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Jules Verne

 

FACE AU DRAPEAU

 

(Chapitre I-III)

 

 

Illustrations de L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Healthful-House.

 

a carte que reçut ce jour-là – 15 Juin 189. – le directeur de l’établissement de la Healthful-House, portait correctement ce simple nom, sans écusson ni couronne:

LE COMTE D’ARTIGAS.

Au-dessous de ce nom, à l’angle de la carte, était écrite au crayon l’adresse suivante:

«A bord de la goélette Ebba, au mouillage de New-Berne, Pamplico-Sound.»

La capitale de la Caroline du Nord, – l’un des quarante-quatre États de l’Union à cette époque, – est l’assez importante ville de Raleigh, reculée de quelque cent cinquante milles à l’intérieur de la province. C’est grâce à sa position centrale que cette cité est devenue le siège de la législature, car d’autres l’égalent ou la dépassent en valeur industrielle et commerciale, – telles Wilmington, Charlotte, Fayetteville, Edenton, Washington, Salisbury, Tarboro, Halifax, New-Berne. Cette dernière ville s’élève au fond de l’estuaire de la Neuze-river qui se Jette dans le Pam ico-Sound, sorte de vaste lac maritime, protégé par une digue naturelle, îles et îlots du littoral carolinien.

Le directeur de Healthful-House n’aurait jamais pu deviner pour quel motif il recevait cette carte, si elle n’eût été accompagnée d’un billet demandant pour le comte d’Artigas la permission de visiter son établissement. Ce personnage espérait que le directeur voudrait bien donner consentement à cette visite, et il devait se présenter dans l’après-midi avec le capitaine Spade, commandant la goélette Ebba.

Ce désir de pénétrer à l’intérieur de cette maison de santé, très célèbre alors, très recherchée des riches malades des États-Unis, ne pouvait paraître que des plus naturels de la part d’un étranger. D’autres l’avaient déjà visitée, qui ne portaient pas un aussi grand nom que le comte d’Artigas, et ils n’avaient point ménagé leurs compliments au directeur de Healthful-House. Celui-ci s’empressa donc d’accorder l’autorisation sollicitée, et répondit qu’il serait honoré d’ouvrir au comte d’Artigas les portes de l’établissement.

Healthful-House, desservie par un personnel de choix, assurée du concours des médecins les plus en renom, était de création privée. Indépendante des hôpitaux et des hospices, mais soumise à la surveillance de l’État, elle réunissait toutes les conditions de confort et de salubrité qu’exigent les maisons de ce genre, destinées à recevoir une opulente clientèle.

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On eût difficilement trouvé un emplacement plus agréable que celui de Healthful-House. Au revers d’une colline s’étendait un parc de deux cents acres, planté de ces essences magnifiques que prodigue l’Amérique septentrionale dans sa partie égale en latitude aux groupes des Canaries et de Madère. A la limite inférieure du parc s’ouvrait ce large estuaire de la Neuze, incessamment rafraîchi par les brises du Pamplico-Sound et les vents de mer venus du large par-dessus l’étroit lido du littoral.

Healthful-House, où les riches malades étaient soignés dans d’excellentes conditions hygiéniques, était plus généralement réservée au traitement des maladies chroniques; mais l’administration ne refusait pas d’admettre ceux qu’affectaient des troubles intellectuels, lorsque ces affections ne présentaient pas un caractère incurable.

 Or, précisément, – circonstance qui devait attirer l’attention sur Healthful-House, et qui motivait peut-être la visite du comte d’Artigas, – un personnage de grande notoriété y était tenu, depuis dix-huit mois, en observation toute spéciale.

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Le personnage dont il s’agit était un Français, nommé Thomas Roch, âgé de quarante-cinq ans. Qu’il fût sous l’influence d’une maladie mentale, aucun doute à cet égard. Toutefois, jusqu’alors, les médecins aliénistes n’avaient pas constaté chez lui une perte définitive de ses facultés intellectuelles. Que la juste notion des choses lui fit défaut dans les actes les plus simples de l’existence, cela n’était que trop certain. Cependant sa raison restait entière, puissante, inattaquable, lorsque l’on faisait appel à son génie, et qui ne sait que génie et folie confinent trop souvent l’un à l’autre! Il est vrai ses facultés affectives ou sensoriales étaient profondément atteintes. Lorsqu’il y avait lieu de les exercer, elles ne se manifestaient que par le délire et l’incohérence. Absence de mémoire, impossibilité d’attention, plus de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n’était alors qu’un être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé de cet instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l’animal, – celui de la conservation, – et il fallait en prendre soin comme d’un enfant qu’on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon 17 qu’il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien avait-il pour tâche de le surveiller nuit et jour.

La folie commune, lorsqu’elle n’est pas incurable, ne saurait être guérie que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique y sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps reconnue des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils applicables au cas de Thomas Roch? il était permis d’en douter, même en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En effet, l’inquiétude, les changements d’humeur l’irritabilité, les bizarreries de caractère, la tristesse, l’apathie, la répugnance aux occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers symptômes apparaissaient nettement. Aucun médecin n’aurait pu s’y méprendre, aucun traitement ne semblait capable de les guérir ni de les atténuer.

On a justement dit que la folie est un excès de subjectivité, c’est-à-dire un état où l’âme accorde trop à son labeur intérieur, et pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, celle indifférence était à peu près absolue. Il ne vivait qu’en dedans de lui-même, en proie à une idée fixe dont l’obsession l’avait amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un contre-coup qui «l’extérioriserait», pour employer un mot assez exact, c’était improbable, mais ce n’était pas impossible.

Il convient d’exposer maintenant dans quelles conditions ce Français a quitté la France, quels motifs l’ont attiré aux États-Unis, pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et nécessaire de l’interner dans cette maison de santé, où l’on noterait avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait d’inconscient au cours de ses crises.

Dix-huit mois auparavant, le ministre de la marine à Washington reçut une demande d’audience au sujet d’une communication que désirait lui faire ledit Thomas Roch.

Rien que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s’agissait. Bien qu’il sût de quelle nature serait la communication, quelles prétentions l’accompagneraient, il n’hésita pas, et l’audience fut immédiatement accordée.

En effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que, soucieux des intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait hésiter à recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions que celui-ci voulait personnellement lui soumettre.

Thomas Roch était un inventeur, – un inventeur de génie. Déjà d’importantes découvertes avaient mis sa personnalité assez bruyante en lumière. Grâce à lui, des problèmes, de pure théorie jusqu’alors, avaient reçu une application pratique. Son nom était connu dans la science. Il occupait l’une des premières places du monde savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels déboires, de quelles déceptions, de quels outrages même dont l’abreuvèrent les plaisantins de la presse, il en arriva à cette période de la folie qui avait nécessité son internement à Healthful-House.

Sa dernière invention concernant les engins de guerre portait le nom de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l’en croire, une telle supériorité sur tous autres, que l’Etat qui s’en rendrait acquéreur serait le maître absolu des continents et des mers.

On sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent les inventeurs, quand il s’agit de leurs inventions, et surtout lorsqu’ils tentent de les faire adopter par les commissions ministérielles. Nombre d’exemples, – et des plus fameux, – sont encore présents à la mémoire. Il est inutile d’insister sur ce point, car ces sortes d’affaires présentent parfois des dessous difficîles à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch, il est juste d’avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs, il émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur de son nouvel engin à des prix si inabordables qu’il devenait à peu près impossible de traiter avec lui.

