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Jules Verne

 

Famille-sans-nom

 

(Chapitre I-III)

 

 

82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

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Chapitre I

Premières escarmouches

 

’affaire de la ferme de Chipogan avait eu un retentissement considérable. Du comté de Laprairie, il s’était rapidement propagé à travers les provinces canadiennes. L’opinion publique n’aurait pu trouver une occasion plus favorable pour se manifester. Il ne s’agissait pas uniquement d’une collision entre la police et les «habitants» des campagnes, – collision dans laquelle les agents de l’autorité et les volontaires royaux avaient eu le dessous. Ce qui était plus grave, c’était la circonstance qui avait motivé l’envoi d’une escouade à Chipogan. Jean-Sans-Nom venait de reparaître dans le pays. Le ministre Gilbert Argall, avisé de sa présence à la ferme, avait voulu l’y faire arrêter. L’arrestation ayant échoué, le personnage dans lequel s’incarnait la revendication nationale était libre, et l’on pressentait qu’il saurait prochainement faire usage de sa liberté.

Où Jean-Sans-Nom s’était-il réfugié, après avoir quitté Chipogan? Les plus actives, les plus minutieuses, les plus sévères recherches n’avaient pu révéler le lieu de sa retraite. Rip, cependant, bien que très désappointé de l’insuccès de ses démarches, ne désespérait pas de prendre sa revanche. En dehors de l’intérêt personnel, l’honneur de sa maison était en jeu. Il jouerait la partie jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée. Le gouvernement savait à quoi s’en tenir là-dessus. Il ne lui avait ni retiré sa confiance ni épargné ses encouragements. Maintenant, Rip connaissait le jeune patriote pour s’être trouvé face à face avec lui. Ce ne serait plus en aveugle qu’il se mettrait à sa poursuite.

Depuis le coup manqué de Chipogan, quinze jours – du 7 au 23 – s’étaient écoulés. La dernière semaine d’octobre venait de s’achever, et Rip, quoi qu’il eût fait, n’avait encore obtenu aucun résultat.

Voici, d’ailleurs, ce qui s’était passé, après les incidents dont la ferme avait été le théâtre.

Dès le lendemain, Thomas Harcher s’était vu dans l’obligation d’abandonner Chipogan. Après avoir autant que possible mis ordre à ses affaires les plus pressantes, il s’était jeté avec ses fils aînés à travers les forêts du comté de Laprairie; après avoir franchi la frontière américaine, il s’était réfugié dans un des villages limitrophes, impatient de voir la tournure que prendraient les événements. Saint-Albans, sur les bords du lac Champlain, lui offrait toute sécurité. Les agents de Gilbert Argall ne pouvaient l’y atteindre.

Si le mouvement national, préparé par Jean-Sans-Nom, réussissait, si le Canada, recouvrant son autonomie, échappait à l’oppression anglo-saxonne, Thomas Harcher reviendrait tranquillement à Chipogan. Si ce mouvement échouait, au contraire, il y avait lieu d’espérer que l’oubli se ferait avec le temps. Sans doute, une amnistie viendrait couvrir les actes du passé, et les choses reprendraient peu à peu leur ancien cours.

En tout cas, une maîtresse femme était restée à la ferme. Pendant la saison d’hiver, qui suspendait les travaux agricoles, les intérêts de M. de Vaudreuil n’auraient point à souffrir sous la direction de Catherine Harcher.

De leur côté, Pierre et ses frères ne laisseraient pas d’exercer le métier de chasseurs sur les territoires voisins de la colonie canadienne. Dans six mois, très probablement, rien ne les empêcherait de recommencer leur campagne de pêche entre les deux rives du Saint-Laurent.

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Thomas Harcher n’avait eu que trop raison de se mettre en lieu sûr. Dans les vingt-quatre heures, Chipogan avait été occupé militairement par un détachement de réguliers, venus de Montréal. Catherine Harcher, n’ayant plus rien à craindre pour son mari et ses fils aînés plus directement compromis dans l’affaire, fit bonne contenance. En somme, la police, maintenue par le gouverneur général dans un habile système d’indulgence, n’exerça aucune représaille contre elle. L’énergique femme sut faire respecter des garnisaires elle et les siens.

Il en fut de la villa Montcalm comme de la ferme de Chipogan. Les autorités la surveillèrent, sans l’occuper toutefois. Aussi, M. de Vaudreuil, convaincu d’avoir pris fait et cause pour le jeune proscrit, s’était-il bien gardé de retourner dans son habitation de l’île Jésus. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui par le ministre Gilbert Argall. S’il n’eut pris la fuite, on l’eût incarcéré à la prison de Montréal, et il n’aurait pu venir prendre place dans les rangs de l’insurrection. Où alla-t-il chercher refuge? Chez un de ses amis politiques, sans doute. En tout cas, il s’y rendit très secrètement, car il fut impossible de découvrir la maison qui lui donnait asile.

Seule, Clary de Vaudreuil revint à la villa Montcalm. De là, elle resta en communication avec MM. Vincent Hodge, Farran, Clerc et Gramont. Quant à Jean-Sans-Nom, elle savait que c’était chez sa mère, à Saint-Charles, qu’il avait dû se mettre en sûreté. D’ailleurs, à diverses reprises, par des mains amies, elle reçut plusieurs lettres de lui. Et, si Jean ne l’entretenait que de la situation politique, elle sentait bien qu’un autre sentiment troublait le cœur du jeune patriote.

Il reste maintenant à dire ce qu’étaient devenus maître Nick et son clerc.

On n’a pas oublié la part que les Hurons avaient prise à l’affaire de Chipogan. Sans leur intervention, les volontaires n’eussent point été repoussés, et Jean-Sans-Nom fût tombé au pouvoir des agents de Rip.

Or, cette intervention des Mahogannis, qui l’avait provoquée? Était-ce le pacifique notaire de Montréal? Non, certainement. Au contraire, tous ses efforts n’avaient tendu qu’à empêcher l’effusion du sang. Il ne s’était jeté dans la mêlée que pour retenir les deux partis. À cet instant, si les guerriers de Walhatta s’étaient mêlés à la lutte, c’était uniquement parce que Nicolas Sagamore, empoigné par les assaillants, risquait d’être traité comme un rebelle. Quoi de plus naturel, dès lors, que les guerriers indiens eussent voulu défendre leur chef. Cela, il est vrai, avait amené la reculade, puis la dispersion de la troupe, au moment où elle allait forcer les portes de l’habitation. De là, à rendre maître Nick responsable de ce dénouement, il n’y avait qu’un pas, et maître Nick dut craindre, non sans raison, que ce pas fût franchi au détriment de sa propre personne.

Il s’ensuit donc que le digne notaire avait lieu de se croire très gravement compromis à propos d’une simple bagarre d’arrestation qui ne le regardait pas. Aussi, ne se souciant point de revenir à son office de Montréal, avant que l’apaisement n’eût été fait sur cette échauffourée, se laissa-t-il entraîner sans peine au village de Walhatta, dans le wigwam de ses ancêtres. L’étude serait donc fermée pendant un laps de temps, dont il était impossible d’apprécier la durée. La clientèle en souffrirait, la vieille Dolly serait au désespoir. Mais qu’y faire? Mieux valait encore être Nicolas Sagamore au milieu de sa tribu mahogannienne que maître Nick détenu à la prison de Montréal, sous l’inculpation de rébellion envers les agents de la force publique.

Lionel, cela va sans dire, avait suivi son patron au fond de ce village indien, perdu sous les épaisses forêts du comté de Laprairie. Lui, d’ailleurs, s’était bel et bien battu contre les volontaires et n’aurait pu échapper au châtiment. Toutefois, si maître Nick se lamentait in petto, Lionel s’applaudissait de la tournure que l’affaire avait prise. Il ne regrettait point d’avoir défendu Jean-Sans-Nom, le héros acclamé des populations franco-canadiennes. Il espérait même que les choses n’en resteraient pas là et que les Indiens se déclareraient en faveur des insurgés. Maître Nick n’était plus maître Nick: c’était un chef de Hurons. Lionel n’était plus son second clerc: c’était le bras droit du dernier des Sagamores.

Pourtant, il était à craindre que le gouverneur général ne voulût châtier les Mahogannis, coupables d’être intervenus à Chipogan. Mais la prudence imposa à lord Gosford une réserve que justifiaient les circonstances. Des représailles eussent peut-être fourni aux peuplades indigènes une occasion de venir en aide à leurs frères, de se soulever en masse, – complication redoutable dans les conjonctures actuelles. Pour cette raison, lord Gosford jugea sage de ne point poursuivre les guerriers de Walhatta, non plus que le nouveau chef appelé à leur tête par les droits de lignée. Maître Nick ni Lionel ne furent point inquiétés dans leur retraite.

Du reste, lord Gosford suivait avec une extrême attention les menées des réformistes, qui continuaient d’agiter les paroisses du haut et du bas Canada. Le district de Montréal était plus spécialement soumis à la vigilance de la police. On s’attendait à un mouvement insurrectionnel des paroisses voisines du Richelieu. Les mesures furent prises pour l’enrayer dès le début, s’il était impossible de le prévenir. Les soldats de l’armée royale, dont sir John Colborne avait pu disposer, venaient d’établir leurs cantonnements sur les territoires du comté de Montréal et des comtés auxquels il confinait. Les partisans de la réforme n’ignoraient donc point que la lutte serait difficile à soutenir. Cela n’était pas pour les arrêter. La cause nationale, pensaient-ils, entraînerait la foule entière des Franco-Canadiens. Ceux-ci n’attendaient qu’un signal pour courir aux armes, depuis que l’affaire de Chipogan avait révélé la présence de Jean-Sans-Nom. Si le populaire agitateur ne l’avait pas donné, c’est que les décisions antilibérales, auxquelles il prévoyait que le Cabinet britannique s’abandonnerait, ne s’étaient pas produites jusqu’alors.

Jusque-là, du fond de cette mystérieuse Maison-Close, où il avait rejoint sa mère, Jean ne cessait d’observer attentivement l’état des esprits. Durant les six semaines qui s’étaient écoulées depuis son arrivée à Saint-Charles, l’abbé Joann était venu nuitamment lui rendre plusieurs fois visite. Par son frère, Jean avait été tenu au courant des éventualités politiques. Ce qu’il espérait des tendances oppressives des chambres anglaises, c’est-à-dire la suspension de la constitution de 1791, puis la dissolution ou la prorogation de l’assemblée canadienne qui devait en résulter n’était qu’en projet. Aussi, dans son ardeur, Jean avait-il été vingt fois sur le point de quitter Maison-Close pour se jeter ostensiblement à travers le comté, pour appeler à lui les patriotes avec l’espérance que la population des villes et des campagnes se lèverait à sa voix, que tous feraient bon usage des armes dont il avait pourvu les centres réformistes lors de sa dernière période de pêche sur le Saint-Laurent. Peut-être, dès le début, les loyalistes seraient-ils accablés sous le nombre, – ce qui ne laisserait aux autorités d’autre alternative que de se soumettre? Mais l’abbé Joann l’avait détourné de ce dessein, lui montrant qu’un premier échec serait désastreux, qu’il entraînerait l’anéantissement de toutes les chances à venir. Et, en effet, les troupes, réunies autour de Montréal, étaient prêtes à se porter sur n’importe quel point des comtés limitrophes où la rébellion éclaterait.

