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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Première partie

(I-III)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Premièrepartie

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 Chapitre I

Une tête mise à prix

 

ne prime de deux mille livres est promise à quiconque livrera, mort ou vif, l’un des anciens chefs de la révolte des Cipayes, dont on a signalé la présence dans la présidence de Bombay, le nabab Dandou-Pant, plus connu sous le nom de…»

Telle est la notice que les habitants d’Aurungabad pouvaient lire dans la soirée du 6 mars 1867.

Le dernier nom, – un nom exécré, à jamais mauditdes uns, secrètement admiré des autres, – manquait à celle de ces notices qui avait été récemment affichée sur la muraille d’un bungalow en ruines, au bord de la Doudhma.

Si ce nom manquait, c’est que l’angle inférieur de l’affiche où il était imprimé en grosses lettres venait d’être déchiré par la main d’un faquir, que personne n’avait pu apercevoir sur cette rive alors déserte. Avec ce nom avait également disparu le nom du gouverneur général de la présidence de Bombay, contresignant celui du vice-roi des Indes.

Quel avait donc été le mobile de ce faquir? En lacérant cette notice, espérait-il que le révolté de 1857 échapperait à la vindicte publique et aux conséquences de l’arrêt pris contre sa personne? Pouvait-il croire qu’une si terrible célébrité s’évanouirait avec les fragments de ce bout de papier réduit en poussière?

C’eût été folie.

En effet, d’autres affiches, répandues à profusion, s’étalaient sur las murs des maisons, des palais, des mosquées, des hôtels d’Aurungabad. De plus, un crieur parcourait les rues de la ville, lisant à haute voix l’arrêté du gouverneur. Les habitants des plus infimes bourgades de la province savaient déjà que toute une fortune était promise à quiconque livrerait ce Dandou-Pant. Son nom, inutilement anéanti, allait courir avant douze heures la présidence tout entière. Si les informations étaient exactes, si le nabab avait réellement cherché refuge en cette partie de l’Indoustan, nul doute qu’il ne tombât sous peu entre des mains fortement intéressées à en opérer la capture.

A quel sentiment avait donc obéi ce faquir, en lacérant une affiche, tirée déjà à plusieurs milliers d’exemplaires?

A un sentiment de colère, sans doute, – peut-être aussi à quelque pensée de dédain. Quoi qu’il en soit, après avoir haussé les épaules, il s’enfonça dans le quartier le plus populeux et le plus mal habité de la ville.

On appelle Dekkan cette large portion de la péninsule indienne comprise entre les Ghâtes occidentales et les Gâthes de la mer du Bengale. C’est le nom communément donné à la partie méridionale de l’Inde, en deçà du Gange. Ce Dekkan, dont le nom sanscrit signifie «Sud», compte, dans les présidences de Bombay et de Madras, un certain nombre de provinces. L’une des principales est la province d’Aurungabad, dont la capitale fut même autrefois celle du Dekkan tout entier.

Au XVIIe siècle, le célèbre empereur mongol Aureng-Zeb transporta sa cour dans cette ville, qui était connue aux premiers temps de l’histoire de l’Indoustan sous le nom de Kirkhi. Elle possédait alors cent mille habitants. Aujourd’hui, elle n’en a plus que cinquante mille, sous la domination des Anglais, qui l’administrent pour le compte du Nizam d’Haiderabad. Cependant, c’est une des cités les plus saines de la péninsule, épargnée jusqu’ici par le redoutable choléra asiatique, et que ne visitent même jamais les épidémies de fièvres, si redoutables dans l’Inde.

Aurungabad a conservé de magnifiques restes de son ancienne splendeur. Le palais du Grand Mogol, élevé sur la rive droite de la Doudhma, le mausolée de la sultane favorite de Shah Jahan, père d’Aureng-Zeb, la mosquée copiée sur l’élégant Tadje d’Agra, qui dresse ses quatre minarets autour d’une coupole gracieusement arrondie, d’autres monuments encore, artistement bâtis, richement ornés, attestent la puissance et la grandeur du plus illustre des conquérants de l’Indoustan, qui porta ce royaume, auquel il joignit le Caboul et l’Assam, à un incomparable degré de prospérité.

Bien que, depuis cette époque, la population d’Aurungabad eût été considérablement réduite, comme il a été dit, un homme pouvait facilement se cacher encore au milieu des types si variés qui la composent. Le faquir, vrai ou faux, mêlé à tout ce populaire, ne s’en distinguait en aucune façon. Ses semblables foisonnent dans l’Inde. Ils forment avec les «sayeds» une corporation de mendiants religieux, qui demandent l’aumône, à pied ou à cheval, et savent l’exiger, lorsqu’on ne la fait pas de bonne grâce. Ils ne dédaignent pas non plus le rôle de martyrs volontaires, et jouissent d’un grand crédit dans les basses classes du peuple indou.

