant, au propriétaire même de la case d’où je vous écris.

«Quand on verse dans une capsule un liquide contenant des corps étrangers en suspension, que se passe-t-il? C’est que ces corps étrangers se déposent plus spécialement au fond et autour des bords de la capsule. Eh bien! c’est précisément ce qui se produit dans le Kopje. C’est surtout au fond et vers le centre du bassin, aussi bien qu’à sa limite extrême, que se rencontrent les diamants. Et le fait est si bien constaté, que les claims intermédiaires tombent rapidement à un prix inférieur, tandis que les concessions centrales ou voisines des bords atteignent très promptement une valeur énorme, lorsque la forme du gisement a été déterminée. L’analogie est donc en faveur du transport des matériaux par l’action des eaux.

«D’autre part, un grand nombre de circonstances que vous trouverez énumérées dans mon Mémoire, tendent à indiquer la formation sur place des cristaux, de préférence à leur transport à l’état parfait. Pour n’en répéter que deux ou trois, les diamants sont presque toujours réunis par groupes de même nature et de même couleur, ce qui n’arriverait certainement pas s’ils avaient été apportés tout formés déjà par un torrent. On en trouve fréquemment deux accolés ensemble, qui se détachent au plus léger choc. Comment auraient-ils résisté aux frottements et aux aventures d’un charroi par les eaux? De plus, les gros diamants se trouvent presque toujours sous l’abri d’une roche, ce qui tendrait à indiquer que l’influence de la roche, – son rayonnement calorifique ou toute autre cause, – a facilité la cristallisation. Enfin, il est rare, très rare même, que de gros et de petits diamants se rencontrent ensemble. Toutes les fois qu’on découvre une belle pierre, elle est isolée. C’est comme si tous les éléments adamantins du nid s’étaient cette fois concentrés en un seul cristal, sous l’action de causes particulières.

«Ces motifs et beaucoup d’autres encore me font donc pencher pour la formation sur place, après transport par les eaux, des éléments de la cristallisation.

«Mais d’où sont venues les eaux qui charriaient les détritus organiques, destinés à se transformer en diamants? c’est ce qu’il ne m’a pas été possible de déterminer, en dépit de l’étude la plus attentive que j’ai faite des divers terrains.

«La découverte aurait pourtant son importance, En effet, si l’on parvenait à reconnaître la route suivie par les eaux, pourquoi n’arriverait-on pas, en la remontant, au point initial d’où sont partis les diamants, là où il y en a sans doute bien plus grande quantité que dans les petits réservoirs actuellement exploités? Ce serait une démonstration complète de ma théorie, et j’en serais bien heureux, Mais ce n’est pas moi qui la ferais, car me voici presque au terme de ma mission, et il m’a été impossible de formuler à cet égard aucune conclusion sérieuse.

«J’ai été plus favorisé dans mes analyses de roches…»

Et le jeune ingénieur, poursuivant son récit, entrait, au sujet de ses travaux, dans des détails techniques qui étaient sans doute d’un haut intérêt pour lui et pour son correspondant, mais sur lesquels le lecteur profane pourrait bien ne pas porter le même jugement. C’est pourquoi il paraît prudent de lui en faire grâce.

A minuit, après avoir terminé sa longue lettre, Cyprien éteignit sa lampe, s’étendit dans son hamac et s’endormit du sommeil du juste.

Le travail avait étouffé le chagrin, – du moins pour quelques heures, – mais une gracieuse vision hanta plus d’une fois les rêves du jeune savant, et il lui sembla qu’elle lui disait de ne pas désespérer encore!

 

 

Chapitre IV

Vandergaart-Kopje.

 

écidément, il faut partir, se dit le lendemain Cyprien Méré, en s’occupant de sa toilette, il faut quitter le Griqualand! Après ce que je me suis laissé raconter par ce bonhomme, rester ici un jour de plus serait de la faiblesse! Il ne veut pas me donner sa fille? Peut-être a-t-il raison! En tout cas, il ne m’appartient pas d’avoir l’air de plaider les circonstances atténuantes! Je dois savoir accepter virilement ce verdict, quelque douloureux qu’il soit, et compter sur les retours de l’avenir!»

Sans hésiter davantage, Cyprien s’occupa d’empaqueter ses appareils dans les caisses qu’il avait gardées pour s’en servir en guise de buffets et d’armoires. Il s’était mis avec ardeur à la besogne, et il travaillait activement, depuis une heure ou deux, quand, par la fenêtre ouverte, à travers l’atmosphère matinale, une voix fraîche et pure, montant comme un chant d’alouette du pied de la terrasse, arriva jusqu’à lui, portée sur une des plus charmantes mélodies du poète Moore:

Itis the last rose of summer,

Left blooming alone

All her lovely companions

Are faded and gone, etc.

«C’est la dernière rose de l’été, – restée seule en fleur; – toutes ses aimables compagnes – sont fanées ou mortes.»

Cyprien courut à la fenêtre et aperçut Alice, qui se dirigeait vers l’enclos de ses autruches, son tablier plein de friandises à leur goût. C’était elle qui chantait au soleil levant.

I will not leave tee, thou lone one!