Il convenait donc d’agir avec une extrême circonspection, et mieux valait attendre que l’exaspération publique fût portée au comble par les mesures tyranniques du Parlement et les exactions des agents de la Couronne.

De là ces retards, qui se prolongeaient indéfiniment, à l’extrême impatience des Fils de la Liberté. Lorsque Jean s’était enfui de Chipogan, il comptait bien que le mois d’octobre ne s’écoulerait pas avant qu’une insurrection générale eût soulevé le Canada.

Or, au 23 octobre, rien n’indiquait encore que ce mouvement fût prochain, lorsque l’occasion, prévue par Jean, provoqua une première manifestation.

Sur le rapport des trois commissaires, nouvellement désignés par le gouvernement anglais, la Chambre des lords et la Chambre des communes s’étaient hâtées d’adopter les propositions suivantes: emploi des deniers publics sans l’autorisation de l’assemblée canadienne, mise en accusation des principaux députés réformistes, modification de la constitution en exigeant de l’électeur français un cens double du cens de l’électeur anglais, irresponsabilité des ministres devant les Chambres.

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Ces mesures injustes et violentes troublèrent le pays tout entier. Il y eut révolte des sentiments patriotiques de la race franco-canadienne. C’était là plus que les citoyens n’en pouvaient supporter, et les paroisses des deux rives du Saint-Laurent accoururent aux meetings.

Le 15 septembre, à Laprairie, se tient une assemblée à laquelle assistent le délégué de France, qui avait reçu à cet égard des ordres du gouvernement français, et le chargé d’affaires des États-Unis à Québec.

À Sainte-Scholastique, à Saint-Ours, principalement dans les comtés du bas Canada, on demande la rupture immédiate avec la Grande-Bretagne, on provoque les réformistes à passer des paroles aux actes, on décide de faire appel au concours des Américains.

Une caisse est fondée pour recueillir les plus minimes comme les plus généreuses cotisations, afin de soutenir la cause populaire.

Des cortèges défilent, bannière haute, avec ces devises qui sont acclamées:

«Fuyez, tyrans! Le peuple se réveille!»

«Union des peuples, terreur des grands!»

«Plutôt une lutte sanglante que l’oppression d’un pouvoir corrompu!»

Un pavillon noir, sur lequel se dessine une tête de mort avec deux os en croix, dénonce les noms de ces gouverneurs détestés, Craig, Dalhousie, Aylmer, Gosford. Enfin, à l’honneur de l’ancienne France, un pavillon blanc porte d’un côté l’aigle américain environné d’étoiles, de l’autre l’aigle canadien, tenant dans son bec une branche d’érable avec ces mots:

«Notre avenir! Libres comme l’air!»

On voit à quel degré s’élève la surexcitation des esprits. L’Angleterre peut craindre que la colonie brise d’un seul coup le lien qui la rattache à elle. Les représentants de son autorité au Canada prennent d’importantes mesures en prévision d’une lutte suprême, tout en ne voulant voir que les menées d’une faction là où il s’agit d’un élan national.

Le 23 octobre, une assemblée se réunit à Saint-Charles, cette même bourgade où Jean-Sans-Nom s’était réfugié chez sa mère, et qui allait devenir le théâtre d’événements tristement célèbres. Les six comtés de Richelieu, de Saint-Hyacinthe, de Rouville, de Chambly, de Verchères, de l’Acadie, ont envoyé leurs représentants. Treize députés doivent y prendre la parole, et parmi eux, Papineau, alors au point culminant de sa popularité. Plus de six mille personnes, hommes, femmes, enfants, accourus de dix lieues à la ronde, sont campés dans une vaste prairie, appartenant au docteur Duvert, autour d’une colonne surmontée du bonnet de la Liberté. Et pour qu’il fût bien compris que l’élément militaire faisait cause commune avec l’élément civil, une compagnie de miliciens agite ses armes au pied de cette colonne.

Papineau prononce un discours, après quelques autres orateurs plus fougueux que lui, et peut-être paraît-il trop modéré en conseillant de se maintenir sur le terrain de l’agitation constitutionnelle. Aussi, le docteur Nelson, président de l’assemblée, lui répond-il au milieu d’acclamations frénétiques, disant: «que le temps était arrivé de fondre les cuillers pour en faire des balles!» Ce que le docteur Côté, représentant de l’Acadie, accentue par ces énergiques et excitantes paroles:

«Le temps des discours est passé! C’est du plomb qu’il faut envoyer à nos ennemis, maintenant!»

Treize propositions sont alors adoptées, tandis que les hurrahs se mêlent aux salves de la mousqueterie milicienne.

Ces propositions, telles que les résume M. O. David dans sa brochure Les Patriotes, commençant par une affirmation des droits de l’homme, établissent le droit et la nécessité de résister à un gouvernement tyrannique, engagent les soldats anglais à déserter l’armée royale, encouragent le peuple à refuser d’obéir aux magistrats et aux officiers de milice, nommés par le gouvernement, puis à s’organiser comme les Fils de la Liberté.

Enfin, Papineau et ses collègues défilent devant la colonne symbolique, pendant qu’un hymne est lancé à toute voix par un chœur de jeunes gens.

Il semblait, en ce moment, que l’enthousiasme n’aurait pu aller au delà. Et cela arriva, cependant, après quelques instants de silence, lorsque apparut un nouveau personnage. C’est un jeune homme, au regard passionné, à la figure ardente. Il se hisse sur le socle de la colonne, et, dominant les milliers de spectateurs rassemblés au meeting de Saint-Charles, sa main agite le drapeau de l’indépendance canadienne. Plusieurs le reconnaissent. Mais, avant eux, l’avocat Gramont a jeté son nom, et la foule le répète au milieu des hurrahs: «Jean-Sans-Nom!… Jean-Sans-Nom!»

Jean venait de quitter Maison-Close. Pour la première fois depuis la dernière prise d’armes de 1835, il se montrait publiquement; puis, après avoir joint son nom à celui des protestataires, il disparaissait… Mais on l’avait revu, et l’effet fut immense.

Ces divers incidents, qui s’étaient produits à Saint-Charles, furent aussitôt connus du Canada tout entier. On ne saurait imaginer l’élan qu’ils produisirent. D’autres meetings se tinrent dans la plupart des paroisses du district. En vain l’évêque de Montréal, Mgr Lartigue, essaya-t-il de calmer les esprits par un mandement empreint de modération évangélique. L’explosion était prochaine. M. de Vaudreuil, dans sa retraite, Clary, à la villa Montcalm, en étaient avisés par deux billets dont ils connaissaient bien l’écriture. Même information arrivait à Thomas Harcher et à ses fils, réunis à Saint-Albans, ce village américain, d’où ils se tenait prêts à franchir la frontière.

À cette époque de l’année, l’hiver s’était déjà annoncé avec cette brusquerie particulière au climat du Nord-Amérique. Là, les longues plaines n’offrent aucun obstacle aux rafales venues des régions polaires, et le Gulf-stream, en s’écartant vers l’Europe, ne les réchauffe pas de ses eaux généreuses. Il n’y avait pas eu de transition, pour ainsi dire, entre les chaleurs de l’été et les froids de la période hivernale. La pluie tombait presque sans répit, traversée parfois d’un fugitif rayon de soleil dépourvu de calorique. En quelques jours, les arbres, dépouillés jusqu’à l’extrémité de leurs branches, avaient inondé la terre d’une averse de feuilles que la neige allait bientôt recouvrir sur toute l’étendue du territoire canadien. Mais ni les assauts de la bourrasque, ni la rude température de ce climat, ne devaient empêcher les patriotes de se lever au premier signal.

C’est en ces conditions – le 6 novembre – qu’une collision mit les deux partis aux prises à Montréal.

Le premier lundi de chaque mois, les Fils de la Liberté se rassemblent dans les grandes villes pour faire une démonstration publique. Ce jour-là, les patriotes de Montréal voulurent que cette démonstration eût un retentissement considérable. Rendez-vous fut convenu au cœur même de la cité, entre les murs d’une cour attenant à la rue Saint-Jacques.

À cette nouvelle, les membres du Doric-club firent placarder une proclamation disant que l’heure était venue «d’écraser la rébellion à sa naissance». Les loyalistes, les constitutionnels, les bureaucrates, étaient invités à se concentrer sur la place d’Armes.

La réunion populaire se tint au jour et à l’endroit indiqués. Papineau s’y fit chaleureusement applaudir. D’autres orateurs, et parmi eux, Brown, Guimet, Édouard Rodier, provoquèrent d’enthousiastes acclamations.

Soudain une grêle de pierres assaillit la cour. C’étaient les loyalistes qui attaquaient les patriotes. Ceux-ci, armés de bâtons, se formèrent en quatre colonnes, s’élancèrent au dehors, se jetèrent sur les membres du Doric-club, les ramenèrent vivement jusqu’à la place d’Armes. Alors des coups de pistolet éclatèrent de part et d’autres. Brown reçut un choc violent qui l’étendit à terre, et l’un des plus déterminés réformistes, le chevalier de Lorimier, eut la cuisse traversée d’une balle.

Cependant les membres du Doric-club, bien qu’ils eussent été repoussés, ne s’étaient pas tenus pour battus. Aux applaudissements des bureaucrates, sachant que les habits-rouges allaient leur venir en aide, ils se dispersèrent à travers les rues de Montréal, brisèrent à coups de pierres les fenêtres de la maison de Papineau, saccagèrent les presses du Vindicator, feuille libérale qui combattait depuis longtemps pour la cause franco-canadienne.

À la suite de cette échauffourée, les patriotes furent traqués avec acharnement. Des mandats d’arrestation, lancés par ordre de lord Gosford, obligèrent les principaux chefs à prendre la fuite. Toutes les maisons, d’ailleurs, s’ouvrirent pour leur offrir refuge. M. de Vaudreuil, qui avait donné de sa personne, dut regagner le secret asile où la police l’avait cherché vainement depuis l’affaire de Chipogan.