Cela tenait, – il faut le noter aussi – à ce que déjà, à propos d’inventions précédentes dont l’application fut féconde en résultats, il s’était vu exploiter avec une rare audace. N’ayant pu en retirer le bénéfice qu’il devait équitablement attendre, son humeur avait commencé à s’aigrir. Devenu défiant, il prétendait ne se livrer qu’à bon escient, imposer des conditions peut-être inacceptables, être cru sur parole, et, dans tous les cas, il demandait une somme d’argent si considérable, même avant toute expérience, que de telles exigences parurent inadmissibles.

En premier lieu, ce Français offrit le Fulgurateur Roch à la France. Il fit connaître à la commission ayant qualité pour recevoir sa communication en quoi elle consistait. Il s’agissait d’une sorte d’engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale, chargé avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne produisait son effet que sous l’action d’un déflagrateur nouveau aussi.

Lorsque cet engin, de quelque manière qu’il eût été envoyé, éclatait, non point en frappant le but visé, mais à la distance de quelques centaines de mètres, son action sur les couches atmosphériques était si énorme, que toute construction, fort détaché ou navire de guerre, devait être anéanti sur une zone de dix mille mètres carrés. Tel était le principe du boulet lancé par le canon pneumatique Zalinski, déjà expérimenté à cette époque, mais avec des résultats à tout le moins centuplés.

Si donc l’invention de Thomas Roch possédait cette puissance, c’était la supériorité offensive ou défensive assurée à son pays. Toutefois l’inventeur n’exagérait-il pas, bien qu’il eût fait ses preuves à propos d’autres engins de sa façon et d’un rendement incontestable? Des expériences pouvaient seules le démontrer. Or, précisément, il prétendait ne consentir à ces expériences qu’après avoir touché les millions auxquels il évaluait la valeur de son Fulgurateur.

Il est certain qu’une sorte de déséquilibrement s’était alors produit dans les facultés intellectuelles de Thomas Roch. Il n’avait plus l’entière possession de sa cérébralité. On le sentait engagé sur une voie qui le conduirait graduellement à la folie définitive. Traiter dans les conditions qu’il voulait imposer, nul gouvernement n’aurait pu y condescendre.

La commission française dut rompre tout pourparler, et les journaux, même ceux de l’opposition radicale, durent reconnaître qu’il était difficile de donner suite à cette affaire. Les propositions de Thomas Roch furent rejetées, sans qu’on eût à craindre, d’ailleurs, qu’un autre État pût consentir à les accueillir.

Avec cet excès de subjectivité qui ne cessa de s’accroître dans l’âme si profondément bouleversée de Thomas Roch, on ne s’étonnera pas que la corde du patriotisme, peu à peu détendue, eût fini par ne plus vibrer. Il faut le répéter pour l’honneur de la nature humaine, Thomas Roch était, à cette heure, frappé d’inconscience. Il ne se survivait intact que dans ce qui se rapportait directement à son invention. Là-dessus, il n’avait rien perdu de sa puissance géniale. Mais en tout ce qui concernait les détails les plus ordinaires de l’existence, son affaissement moral s’accentuait chaque jour et lui enlevait la complète responsabilité de ses actes.

 Thomas Roch fut donc éconduit. Peut-être alors eût-il convenu d’empêcher qu’il portât son invention autre part… On ne le fit pas, et ce fut un tort.

Ce qui devait arriver, arriva. Sous une irritabilité croissante, les sentiments de patriotisme, qui sont de l’essence même du citoyen, – lequel avant de s’appartenir appartient à son pays, – ces sentiments s’éteignirent dans l’âme de l’inventeur déçu. Il songea aux autres nations, il franchit la frontière, il oublia l’inoubliable passé, il offrit le Fulgurateur à l’Allemagne.

Là, dès qu’il sut quelles étaient les exorbitantes prétentions de Thomas Roch, le gouvernement refusa de recevoir sa communication. Au surplus, la Guerre venait de mettre à l’étude la fabrication d’un nouvel engin balistique et crut pouvoir dédaigner celui de l’inventeur français.

Alors, chez celui-ci, la colère se doubla de haine, – une haine d’instinct contre l’humanité, – surtout après que ses démarches eurent échoué vis-à-vis du conseil de l’Amirauté de la Grande-Bretagne. Comme les Anglais sont des gens pratiques, ils ne repoussèrent pas tout d’abord Thomas Roch, ils le tâtèrent, ils le circonvinrent. Thomas Roch ne voulut rien entendre. Son secret valait des millions, il obtiendrait ces millions, ou l’on n’aurait pas son secret. L’Amirauté finit par rompre avec lui.

Ce fut dans ces conditions, alors que son trouble intellectuel empirait de jour en jour, qu’il fit une dernière tentative vis-à-vis de l’Amérique, – dix-huit mois environ avant le début de cette histoire.

Les Américains, encore plus pratiques que les Anglais, ne marchandèrent pas le Fulgurateur Roch, auquel ils accordaient une valeur exceptionnelle, étant donnée la notoriété du chimiste français. Avec raison, ils le tenaient pour un homme de génie, et prirent des mesures justifiées par son état – quitte à l’indemniser plus tard dans une équitable proportion.

Comme Thomas Roch donnait des preuves trop visibles d’aliénation mentale, l’administration, dans l’intérêt même de son invention, jugea opportun de l’enfermer.

On le sait, ce n’est point au fond d’un hospice de fous que fut conduit Thomas Roch, mais à l’établissement de Healthful-House, qui offrait toute garantie pour le traitement de sa maladie. Et, cependant, bien que les soins les plus attentifs ne lui eussent point manqué, le but n’avait pas été atteint jusqu’à ce jour.

Encore une fois, – il y a lieu d’insister sur ce point, – c’est que Thomas Roch, si inconscient qu’il fût, se ressaisissait lorsqu’on le remettait sur le champ de ses découvertes. Il s’animait, il parlait avec la fermeté d’un homme qui est sûr de lui, avec une autorité qui imposait. Dans le feu de son éloquence, il décrivait les qualités merveilleuses de son Fulgurateur, les effets vraiment extraordinaires qui en résulteraient. Mais, quant à la nature de l’explosif et du déflagrateur, les éléments qui le composaient, leur fabrication, le tour de main qu’elle nécessitait, il se retranchait dans une réserve dont rien n’avait pu le faire sortir. Une ou deux fois, au plus fort d’une crise, on eut lieu de croire que son secret allait lui échapper, et toutes les précautions avait été prises… Ce fut en vain. Si Thomas Roch ne possédait même plus le sentiment de sa propre conservation, du moins s’assurait-il la conservation de sa découverte.

Le pavillon 17 du parc de Healthful-House était entouré d’un jardin, ceint de haies vives, dans lequel Thomas Roch pouvait se promener sous la surveillance de son gardien. Ce gardien occupait le même pavillon que lui, couchait dans la même chambre, l’observait nuit et jour, ne le quittait jamais d’une heure. Il épiait ses moindres paroles au cours des hallucinations qui se produisaient généralement dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommel, il l’écoutait jusque dans ses rêves.

Ce gardien se nommait Gaydon. Peu de temps après la séquestration de Thomas Roch, ayant appris que l’on cherchait un surveillant qui parlât couramment la langue de l’inventeur il s’était présenté à Healthful-House, et avait été accepté en qualité de gardien du nouveau pensionnaire.