To pine on the stem,

Since the lovely are sleeping,

Go sleep with them…

«Je ne te laisserai pas, – toi toute seule, – languir sur ta tige. – Puisque les autres belles sont allées dormir, – va, dors avec elle.»

Le jeune ingénieur ne s’était jamais cru particulièrement sensible a la poésie, et, pourtant, celle-là le pénétra profondément. Il se tint prés de la croisée, retenant son haleine, écoutant, ou, pour mieux dire, buvant ces douces paroles.

La chanson s’arrêta. Miss Watkins distribuait leur pâtée à ses autruches, et c’était plaisir de les voir allongeant leurs grands cous et leurs becs maladroits au devant de sa petite main taquine. Puis, lorsqu’elle eut fini la distribution, elle remonta, toujours chantant:

It isthe last rose of summer,

Left blooming alone…

Oh! who would inhabit

This black world alone?…

« C’est la dernière rose de l’été, – restée seule en fleur. – Oh! qui voudrait habiter tout seul ce sombre monde?…»

Cyprien était debout, à la même place, les yeux humides, comme cloué sous le charme.

La voix s’éloignait, Alice allait rentrer à la ferme, elle n’en était pas à vingt mètres, lorsqu’un bruit de pas précipités la fit se retourner, puis s’arrêter soudain.

Cyprien, d’un mouvement irréfléchi mais irrésistible, était sorti de sa case, tête nue, et courait après elle.

«Mademoiselle Alice!…

– Monsieur Méré?…»

Ils étaient maintenant face à face, en plein soleil levant, sur le chemin qui bordait la ferme. Leurs ombres élégantes se découpaient nettement contre la barrière de bois blanc, dans le paysage dénudé. A présent que Cyprien avait rejoint la jeune fille, il semblait étonné de sa démarche et se taisait, indécis.

«Vous avez quelque chose à me dire, monsieur Méré? demanda-t-elle avec intérêt.

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– J’ai à vous faire mes adieux, mademoiselle Alice!… Je pars aujourd’hui même!» répondit-il d’une voix assez mal assurée.

L’incarnat léger qui animait le teint délicat de miss Watkins avait subitement disparu.

« Partir?… Vous parlez de partir… pour?… demanda-t-elle, très troublée.

– Pour mon pays… pour la France, répondit Cyprien. Mes travaux sont achevés ici!… Ma mission est à son terme… Je n’ai plus rien à faire au Griqualand, et je suis obligé de rentrer à Paris…»

En parlant ainsi, d’une voix entrecoupée, il prenait l’accent d’un coupable qui s’excuse.

«Ah!… Oui!… C’est vrai!… Cela devait être!…» balbutiait Alice, sans trop savoir ce qu’elle disait.

La jeune fille était frappée de stupeur. Cette nouvelle la surprenait en plein bonheur inconscient, comme un coup de massue. Soudain, de grosses larmes se formèrent dans ses yeux, et vinrent se suspendre aux longs cils qui les ombrageaient. Et, comme si cette explosion de chagrin l’eût rappelée à la réalité, elle retrouva quelque force pour sourire:

«Partir?… reprit-elle. Eh bien, et votre élève dévouée, vous voulez donc la quitter sans qu’elle ait achevé son cours de chimie?… Vous voulez que j’en reste à l’oxygène et que les mystères de l’azote me soient a jamais lettre morte?… C’est très mal cela, monsieur!»

Elle essayait de faire bonne contenance et de plaisanter, mais le ton de sa voix démentait ses paroles. Il y avait, sous ce badinage, un reproche profond, et qui alla droit au cœur du jeune homme. Elle lui disait en langue vulgaire:

«Eh bien, et moi?… Vous me comptez donc pour rien?… Vous me replongez tout simplement dans le néant!… Vous serez venu ici vous montrer, parmi ces Boërs et ces mineurs avides comme un être supérieur et privilégié, savant, fier, désintéressé, hors ligne!… Vous m’aurez associée à vos études et à vos travaux!… Vous m’aurez ouvert votre cœur et fait partager vos hautes ambitions, vos préférences littéraires, vos goûts artistiques!… Vous m’aurez révélé la distance qu’il y a entre un penseur comme vous et les bimanes, qui m’entourent!… Vous aurez mis tout en jeu pour vous faire admirer et aimer!… Vous y serez parvenu!… Puis, vous viendrez m’annoncer, de but en blanc, que vous partez, que c’est fini, que vous allez rentrer à Paris et vous hâter de m’oublier!… Et vous croyez que je vais prendre ce dénouement avec philosophie?»

Oui, il y avait tout cela sous les paroles d’Alice et ses yeux humides le disaient si bien, que Cyprien fut sur le point de répondre à ce reproche inexprimé mais éloquent. Peu s’en fallut qu’il ne s’ecriât:

«Il le faut!… J’ai demande hier à votre père de vous laisser devenir ma femme!… Il a refusé, sans même me laisser d’espoir!… Comprenez-vous maintenant pourquoi je pars?»

Le souvenir de sa promesse lui revint à temps. Il s’était, engagé à ne jamais parler a la fille de John Watkins du rêve qu’il avait formé, et il se serait jugé méprisable en ne tenant pas sa parole.