Il en fut de même pour Jean-Sans-Nom, qui reparut bientôt dans les circonstances suivantes:

Après la sanglante manifestation du 6 novembre, quelques notables citoyens avaient été arrêtés aux environs de Montréal – entre autres M. Demaray et le docteur Davignon, de Saint-Jean d’Iberville, qu’un détachement de cavalerie se disposait à ramener dans la journée du 22 novembre.

L’un des plus hardis partisans de la cause nationale, le représentant du comté de Chambly, L.-M. Viger – «le beau Viger» comme on l’appelait dans les rangs de l’insurrection – fut averti de l’arrestation de ses deux amis. L’homme qui vint l’en prévenir lui était encore inconnu.

«Qui êtes-vous? lui demanda-t-il.

– Peu importe! répondit cet homme. Les prisonniers, enchaînés dans une voiture, ne tarderont pas à traverser la paroisse de Longueuil, et il faut les délivrer!

– Êtes-vous seul?

– Mes amis m’attendent.

– Où les rejoindrons-nous?

– Sur la route.

– Je vous suis.»

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Et c’est ce qui fut fait. Les partisans ne manquèrent ni à Viger ni à son compagnon. Ils arrivèrent à l’entrée de Longueuil, suivis d’une foule de patriotes qu’ils postèrent en avant du village. Mais l’alerte avait été donnée, et un détachement de royaux accourut pour prêter main-forte aux cavaliers qui escortaient la voiture. Leur chef avertit les habitants que, s’ils se joignaient à Viger, leur village serait livré aux flammes.

«Rien à faire ici, dit l’inconnu, lorsque ces menaces lui eurent été rapportées. Venez…

– Où? demanda Viger.

– À deux milles de Longueuil, répondit-il. Ne donnons pas aux bureaucrates un prétexte pour se livrer à des représailles. Elles ne viendront que trop tôt peut-être!

– Partons!» dit Viger.

Tous deux reprirent la route à travers champs, suivis de leurs hommes. Ils atteignirent la ferme Trudeau, et se placèrent dans un champ voisin. Il était temps. Un nuage de poussière se levait à un quart de mille, annonçant l’approche des prisonniers et de leur escorte.

La voiture arriva. Aussitôt Viger s’avançant vers le chef du détachement:

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«Halte, lui dit-il, et livrez-nous les prisonniers au nom du peuple!

– Attention! cria l’officier en se retournant vers ses hommes. Faites vite!…

– Halte!» répéta l’inconnu.

Soudain, un homme s’élança pour l’appréhender. C’était un agent de la maison Rip and Co – un de ceux qui se trouvaient à la ferme de Chipogan.

«Jean-Sans-Nom! s’écria-t-il, dès qu’il se vit en face du jeune proscrit.

– Jean-Sans-Nom!» répéta Viger, qui s’élança vers son compagnon.

Et aussitôt, avec un entrain irrésistible, les cris d’enthousiasme retentirent.

Au moment où il donnait l’ordre à ses hommes de s’emparer de Jean-Sans-Nom, l’officier fut renversé par un vigoureux Canadien, qui s’était jeté hors du champ, tandis que les autres, rangés derrière la clôture, attendaient les ordres de Viger – ordres que celui-ci multipliait d’une voix retentissante, comme s’il eût pu disposer d’une centaine de combattants.

Pendant ce temps, Jean avait rejoint la voiture, entouré de quelques-uns de ses partisans, aussi décidés à le défendre qu’à délivrer MM. Demaray et Davignon.

Mais, après s’être relevé, l’officier venait de commander le feu. Six à sept coups de fusil éclatèrent. Viger fut frappé de deux balles – non mortellement – l’une lui ayant effleuré la jambe, l’autre enlevé le bout du petit doigt. Il riposta d’un coup de pistolet et atteignit au genou le chef de l’escorte.

Alors la panique se mit parmi les chevaux du détachement, dont plusieurs avaient été atteints par les balles et qui s’emportèrent. Les royaux, croyant avoir affaire à un millier d’hommes, se dispersèrent à travers la campagne. La voiture restée libre, Jean-Sans-Nom et Viger se précipitèrent aux portières qu’ils ouvrirent. Les prisonniers furent délivrés et emmenés triomphalement jusqu’au village de Boucherville.

Mais, après l’affaire, lorsque Viger et les autres cherchèrent Jean-Sans-Nom, il n’était plus là. Sans doute, il avait espéré garder l’incognito jusqu’à l’issue de cette rencontre, et rien, en effet, n’aurait pu lui faire supposer qu’il se trouverait en présence de l’un des agents de Rip, et que sa personnalité serait révélée à ses compagnons. Aussi, dès que le combat avait pris fin, s’était-il hâté de disparaître, sans que personne eût pu voir de quel côté il se dirigeait. Toutefois, ce dont aucun patriote ne doutait maintenant, c’est qu’on le reverrait à l’heure où s’engagerait l’action qui déciderait de l’indépendance canadienne.

 

 

Chapitre II

Saint-Denis et Saint-Charles

 

e jour de la prise d’armes ne pouvait être éloigné. Déjà les deux partis étaient en présence. Quel serait le théâtre du combat? Évidemment, les comtés confinant au comté de Montréal, dans lesquels l’effervescence prenait rapidement des proportions inquiétantes pour le gouvernement, entre autres, les comtés de Verchères et de Saint-Hyacinthe. On signalait plus particulièrement deux des riches paroisses, traversées par le cours du Richelieu et situées à quelques lieues l’une de l’autre, – Saint-Denis, où les réformistes avaient centralisé leurs forces, Saint-Charles, où Jean, qui était revenu à Maison-Close, se préparait à donner le signal de l’insurrection.

Le gouverneur général avait pris toutes les mesures que commandaient les circonstances. Surprendre celui-ci dans son palais, l’emprisonner, substituer l’autorité populaire à l’autorité royale, les réformistes ne pouvaient plus compter sur cette éventualité. Il fallait même prévoir que l’attaque viendrait des bureaucrates. Aussi, leurs adversaires s’étaient-ils cantonnés dans les positions où la résistance pouvait s’organiser en de meilleures conditions. Puis, de la défensive passer à l’offensive, c’est à quoi tendraient leurs efforts. Une première victoire remportée dans le comté de Saint-Hyacinthe, c’était le soulèvement des populations riveraines du Saint-Laurent, c’était l’anéantissement de la tyrannie anglo-saxonne depuis le lac Ontario jusqu’à l’embouchure du fleuve.

Lord Gosford ne l’ignorait pas. Il ne disposait que de forces restreintes, qui seraient accablées sous le nombre, si la révolte se généralisait. Il importait donc de la frapper au cœur par un double coup à Saint-Denis et à Saint-Charles, – ce qui fut tenté, après l’affaire de Longueuil.

Sir John Colborne, commandant en chef, divisa l’armée anglo-canadienne en deux colonnes.

À la tête de l’une était le lieutenant-colonel Witherall; à la tête de l’autre, le colonel Gore.

Le colonel Gore, ses préparatifs rapidement faits, partit de Montréal dans la journée du 22 novembre. Sa colonne, composée de cinq compagnies de fusiliers et d’un détachement de cavalerie, n’avait pour toute artillerie qu’une pièce de campagne. Il arriva à Sorel le soir du même jour. Bien que le temps fût affreux, la route presque impraticable, il n’hésita pas à se mettre en chemin au milieu d’une nuit très sombre.

Son projet était d’aller prendre contact avec les insurgés à Saint-Charles, après avoir dispersé ceux de Saint-Denis, et, préalablement à toute agression, de procéder à des arrestations régulières, par l’entremise du député-shérif qui l’accompagnait.

Le colonel Gore avait quitté Sorel depuis quelques heures, lorsque le lieutenant Weir, du 32ème régiment, y arriva pour lui remettre une dépêche de sir John Colborne. La dépêche étant urgente, le lieutenant repartit aussitôt, prit une route de traverse, fit une telle diligence qu’il atteignit Saint-Denis avant les soldats de Gore, et tomba entre les mains des patriotes.

Le docteur Nelson, chargé de la défense, interrogea ce jeune officier, lui arracha l’aveu que les royaux étaient en marche, qu’ils seraient en vue dans la matinée, et il le remit à la garde de quelques hommes, avec l’injonction d’avoir pour lui les égards dus à un prisonnier.

Les préparatifs furent alors achevés en toute hâte. Entre autres compagnies de patriotes, il y avait là celles que l’on désignait sous les noms de «Castors» et de «Raquettes», habiles au maniement des armes et dont la conduite fut très brillante en cette affaire. Sous les ordres du docteur Nelson, se trouvaient Papineau et quelques députés, le commissaire général Philippe Pacaud, puis MM. de Vaudreuil, Vincent Hodge, André Farran, William Clerc, Sébastien Gramont. Sur un mot qu’ils avaient reçu de Jean, ils étaient venus rallier les réformistes, en se dérobant non sans peine à la police montréalaise.

Clary de Vaudreuil, pareillement, venait d’arriver près de son père, qu’elle n’avait pas revu depuis le départ de Chipogan. Après le mandat d’arrêt lancé contre lui, forcé de rompre toute communication avec la villa Montcalm, M. de Vaudreuil était extrêmement inquiet d’y savoir sa fille seule, exposée à tant de dangers. Aussi, lorsqu’il eut pris la résolution de se rendre à Saint-Denis, lui proposa-t-il de l’y rejoindre. C’est ce que Clary fit sans hésiter, ne doutant pas du succès définitif, puisque Jean – elle le savait – allait se mettre à la tête des patriotes. M. et Mlle de Vaudreuil étaient donc réunis dans cette bourgade, où la maison d’un ami, le juge Froment, leur donnait asile.

Cependant une mesure fut décidée alors, à laquelle Papineau dut se soumettre, quoique bien à contre-cœur. Le docteur Nelson et quelques autres, appuyant cette décision de leurs conseils, représentèrent à ce courageux député que sa place n’était pas sur le théâtre de la lutte, que sa vie était trop précieuse pour qu’il l’exposât sans nécessité. Il se vit donc contraint de quitter Saint-Denis, afin de se transporter en un lieu sûr, où les agents de sir Gilbert Argall ne pourraient le découvrir.

Toute la nuit fut occupée à fondre des balles, à fabriquer des cartouches. Le fils du docteur Nelson et ses compagnons, M. de Vaudreuil et ses amis, se mirent à la besogne, sans perdre un instant. Par malheur, l'armement laissait beaucoup à désirer. Les fusils, peu nombreux, n’étaient que des fusils à pierre, qui rataient souvent et dont la portée se limitait à une centaine de pas. Pendant la campagne du Saint-Laurent, on ne l’a pas oublié, Jean avait distribué des munitions et des armes. Mais, comme chaque comité en avait eu sa part en prévision d’un soulèvement général, ces armes n’avaient pu être concentrées sur un point déterminé, – ce qui eût été si nécessaire à Saint-Charles et à Saint-Denis, où le premier choc allait se produire.