En réalité, ce prétendu Gaydon était un ingénieur français nommé Simon Hart, depuis plusieurs années au service d’une société de produits chimiques, établie dans le New-Jersey. Simon Hart, âgé de quarante ans, avait le front large, marqué du pli de l’observateur, l’attitude résolue qui dénotait l’énergie jointe à la ténacité. Très versé dans ces diverses questions auxquelles se rattachait le perfectionnement de l’armement moderne, ces inventions de nature à en modifier la valeur, Simon Hart connaissait tout ce qui s’était fait en matière d’explosifs, dont on comptait plus de onze cents à cette époque, – et il n’en était plus à apprécier un homme tel que Thomas Roch. Croyant à la puissance de son Fulgurateur il ne doutait pas qu’il fût en possession d’un engin capable de changer les conditions de la guerre sur terre et sur mer, soit pour l’offensive, soit pour la défensive. Il savait que la folie avait respecté en lui l’homme de science, que dans ce cerveau, en partie frappé, brillait encore une clarté, une flamme, la flamme du génie. Alors il eut cette pensée: c’est que si, pendant ses crises, son secret se révélait, cette invention d’un Français profiterait à un autre pays que la France. Son parti fut pris de s’offrir comme gardien de Thomas Roch, en se donnant pour un Américain très exercé à l’emploi de la langue française. Il prétexta un voyage en Europe, il donna sa démission, il changea de nom. Bref heureusement servie par les circonstances, la proposition qu’il fit fut acceptée, et voilà comment, depuis quinze mois, Simon Hart remplissait près du pensionnaire de Healthful-House l’office de surveillant.

Cette résolution témoignait d’un dévouement rare, d’un noble patriotisme, car il s’agissait d’un service pénible pour un homme de la classe et de l’éducation de Simon Hart. Mais – qu’on ne l’oublie pas, – l’ingénieur n’entendait en aucune façon dépouiller Thomas Roch, s’il parvenait à surprendre son invention, et celui-ci en aurait le légitime bénéfice.

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Or, depuis quinze mois, Simon Hart, ou plutôt Gaydon, vivait ainsi près de ce dément, observant, guettant, interrogeant même, sans avoir rien gagné. D’ailleurs, il était plus que jamais convaincu de l’importance de la découverte de Thomas Roch. Aussi ce qu’il craignait, par-dessus tout, c’était que la folie partielle de son pensionnaire dégénérât en folie générale, ou qu’une crise suprême anéantit son secret avec lui.

Telle était la situation de Simon Hart, telle était la mission à laquelle il se sacrifiait tout entier dans l’intérêt de son pays.

Cependant, malgré tant de déceptions et de déboires, la santé de Thomas Roch n’était pas compromise, grâce à sa constitution vigoureuse. La nervosité de son tempérament lui avait permis de résister à ces multiples causes destructives. De taille moyenne, la tête puissante, le front largement dégagé, le crâne volumineux, les cheveux grisonnants, l’œil hagard parfois, mais vif, fixe, impérieux, lorsque sa pensée dominante y faisait briller un éclair, une moustache épaisse sous un nez aux aîles palpitantes, une bouche aux lèvres serrées, comme si elles se fermaient pour ne pas laisser échapper un secret, la physionomie pensive, l’attitude d’un homme qui a longtemps lutté et qui est résolu à lutter encore – tel était l’inventeur Thomas Roch, enfermé dans un des pavillons de Healthful-House, n’ayant peut-être pas conscience de cette séquestration, et confié à la surveillance de l’ingénieur Simon Hart, devenu le gardien Gaydon.

 

 

Chapitre II

Le comte d’Artigas.

 

u juste, qui était ce comte d’Artigas? Un Espagnol?… En somme, son nom semblait l’indiquer. Toutefois, au tableau d’arrière de sa goélette se détachait en lettres d’or le nom d’Ebba, et celui-là est de pure origine norvégienne. Et si l’on eût demandé à ce personnage comment s’appelait le capitaine de l’Ebba: Spade, aurait-il répondu, et Effrondat, son maître d’équipage, et Hélim, son maître coq, – tous noms singulièrement disparates, qui indiquaient des nationalités très différentes.

Pouvait-on déduire quelque hypothèse plausible du type que présentait le comte d’Artigas?… Difficilement. Si la coloration de sa peau, sa chevelure très noire, la grâce de son attitude, dénonçaient une origine espagnole, l’ensemble de sa personne n’offrait point ces caractères de race qui sont précieux aux natifs de la péninsule ibérique.

C’était un homme d’une taille au-dessus de la moyenne, très robustement constitué, âgé de quarante-cinq ans au plus. Avec sa démarche calme et hautaine, il ressemblait à quelque seigneur indou auquel se fût mêlé le sang des superbes types de la Malaisie. S’il n’était pas de complexion froide, du moins s’attachait-il à paraître tel avec son geste impérieux, sa parole brève. Quant à la langue dont son équipage et lui se servaient, c’était un de ces idiomes qui ont cours dans les îles de l’océan Indien et des mers environnantes. Il est vrai, lorsque ses excursions maritimes l’amenaient sur le littoral de l’ancien ou du nouveau monde, il s’exprimait avec une remarquable facilité en anglais, ne trahissant que par un léger accent son origine étrangère.

Ce qu’avait été le passé du comte d’Artigas, les diverses péripéties d’une existence des plus mystérieuses, ce qu’était son présent, de quelle source sortait sa fortune, – évidemment considérable puisqu’elle lui permettait de vivre en fastueux gentleman, – en quel endroit se trouvait sa résidence habituelle, tout au moins quel était le port d’attache de sa goélette, personne ne l’eût pu dire et personne ne se fût hasardé à l’interroger sur ce point, tant il se montrait peu communicatif. Il ne semblait pas homme à se compromettre dans une interview, même au profit des reporters américains.

Ce que l’on savait de lui, c’était uniquement ce que disaient les journaux, lorsqu’ils signalaient la présence de l’Ebba en quelque port, et, en particulier, ceux de la cote orientale des États-Unis. Là, en effet, la goélette venait, presque à époques fixes, s’approvisionner de tout ce qui est indispensable aux besoins d’une longue navigation. Non seulement elle se ravitaillait en provisions de bouche, farines, biscuits, conserves, viande sèche et viande fraîche, bœufs et moutons sur pied, vins, bières et boissons alcooliques, mais aussi en vêtements, ustensiles, objets de luxe et de nécessaire, – le tout payé de haut prix, soit en dollars, soit en guinées ou autres monnaies de diverses provenances.

Il suit de là que, si l’on ne savait rien de la vie privée du comte d’Artigas, il n’en était pas moins fort connu dans les divers ports du littoral américain, depuis ceux de la presqu’île floridienne jusqu’à ceux de la Nouvelle-Angleterre.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le directeur d’Healthful-House se fût trouvé très honoré de la demande du comte d’Artigas, qu’il l’accueillit avec empressement.

C’était la première fois que la goélette Ebba relâchait au port de New-Berne. Et, sans doute, le seul caprice de son propriétaire avait dû l’amener à l’embouchure de la Neuze. Que serait-il venu faire en cet endroit?… Se ravitailler?… Non, car le Pamplico-Sound n’eût pas offert les ressources qu’offraient d’autres ports, tels que Boston, New-York, Dover, Savannah, Wilmington dans la Caroline du Nord, et Charleston dans la Caroline du Sud. En cet estuaire de la Neuze, sur le marché peu important de New-Berne, contre quelles marchandises le comte d’Artigas aurait-il pu échanger ses piastres et ses bank-notes? Ce chef-lieu du comté de Craven ne possède guère que cinq à six mille habitants. Le commerce s’y réduit à l’exportation des graines, des porcs, des meubles, des munitions navales. En outre, quelques semaines avant, pendant une relâche de dix jours à Charleston, la goélette avait pris son complet chargement pour une destination qu’on ignorait comme toujours.