Mais, en même temps, il sentait combien ce projet de départ immédiat, si subitement arrêté sous le coup de sa déconvenue, était brutal, presque sauvage. Il lui apparaissait impossible d’abandonner ainsi, sans préparation, sans délai, cette charmante enfant qu’il aimait, et qui lui rendait, – ce n’était que trop visible – une affection si sincère et si profonde!

Cette résolution, qui s’etait imposée à lui deux heures plus tôt, avec le caractère de la nécessite la plus impérieuse, lui faisait maintenant horreur. Il n’osait même plus l’avouer.

Tout à coup, il la renia.

«Quand je parle de partir, mademoiselle Alice, dit-il, ce n’est pas ce matin… ni même aujourd’hui, je pense!… J’ai encore des notes à prendre… des préparatifs à compléter!… En tout cas, j’aurai l’honneur de vous revoir et de causer avec vous… de votre plan d’études!»…

Sur quoi, tournant brusquement sur ses talons, Cyprien s’enfuit, comme un fou, revint à sa case, se jeta dans son fauteuil de bois, et se mit à réfléchir profondément.

Le cours de ses pensées était changé.

«Renoncer à tant de grâce, faute d’un peu d’argent! se disait-il. Abandonner la partie au premier obstacle! Est-ce bien aussi courageux que je l’imagine? Ne vaudrait-il pas mieux sacrifier quelques préjugés et tenter de me rendre digne d’elle?… Tant de gens font fortune, en quelques mois, à chercher des diamants! Pourquoi ne ferais-je pas de même? Qui m’empêche, moi aussi, de déterrer une pierre de cent carats, comme c’est arrivé à d’autres; ou mieux, de découvrir un gisement nouveau? J’ai sûrement plus de connaissances théoriques et pratiques que la plupart de tous ces hommes! Pourquoi la science ne me donnerait-elle pas ce que le travail, aidé d’un peu de chance, leur a donné?… Après tout, je ne risque pas grand chose à essayer!… Même au point de vue de ma mission, il peut ne pas m’être inutile de mettre la main à la pioche et de tâter du métier de mineur!… Et, si je réussis, si je deviens riche par ce moyen primitif, qui sait si John Watkins ne se laissera pas fléchir et ne reviendra pas sur sa décision première? Le prix vaut bien que l’on tente l’aventure!…»

Cyprien se remit à marcher dans le laboratoire; mais, cette fois, ses bras étaient inactifs, sa pensée seule travaillait.

Tout à coup, il s’arrêta, mit son chapeau et sortit.

Après avoir pris le sentier qui descendait vers la plaine, il se dirigea à grands pas vers le Vandergaart-Kopje.

En moins d’une heure, il y arriva.

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A ce moment, les mineurs rentraient en foule au camp pour leur second déjeuner. Cyprien, passant en revue tous ces visages hâlés, se demandait à qui il s’adresserait pour obtenir les renseignements qui lui étaient nécessaires, lorsqu’il reconnut dans un groupe la face loyale de Thomas Steel, l’ex-mineur du Lancashire. Deux ou trois fois déjà, il avait eu occasion de le rencontrer, depuis leur arrivée simultanée en Griqualand, et de constater que le brave garçon prospérait à vue d’œil, comme l’indiquaient suffisamment sa mine fleurie, ses habits flambant neufs, et surtout la large ceinture de cuir qui s’étalait sur ses flancs.

Cyprien se décida à l’aborder et à lui faire part de ses projets – ce qui fut dit en quelques mots.

«Affermer un claim? Rien de plus aisé, si vous avez de la monnaie! lui répondit le mineur. Il y en a justement un près du mien! Quatre cents livres sterling3, c’est donné! Avec cinq ou six nègres, qui l’exploiteront pour votre compte, vous êtes sûr d’y «faire» au moins sept ou huit cents francs de diamants par semaine!

– Mais je n’ai pas dix mille francs, et je ne possède pas le plus petit nègre! dit Cyprien.

– Eh bien, achetez une part de claim, – un huitième ou même un seizième, – et travaillez-le vous-même! Un millier de francs suffira pour cette acquisition!

– Ce serait plutôt dans mes moyens, répondit le jeune ingénieur. Mais vous-même, monsieur Steel, comment avez-vous fait, si je ne suis pas trop curieux? Vous êtes donc arrivé ici avec un capital?

– Je suis arrivé avec mes bras et trois piécettes d’or dans ma poche, répliqua l’autre. Mais j’ai eu du bonheur. J’ai travaillé d’abord, de compte à demi, sur un huitième, dont le propriétaire aimait mieux rester au café que s’occuper de ses affaires. Il était convenu que nous partagerions les trouvailles, et j’en ai fait d’assez belles, – notamment une pierre de cinq carats que nous avons vendue deux cents livres sterling! Alors je me suis lassé de travailler pour ce fainéant et j’ai acheté un seizième que j’ai exploité moi-même. Comme je n’y ramassais que de petites pierres, je m’en suis débarrassé, il y a dix jours. Je travaille à nouveau, de compte à demi, avec un homme d’Australie, sur son claim, mais nous n’avons guère fait que cinq livres à nous deux dans la première semaine.

– Si je trouvais une bonne part de claim à acheter, pas trop cher, seriez-vous disposé à vous associer avec moi pour l’exploiter? demanda le jeune ingénieur.