Cependant le colonel Gore s’avançait au milieu de cette nuit froide et sombre. Un peu avant d’arriver à Saint-Denis, deux Canadiens français, tombés entre ses mains, lui apprirent que les insurgés ne le laisseraient pas traverser la paroisse et qu’ils lutteraient jusqu’à la mort.

Aussitôt, le colonel Gore, sans donner un instant de repos à ses hommes, les harangua, leur disant qu’ils n’avaient aucun quartier à attendre. Après quoi, les divisant en trois détachements, il plaça l’un dans un petit bois qui couvrait la bourgade à l’est, l’autre le long de la rivière, tandis que le troisième, traînant son unique bouche à feu, continuait à suivre la route royale.

À six heures du matin, le docteur Nelson, MM. Vincent Hodge et de Vaudreuil montèrent à cheval, afin d’opérer une reconnaissance sur le chemin de Saint-Ours. L’obscurité était si profonde encore que tous trois faillirent tomber dans l’avant-garde des réguliers. Revenant immédiatement en arrière, ils rentrèrent à Saint-Denis. Ordre fut donné de couper les ponts, de sonner à toute volée les cloches de l’église. En quelques minutes, les patriotes se trouvèrent réunis sur la place.

Combien étaient-ils? De sept à huit cents au plus, un petit nombre armés de fusils, les autres armés de faux, de fourches et de piques, mais tous décidés à se faire tuer pour repousser les soldats du colonel Gore.

Voici comment le docteur Nelson disposa ceux de ses hommes qui étaient en état de faire le coup de feu: au deuxième étage d’une maison de pierre, bordant la route, une soixantaine, et parmi eux, M. de Vaudreuil et Vincent Hodge; à vingt-cinq pas de là, derrière les murs d’une distillerie appartenant au docteur, une trentaine, et parmi eux, William Clerc et André Farran; au fond d’un magasin qui y attenait, une dizaine de partisans, et dans leurs rangs, le député Gramont. Les autres, réduits à combattre à l’arme blanche, s’étaient abrités derrière les murs de l’église, prêts à se précipiter sur les assaillants.

C’est à ce moment – vers neuf heures et demie du matin – que s’accomplit un événement tragique, qui ne fut jamais bien expliqué, même lors du procès criminel auquel il donna lieu plus tard.

Le lieutenant Weir, qu’une escouade conduisait sur la route, ayant aperçu l’avant-garde du colonel Gore, tenta de s’échapper, afin de la rejoindre; mais, ayant fait un faux pas, il n’eut pas le temps de se relever et fut tué à coups de sabres.

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Les détonations éclatèrent alors. Un premier boulet, lancé contre la maison de pierre, emporta deux Canadiens, postés au deuxième étage, tandis qu’un troisième était mortellement atteint à l’une des fenêtres. Pendant quelques minutes, de nombreux coups de mousqueterie s’échangèrent des deux parts. Les soldats, faciles à viser, payèrent chèrement la dédaigneuse imprudence avec laquelle ils s’exposaient au feu de ces «paysans», comme disait leur chef. Ils furent décimés par les défenseurs de la maison de pierre, et trois de leurs canonniers tombèrent, mèche à la main, près de la pièce qu’ils servaient.

Malgré tout, les projectiles faisaient brèche, et le deuxième étage de l’habitation n’offrit bientôt plus aucune sécurité:

«Au rez-de-chaussée! cria le docteur Nelson.

– Oui, répondit Vincent Hodge, et, de là, nous tirerons de plus près sur les habits-rouges!»

Tous redescendirent, et la mousqueterie recommença avec une nouvelle violence. Les réformistes montraient un courage extraordinaire. Il en venait jusque sur la route, qui s’exposaient à découvert. Le docteur envoya son aide de camp, O. Perrault, de Montréal, pour leur porter l’ordre de se retirer. Perrault, frappé de deux balles, tomba mort.

Pendant une heure, les coups de fusil se croisèrent, – en somme, au désavantage des assaillants, bien qu’ils fussent blottis derrière des clôtures et des piles de bois.

C’est alors que le colonel Gore, voyant ses munitions s’épuiser, ordonna au capitaine Markman de tourner la position des patriotes.

Cet officier le tenta, non sans perdre la plupart de ses hommes. Lui-même, atteint d’une balle, fut renversé de cheval et dut être emporté par ses soldats.

L’affaire tournait mal pour les royaux. Aussitôt, des cris éclatèrent sur la route, et ils comprirent que c’étaient eux qui allaient être cernés.

Un homme venait de surgir – celui-là même autour duquel les Franco-Canadiens avaient l’habitude de se rallier comme autour d’un drapeau.

«Jean-Sans-Nom!… Jean-Sans-Nom!» crièrent-ils en agitant leurs armes.

C’était Jean, à la tête d’une centaine d’insurgés, venus de Saint-Antoine, de Saint-Ours et de Contrecœur. Ils avaient traversé le Richelieu sous les balles, sous les boulets qui volaient à la surface du fleuve, et dont l’un brisa même l’aviron du bac sur lequel Jean se tenait debout.

«En avant, Raquettes et Castors!» s’écria-t-il, en lançant ses compagnons.

À sa voix, les patriotes se ruèrent sur les royaux. Ceux qui résistaient encore dans la maison assiégée, encouragés par ce renfort inattendu, firent une sortie. Le colonel Gore dut battre en retraite dans la direction de Sorel, laissant plusieurs prisonniers et sa pièce de canon aux mains des vainqueurs. Il comptait une trentaine de blessés et autant de morts, contre douze morts et quatre blessés du côté des réformistes.

Telle fut la bataille de Saint-Denis. En quelques heures, la nouvelle de cette victoire se répandit à travers les paroisses voisines du Richelieu et même jusqu’aux comtés riverains du Saint-Laurent.

C’était un encourageant début pour les partisans de la cause nationale, mais un début seulement. Aussi, comme ils attendaient les ordres de leurs chefs, Jean leur jeta-t-il ces mots, pour leur donner rendez-vous à une nouvelle victoire: «Patriotes, à Saint-Charles!»

On n’a point oublié, en effet, que cette bourgade était menacée par la colonne Whiterall.

Une heure plus tard, M. de Vaudreuil et Jean, après avoir pris congé de Clary, instruite par eux du succès de cette journée, avaient rejoint leurs compagnons qui se dirigeaient sur Saint-Charles.

Là, deux jours après, allait se décider le sort de l’insurrection de 1837.

Cette bourgade, grâce à la concentration des réformistes, était devenue le principal théâtre de la rébellion, et c’est vers ce point que le lieutenant-colonel Whiterall se portait avec des forces relativement considérables.

Aussi Brown, Desrivières, Gauvin et autres avaient-ils fortement organisé la défense. Ils pouvaient compter sur cette ardente population, qui s’était déjà prononcée en expulsant un des notables, accusé d’être favorable aux Anglo-Canadiens. Ce fut même autour de la maison de ce notable, transformée en forteresse, que Brown, le chef des insurgés, établit un camp, où devaient se réunir les forces dont il disposait.

De Saint-Denis à Saint-Charles, la distance ne dépassant pas six milles, les détonations de l’artillerie s’entendaient d’une bourgade à l’autre, pendant la journée du 23. Avant la nuit, les habitants apprirent que les royaux avaient été contraints de battre en retraite vers Sorel. L’impression produite par cette première victoire fut profonde. De toutes les maisons, portes largement ouvertes, les familles sortaient, en proie à une sorte de délire patriotique.

Il n’y en avait qu’une qui demeurât fermée, – Maison-Close, située au tournant de la grande route, par cela même un peu loin du camp. L’habitation de Bridget était ainsi moins menacée que les habitations voisines, pour le cas où le camp serait attaqué et forcé par les troupes royales.

Bridget, restée seule, attendait, prête à recevoir ses fils, si les circonstances les obligeaient à venir lui demander asile. Mais l’abbé Joann visitait alors les paroisses du haut Canada, prêchant l’insurrection, et Jean, ne se cachant plus, avait reparu à la tête des patriotes. Son nom courait maintenant à travers les comtés du Saint-Laurent. Si fermée que fût Maison-Close, ce nom y était arrivé, et, avec lui, la nouvelle de cette victoire de Saint-Denis à laquelle il était intimement mêlé.

Bridget se demandait si Jean n’allait pas venir au camp de Saint-Charles, s’il ne rendrait pas visite à sa mère, s’il ne franchirait pas la porte de sa demeure, pour lui dire ce qu’il avait fait, ce qu’il allait faire, pour l’embrasser encore une fois? En réalité, cela dépendrait des phases de l’insurrection. Aussi Bridget se tenait-elle prête, à toute heure de nuit, à toute heure de jour, pour recevoir son fils à Maison-Close.

En apprenant la défaite de Saint-Denis, lord Gosford, craignant que les vainqueurs ne vinssent renforcer les patriotes de Saint-Charles, avait donné l’ordre de faire rétrograder la colonne Witherall.

Il était trop tard. Les courriers, envoyés de Montréal par sir John Colborne, furent arrêtés en route, et la colonne, au lieu de se porter en arrière, continua son mouvement sur Saint-Charles.

Dès lors, il n’était plus au pouvoir de personne d’empêcher le choc entre les insurgés de cette bourgade et les soldats de l’armée régulière.

Le 24 même, Jean-Sans-Nom était venu rejoindre les défenseurs du camp de Saint-Charles.

Avec Jean étaient accouru MM. de Vaudreuil, André Farran, William Clerc, Vincent Hodge et Sébastien Gramont. Deux jours avant, le fermier Harcher et ses cinq fils, après avoir quitté le village de Saint-Albans, avaient franchi la frontière américaine et s’étaient portés vers Saint-Charles, résolus à faire leur devoir jusqu’au bout.

D’ailleurs, il convient de le reconnaître, personne ne doutait du succès définitif, ni les chefs politiques du parti de l’opposition, ni M. de Vaudreuil et ses amis, ni Thomas Harcher, ni Pierre, Rémy, Michel, Tony et Jacques, ses vaillants fils, ni aucun des habitants de la bourgade, surexcités à la pensée qu’il viendrait d’eux, ce dernier coup porté à la tyrannie anglo-saxonne.

Cependant, avant d’attaquer Saint-Charles, le lieutenant-colonel Witherall avait avisé Brown et ses compagnons que, s’ils voulaient se soumettre, il ne leur serait rien fait.