Était-il donc venu, cet énigmatique personnage, dans l’unique but de visiter Healthful-House?… Peut-être, et n’y avait-il rien de surprenant à cela, puisque cet établissement jouissait d’une très réelle et très juste célébrité.

Peut-être aussi le comte d’Artigas avait-il eu cette fantaisie de se rencontrer avec Thomas Roch? La notoriété universelle de l’inventeur français eût justifié cette curiosité. Un fou de génie, dont les inventions promettaient de révolutionner les méthodes de l’art militaire moderne!

 Dans l’après-midi, ainsi que l’indiquait sa demande, le comte d’Artigas se présenta à la porte de Healthful-House, accompagné du capitaine Spade, le commandant de l’Ebba.

En conformité des ordres donnés, tous deux furent admis et conduits dans le cabinet du directeur.

Celui-ci fit au comte d’Artigas un accueil empressé, se mit. à sa disposition, ne voulant laisser à personne l’honneur d’être son cicerone, et il reçut de sincères remerciements pour son obligeance. Tandis que l’on visitait les salles communes et les habitations particulières de l’établissement, le directeur ne tarissait pas sur les soins donnés aux malades, – soins très supérieurs, si l’on voulait bien l’en croire, à ceux qu’ils eussent reçus dans leurs familles, traitements de luxe, répétait-il, et dont les résultats avaient valu à Healthful-House un succès mérité.

Le comte d’Artigas, écoutant sans se départir de son flegme habituel, semblait s’intéresser à cette faconde intarissable, afin de mieux dissimuler probablement le désir qui l’avait amené. Cependant, après une heure consacrée à cette promenade, crut-il devoir dire:

«N’avez-vous pas, monsieur, un malade dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, et qui a même contribué, dans une forte mesure, à attirer l’attention publique sur Healthful-House?

– C’est, je pense, de Thomas Roch que vous voulez parler, monsieur le comte?… demanda le directeur.

– En effet… de ce Français… de cet inventeur dont la raison parait être très compromise.

– Très compromise, monsieur le comte, et peut-être est-il heureux qu’elle le soit! A mon avis, l’humanité n’a rien à gagner à ces découvertes dont l’application accroît les moyens de destruction, trop nombreux déjà…

– C’est penser sagement, monsieur le directeur, et, à ce sujet, mon opinion est la vôtre. Le véritable progrès n’est pas de ce côté, et je regarde comme des génies malfaisants ceux qui marchent dans cette voie. – Mais cet inventeur a-t-il donc perdu entièrement l’usage de ses facultés intellectuelles?…

– Entièrement… non… monsieur le comte, si ce n’est en ce qui concerne les choses ordinaires de l’existence. A cet égard, il n’a plus ni compréhension ni responsabilité. Toutefois, son génie d’inventeur est resté intact, il a survécu à la dégénérescence mentale, et si l’on eût cédé à ses prétentions hors de bon sens, je ne mets pas en doute qu’il fût sorti de ses mains un nouvel engin de guerre… dont le besoin ne se fait aucunement sentir…

– Aucunement, monsieur le directeur, répéta le comte d’Artigas, que le capitaine Spade parut approuver.

– Du reste, monsieur le comte, vous pourrez en juger par vous-même. Nous voici arrivés devant le pavillon occupé par Thomas Roch. Si sa claustration est très justifiée au point de vue de la sécurité publique, il n’en est pas moins traité avec tous les égards qui lui sont dus et les soins que nécessite son état. Et puis, à Healthful-House, il est à l’abri des indiscrets qui pourraient vouloir…»

Le directeur compléta sa phrase par un hochement de tête des plus significatifs, – ce qui amena un imperceptible sourire sur les lèvres de l’étranger.

«Mais, demanda le comte d’Artigas, est-ce que Thomas Roch n’est jamais laissé seul?…

– Jamais, monsieur le comte, jamais. Il a près de lui en surveillance permanente un gardien qui parle sa langue et dont nous sommes absolument sûrs. Dans le cas où, d’une manière ou d’une autre, il lui échapperait quelque indication relative à sa découverte, cette indication serait à l’instant recueillie, et l’on verrait quel usage il conviendrait d’en faire.»

En ce moment, le comte d’Artigas jeta un rapide coup d’œil au capitaine Spade, lequel répondit par un geste qui semblait dire: c’est compris. Et, de fait, qui eût observé le capitaine pendant cette visite, aurait remarqué qui’il examinait avec une minutie particulière toute cette partie du parc entourant le pavillon 17, les diverses ouvertures qui y donnaient accès, – probablement en vue d’un projet arrêté d’avance.

Le jardin de ce pavillon confinait au mur d’enceinte de Healthful-House. A l’extérieur, ce mur fermait la base même de la colline dont le revers s’allongeait en pente douce jusqu’à la rive droite de la Neuze.

Ce pavillon n’avait qu’un rez-de-chaussée, surmonté d’une terrasse à l’italienne. Le rez-de-chaussée comprenait deux chambres et une antichambre, avec fenêtres défendues par des barreaux de fer. De chaque côté de l’habitation se dressaient de beaux arbres, alors dans toute la splendeur de leurs frondaisons. En avant verdoyaient de fraîches pelouses veloutées, où ne manquaient ni les arbrisseaux variés, ni les fleurs éclatantes. L’ensemble s’étendait sur un demi-acre environ, à l’usage exclusif de Thomas Roch, libre d’aller à travers ce jardin sous la surveillance de son gardien.

Lorsque le comte d’Artigas, le capitaine Spade et le directeur pénétrèrent dans cet enclos, celui qu’ils aperçurent à la porte du pavillon fut le gardien Gaydon.

Immédiatement, le regard du comte d’Artigas se porta sur ce gardien qu’il parut observer avec une insistance singulière, qui ne fut point remarquée du directeur.

Ce n’était pas la première fois, cependant, que des étrangers venaient rendre visite à l’hôte du pavillon 17, car l’inventeur français passait à juste titre pour être le plus curieux pensionnaire de Healthful-House. Néanmoins, l’attention de Gaydon fut sollicitée par l’originalité du que présentaient ces deux personnages, dont il ignorait la nationalité. Si le nom du comte d’Artigas ne lui était pas inconnu, il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer ce riche gentleman pendant ses relâches dans les ports de l’Est, et il ne savait pas que la goélette Ebba fût alors mouillée à l’entrée de la Neuze, au pied de la colline de Healthful-House.

«Gaydon, demanda le directeur, où est en ce moment Thomas Roch?…

– Là, répondit le gardien, en montrant de la main un homme qui se promenait d’un pas méditatif sous les arbres en arrière du pavillon.

– M. le comte d’Artigas a été autorisé à visiter Healthful-House, et il n’a pas voulu repartir sans avoir vu Thomas Roch dont on n’a que trop parlé ces derniers temps…

– Et dont on parlerait bien davantage, répondit le comte d’Artigas, si le gouvernement fédéral n’eût pris la précaution de l’enfermer dans cet établissement…

– Précaution nécessaire, monsieur le comte.

– Nécessaire, en effet, monsieur le directeur, et mieux vaut que le secret de cet inventeur s’éteigne avec lui, pour le repos du monde.»

Après avoir regardé le comte d’Artigas, Gaydon n’avait plus prononcé une seule parole, et, précédant les deux étrangers, il se dirigea vers le massif au fond de l’enclos.

Les visiteurs n’eurent que quelques pas à faire pour se trouver en face de Thomas Roch.

Thomas Roch ne les avait pas vus venir, et, lorsqu’ils furent à courte distance de lui, il est présumable qu’il ne remarqua point leur présence.