– Tout de même, répondit Thomas Steel, – à une condition cependant: c’est que chacun de nous garderait pour lui ce qu’il trouverait! Ce n’est pas que je me méfie, monsieur Méré! Mais voyez-vous, depuis que je suis ici, je me suis aperçu que je perds presque toujours au partage, parce que le pic et la pioche, ça me connaît, et que j’abats deux ou trois fois plus d’ouvrage que les autres!

– Cela me paraîtrait juste, répondit Cyprien.

– Ah! fit tout à coup le Lancashireman en s’interrompant. Une idée, et peut être une bonne!… Si nous prenions, à nous deux, l’un des claims de John Watkins?

– Comment, un de ses claims? Est-ce que tout le sol du Kopje n’est pas à lui?

– Sans doute, monsieur Méré, mais vous savez que le gouverne ment colonial s’en empare aussitôt qu’il est reconnu gisement de diamants. C’est lui qui l’administre, le cadastre et morcelle les claims, en retenant la plus grande partie du prix de cession et ne payant au propriétaire qu’une redevance fixe. A la vérité, cette redevance, quand le Kopje est aussi vaste que celui-ci, constitue encore un fort beau revenu, et, d’autre part, le propriétaire a toujours la préférence pour le rachat d’un aussi grand nombre de claims qu’il peut en faire travailler. C’est justement le cas de John Watkins. Il en a plusieurs en exploitation, outre la nue propriété de toute la mine. Mais il ne peut pas les exploiter aussi bien qu’il le voudrait, parce que la goutte l’empêche de venir sur les lieux, et je pense qu’il vous ferait de bonnes conditions, si vous lui proposiez d’en prendre un.

– J’aimerais mieux que la négociation restât entre vous et lui, répondit Cyprien.

– Qu’à cela ne tienne, répliqua Thomas Steel. Nous pouvons en avoir bientôt le cœur net!»

Trois heures plus tard, le demi-claim numéro 942, dûment marqué de piquets et reconnu sur le plan, était affermé en bonne forme à MM. Méré et Thomas Steel, sur paiement d’une prime de quatre-vingt-dix livres4, et versement entre les mains du receveur des droits de patente. En outre, il était spécialement stipulé dans le bail que les concessionnaires partageraient avec John Watkins les produits de leur exploitation et lui remettraient à titre de «royalty» les trois premiers diamants au-dessus de dix carats, qui pourraient être trouvés par eux. Rien ne démontrait que cette éventualité se présenterait, mais en somme elle était possible, – tout était possible.

Au total, l’affaire pouvait être considérée comme exceptionnellement belle pour Cyprien, et Mr, Watkins le lui déclara avec sa franchise ordinaire, en trinquant avec lui, après la signature du contrat.

«Vous avez pris le bon parti, mon garçon! dit-il en lui tapant sur l’épaule. Il y a de l’étoffe en vous! Je ne serais pas surpris que vous ne devinssiez un de nos meilleurs mineurs du Griqualand!»

Cyprien ne put s’empêcher de voir dans ces paroles un heureux présage pour l’avenir.

Et miss Watkins, qui était présente à l’entrevue, avait un si clair rayon de soleil dans ses yeux bleus! Non! On n’aurait jamais pu croire qu’ils avaient passé la matinée à pleurer.

D’un accord tacite, on évita, d’ailleurs, toute explication sur l’attristante scène du matin. Cyprien restait, c’était évident, et, en somme, c’était l’essentiel.

Le jeune ingénieur partit donc d’un cœur léger, afin de faire ses préparatifs de déménagement, n’emportant au surplus que quelques habits dans une légère valise, car il comptait s’établir sous la tente, au Vandergaart-Kopje, et ne revenir à la ferme que pour y passer ses moments de loisir.

 

 

Chapitre V

Première exploitation.

 

ès le lendemain matin, les deux associés se mirent au travail. Leur claim était situé près de la bordure du Kopje et devait être riche, si la théorie de Cyprien Méré se trouvait fondée. Malheureusement, ce claim avait déjà été vigoureusement exploité et plongeait dans les entrailles de la terre jusqu’à une profondeur de cinquante et quelques mètres.

A certains égards, pourtant, c’était là un avantage, parce que, se trouvant ainsi à un niveau plus bas que les claims voisins, il bénéficiait, selon la loi du pays, de toutes les terres et par conséquent de tous les diamants qui pouvaient y tomber des alentours.

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La besogne était très simple. Les deux associés commençaient par détacher au pic et à la pioche, bien régulièrement, une certaine quantité de terre. Cela fait, l’un d’eux remontait au bord de la mine et hissait, le long du câble en fer, les seaux de terre qui lui étaient envoyés d’en bas.

Cette terre était alors transportée en charrette à la case de Thomas Steel. Là, après avoir été écrasée grossièrement avec de grosses bûches, puis débarrassée des cailloux sans valeur, on la faisait passer dans un tamis à mailles de quinze millimètres de côté pour en séparer les pierres plus petites, qu’on examinait attentivement avant de les jeter au rebut. Enfin, la terre était criblée dans un tamis très serré pour en séparer la poussière, et elle était alors dans de bonnes conditions pour être triée.