Cette proposition fut repoussée unanimement par les compagnons de Brown. Pour que les royaux l’eussent faite, il fallait qu’ils se sentissent incapables de forcer le camp. Non! on ne leur permettrait pas d’arriver à Saint-Denis pour y exercer de sanglantes représailles! Dès que la colonne Witherall se présenterait, on la repousserait, on la disperserait. C’était une nouvelle défaite qui attendait les royalistes – défaite complète, cette fois, et qui assurerait la victoire définitive!

Ainsi pensait-on dans les rangs des patriotes.

Ce serait se méprendre, pourtant, que de croire que les défenseurs du camp fussent nombreux. Rien qu’une poignée d’hommes, mais l’élite du parti. Tant chefs que soldats, ils n’étaient que deux cents au plus, armés de faux, de piques, de bâtons, de fusils à pierre, et pour répondre à l’artillerie royale, n’ayant que deux canons à peu près hors de service.

Tandis qu’ils se préparaient à la recevoir, la colonne Witherall marchait rapidement sans être arrêtée par les obstacles que l’hiver accumule en ces régions. Le temps était froid, la terre sèche. Aussi, les hommes allaient-ils d’un bon pas, et les bouches à feu roulaient sur le sol durci, sans avoir à se tirer des neiges ou des fondrières.

Les réformistes les attendaient. Enthousiasmés par leur dernière victoire, électrisés par la présence de chefs tels que Brown, Desrivières, Gauvin, Vincent Hodge, Vaudreuil, Amiot, A. Papineau, Marchessault, Maynard, et, surtout, Jean-Sans-Nom, on a vu le cas qu’ils avaient fait des propositions du lieutenant-colonel Witherall. À sa demande de se rendre et de mettre bas les armes, ils étaient prêts à répondre à coups de fusil, à coups de faux, à coups de pique.

Cependant le camp, établi vers l’extrémité de la bourgade, offrait certains désavantages auxquels il n’était plus temps de remédier. S’il était couvert d’un côté par la rivière, défendu de l’autre par un épais abatis d’arbres qui entourait la maison Debartzch, une colline le dominait en arrière.

Or, les insurgés étaient en nombre trop insuffisant pour occuper cette colline. Que les royaux parvinssent à y prendre position, il n’y aurait plus d’autre abri contre leurs coups que la maison Debartzch, qui avait été percée de meurtrières. Dans ce cas, pourrait-elle résister à un assaut, et, s’ils étaient réduits à la condition d’assiégés, Brown et ses compagnons seraient-ils en force pour y tenir tête aux assaillants?

Vers deux heures après midi, de lointaines clameurs se firent entendre. Puis il y eut un grand désordre. Une bande de femmes, d’enfants, de vieillards, se rabattait à travers champs vers Saint-Charles.

C’étaient les habitants de la campagne qui fuyaient. Au loin tourbillonnaient d’épaisses fumées s’élevant des maisons incendiées sur la route. Les fermes brûlaient à perte de vue. La colonne Witherall s’avançait au milieu des ruines et des massacres qui marquaient son passage.

Brown parvint à arrêter ceux des fuyards, encore en état de combattre, et, laissant le commandement à Marchessault, il s’élança sur la route, afin de rallier les hommes valides. Ayant pris toutes ses dispositions en vue de prolonger la résistance, Marchessault fit mettre ses compagnons à l’abri des abatis qui couvraient le camp.

«C’est ici, dit-il, que se décidera le sort du pays! C’est ici qu’il faut se défendre…

– Jusqu’à la mort!» répondit Jean-Sans-Nom.

En ce moment, les premières détonations retentirent aux abords du camp, et l’on put comprendre que, dès le début de l’affaire, les royaux allaient manœuvrer tout à leur avantage.

En effet, s’exposer au feu des insurgés, postés le long des abatis, et qui lui avaient déjà tué quelques hommes, c’eût été de la part du lieutenant-colonel Witherall faire preuve de maladresse. Disposant de trois à quatre cents fantassins et cavaliers, de deux pièces d’artillerie, il lui était aisé, après avoir dominé le camp de Saint-Charles, d’en écraser les défenseurs. Aussi donna-t-il l’ordre de tourner les retranchements et d’occuper la colline située en arrière.

Ce mouvement s’exécuta sans difficulté. Les deux bouches à feu furent hissées au sommet, placées en batterie, et le combat s’engagea avec une égale énergie de part et d’autre. Et cela se fit même si rapidement que Brown, occupé à rallier les fuyards qui se répandaient sur la campagne, ne put rentrer au camp et fut entraîné jusqu’à Saint-Denis.

Les patriotes, quoique insuffisamment abrités, se défendaient avec un courage admirable. Marchessault, M. de Vaudreuil, Vincent Hodge, Clerc, Farran, Gramont, Thomas Harcher et ses fils, tous ceux qui étaient armés de fusils, répondaient coup pour coup au feu des assiégeants. Jean-Sans-Nom les excitait rien que par sa présence. Il allait de l’un à l’autre. Mais ce qu’il lui aurait fallu, c’était le champ de bataille, c’était la mêlée, pour y entraîner les plus braves et saisir l’ennemi corps à corps. Son élan se paralysait dans cette lutte à distance.

Elle dura, néanmoins, tant que les retranchements tinrent bon. Si les défenseurs du camp avaient abattu plus d’un habit-rouge, ils n’étaient pas sans avoir éprouvé des pertes très sensibles. Une douzaine des leurs, atteints par les balles ou les boulets, étaient tombés, les uns blessés, les autres morts. Parmi ceux-ci, il y avait Rémy Harcher, étendu dans une mare de sang, la poitrine trouée d’un biscaïen. Lorsque ses frères le relevèrent pour le transporter derrière la maison, ce n’était plus qu’un cadavre. André Farran, l’épaule fracassée, s’y trouvait déjà. M. de Vaudreuil et Vincent Hodge, après l’avoir mis à l’abri de la mousqueterie, étaient revenus prendre leur poste de combat.

Mais, bientôt, il allait être nécessaire d’évacuer ce dernier refuge. Les abatis, détruits par les boulets, laissaient libre l’accès du camp. Le lieutenant-colonel Witherall, ayant donné l’ordre de charger les assiégés à la baïonnette. Ce fut «une véritable boucherie», disent les récits de ce sanglant épisode de l’insurrection franco-canadienne.

Là périrent de vaillants patriotes, qui, leurs munitions épuisées, ne se battaient plus qu’à coups de crosse. Là furent tués les deux Hébert, moins heureux que A. Papineau, Amiot et Marchessault, qui parvinrent à se frayer passage au milieu des assaillants, après une résistance héroïque. Là tombèrent d’autres partisans de la cause nationale, dont le nombre ne fut jamais connu, car la rivière entraîna nombre de cadavres.

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Parmi les personnages qui sont plus étroitement liés à cette histoire, on compta aussi quelques victimes. Si Jean-Sans-Nom s’était battu comme un lion, toujours en tête des siens, toujours en avant dans la mêlée, ouvertement, cette fois, connu de ceux qui étaient avec lui et contre lui, si ce fut miracle qu’il s’en réchappât sans une blessure, d’autres avaient été moins heureux. Après Rémy, ses deux frères, Michel et Jacques, atteints par la mitraille et grièvement blessés, avaient été emportés par Thomas et Pierre Harcher hors du camp et soustraits aux massacres atroces qui suivirent la victoire des royaux.

William Clerc et Vincent Hodge, eux non plus, ne s’étaient pas épargnés. Vingt fois, on les avait vus se jeter au milieu des assiégeants, fusil et pistolet à la main. Au plus fort du combat, ils avaient suivi Jean-Sans-Nom jusqu’à la batterie établie au sommet de la colline. Et, à ce moment, Jean aurait été tué, si Vincent Hodge n’eût détourné le coup que lui portait le servant de l’une des pièces.

«Merci, monsieur Hodge! lui dit Jean. Mais peut-être avez-vous eu tort!… Ce serait fini maintenant!»

Et, en effet, il aurait mieux valu que le fils de Simon Morgaz fût tombé à cette place, puisque la cause de l’indépendance allait succomber sur le champ de bataille de Saint-Charles!

Déjà Jean-Sans-Nom s’était rejeté dans la mêlée, lorsqu’il aperçut au pied de la colline M. de Vaudreuil, gisant sur le sol, baigné dans son sang.

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M. de Vaudreuil avait été renversé d’un coup de sabre, tandis que les cavaliers de Witherall chargeaient aux abords du camp, afin d’achever la dispersion des insurgés.

En cet instant, ce fut comme une voix que Jean entendit au dedans de lui-même, une voix qui lui criait:

«Sauvez mon père.»

À la faveur des fumées de la mousqueterie, Jean rampa jusqu’à M. de Vaudreuil sans connaissance, mort peut-être. Il le prit entre ses bras, il l’emporta le long des retranchements; puis, tandis que les cavaliers poursuivaient les rebelles avec un acharnement inouï, il parvint à gagner le haut quartier de Saint-Charles, au milieu des maisons incendiées, et se réfugia sous le porche de l’église.

Il était alors cinq heures du soir. Le ciel eût été sombre déjà, si d’éclatantes flammes ne se fussent dressées au-dessus des ruines de la bourgade.

L’insurrection, victorieuse à Saint-Denis, venait d’être vaincue à Saint-Charles. Et l’on ne pouvait pas même dire que chacun des deux partis fussent manche à manche! Non! Cette défaite devait avoir de pires résultats pour la cause nationale que la victoire n’avait eu d’avantages réels. D’ailleurs, venue après, elle annihilait toutes les espérances que les réformistes avaient pu concevoir.

Ceux des combattants qui n’avaient pas succombé, furent contraints de s’enfuir, avant d’avoir reçu un ordre de ralliement. William Clerc, accompagné d’André Farran qui n’avait été que légèrement blessé, dut se jeter à travers la campagne. Ce ne fut qu’au prix de mille dangers que tous deux parvinrent à franchir la frontière, ignorant absolument quel était le sort de M. de Vaudreuil et de Vincent Hodge.

Et qu’allait devenir Clary de Vaudreuil dans cette maison de Saint-Denis, où elle attendait les nouvelles? N’avait-elle pas tout à craindre des représailles des loyalistes, si elle ne réussissait à s’enfuir?

C’est à cela que pensait Jean, blotti au fond de la petite église. Si M. de Vaudreuil n’avait pas repris connaissance, son cœur battait encore, mais faiblement. Avec des soins immédiats, peut-être aurait-il été possible de le sauver? Où et comment lui donner ces soins?

Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait, dès cette nuit, le transporter à Maison-Close.