Entre-temps, le capitaine Spade, sans donner prise aux soupçons, ne cessait d’examiner la disposition des lieux, la place occupée par le pavillon 17 en cette partie inférieure du parc de Healthful-House. Lorsqu’il eut remonté les allées en pente, il distingua aisément l’extrémité d’une mâture qui pointait au-dessus du mur d’enceinte. Pour reconnaître la mâture de la goélette Ebba, il lui suffit d’un coup d’œil, et il put s’assurer ainsi que, de ce côté, le mur longeait la rive droite de la Neuze.

Cependant, le comte d’Artigas observait l’inventeur français. Chez cet homme, vigoureux encore, – il le reconnut, – la santé ne paraissait pas avoir souffert d’une séquestration qui durait depuis dix-huit mois déjà. Mais son attitude bizarre, ses gestes incohérents, son œil hagard, son inattention à tout ce qui se faisait autour de lui, ne dénotaient que trop un complet état d’inconscience et un abaissement profond des facultés mentales.

Thomas Roch venait de s’asseoir sur un banc, et du bout d’une badine qu’il tenait à la main, il traça sur l’allée un profil de fortification. Puis, s’agenouillant, il fit de petites meules de sable qui figuraient évidemment des bastions. Alors, après avoir détaché quelques feuilles d’un arbuste voisin, il les planta sur la pointe des meules, comme autant de drapeaux minuscules, – tout cela sérieusement, sans qu’il se fût en aucune façon préoccupé des personnes qui le regardaient.

 C’était là un jeu d’enfants, mais un enfant n’aurait pas eu cette gravité caractéristique.

«Est-il donc absolument fou?… demanda le comte d’Artigas, qui, malgré son impassibilité habituelle, parut ressentir quelque désappointement.

– Je vous ai prévenu, monsieur le comte, qu’on ne pouvait rien en obtenir, répondit le directeur.

– Ne saurait-il au moins nous prêter quelque attention?…

– L’y décider sera peut-être difficile.»

Et, se retournant vers le gardien:

«Adressez-lui la parole, Gaydon, et peut-être en entendant votre voix, viendra-t-il à vous répondre?…

– II me répondra, soyez-en certain, monsieur le directeur», dit Gaydon.

Puis, touchant son pensionnaire à l’épaule:

«Thomas Roch?…» prononça-t-il d’un ton assez doux.

Celui-ci releva la tête, et, de toutes les personnes présentes, il ne vit sans doute que son gardien, bien que le comte d’Artigas, le capitaine Spade qui venait de se rapprocher, et le directeur formassent cercle autour de lui.

«Thomas Roch, dit Gaydon, qui s’exprimait en anglais, voici des étrangers désireux de vous voir… Ils s’intéressent à votre santé… à vos travaux…»

Ce dernier mot fut le seul qui parut tirer l’inventeur de son indifférence.

«Mes travaux?…», répliqua-t-il en cette même langue anglaise qu’il parlait comme sa langue originelle.

Prenant alors un caillou entre son index et son pouce repliés, comme une bille entre les doigts d’un gamin, il le projeta contre une des meules de sable et l’abattit.

Un cri de joie lui échappa.

«Par terre!… Le bastion par terre!… Mon explosif a tout détruit d’un seul coup!»

Thomas Roch s’était relevé, le feu du triomphe brillait dans ses yeux.

«Vous le voyez, dit le directeur en s’adressant au comte d’Artigas, l’idée de son invention ne l’abandonne jamais…

– Et mourra avec lui! affirma le gardien Gaydon.

– Ne pourriez-vous, Gaydon, l’amener à causer de son Fulgurateur?…

– Si vous m’en donnez l’ordre, monsieur le directeur… j’essaierai…

– Je vous le donne, car je crois que cela peut intéresser le comte d’Artigas…

– En effet. répondit le comte d’Artigas, sans que sa froide physionomie laissât rien voir des sentiments qui l’agitaient.

– Je dois vous prévenir que je risque d’occasionner une nouvelle crise…, fit observer le gardien.

– Vous arrêterez la conversation lorsque vous le jugerez convenable. Dites à Thomas Roch qu’un étranger désire traiter avec lui de l’achat de son Fulgurateur…

– Mais ne craignez-vous pas que son secret lui échappe?…», répliqua le comte d’Artigas.

Et cela fut dit avec tant de vivacité que Gaydon ne put retenir un regard de défiance, dont ne parut point s’inquiéter cet impénétrable personnage.

«Il n’y a rien à craindre, répondit-il, et aucune promesse n’arrachera son secret à Thomas Roch!… Tant qu’on ne lui aura pas mis dans la main les millions qu’il exige…

– Je ne les ai pas sur moi», répondit tranquillement le comte d’Artigas.

Gaydon revint à son pensionnaire, et, comme la première fois, le touchant à l’épaule:

«Thomas Roch, dit-il, voici des étrangers qui se proposent d’acheter votre découverte…»

Thomas Roch se redressa.

«Ma découverte…, s’écria-t-il, mon explosif… mon déflagrateur?…»

Et une animation croissante indiquait bien l’imminence de cette crise dont Gaydon avait parlé, et que provoquaient toujours les questions de ce genre.

«Combien voulez-vous me l’acheter… combien?…», ajouta Thomas Roch.

Il n’y avait aucun invonvénient à lui promettre une somme si énorme qu’elle fût?

«Combien… combien…, répéta-t-il.

– Dix millions de dollars, répondit Gaydon.

– Dix millions?… s’écria Thomas Roch. Dix millions… un Fulgurateur dont la puissance est dix millions de fois supérieure à tout ce qu’on a fait jusqu’ici?… Dix millions… un projectile autopropulsif qui peut, en éclatant, étendre sa puissance destructive sur dix mille mètres carrés!… Dix millions… le. seul déflagrateur capable de provoquer son explosion!… Mais toutes les richesses du monde ne suffiraient pas à payer le secret de mon engin, et plutôt que de le livrer à ce prix, je me couperais la langue avec les dents!… Dix millions, quand cela vaut un milliard… un milliard… un milliard!…»

Thomas Roch se montrait bien l’homme auquel toute notion des choses faisait défaut, lorsqu’il s’agissait de traiter avec lui. Et, lors même que Gaydon lui eût offert dix milliards, cet insensé en aurait exigé davantage.

Le comte d’Artigas et le capitaine Spade n’avaient cessé de l’observer depuis le début de cette crise, – le comte, toujours flegmatique, bien que son front se fût rembruni, – le capitaine secouant la tête en homme qui semblait dire: Décidément, il n’y a rien à faire de ce malheureux!

Thomas Roch, du reste, venait de s’enfuir, et il courait à travers le jardin, criant d’une voix étranglée par la colère.

«Des milliards… des milliards!»

«Je vous avais prévenu!»

Puis, il se mit à la poursuite de son pensionnaire, le rejoignit. le prit par le bras, et sans éprouver trop de résistance, le ramena dans le pavillon, dont la porte fut aussitôt refermée.

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Le comte d’Artigas demeura seul avec le directeur, tandis que le capitaine Spade parcourait une dernière fois le jardin le long du mur inférieur.

«Je n’avais point exagéré, monsieur le comte, déclara le directeur. Il est constant que la maladie de Thomas Roch fait chaque jour de nouveaux progrès. A mon avis, sa folie est déjà incurable. Mît-on à sa disposition tout l’argent qu’il demande, on n’en pourrait rien tirer…

– C’est probable, répondit le comte d’Artigas, et cependant, si ses exigences financières vont jusqu’à l’absurde, il n’en a pas moins inventé un engin d’une puissance pour ainsi dire infinie.