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Lorsqu’elle avait été versée sur une table, devant laquelle les deux mineurs s’étaient assis, ceux-ci, armés d’une sorte de racloir fait d’un morceau de fer-blanc, la passaient en revue avec le plus grand soin, poignées par poignées, et ils la rejetaient sous la table, d’où elle était transportée au dehors et abandonnée, quand l’examen avait pris fin.

Toutes ces opérations avaient pour but de découvrir, s’il s’en trouvait, quelque diamant, parfois à peine aussi gros qu’une demi-lentille. Encore les deux associés s’estimaient-ils fort heureux, lorsque la journée ne s’écoulait pas sans qu’ils en eussent aperçu un seul. Ils apportaient une grande ardeur à cet ouvrage, et triaient très minutieusement la terre du claim; mais, en somme, pendant les premiers jours, les résultats furent à peu près négatifs.

Cyprien, surtout, semblait avoir peu de chance. S’il se trouvait un petit diamant dans sa terre, c’était presque toujours Thomas Steel qui l’apercevait. Le premier qu’il eut la satisfaction de découvrir, ne pesait pas, y compris sa gangue, un sixième de carat.

Le carat est un poids de quatre grains, soit à peu près la cinquième partie d’un gramme5. Un diamant de première eau, c’est-à-dire bien pur, limpide et sans couleur, vaut, une fois taillé, environ deux cent cinquante francs, s’il pèse un carat. Mais, si les diamants plus petits ont une valeur proportionnellement très inférieure, la valeur des plus gros croît très rapidement. On compte, en général, que la valeur marchande d’une pierre de belle eau est égale au carré de son poids, exprimé en carats, multiplié par le prix courant dudit carat. Si l’on suppose, par conséquent, que le prix du carat soit deux cent cinquante francs, une pierre de dix carats, de même qualité, vaudra cent fois plus, c’est-à-dire vingt-cinq mille francs.

Mais les pierres de dix carats, et même d’un carat, sont fort rares. C’est précisément pourquoi elles sont si chères. Et d’autre part, les diamants du Griqualand sont presque tous colorés en jaune, – ce qui diminue considérablement leur valeur en joaillerie.

La trouvaille d’une pierre pesant un sixième de carat, après sept ou huit jours de travail, était donc une bien maigre compensation à toutes les peines et fatigues qu’elle avait coûtées. Mieux aurait valu, à ce taux, labourer la terre, garder des troupeaux ou casser des cailloux sur les chemins. C’est ce que Cyprien se disait intérieurement. Cependant, l’espoir de rencontrer un beau diamant, qui récompenserait d’un seul coup le labeur de plusieurs semaines ou même de plusieurs mois, le soutenait comme il soutient tous les mineurs, même les moins confiants. Quant à Thomas Steel, il travaillait à la façon d’une machine, sans y penser, par suite de la vitesse acquise, – au moins en apparence.

Les deux associés déjeunaient ordinairement ensemble, se contentant de sandwiches et de bière qu’ils achetaient à un buffet en plein vent, mais ils dînaient à une des nombreuses tables d’hôte qui se partageaient la clientèle du camp. Le soir, après s’être séparés pour aller chacun de son côté, Thomas Steel se rendait à quelque salle de billard, pendant que Cyprien entrait pour une heure ou deux à la ferme. Le jeune ingénieur avait fréquemment le déplaisir d’y rencontrer son rival, James Hilton, un grand garçon aux cheveux roux, au teint blanc, la face criblée de ces taches que l’on appelle des éphélides. Que ce rival fit évidemment des progrès rapides dans la faveur de John Watkins, en buvant encore plus de gin et en fumant encore plus de tabac de Hambourg que lui, cela n’était pas douteux.

Alice, il est vrai, ne semblait avoir que le plus parfait dédain pour les élégances villageoises et la conversation peu relevée du jeune Hilton. Mais sa présence n’en était pas moins insupportable à Cyprien. Aussi, parfois, incapable de la souffrir, se sentant inhabile à se maîtriser, il disait bonsoir à la compagnie et s’en allait.

«Le Frenchman n’est pas content! disait alors John Watkins en clignant de l’œil à son compère. Il paraît que les diamants ne viennent pas tout seuls sous sa pioche!»

Et James Hilton de rire le plus bêtement du monde.

Le plus souvent, ces soirs-là, Cyprien entrait achever sa veillée chez un vieux brave homme de Boër, établi tout près du camp, qui s’appelait Jacobus Vandergaart.

C’est de son nom que venait celui du Kopje, dont il avait autrefois occupé le sol aux premiers temps de la concession. Même, s’il fallait l’en croire, c’était par un véritable déni de justice qu’il en avait été dépossédé au profit de John Watkins. Complètement ruiné maintenant, il vivait, dans une vieille case de terre, de ce métier de tailleur de diamants qu’il avait jadis exercé à Amsterdam, sa ville natale.

Il arrivait assez souvent, en effet, que les mineurs, curieux de connaître le poids exact que garderaient leurs pierres une fois taillées, les lui apportaient, soit pour les cliver, soit pour les soumettre a des opérations plus délicates. Mais ce travail exige une main sûre et une bonne vue, et le vieux Jacobus Vandergaart, excellent ouvrier en son temps, avait aujourd’hui grand’peine à exécuter les commandes.