Maison-Close n’était pas éloignée, – quelques centaines de pas à peine, en descendant la principale rue de la bourgade. Au milieu de l’obscurité, dès que les soldats de Witherall auraient quitté Saint-Charles, ou quand ils se seraient cantonnés pour passer la nuit, Jean prendrait le blessé et irait le déposer dans la maison de sa mère.

Sa mère!… M. de Vaudreuil chez Bridget… chez la femme de Simon Morgaz!… Et si jamais il apprenait sous quel toit Jean l’avait transporté!…

Eh bien! est-ce que lui, le fils de Simon Morgaz, ne s’était pas fait l’hôte de la villa Montcalm?… Est-ce qu’il n’était pas devenu le compagnon d’armes de M. de Vaudreuil?… Est-ce qu’il ne venait pas de l’arracher à la mort?… Est-ce que ce serait pire pour M. de Vaudreuil qu’il dût la vie aux soins d’une Bridget Morgaz?

Il ne l’apprendrait pas, d’ailleurs. Rien ne trahirait l’incognito sous lequel se cachait la misérable famille.

Le projet de Jean était arrêté, il n’avait qu’à attendre le moment de le mettre à exécution, – quelques heures au plus.

Et alors sa pensée se reporta vers cette maison de Saint-Denis, où Clary de Vaudreuil allait apprendre la défaite des patriotes. En ne voyant pas revenir son père, ne penserait-elle pas qu’il avait succombé?… Serait-il possible de la prévenir que M. de Vaudreuil avait été transporté à Maison-Close, de l’arracher elle-même aux dangers qui la menaçaient dans cette bourgade, livrée aux vengeances des vainqueurs?

Ces inquiétudes accablaient Jean. Et, aussi, quelles tortures en présence de ce dernier désastre, si terrible pour la cause nationale? Tout ce qui avait pu être conçu d’espérances, après la victoire de Saint-Denis, tout ce qui en eût été la conséquence immédiate, le soulèvement des comtés, l’insurrection gagnant la vallée du Richelieu et du Saint-Laurent, l’armée royale réduite à l’impuissance, l’indépendance reconquise, et Jean ayant réparé vis-à-vis de son pays le mal que lui avait fait la trahison paternelle… tout était perdu… tout!

Tout?… Pourtant, n’y aurait-il plus lieu de reprendre la lutte? Le patriotisme serait-il tué dans le cœur des Franco-Canadiens, parce que quelques centaines de patriotes avaient été écrasés à Saint-Charles?… Non!… Jean se remettrait à l’œuvre… Il lutterait jusqu’à la mort.

Bien que la nuit fût déjà très sombre, la bourgade s’emplissait encore des hurrahs des soldats, des cris des blessés, à travers les rues éclairées de larges flammes; après avoir détruit le camp, l’incendie s’était communiqué aux habitations voisines. Où s’était-il arrêté?… Si le feu avait gagné l’extrémité de la bourgade?… Si Maison-Close était détruite?… Si Jean ne retrouvait plus ni sa maison ni sa mère?

Cette crainte le terrifia. Lui, il pourrait toujours s’enfuir dans la campagne, gagner les forêts du comté, s’échapper pendant la nuit. Avant le jour, il serait hors d’atteinte. Mais M. de Vaudreuil, que deviendrait-il? S’il tombait entre les mains des royaux, il était perdu, car les blessés ne furent même pas épargnés en cette sanglante affaire!

Enfin, vers huit heures, un apaisement sembla se produire à Saint-Charles. Ou les habitants en avaient été chassés, ou, après le départ de la colonne de Witherall, ils s’étaient réfugiés dans les quelques maisons sauvées de l’incendie. Maintenant les rues étaient désertes. Il fallait en profiter.

Jean s’avança jusqu’à la porte de l’église. Puis, l’entr’ouvrant, il jeta un rapide regard sur la petite place et descendit les marches du porche.

Personne sur cette place, à demi éclairée par le reflet des flammes lointaines.

Jean revint près de M. de Vaudreuil, qui était étendu près d’un pilier. Il le souleva, il le prit entre ses bras. Même pour un homme aussi vigoureux que Jean, c’était un assez lourd fardeau que ce corps, qu’il fallait transporter jusqu’au coude de la grande route, à l’endroit où s’élevait Maison-Close.

Jean traversa la place et se glissa le long de la rue voisine.

Il était temps. À peine Jean avait-il fait une vingtaine de pas, que des clameurs retentissaient, en même temps que le sol résonnait sous le pied des chevaux.

C’était le détachement de cavalerie qui rentrait à Saint-Charles. Avant de le lancer contre les fuyards, le lieutenant-colonel Witherall lui avait donné ordre de regagner la bourgade pour y passer la nuit, où il devait camper jusqu’au jour, et c’était justement l’église même qu’il avait choisie pour bivaquer.

Un instant après, les cavaliers vinrent s’installer sous la nef, non sans avoir pris certaines précautions contre un retour offensif. Et non seulement le détachement s’établit à l’intérieur de l’église, mais les chevaux y furent introduits. Inutile d’insister sur les profanations auxquelles se livra cette soldatesque, ivre de sang et de gin, dans un édifice consacré au culte catholique.

Jean continuait à redescendre la rue abandonnée, faisant halte parfois, afin de reprendre haleine. Et toujours cette crainte, à mesure qu’il se rapprochait de Maison-Close, de n’en plus trouver que les ruines!

Enfin il atteignit la route et s’arrêta devant l’habitation de sa mère. L’incendie n’avait pas gagné de ce côté. La maison était intacte, perdue dans l’ombre. Ses fenêtres ne laissaient pas filtrer un seul rayon de lumière.

Jean, portant M. de Vaudreuil, arriva devant la barrière qui clôturait la petite cour; il la repoussa, il se traîna jusqu’à la porte, il fit le signal convenu.

Un instant après, M. de Vaudreuil et Jean étaient en sûreté dans la maison de Bridget Morgaz.

 

 

Chapitre III

M. de Vaudreuil à Maison-Close

 

a mère, dit Jean, après avoir déposé le blessé sur le lit que son frère ou lui occupaient, lorsqu’ils venaient passer la nuit à Maison-Close, ma mère, il y va de la vie de cet homme, si les soins lui manquent!

– Je le soignerai, Jean!

– Il y va de ta vie, ma mère, si les soldats de Witherall le découvrent chez toi!

– Ma vie!… Est-ce que ma vie compte, mon fils?» répondit Bridget.

Jean ne voulut pas lui apprendre que son hôte était M. de Vaudreuil, une des victimes de Simon Morgaz. C’eût été lui rappeler d’infamants souvenirs. Mieux valait que Bridget ne le sût pas. L’homme auquel elle donnait asile était un patriote. Cela suffisait pour qu’il eût droit à son dévouement.

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Tout d’abord, Bridget et Jean étaient retournés près de la porte. Ils écoutaient. Si de lointaines clameurs retentissaient encore du côté de l’église, le calme régnait sur la grande route. Les derniers reflets des incendies allumés dans le haut quartier de la bourgade commençaient à s’éteindre peu à peu, et aussi les cris des royaux. Ils avaient fini de brûler, de piller et de massacrer. En somme, une vingtaine d’habitations avaient été réduites en cendres. Maison-Close était de celles qui avaient échappé à la destruction. Mais Bridget et Jean ne pouvaient-ils tout craindre des vainqueurs, lorsque le soleil viendrait éclairer les ruines de Saint-Charles.

D’ailleurs, ils éprouvèrent plus d’une alerte pendant cette soirée. D’heure en heure, des rondes de soldats et de volontaires passaient devant Maison-Close, surveillant les abords de la bourgade au tournant de la grande route. Elles s’arrêtaient parfois. Est-ce donc que des perquisitions eussent été ordonnées, que des agents de la police fussent sur le point de frapper à la porte, en sommant de l’ouvrir? Et, alors, ce n’était pas pour lui que tremblait Jean-Sans-Nom, c’était pour M. de Vaudreuil, pour ce moribond qui eût été achevé dans la maison de sa mère!…

Ces craintes ne devaient pas se réaliser – pendant cette nuit du moins.

Bridget et son fils s’étaient placés au chevet du blessé. Tout ce qu’ils avaient pu faire pour lui, ils l’avaient fait. Mais il aurait fallu des remèdes, et comment s’en procurer? Il aurait fallu un médecin, et où en trouver un auquel il eût été prudent de confier, avec la vie d’un patriote, les secrets de Maison-Close?

La poitrine de M. de Vaudreuil, mise à nu, fut examinée. Une plaie profonde, produite par le coup de sabre, s’étendait obliquement sur la partie gauche du torse. Il semblait bien que cette plaie ne devait pas être assez profonde pour qu’un organe vital eût été atteint. Et pourtant le blessé respirait si faiblement, il avait perdu une telle quantité de sang, qu’il pouvait mourir dans une syncope.

Ayant d’abord lavé la blessure à l’eau froide, Bridget en rapprocha les lèvres et la recouvrit de compresses. M. de Vaudreuil se ranimerait-il sous l’influence des pansements réitérés que lui ferait Bridget, et du repos dont il était assuré à Maison-Close, si les soldats de Witherall quittaient la bourgade? Jean et sa mère n’osaient l’espérer.

Deux heures après son arrivée, bien qu’il n’eût pas encore ouvert les yeux, M. de Vaudreuil laissa échapper quelques paroles. Évidemment il ne se rattachait plus à la vie que par le souvenir de sa fille. Il l’appelait, – peut-être pour réclamer ses soins, peut-être aussi parce qu’il songeait aux périls qui la menaçaient maintenant à Saint-Denis…

Bridget, lui tenant la main, l’écoutait. Jean, debout, cherchait à empêcher sa blessure de se rouvrir dans quelque brusque mouvement. Lui aussi, il essayait de saisir ses paroles, entrecoupées de soupirs. M. de Vaudreuil allait-il dire ce que Bridget ne devait pas entendre?…

Et alors un nom fut prononcé au milieu de ces phrases incohérentes.

C’était le nom de Clary.

«Ce malheureux a donc une fille? murmura Bridget, en regardant son fils.

– Sans doute… ma mère!

– Et il la demande!… Il ne veut pas mourir sans l’avoir revue!… Si sa fille était près de lui, il serait plus tranquille!… Où est-elle en ce moment?… Ne pourrais-je essayer de la retrouver… de l’amener ici… en secret?

– Elle!… s’écria Jean.

– Oui!… Sa place est près de son père qui l’appelle et qui se meurt?»

À cet instant, dans un accès de délire, le blessé voulu se redresser sur son lit.

Puis, de sa bouche haletante s’échappèrent ces mots, qui ne disaient que trop ses angoisses:

«Clary… seule… là-bas… à Saint-Denis!»

Bridget se releva.