– C’est l’opinion des personnes compétentes, monsieur le comte; mais ce qu’il a découvert ne tardera pas à disparaître avec lui dans une de ces crises qui deviennent plus intenses et plus fréquentes. Bientôt, même, le mobile de l’intérêt, le seul qui semble avoir survécu dans son âme, disparaîtra…

– Restera peut-être le mobile de la haine!» murmura le comte d’Artigas, au moment où le capitaine Spade venait de le rejoindre devant la porte du jardin.

 

 

Chapitre III

Double enlèvement.

 

ne demi-heure après, le comte d’Artigas et le capitaine Spade suivaient le chemin, bordé de hêtres séculaires, qui sépare de la rive droite de la Neuze l’établissement de Healthful-House. Tous deux avaient pris congé du directeur, – celui-ci se disant très honoré de leur visite, ceux-là le remerciant de son bienveillant accueil.

Une centaine de dollars, destinés au personnel de la maison, témoignaient des généreuses dispositions du comte d’Artigas. C’était, – comment en douter? – un étranger de la plus haute distinction, si c’est à la générosité que la distinction se mesure.

Sortis par la grille qui fermait Healthful-House à mi-colline, le comte d’Artigas et le capitaine Spade avaient contourné le mur d’enceinte, dont l’élévation défiait toute tentative d’escalade. Le premier était pensif et, d’ordinaire, son compagnon avait l’habitude d’attendre qu’il lui adressât la parole.

Le comte d’Artigas ne s’y décida qu’au moment où, s’étant arrêté sur le chemin, il put mesurer du regard la crête du mur derrière lequel s’élevait le pavillon 17.

«Tu as eu le temps, demanda-t-il, de prendre une connaissance exacte des lieux?…

– Exacte, monsieur le comte, répondit le capitaine Spade, en insistant sur le titre qu’il donnait à l’étranger.

– Rien ne t’a échappé?…

– Rien de ce qu’il était utile de savoir. Par sa situation derrière ce mur, le pavillon est facilement abordable, et, si vous persistez dans vos projets…

– Je persiste, Spade.

– Malgré l’état mental où se trouve Thomas Roch?…

– Malgré cet état, et si nous parvenons à l’enlever…

– Cela, c’est mon affaire. La nuit venue, je me charge de pénétrer dans le parc de Healthful-House, puis dans l’enclos du pavillon, sans être aperçu de personne…

– Par la grille d’entrée?

– Non… de ce côté.

– Mais, de ce côté, il y a le mur, et après l’avoir franchi, comment le repasseras-tu avec Thomas Roch, si ce fou appelle… s’il oppose quelque résistance… si son gardien donne l’alarme…

– Que cela ne vous inquiète pas… Nous n’aurons qu’à entrer et à sortir par cette porte.»

Le capitaine Spade montrait, à quelques pas, une étroite porte, ménagée dans le milieu de l’enceinte, qui ne servait, sans doute, qu’aux gens de la maison, lorsque leur service les appelait sur les bords de la Neuze.

«C’est par là, reprit le capitaine Spade, que nous aurons accès dans le parc, et sans avoir eu la peine d’employer une échelle.

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– Cette porte est fermée…

– Elle s’ouvrira.

– N’y a-t-il donc pas des verrous intérieurement?…

– Je les ai repoussés pendant ma promenade au bas du jardin et le directeur n’en a rien vu…»

Le comte d’Artigas s’approcha de la porte et dit!

«Comment l’ouvriras-tu?

– En voici la clef,» répondit le capitaine Spade.

Et il présenta une clef qu’il avait retirée de la serrure, après avoir dégagé les verrous de leur gâche.

«On ne peut mieux, Spade, dit le comte d’Artigas, et il est probable que l’enlèvement ne présentera pas trop de difficultés. Rejoignons la goélette. Vers huit heures, quand il fera nuit, une des embarcations te déposera avec cinq hommes…

– Oui… cinq hommes, répondit le capitaine Spade. Ils suffiront même pour le cas où ce gardien aurait l’éveil, et qu’il fallût se débarrasser de lui…

– S’en débarrasser… répliqua le comte d’Artigas, soit… si cela était absolument nécessaire… Mais il est préférable de s’emparer de ce Gaydon et de l’amener à bord de l’Ebba. Qui sait s’il n’a pas déjà surpris une partie du secret de Thomas Roch?…

– C’est juste.

– Et puis, Thomas Roch est habitué à lui et j’entends ne rien changer à ses habitudes.».

Cette réponse, le comte d’Artigas l’accompagna d’un sourire assez significatif pour que le capitaine Spade ne pût se méprendre sur le rôle réservé au surveillant de Healthful-House.

Le plan de ce double rapt était donc arrêté, et il paraissait. avoir toute chance de réussite. A moins que, pendant les deux heures de jour qui restaient encore, on ne s’aperçût que la clef manquait à la porte du parc, que les verrous en avaient été tirés, le capitaine Spade et ses hommes étaient assurés de pouvoir pénétrer à l’intérieur du parc de Healthful-House.

 Il convient d’observer, d’ailleurs, que, à l’exception de Thomas Roch, soumis à une surveillance spéciale, les autres pensionnaires de l’établissement n’étaient l’objet d’aucune mesure de ce genre. Ils occupaient les pavillons ou les chambres des principaux bâtiments situés dans la partie supérieure du parc. Tout donnait à penser que Thomas Roch et le gardien Gaydon, surpris isolément, mis dans l’impossibilité d’opposer une résistance sérieuse, même d’appeler au secours, seraient victimes de cet enlèvement qu’allait tenter le capitaine Spade au profit du comte d’Artigas.

L’étranger et son compagnon se dirigèrent alors vers une petite anse où les attendait un des canots de l’Ebba. La goélette était mouillée à deux encablures, ses voiles serrées dans leurs étuis jaunâtres, ses vergues régulièrement apiquées, ainsi que cela se fait à bord des yachts de plaisance… Aucun pavillon ne se déployait au-dessus du couronnement. En tête du grand mât flottait seulement une légère flamme rouge que la brise de l’est qui tendait à calmir, déroulait à peine.

Le comte d’Artigas et le capitaine Spade embarquèrent dans le canot. Quatre avirons les eurent en quelques instants conduits à la goélette où ils montèrent par l’échelle latérale.

Le comte d’Artigas regagna aussitôt sa cabine à l’arrière, tandis que le capitaine Spade se rendait à l’avant afin de donner ses derniers ordres.

Arrivé près du gaillard, il se pencha au-dessus des bastingages de tribord et chercha du regard un objet qui surnageait à quelques brasses.

C’était une bouée de petit modèle, tremblotant au clapotis du jusant de la Neuze.

La nuit tombait peu à peu. Vers la rive gauche de la sinueuse rivière, l’indécise silhouette de New-Berne commençait à se fondre. Les maisons se découpaient en noir sur un horizon encore barré d’une longue raie de feu au rebord des nuages de l’ouest. A l’opposé, le Ciel s’estompait de quelques vapeurs épaisses. Mais il ne semblait pas que la pluie fût à craindre, et ces vapeurs se maintenaient dans les hautes zones du ciel.

Vers sept heures, les premières lumières de New-Berne scintillèrent aux divers étages des maisons, tandis que les lueurs des bas quartiers se reflétaient en longs zig-zags, vacillant à peine au-dessous des rives, car la brise mollissait avec le soir. Les barques de pêche remontaient. doucement en regagnant les criques du port, les unes cherchant un dernier souffle avec leurs voiles distendues, les autres mues par leurs avirons dont le coup sec et rythmé se propageait au loin. Deux steamers passèrent en lançant des jets d’étincelles par leur double cheminée couronnée de fumée noirâtre, battant les eaux de leurs puissantes aubes, tandis que le balancier de la machine s’élevait et s’abaissait au-dessus du spardeck, en hennissant comme un monstre marin.