Cyprien, qui lui avait donné à monter en bague son premier diamant, s’était bien vite pris d’affection pour lui. Il aimait à venir s’asseoir dans le modeste atelier, pour faire un bout de causette ou tout simplement avec l’intention de lui tenir compagnie, tandis qu’il travaillait à son établi de lapidaire. Jacobus Vandergaart, avec sa barbe blanche, son front chauve, recouvert d’une calotte de velours noir, son long nez armé d’une paire de besicles rondes, avait tout à fait l’air d’un vieil alchimiste du quinzième siècle, au milieu de ses outils bizarres et de ses flacons d’acides.

Dans une sébile, sur un établi placé devant la fenêtre, se trouvaient les diamants bruts qu’on avait confiés à Jacobus Vandergaart, et dont la valeur était parfois considérable. Voulait-il en cliver un dont la cristallisation ne lui paraissait pas parfaite, il commençait par bien constater, à la loupe, la direction des cassures qui divisent tous les cristaux en lames à faces parallèles; puis, il faisait, avec le tranchant d’un diamant déjà clivé, une incision dans le sens voulu, introduisait une petite lame d’acier dans cette incision, et frappait un coup sec.

Le diamant se trouvait clivé sur une face, et l’opération se répétait alors sur les autres.

Jacobus Vandergaart voulait-il au contraire «tailler» la pierre, ou, pour parler plus nettement, l’user selon une forme déterminée, il commençait par arrêter la figure qu’il voulait lui donner, en dessinant à la craie, sur la gangue, les facettes projetées. Puis, il plaçait successivement chacune de ces faces en contact avec un second diamant, et il les soumettait l’une contre l’autre à une friction prolongée. Les deux pierres s’usaient mutuellement, et la facette se formait peu à peu.

Jacobus Vandergaart arrivait ainsi à donner à la gemme une des formes, maintenant consacrées par l’usage, et qui rentrent toutes dans les trois grandes divisions suivantes: le «brillant double taille,» le «brillant simple taille» et la «rose».

Le brillant double se compose de soixante-quatre facettes, d’une table et d’une culasse.

Le brillant simple figure uniquement la moitié d’un brillant double.

La rose a le dessous plat et le dessus bombé en dôme à facettes.

Très exceptionnellement, Jacobus Vandergaart avait à tailler une «briolette,» c’est-à-dire un diamant qui, n’ayant ni dessous ni dessus, affecte la forme d’une petite poire. Dans l’Inde, on perce les briolettes d’un trou, vers leur bout effilé, pour y passer un cordon.

Quant aux «pendeloques», que le vieux lapidaire avait plus souvent l’occasion de tailler, ce sont des demi-poires avec table et culasse, chargées de facettes du côté antérieur.

Le diamant une fois taillé, il restait à le polir pour que le travail fût achevé. Cette opération s’effectuait à l’aide d’une meule, sorte de disque d’acier, d’environ vingt-huit centimètres de diamètre, posé à plat sur la table, et qui tournait sur un pivot sous l’action d’une grande roue et d’une manivelle, à raison de deux à trois mille révolutions par minute. Contre ce disque humecté d’huile et saupoudré de poussière de diamant provenant des tailles précédentes, Jacobus Vandergaart pressait, l’une après l’autre, les faces de sa pierre, jusqu’à ce qu’elles eussent acquis un poli parfait. La manivelle était tournée, tantôt par un petit garçon hottentot qu’il engageait à la journée, lorsque c’était nécessaire, tantôt par un ami comme Cyprien, qui ne se refusait point à lui rendre ce service par pure obligeance.

Tout en travaillant, on causait. Souvent même, Jacobus Vandergaart, remontant ses lunettes sur son front, s’arrêtait court pour conter quelque histoire du temps passé. Il savait tout, en effet, sur cette Afrique australe qu’il habitait depuis quarante ans. Et ce qui donnait tant de charme à sa conversation, c’est précisément parce qu’elle reproduisait le tradition du pays, – tradition toute fraîche encore et toute vivante.

Avant tout, le vieux lapidaire ne tarissait pas sur le sujet de ses griefs patriotiques et personnels. Les Anglais étaient, à son sens, les lus abominables spoliateurs que la terre eut jamais portes. Toutefois, il faut lui laisser la responsabilité de ses opinions, quelque peu exagérées, – et les lui pardonner peut-être.

«Rien d’étonnant, répétait-il volontiers, si les États-Unis d’Amérique se sont déclarés indépendants, comme l’Inde et l’Australie ne tarderont pas à le faire! Quel peuple voudrait tolérer une tyrannie pareille!… Ah! monsieur Méré, si le monde savait toutes les injustices que ces Anglais, si fiers de leurs guinées et de leur puissance navale, ont semées sur le globe, il ne resterait pas assez d’outrages dans la langue humaine pour les leur jeter à la face!»

Cyprien, n’approuvant ni ne désapprouvant, écoutait sans rien répondre.