«Saint-Denis?… dit-elle… C’est là qu’il a laissé sa fille?… Entends-tu, Jean?

– Les royaux!… à Saint-Denis!… reprit le blessé. Elle ne pourra leur échapper!… Les misérables se vengeront sur Clary de Vaudreuil…

– Clary de Vaudreuil?» répéta Bridget.

Puis, baissant la tête, elle ajouta:

«M. de Vaudreuil… ici!

– Oui! M. de Vaudreuil, répondit Jean, et, puisqu’il est à Maison-Close, il faut que sa fille y vienne!

– Clary de Vaudreuil chez moi», murmura Bridget.

Immobile, près du lit où gisait M. de Vaudreuil, elle regardait ce patriote dont le sang coulait pour la cause de l’indépendance, celui qui, douze ans avant, avait failli payer de sa tête la trahison de Simon Morgaz. S’il apprenait quelle maison lui avait donné asile, quelles mains l’avaient disputé à la mort, l’horreur ne l’emporterait-elle pas, et, dût-il se traîner sur ses genoux, ne se hâterait-il pas de fuir le contact infamant de cette famille?

Dans un gémissement prolongé, M. de Vaudreuil laissa encore échapper le nom de Clary.

«Il peut mourir, dit Jean, et il ne faut pas qu’il meure sans avoir revu sa fille…

– J’irai la chercher, répondit Bridget.

– Non!… Ce sera moi, ma mère!

– Toi que l’on poursuit dans le comté?… Veux-tu donc succomber avant d’avoir accompli ton œuvre?… Non, Jean, tu n’as pas encore le droit de mourir! J’irai chercher Clary de Vaudreuil!

– Ma mère, Clary de Vaudreuil refusera de te suivre!

– Elle ne refusera pas, quand elle saura que son père est mourant et qu’il l’appelle! – Où Mlle de Vaudreuil est-elle, à Saint-Denis?

– Dans la maison du juge Forment… Mais c’est trop loin, ma mère!… Tu n’auras pas la force!… Pour aller et revenir, il y a douze milles!… Moi, en partant tout de suite, j’aurai le temps d’arriver à Saint-Denis et d’en ramener Clary de Vaudreuil avant le jour! Personne ne me verra sortir! Personne ne me verra rentrer à Maison-Close…

– Personne?… répondit Bridget. Et les soldats qui surveillent les routes, comment les éviteras-tu?… Si tu tombes entre leurs mains, comment pourras-tu leur échapper?… Même en admettant qu’ils ne te reconnaissent pas, est-ce qu’ils te laisseront libre? Tandis que moi, une vieille femme… pourquoi m’arrêteraient-ils? Assez discuté, Jean! M. de Vaudreuil veut voir sa fille!… Il faut qu’il la voie, et il n’y a que moi qui puisse la ramener près de lui!… Je vais partir!»

Jean dut se rendre aux instances de Bridget. Bien que la nuit fût très sombre, s’aventurer sur des chemins que surveillaient les patrouilles de Witherall, c’eût été risquer de ne pouvoir accomplir sa tâche. Il importait que Clary de Vaudreuil eût franchi le seuil de Maison-Close avant le lever du soleil. Qui sait même si la vie de son père se prolongerait jusque-là! Lui, Jean-Sans-Nom, connu comme tel, maintenant qu’il avait combattu à visage découvert, pourrait-il arriver à Saint-Denis? Pourrait-il en revenir avec Clary de Vaudreuil? Ne serait-ce pas risquer de la jeter plus sûrement aux mains des royaux?

Cette dernière raison le décida surtout, car il eût fait bon marché des dangers qui lui étaient personnels. Il donna à Bridget les instructions nécessaires pour qu’elle pût arriver près de la jeune fille chez le juge Froment. Il lui remit un billet, ne contenant que ces mots: «Confiez-vous à ma mère et suivez-la!» qui devait inspirer toute confiance à Clary. Cela fait, Jean entr’ouvrit la porte, il la referma sur Bridget et vint s’asseoir près du lit de M. de Vaudreuil.

Il était un peu plus de dix heures, lorsque Bridget descendit rapidement la route, déserte alors. Le froid glacial des longues nuits canadiennes, enveloppant toute la campagne, rendait le sol propice à une marche rapide. Le premier quartier de la lune, qui allait disparaître à l’horizon, laissait quelques étoiles poindre entre les nuages très élevés.

Bridget marchait d’un bon pas à travers ces solitudes obscures, sans peur ni faiblesse. Pour accomplir un devoir, elle avait retrouvé son énergie d’autrefois, dont elle devait encore donner tant de preuves. Cette route de Saint-Charles à Saint-Denis, elle la connaissait, d’ailleurs, l’ayant si souvent parcourue pendant sa jeunesse. Ce qu’elle avait à redouter, c’était de se croiser avec quelque détachement de soldats.

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Cela se produisit à deux ou trois reprises dans un rayon de deux milles au delà de Saint-Charles. Mais, cette vieille femme, pourquoi l’eût-on empêchée de passer? Elle en fut quitte pour les mauvais compliments de gens plus ou moins ivres, et ce fut tout. Le lieutenant-colonel Witherall n’avait point organisé de reconnaissances dans la direction de Saint-Denis. Avant d’aller châtier cette malheureuse bourgade, il voulait s’assurer des dispositions prises par les vainqueurs de l’avant-veille, et ne se souciait pas de compromettre sa victoire par une attaque inconsidérée.

Il suit de là que, pendant les deux autres tiers de la route, Bridget ne fit aucune dangereuse rencontre. Les pauvres gens qu’elle rejoignit, qu’elle dépassa même, c’étaient des fugitifs de Saint-Charles, qui se répandaient à travers les paroisses du comté, n’ayant plus d’asile depuis que leurs maisons avaient été livrées au pillage et aux flammes.

Mais – cela n’était que trop certain – où Bridget avait pu passer librement, Jean eût été dans l’impossibilité de le faire. À l’approche des détachements, il lui aurait fallu se jeter en dehors de la grande route, prendre par les chemins de traverse au prix de détours qui ne lui eussent pas permis d’être revenu à Maison-Close avant le jour. Et, si quelque piquet de cavalerie l’avait arrêté, il n’en aurait point été quitte pour des propos de caserne. Peut-être même l’aurait-on reconnu, et l’on sait trop de quelle condamnation l’eût frappé la cour de justice à Montréal.

Une demi-heure avant minuit, Bridget avait atteint la rive du Richelieu.

La maison du juge Froment, qu’elle connaissait, était située sur cette rive, un peu en dehors de Saint-Denis. Bridget n’avait donc point à traverser le Richelieu – ce qu’elle n’aurait pu faire sans une embarcation qu’il eût fallu chercher. Il lui suffisait de descendre pendant un quart de mille pour arriver devant la porte de la maison.

L’endroit était absolument désert. Un profond silence régnait en cette partie de la vallée.

Au lointain, à peine quelques lumières brillaient-elles aux fenêtres des premières habitations de la bourgade, alors plongée dans un repos que ne troublait aucune rumeur.

Fallait-il en conclure que la nouvelle de la défaite de Saint-Charles n’était pas encore arrivée à Saint-Denis?

C’est ce que pensa Bridget. Clary de Vaudreuil ne devait donc rien savoir de ce désastre, et ce serait par elle, messagère de malheur, qu’elle allait tout apprendre.

Bridget monta les marches du petit escalier, à l’angle de la maison, et frappa à la porte.

La réponse se fit attendre.

Bridget frappa de nouveau.

Des pas résonnèrent à l’intérieur d’un vestibule, qui s’éclaira faiblement. Puis une voix demanda:

«Que voulez-vous?…

– Voir le juge Froment.

– Le juge Froment n’est pas à Saint-Denis, et, en son absence, je ne puis ouvrir.

– J’ai de graves nouvelles à lui communiquer, reprit Bridget en insistant.

– Vous les lui communiquerez à son retour!»

La détermination de ne point ouvrir paraissait si formelle, que Bridget n’hésita pas à se servir du nom de Clary.

«Si le juge Froment n’est pas chez lui, dit-elle, Mlle de Vaudreuil doit y être, et il faut que je lui parle.

– Mlle de Vaudreuil est partie, fut-il répondu, non sans une certaine hésitation.

– Elle est partie?…

– Depuis hier…

– Et savez-vous où elle est allée?…

– Sans doute… elle aura voulu rejoindre son père!

– Son père?… répondit Bridget. Eh bien! c’est de la part de M. de Vaudreuil que je viens la chercher!

– Mon père! s’écria Clary, qui se tenait au fond du vestibule. Ouvrez!…

– Clary de Vaudreuil, reprit Bridget en baissant la voix, si je suis venue, c’est pour vous conduire près de votre père, et c’est Jean qui m’envoie…»

Déjà les verrous de la porte avaient été repoussés, lorsque Bridget dit à voix basse:

«Non… n’ouvrez pas!… Attendez!…»

Et, redescendant les marches, elle se laissa glisser au pied de l’escalier. En effet, il importait qu’elle ne fût pas aperçue, il importait qu’on ne la vit pas entrer dans cette maison, et, en ce moment, une troupe d’hommes, de femmes, d’enfants, s’approchait, en suivant la rive du Richelieu.

C’était la première bande des fuyards, qui atteignait Saint-Denis, après avoir pris à travers la campagne pour éviter les routes. Là, il y avait des blessés que soutenaient leurs parents ou leurs amis, de pauvres femmes entraînant ce qui leur restait de famille, et aussi plusieurs patriotes valides, qui avaient pu se soustraire à l’incendie et au massacre. Nombre d’entre eux devaient connaître Bridget, et Bridget tenait à ce qu’on ne sût pas qu’elle avait quitté Maison-Close. Aussi, blottie dans l’ombre du mur, voulait-elle laisser passer ce premier flot de fugitifs.

Mais, pendant ces quelques minutes, que dut penser Clary, entendant ces cris, – des cris de désespoir? Depuis plusieurs heures, elle guettait les nouvelles qui devaient venir de Saint-Charles. Peut-être serait-ce son père, peut-être Jean lui-même qui se hâterait de les apporter, s’il ne se décidait pas à marcher immédiatement sur Montréal, après une nouvelle victoire?

Non! À travers cette porte que Clary n’osait plus ouvrir, des gémissements arrivaient jusqu’à elle.

Enfin, les fugitifs, après avoir passé devant la maison, continuèrent à redescendre la berge, en attendant qu’il leur fût possible de franchir le fleuve.

La route était redevenue tranquille, bien que d’autres cris se fissent encore entendre en aval.

Bridget s’était relevée. Au moment où elle allait frapper de nouveau, la porte s’ouvrit et se referma sur elle.