A huit heures le comte d’Artigas reparut sur le pont de la goélette, accompagné d’un personnage, âgé de cinquante ans environ, auquel il dit:

«Il est temps, Serkö…

– Je vais prévenir Spade,» répondit Serkö.

Le capitaine les rejoignit.

«Prépare-toi à partir, lui dit le comte d’Artigas.

– Nous sommes prêts.

– Fais en sorte que personne n’ait l’éveil à Healthful-House et ne puisse se douter que Thomas Roch et son gardien ont été conduits à bord de l’Ebba

– Où on ne les trouverait pas, d’ailleurs, si l’on venait les y chercher,» ajouta Serkö.

Et il haussa les épaules en riant de bonne humeur.

«Néanmoins, mieux vaut ne point exciter les soupçons,» répondit le comte d’Artigas.

L’embarcation était parée. Le capitaine Spade et cinq hommes y prirent place. Quatre d’entre eux saisirent les avirons. Le cinquième, le maître d’équipage Effrondat, qui devait garder le canot, se mit à la barre près du capitaine Spade.

«Bonne chance, Spade, s’écria Serkö en souriant, et opère sans bruit, comme un amoureux qui enlève sa belle…

– Oui… à moins que ce Gaydon…

– Il nous faut Roch et Gaydon, dit le comte d’Artigas.

– C’est compris!» répliqua le capitaine Spade.

Le canot déborda, et les matelots le suivirent du regard jusqu’au moment où il disparut au milieu de l’obscurité.

Il convient de noter qu’en attendant son retour, l’Ebba ne fit aucun préparatif d’appareillage. Sans doute, elle ne comptait point quitter le mouillage de New-Berne après l’enlèvement. Et, au vrai, comment aurait-elle pu gagner la pleine mer? On ne sentait plus un souffle de brise, et le flot allait se faire sentir avant une demi-heure jusqu’à plusieurs milles en amont de la Neuze. Aussi la goélette ne se mit-elle pas à pic sur son ancre.

Mouillée à deux encablures de la berge, l’Ebba aurait pu s’en approcher davantage et trouver encore quinze ou vingt pieds de fond, ce qui eût facilité l’embarquement, lorsque le canot serait revenu l’accoster. Mais si cette manœuvre ne s’était pas effectuée, c’est que le comte d’Artigas avait eu des raisons pour ne point l’ordonner.

La distance fut franchie en quelques minutes, le canot ayant passé sans être aperçu.

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La rive était déserte, – désert aussi le chemin qui, sous le couvert des grands hêtres, longeait le parc de Healthful-House.

Le grappin, envoyé sur la berge, fut solidement assujetti. Le capitaine Spade et les quatre matelots débarquèrent, laissant le maître d’équipage à l’arrière, et ils disparurent sous l’obscure voûte des arbres.

Arrivés devant le mur du parc, le capitaine Spade s’arrêta, et ses hommes se rangèrent de chaque côté de la porte.

Après la précaution prise par le capitaine Spade, celui-ci n’avait plus qu’à introduire la clef dans la serrure, puis à repousser la porte, à moins toutefois qu’un des domestiques de l’établissement, remarquant qu’elle n’était pas fermée comme d’habitude, l’eût verrouillée à l’intérieur.

Dans ce cas, l’enlèvement aurait été difficile, même en admettant qu’il fût possible de franchir la crête du mur.

En premier lieu, le capitaine Spade posa son oreille contre le vantail.

Aucun bruit de pas dans le parc, nulle allée et venue autour du pavillon 17. Pas une feuille ne remuait aux branches des hêtres qui abritaient le chemin. Partout ce silence étouffé de la rase campagne par une nuit sans brise.

Le capitaine Spade tira la clef de sa poche et la glissa dans la serrure. Le pêne joua et, sous une faible poussée, la porte s’ouvrit du dehors au dedans.

Les choses étaient donc en l’état où les avaient laissées les visiteurs de Healthful-House.

Le capitaine Spade entra dans l’enclos, après s’être assuré que personne ne se trouvait au voisinage du pavillon, et les matelots le suivirent.

La porte fut simplement repoussée contre le chambranle, ce qui permettrait au capitaine et aux matelots de s’élancer d’un pas rapide hors du parc.

En cette partie ombragée de hauts arbres, coupée de massifs, il faisait sombre à ce point qu’il aurait été malaisé de distinguer le pavillon, si une des fenêtres n’eût brillé d’une vive clarté.

Nul doute que cette fenêtre fût celle de la chambre occupée par Thomas Roch et par le gardien Gaydon, puisque celui-ci ne quittait ni de jour ni de nuit le pensionnaire confié à sa surveillance. Aussi le capitaine Spade s’attendait-il à le trouver là.

Ses quatre hommes et lui s’avancèrent prudemment, prenant garde que le bruit d’une pierre heurtée ou d’une branche écrasée révélât leur présence. Ils gagnèrent ainsi du côté du pavillon, de manière à atteindre la porte latérale, près de laquelle la fenêtre s’éclairait à travers les plis de ses rideaux.

Mais, si cette porte était close, comment pénétrerait-on dans la chambre de Thomas Roch? c’est ce qu’avait dû se demander le capitaine Spade. Puisqu’il ne possédait pas une clef qui pût l’ouvrir, ne serait-il pas nécessaire de casser une des vitres de la fenêtre, d’en faire jouer l’espagnolette d’un tour de main, de se précipiter dans la chambre, d’y surprendre Gaydon par une brusque agression, de le mettre hors d’état d’appeler à son secours. Et, en effet, comment procéder d’une autre façon?…

Néanmoins, ce coup de force présentait certains dangers. Le capitaine Spade s’en rendait parfaitement compte, en homme auquel, d’ordinaire, la ruse allait mieux que la violence. Mais il n’avait pas le choix. L’essentiel, d’ailleurs, c’était d’enlever Thomas Roch – Gaydon par surcroît, conformément aux intentions du comte d’Artigas, – et il fallait y réussir à tout prix.

Arrivé sous la fenêtre, le capitaine Spade se dressa sur la pointe des pieds, et, par un interstice des rideaux, il put du regard embrasser la chambre.

Gaydon était là, près de Thomas Roch, dont la crise n’avait pas encore pris fin depuis le départ du comte d’Artigas. Cette crise exigeait des soins spéciaux, que le gardien donnait au malade suivant les indications d’un troisième personnage.

C’était un des médecins de Healthful-House, que le directeur avait immédiatement envoyé au pavillon 17.

La présence de ce médecin ne pouvait évidemment que compliquer la situation et rendre l’enlèvement plus difficile.

Thomas Roch. était étendu sur une chaise longue tout habillé. En ce moment, il paraissait assez calme. La crise, qui s’apaisait peu à peu, allait être suivie de quelques heures de torpeur et d’assoupissement.

A l’instant où le capitaine Spade s’était hissé à la hauteur de la fenêtre, le médecin se préparait à se retirer. En prêtant l’oreille, on put l’entendre affirmer à Gaydon que la nuit se passerait sans autre alerte, et qu’il n’aurait pas à intervenir une seconde fois.