«Voulez-vous que je vous conte ce qu’ils m’ont fait, à moi qui vous parle? reprenait Jacobus Vandergaart en s’animant. Écoutez-moi, et vous me direz s’il peut y avoir deux opinions là-dessus!»

Et Cyprien l’ayant assuré que rien ne lui ferait plus de plaisir, le bonhomme continua de la sorte:

«Je suis né à Amsterdam en 1806, pendant un voyage que mes parents y avaient fait. Plus tard, j’y suis revenu pour apprendre mon métier, mais toute mon enfance s’est passée au Cap, où ma famille avait émigré depuis une cinquantaine d’années. Nous étions Hollandais et très fiers de l’être, lorsque la Grande-Bretagne s’empara de la colonie, – à titre provisoire, disait-elle! Mais, John Bull ne lâche pas ce qu’il a une fois pris, et, en 1815, nous fûmes solennellement déclarés sujets du Royaume-Uni, par l’Europe assemblée en Congrès!

«Je vous demande un peu de quoi l’Europe se mêlait à propos de provinces africaines!

«Sujets anglais, mais nous ne voulions pas l’être, monsieur Méré! Dès lors, pensant que l’Afrique était assez vaste pour nous donner une patrie qui fût bien à nous, – à nous seuls! – nous quittâmes la colonie du Cap pour nous enfoncer dans les terres encore sauvages qui bordaient la contrée vers le nord. On nous appelait «Boërs,» c’est-à-dire paysans, ou encore «Voortrekkers,» c’est-à-dire pionniers avancés.

«A peine avions-nous défriché ces territoires neufs, à peine nous y étions-nous créé, à force de travail, une existence indépendante, que le gouvernement britannique les réclama comme siens, – toujours sous ce prétexte que nous étions sujets anglais!

«Alors eut lieu notre grand exode. C’était en 1833. De nouveau, nous émigrâmes en masse. Après avoir chargé sur des wagons, attelés de bœufs, nos meubles, nos outils et nos grains, nous nous enfonçâmes plus avant dans le désert.

«A cette époque, le territoire de Natal était presque entièrement dépeuplé. Un conquérant sanguinaire, nommé Tchaka, véritable Attila nègre de la race des Zoulous, y avait exterminé plus d’un million d’êtres humains, de 1812 à 1828. Son successeur Dingaan y régnait encore par la terreur. Ce fut ce roi sauvage qui nous autorisa à nous établir dans le pays où s’élèvent aujourd’hui les villes de Durban et de Port-Natal.

«Mais, c’était dans l’arrière-pensée de nous attaquer, quand notre état serait prospère, que ce fourbe de Dingaan nous avait donné cette autorisation! Aussi, chacun s’arma-t-il pour la résistance, et ce n’est que par des efforts inouïs, et, je puis le dire, par des prodiges de valeur, pendant plus de cent combats, dans lesquels nos femmes et nos enfants mêmes luttaient à nos côtés, qu’il nous fut possible de rester en possession de ces terres, arrosées de nos sueurs et de notre sang.

«Or, à peine avions nous définitivement triomphé du despote noir et détruit sa puissance, que le gouverneur du Cap envoya une colonie britannique avec mission d’occuper le territoire de Natal, au nom de Sa Majesté la Reine d’Angleterre!… Vous le voyez, nous étions toujours sujets anglais! Ceci se passait en 1842.

«D’autres émigrants de nos compatriotes avaient de même conquis le Transvaal et annihilé sur le fleuve Orange le pouvoir du tyran Moselekatze. Eux aussi, ils se virent confisquer, par un simple ordre du jour, la patrie nouvelle qu’ils avaient payée de tant de souffrances!

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«Je passe sur les détails. Cette lutte dura vingt ans. Toujours nous allions plus loin, et toujours la Grande-Bretagne allongeait sur nous sa main rapace, comme sur autant de serfs qui appartenaient à sa glèbe, même après l’avoir quittée!

«Enfin, après bien des peines et des luttes sanglantes, il nous fut possible de faire reconnaître notre indépendance dans l’État libre d’Orange. Une proclamation royale, signée de la reine Victoria, datée du 8 avril 1854, nous garantissait la libre possession de nos terres et le droit de nous gouverner à notre guise. Nous nous constituâmes définitivement en République, et l’on peut dire que notre État, fondé sur le respect scrupuleux de la loi, sur le libre développement des énergies individuelles et sur l’instruction répandue à flots dans toutes les classes, pourrait encore servir de modèle à bien des nations, qui doivent se croire plus civilisées qu’un petit État de l’Afrique australe!

«Le Griqualand en faisait partie. C’est alors que je m’établis, comme fermier, dans la maison où nous sommes en ce moment, avec ma pauvre femme et mes deux enfants! C’est alors que je traçais mon kraal ou parc à bestiaux sur l’emplacement même de la mine où vous travaillez! Dix ans plus tard, John Watkins arriva dans le pays et y bâtit sa première case. On ignorait alors qu’il y eût des diamants sur ces terrains, et, pour mon compte, j’avais eu si peu d’occasions, depuis plus de trente ans, de pratiquer mon ancien métier, que c’est à peine si je me rappelais l’existence de ces pierres précieuses!