Clary de Vaudreuil et Bridget Morgaz étaient maintenant en présence, dans une des chambres du rez-de-chaussée, éclairée d’une lampe dont la lueur ne pouvait se glisser à travers les volets, hermétiquement fermés.

La vieille femme et la jeune fille se regardaient, tandis que la servante se tenait à l’écart.

Clary était pâle, pressentant quelque épouvantable malheur, n’osant interroger.

«Les patriotes de Saint-Charles?… dit-elle enfin.

– Vaincus! répondit Bridget.

– Mon père?…

– Blessé…

– Mourant?…

– Peut-être!»

Clary n’eut pas la force de se soutenir, et Bridget dut la recevoir dans ses bras.

«Du courage, Clary de Vaudreuil! dit-elle. Votre père demande que vous veniez près de lui… Il faut que vous partiez, que vous me suiviez sans perdre un instant.

– Où est mon père? demanda Clary, à peine remise de cette défaillance.

– Chez moi… à Saint-Charles! répondit Bridget.

– Qui vous envoie, madame?

– Je vous l’ai dit… Jean!… Je suis sa mère!…

– Vous?… s’écria Clary.

– Lisez!»

Clary prit le billet que lui tendait Bridget. C’était l’écriture de Jean-Sans-Nom qu’elle connaissait bien.

«Confiez-vous à ma mère…» écrivait-il.

Mais comment M. de Vaudreuil se trouvait-il dans cette demeure? Était-ce Jean qui l’avait sauvé, qui l’avait entraîné hors du champ de bataille de Saint-Charles, et qui l’avait transporté à Maison-Close?

«Je suis prête, madame! dit Clary de Vaudreuil.

– Partons!» répondit Bridget.

Aucun autre propos ne fut échangé.

Les détails de cette désastreuse affaire, Clary les apprendrait plus tard. Elle n’en savait que trop déjà: son père mourant, les patriotes dispersés, la victoire de Saint-Denis annihilée par la défaite de Saint-Charles!

Clary s’était à la hâte enveloppée d’un vêtement sombre pour accompagner Bridget.

La porte du vestibule fut ouverte. Toutes deux descendirent sur la route.

Les seules paroles que Bridget prononça, en tendant la main dans la direction de Saint-Charles, furent celles-ci:

«Nous avons six milles à faire. Pour que personne ne sache que vous êtes venue à Maison-Close, il faut que nous y soyons rentrées cette nuit même.»

Clary et Bridget remontèrent la rive du fleuve, afin de rejoindre la route qui va directement vers le nord à travers le comté de Saint-Hyacinthe.

La jeune fille aurait voulu marcher rapidement dans la hâte qu’elle avait d’être au chevet de son père. Mais elle dut modérer son pas, car Bridget, bien qu’elle y mit une énergie au-dessus de son âge, n’aurait pu la suivre.

D’ailleurs, il y eut des retards. Diverses bandes de fugitifs venaient en sens inverse. Se mêler à eux, c’était risquer d’être entraîné vers Saint-Denis. Mieux valait les éviter. Bridget et Clary se jetaient alors sous les fourrés à droite ou à gauche de la route. On ne les voyait pas, mais elles voyaient, elles entendaient.

Ces pauvres gens s’avançaient misérablement. Quelques-uns laissaient des traces sanglantes sur le sol. Des femmes portaient de petits enfants entre leurs bras. Les plus valides des hommes soutenaient les vieux, qui voulaient se coucher sur le chemin pour y mourir. Puis, lorsque des cris éclataient au loin, la bande disparaissait au milieu de l’obscurité.

Est-ce que les soldats et les volontaires poursuivaient déjà ces malheureux, fuyant leur bourgade en flammes, cherchant dans les fermes un abri qu’ils ne pouvaient plus trouver à Saint-Charles? Est-ce que la colonne Witherall était déjà en marche pour surprendre, au jour naissant, les patriotes en déroute?

Non! ce n’étaient que d’autres fugitifs qui erraient au milieu de la campagne. Il en passa ainsi des centaines. Et combien eussent succombé pendant cette horrible nuit, si quelques fermes ne se fussent ouvertes pour les recevoir!

Clary, le cœur serré d’angoisses, assistait aux horreurs de cette fuite. Et pourtant, elle ne voulait pas désespérer de la cause de l’indépendance, pour laquelle son père venait d’être frappé mortellement.

Puis, dès que le chemin était libre, Bridget et elle se remettaient en marche. Pendant une heure et demie, elles allèrent dans ces conditions. À mesure qu’elles se rapprochaient de la bourgade, les retards étaient moins fréquents, parce que la route était moins encombrée. Tout ce qui avait pu s’échapper était loin déjà, du côté de Saint-Denis, ou dispersé entre les comtés de Verchères et de Saint-Hyacinthe. Ce qu’il fallait éviter dans le voisinage de Saint-Charles, c’était la rencontre des détachements de volontaires.

Aussi, à trois heures du matin, restait-il encore deux milles à faire pour atteindre Maison-Close.

À ce moment, Bridget tomba, épuisée.

Clary voulut la relever.

«Laissez-moi vous aider, lui dit-elle. Appuyez-vous sur moi… Nous ne pouvons être loin…

– Encore une heure de marche, répondit Bridget, et je ne pourrai jamais…

– Reposez-vous un instant. Après, nous repartirons!… Vous prendrez mon bras!… Ne craignez pas de me fatiguer!… Je suis forte…

– Forte!… Pauvre enfant… vous tomberiez bientôt à votre tour!»

Bridget s’était remise sur les genoux.

«Écoutez-moi, dit-elle, j’essaierai de faire quelques pas… Mais, si je tombe, vous me laisserez seule…

– Vous laisser seule?… s’écria Clary.

– Oui! ce qu’il faut c’est que vous soyez cette nuit même auprès de votre père… La route est directe… Maison-Close, c’est la première maison qui se trouve à gauche, en avant de la bourgade… Vous frapperez à la porte… Vous direz votre nom… Aussitôt Jean vous ouvrira…

– Je ne vous abandonnerai pas… répondit la jeune fille. Je n’irai pas sans vous…

– Il le faut, Clary de Vaudreuil! répondit Bridget. Et alors, lorsque vous serez en sûreté, mon fils viendra me chercher… Il me portera, lui, comme il a porté M. de Vaudreuil!

– Je vous en prie, essayez de marcher, madame Bridget!»

Bridget parvint à se remettre debout. Mais elle ne faisait plus que se traîner. Cependant, toutes deux gagnèrent près d’un mille encore.

En ce moment, l’horizon s’éclairait d’une lueur, qui se levait à l’est dans la direction de Saint-Charles. Étaient-ce les premiers rayons de l’aube, et ne serait-il pas possible d’atteindre Maison-Close avant le jour?

«Partez! murmura Bridget… Partez, Clary de Vaudreuil!… Laissez-moi!…

– Ce n’est pas le jour… répondit Clary. Il est à peine quatre heures du matin… Ce doit être le reflet d’un incendie…»

Clary n’acheva pas sa phrase. La pensée lui vint comme à Bridget que Maison-Close était peut-être la proie des flammes, que l’asile de M. de Vaudreuil avait été découvert, que Jean et lui étaient prisonniers des soldats de Witherall, à moins qu’ils n’eussent trouvé la mort en se défendant!

Cette crainte provoqua chez Bridget un suprême effort d’énergie. Clary et elle, pressant le pas, parvinrent à se rapprocher de Saint-Charles.

La route formait coude en cet endroit, et c’est au delà de ce coude que s’élevait Maison-Close.

Clary et Bridget arrivèrent au tournant de la route.

Ce n’était pas Maison-Close qui brûlait, c’était une ferme, située sur la droite de la bourgade, et dont le ciel réverbérait les flammes à l’horizon.

«Là… c’est là!» s’écria Bridget en montrant sa demeure d’une main tremblante.

Encore cinq ou six minutes, et ces deux femmes y auraient trouvé refuge.

À cet instant, apparut un groupe de trois hommes, qui descendaient la route – trois volontaires, chancelant sur leurs jambes, ivres d’eau-de-vie, souillés de sang.

Clary et Bridget voulurent les éviter en se jetant de côté. Il était trop tard.

Les volontaires les avaient aperçues. Ils se précipitèrent sur elles. De ces misérables, tout était à craindre. L’un d’eux avait saisi la jeune fille et cherchait à l’entraîner, tandis que les deux autres retenaient Bridget.

Bridget et Clary appelèrent à leur secours. Mais qui aurait pu entendre leurs cris, sinon d’autres soldats, moins ivres que ceux-ci, et plus dangereux peut-être?

Soudain, un homme bondit hors du fourré, à gauche de la route, et, d’un coup vigoureux, il étendit à terre le misérable qui violentait la jeune fille.

«Clary de Vaudreuil!… s’écria-t-il.

– Vincent Hodge!»

Et Clary s’attacha au bras de Hodge qu’elle venait de reconnaître à la lueur des flammes.

Lorsque M. de Vaudreuil était tombé sur le champ de bataille de Saint-Charles, Vincent Hodge n’avait pu le secourir, ignorant que, quelques instants plus tard, Jean-Sans-Nom l’avait entraîné hors de la mêlée, il était revenu après les derniers coups de feu, et il était resté dans le voisinage de la bourgade, au risque de tomber entre les mains des royaux. Puis, la nuit venue, il avait essayé de découvrir M. de Vaudreuil parmi les blessés ou les morts, entassés à la lisière du camp. Ayant vainement cherché jusqu’à l’heure où l’aube allait paraître, il redescendait la route, lorsque des cris l’attirèrent à l’endroit où Clary se débattait pour échapper à un danger pire que la mort.

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Mais Vincent Hodge n’eut pas le temps d’apprendre que M. de Vaudreuil avait été transporté dans cette maison, à quelques centaines de pas. Il lui fallut faire face aux deux coquins, qui avaient abandonné Bridget pour se jeter sur lui. Leurs cris venaient d’être entendus en amont de la route. Cinq ou six volontaires accouraient pour leur prêter assistance. Il n’était que temps pour Clary et Bridget de se réfugier à Maison-Close.

«Fuyez!… fuyez! cria Vincent Hodge. Je saurai bien leur échapper!»

Bridget et Clary remontèrent rapidement la route, tandis que Vincent Hodge, aussi résolu que vigoureux, terrassait ses agresseurs que l’ivresse rendait moins redoutables.

Et, avant que leurs camarades les eussent rejoints, il bondit vers le fourré au milieu de coups de feu qui lui furent tirés sans l’atteindre.

Bientôt, Bridget frappait à la porte de Maison-Close, qui s’ouvrait immédiatement, elle faisait entrer la jeune fille, et tombait dans les bras de son fils.

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