Puis, cela dit, le médecin se dirigea vers la porte, laquelle, on ne l’a point oublié, s’ouvrait près de cette fenêtre devant laquelle attendaient le capitaine Spade et ses hommes. S’ils ne se cachaient pas, s’ils ne se blottissaient pas derrière les massifs voisins du pavillon, ils pouvaient être aperçus,. non seulement du docteur, mais du gardien qui se disposait à le reconduire au dehors.

Avant que tous deux eussent apparu sur le perron, le capitaine Spade fit un signe, et les matelots se dispersèrent, tandis que lui s’affalait au pied du mur.

Très heureusement la lampe était restée dans la chambre, et il n’y avait point risque d’être trahis par un jet de lumière.

Au moment de prendre congé de Gaydon, le médecin, s’arrêtant sur la première marche, dit:

«Voilà une des plus rudes attaques que notre malade ait subies!… Il n’en faudrait pas deux ou trois de ce genre pour qu’il perdît le peu de raison qui lui reste!

– Aussi, répondit Gaydon, pourquoi le directeur n’interdit-il pas à tout visiteur l’entrée du pavillon?… C’est à un certain comte d’Artigas, aux choses dont il a parlé à Thomas Roch, que notre pensionnaire doit d’être dans l’état où vous l’avez trouvé.

– J’appellerai là-dessus l’attention du directeur,» répliqua le médecin.

Il descendit alors les degrés du perron, et Gaydon l’accompagna jusqu’au fond de l’allée montante, après avoir laissé la porte du pavillon entr’ouverte.

Dès que tous deux se furent éloignés d’une vingtaine de pas, le capitaine Spade se releva, et les matelots le rejoignirent.

Ne fallait-il pas profiter de cette circonstance que le hasard offrait pour pénétrer dans la chambre, s’emparer de Thomas Roch, alors plongé dans un demi-sommeil, puis attendre que Gaydon fût de retour pour le saisir?…

Mais dès que le gardien aurait constaté la disparition de Thomas Roch, il se mettrait à sa recherche, il appellerait, il donnerait l’éveil… Le médecin accourrait aussitôt… Le personnel de Healthful-House serait sur pied… Le capitaine Spade n’aurait pas le temps de gagner la porte de l’enceinte, de la franchir, de la refermer derrière lui…

Du reste, il n’eut pas le loisir de réfléchir à ce sujet. Un bruit de pas sur le sable indiquait que Gaydon gagnait le pavillon. Le mieux était de se précipiter sur lui, d’étouffer ses cris avant qu’il eût pu donner l’alarme, de le mettre dans l’impossibilité de se défendre. A quatre, à cinq même, on aurait aisément raison de sa résistance, et on l’entraînerait hors du parc. Quant à l’enlèvement de Thomas Roch, il n’offrirait aucune difficulté, puisque ce malheureux dément n’aurait même pas connaissance de ce que l’on ferait de lui.

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Cependant Gaydon venait de tourner le massif, et se dirigeait vers le perron. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première marche, les quatre matelots s’abattirent sur lui, l’étendirent à terre sans lui avoir laissé la possibilité de pousser un cri, le bâillonnèrent avec un mouchoir, lui appliquèrent un bandeau sur les yeux, lui lièrent les bras et les jambes, et si étroitement qu’il fut réduit à ne plus être qu’un corps inerte.

Deux des hommes restèrent à son côté. tandis que le capitaine Spade et les autres s’introduisaient dans la chambre.

Ainsi que le pensait le capitaine, Thomas Roch se trouvait en un tel état que le bruit ne l’avait même pas tiré de sa torpeur. Étendu sur la chaise longue, les yeux clos, n’eût été sa respiration fortement accentuée, on aurait pu le croire mort. Il ne parut point indispensable de l’attacher ni de le bâillonner. Il suffisait que l’un des deux hommes le saisit par les pieds, l’autre par la tête, et ils le porteraient jusqu’à l’embarcation gardée par le maître d’équipage de la goélette.

C’est ce qui fut fait en un instant.

Le capitaine Spade quitta le dernier la chambre, après avoir eu le soin d’éteindre la lampe et de refermer la porte. De cette façon, il y avait lieu d’admettre que l’enlèvement ne pourrait être découvert avant le lendemain et au plus tôt dans les premières heures de la matinée.

Même manœuvre pour le transport de Gaydon, qui s’effectua sans difficulté. Les deux autres hommes le soulevèrent, et, descendant à travers le jardin en contournant les massifs, gagnèrent vers le mur d’enceinte.

En cette partie du parc, toujours déserte, l’obscurité se faisait plus profonde. On ne voyait même plus, au revers de la colline, les lumières des bâtiments de la partie supérieure du parc et des autres pavillons de Healthful-House.

Arrivé devant la porte, le capitaine Spade n’eut que la peine de la tirer à lui.

Ceux des hommes qui portaient le gardien la franchirent les premiers. Thomas Roch fut sorti le second aux bras des deux autres. Puis, le capitaine Spade passa à son tour, et referma la porte avec cette clef qu’il se proposait de jeter dans les eaux de la Neuze, dès qu’il aurait rejoint l’embarcation de l’Ebba.

Personne sur le chemin, personne sur la berge.

En vingt pas, on retrouva le maître d’équipage Effrondat, qui attendait, assis contre le talus.

Thomas Roch et Gaydon furent déposés à l’arrière du canot, dans lequel le capitaine Spade et ses matelots vinrent prendre place.

«Envoie le grappin et vite, commanda le capitaine Spade au maître d’équipage.

Celui-ci exécuta l’ordre, puis, s’affalant le long de la berge, embarqua le dernier.

Les quatre avirons frappèrent l’eau, et l’embarcation se dirigea vers la goélette. Un feu, en tête du mât de misaine, indiquait son mouillage, et, vingt minutes avant, elle venait d’éviter sur son ancre avec le flot.

Deux minutes après, le canot se trouvait rendu bord à bord avec l’Ebba.

Le comte d’Artigas était appuyé sur le bastingage près de l’échelle de coupée.

«C’est fait, Spade?… demanda-t-il.

– C’est fait.

– Tous les deux?…

– Tous les deux… le gardien et le gardé!…

– Personne ne se doute à Healthful-House?…

– Personne.

Il n’était pas présumable que Gaydon, les oreilles et les yeux sous le bandeau, eut pu reconnaître la voix du compte d’Artigas et de capitaine Spade.

Ce qu’il convient d’observer, au surplus, c’est que ni Thomas Roch ni lui ne furent immédiatement hissés à bord de la goélette. Il y eut des frôlements le long de la coque. Une demi-heure se passa, avant que Gaydon, qui avait conservé tout son sang-froid, se sentit soulevé, puis descendu à fond de cale.

L’enlèvement étant accompli, il semblait que l’Ebba n’avait plus qu’a quitter son mouillage, afin de redescendre l’estuaire, à traverser le Pamplico-Sound, à donner en pleine mer. Et, cependant, il ne se fit à bord aucune de ces manœuvres qui accompagnent l’appareillage d’un navire.

N’était donc pas dangereux, pourtant, de demeurer à cette place, après le double rapt opéré dans la soirée? Le comte d’Artigas avait-il assez étroitement caché ses prisonniers pour qu’ils ne poussent être découverts, si l’Ebba, dont la présence à proximité de Healthful-House devait paraître suspecte, recevait la visite des agents de New-Berne?…

Quoi qu’il en soit, une heure après le retour de l’embarcation, – sauf les hommes de quart étendus à l’avant, – l’équipage dans son poste, le comte d’Artigas, Serkö, le capitaine Spade dans leurs cabines, tout dormaient à bord de la goélette, immobile sur ce tranquille estuaire de la Neuze.

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