«Tout à coup, vers 1867, le bruit se répandit que nos terres étaient diamantifères. Un Boër des bords de l’Hart avait trouvé des diamants jusque dans les déjections de ses autruches, jusque dans les murs d’argile de sa ferme6.

«Aussitôt le gouvernement anglais, fidèle à son système d’accaparement, au mépris de tous les traités et de tous les droits, déclara que le Griqualand lui appartenait.

«En vain notre République protesta!… En vain, elle offrit de soumettre le différend à l’arbitrage d’un chef d’État européen!… L’Angleterre refusa l’arbitrage et occupa notre territoire.

«Du moins pouvait-on espérer encore que les droits privés seraient respectés de nos injustes maitres! Pour mon compte, resté veuf et sans enfants, à la suite de la terrible épidémie de 1870, je ne me sentais plus le courage d’aller chercher une nouvelle patrie, de me refaire un nouveau foyer, – le sixième ou le septième de ma longue carrière! Je restai donc en Griqualand. Presque seul dans le pays, je demeurai étranger à cette fièvre de diamant qui s’emparait de tout le monde, et je continuai à cultiver mon potager, comme si le gisement de Du Toit’s Pan n’avait pas été découvert à une portée de fusil de ma maison!

«Or, quel ne fut pas un jour mon étonnement, lorsque je constatais que le mur de mon kraal, bâti en pierres sèches, selon l’usage, avait été démoli pendant la nuit et reporté à trois cents mètres plus loin au milieu de la plaine. A la place du mien, John Watkins, aidé d’une centaine de Cafres, en avait élevé un autre, qui se reliait au sien et qui enfermait dans son domaine un renflement de terre sablonneuse et rougeâtre, jusqu’à ce moment ma propriété incontestée.

«Je me plaignis à ce spoliateur… Il ne fit qu’en rire! Je menaçais de plaider… Il m’engagea à le faire!

«Trois jours plus tard, j’avais l’explication de l’énigme. Ce renflement de terre, qui m’appartenait, était une mine de diamants. John Watkins, après en avoir acquis la certitude, s’était empressé d’opérer le déplacement de mon enclos; puis, il avait couru à Kimberley déclarer officiellement la mine à son propre nom.

«Je plaidais… Puissiez-vous ne jamais savoir, monsieur Méré, ce qu’il en coûte de plaider en pays anglais!… Un à un, je perdis mes bœufs, mes chevaux, mes moutons!… Je vendis jusqu’à mon mobilier, jusqu’à mes hardes pour nourrir ces sangsues humaines qu’on appelle des solicitors, des attorneys, des shérifs, des huissiers!… Bref, après un an de marches et de contremarches, d’attentes, d’espoirs sans cesse déçus, d’anxiété et de révoltes, la question de propriété fut enfin définitivement réglée en appel, sans recours ni cassation possible…

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«Je perdais mon procès, et, par surcroît, j’étais ruiné! Un jugement en bonne forme déclarait mes prétentions mal fondées, me déboutait de ma demande et disait qu’il était impossible au tribunal de reconnaître clairement le droit réciproque des parties, mais qu’il importait pour l’avenir de leur fixer une limite invariable. Aussi, arrêtait-on au vingt-cinquième degré de longitude, à l’est du méridien de Greenwich, la ligne qui allait séparer désormais les deux domaines. Le terrain situé à l’occident de ce méridien devait rester attribué à John Watkins, et le terrain situé à l’orient attribué à Jacobus Vandergaart.

«Ce qui paraît avoir dicté aux juges cette singulière décision, c’est qu’en effet, ce vingt-cinquième degré de longitude passe sur les plans du district, au travers du territoire que mon kraal avait occupé.

«Mais la mine, hélas! était à l’occident. Elle échut donc naturellement à John Watkins!

«Toutefois, et comme pour marquer d’une tache indélébile l’opinion que le pays a gardée de ce jugement inique, on appelle toujours cette mine le Vandergaart-Kopje!

«Eh bien, monsieur Méré, n’ai-je pas un peu le droit de dire que les Anglais sont des coquins?» dit le vieux Boër en terminant sa trop véridique histoire.

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1 Le mille anglais vaut 1609 mètres.

2 Un grand nombre de Boërs ou paysans hollandais de l’Afrique méridionale descendent des Français, passés en Hollande, puis à la colonie du Cap, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes.

3 10,000 francs.

4 2,250 francs.

5 Exactement 0,2052 gr.

4 Ce Boër s’appelait Jacobs. Un certain Niekirk. nègociant hollandais, qui voyageait par là en compagnie d’un chasseur d’autruches nommé O’Reilly, reconnut dans les mains des enfants du Boër, qui s’en amusaient, un diamant qu’il acheta pour quelques sous et qu’il vendit douze mille cinq cents francs à sir Philip Woodehouse, gouverneur du Cap. Cette pierre, immédiatement taillée et expédiée à Paris, figura à l’exposition universelle du Champ de Mars, en 1867. Depuis cette époque, une valeur moyenne de quarante millions en diamants a été annuellement extraite du sol du Griqualand. Une circonstance assez curieuse, c’est que l’existence des gisements diamantifères, en ce pays, avait été connue jadis, puis oubliée. De vieilles cartes du XVe siècle portent en ce point la mention Here Diamonds. «Ici il y a des diamants.»