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Le faquir dont il s’agit était un homme de haute taille, ayant plus de cinq pieds neuf pouces anglais. S’il avait dépassé la quarantaine, c’était d’un an ou deux, tout au plus. Sa figure rappelait le beau type maharatte, surtout par l’éclat de ses yeux noirs, toujours en éveil; mais on eût difficilement retrouvé les traits si fins de sa race sous les mille trous de petite vérole qui lui criblaient les joues. Cet homme, encore dans toute la force de l’âge, paraissait souple et robuste. Signe particulier, un doigt lui manquait à la main gauche. Avec sa chevelure teinte en rouge, il allait à demi nu, sans chaussures aux pieds, un turban sur la tête, à peine couvert d’une mauvaise chemise de laine rayée, serrée à sa ceinture. Sur sa poitrine apparaissaient en couleurs vives les emblèmes des deux principes conservateur et destructeur de la mythologie indoue, la tête de lion de la quatrième incarnation de Vishnou, les trois yeux et le trident symbolique du farouche Siva.

Cependant, une émotion réelle et bien compréhensible agitait les rues d’Aurungabad, plus particulièrement celles dans lesquelles se pressait la population cosmopolite des bas quartiers. Là, elle fourmillait hors des masures qui lui servent de demeures. Hommes, femmes, enfants, vieillards, Européens ou indigènes, soldats des régiments royaux ou des régiments natifs, mendiants de toutes sortes, paysans des environs, s’abordaient, causaient, gesticulaient, commentaient la notice, supputaient les chances de gagner l’énorme prime promise par le gouvernement. La surexcitation des esprits n’aurait pas été plus vive devant la roue d’une loterie dont le gros lot aurait valu deux mille livres. On peut même ajouter que, cette fois, il n’était personne qui ne pût prendre un bon billet: ce billet, c’était la tête de Dandou-Pant. Il est vrai qu’il fallait être assez chanceux pour rencontrer le nabab, et assez audacieux pour s’emparer de sa personne.

Le faquir, – évidemment le seul entre tous que ne surexcitât pas l’espoir de gagner la prime, – filait au milieu des groupes, s’arrêtant parfois, écoutant ce qui se disait, en homme qui pourrait peut-être en faire son profit. Mais s’il ne se mêlait point aux propos des uns et des autres, si sa bouche restait muette, ses yeux et ses oreilles ne chômaient pas.

«Deux mille livres pour découvrir le nabab! s’écriait celui-ci, en levant ses mains crochues vers le ciel.

– Non pour le découvrir, répondait celui-là, mais pour le prendre, ce qui est bien différent!

– En effet, ce n’est point un homme à se laisser capturer sans se défendre résolument!

– Mais ne disait-on pas dernièrement qu’il était mort de la fièvre dans les jungles du Népaul?

– Rien de tout cela n’est vrai! Le rusé Dandou-Pant a voulu se faire passer pour mort, afin de vivre avec plus de sécurité!

– Le bruit avait même couru qu’il avait été enterré au milieu de son campement sur la frontière!

– Fausses obsèques, pour donner le change

Le faquir n’avait pas sourcillé en entendant affirmer ce dernier fait d’une façon qui n’admettait aucun doute. Cependant, son front se plissa involontairement, lorsqu’il entendit un Indou, – l’un des plus surexcités du groupe auquel il s’était mêlé, – donner les détails suivants, détails trop précis pour ne pas être véridiques:

«Ce qui est certain, disait l’Indou, c’est qu’en 1859, le nabab s’était réfugié avec son frère Balao Rao et l’ex-rajah de Gonda, Debi-Bux-Singh, dans un camp, au pied d’une des montagnes du Népaul. Là, pressés de trop près par les troupes anglaises, tous trois résolurent de franchir la frontière indo-chinoise. Or, avant de la passer, le nabab et ses deux compagnons, afin de mieux accréditer le bruit de leur mort, ont fait procéder à leurs propres funérailles; mais ce qu’on a enterré d’eux, c’est uniquement un doigt de leur main gauche, qu’ils se sont coupé au moment de la cérémonie.

– Et comment le savez-vous? demanda l’un des auditeurs à cet Indou, qui parlait avec tant d’assurance.

– J’étais présent aux funérailles, répondit l’Indou. Les soldats de Dandou-Pant m’avaient fait prisonnier, et ce n’est que six mois après que j’ai pu m’enfuir.»

Pendant que l’Indou parlait d’une manière si affirmative, le faquir ne le quittait pas du regard. Un éclair enflammait ses yeux. Il avait prudemment caché sa main mutilée sous le lambeau de laine qui lui couvrait la poitrine. Il écoutait sans mot dire, mais ses lèvres frémissaient en découvrant ses dents acérées.

«Ainsi, vous connaissez le nabab? demanda-t-on à l’ancien prisonnier de Dandou-Pant.

– Oui, répondit l’Indou.

– Et vous le reconnaîtriez sans hésiter, si le hasard vous mettait face à face avec lui?

– Aussi bien que je me reconnaîtrais moi-même!

– Alors, vous avez quelque chance de gagner la primede deux mille livres! répliqua l’un des interlocuteurs, non sans un sentiment d’envie peu dissimulé.

– Peut-être… répondit l’Indou. s’il est vrai que le nabab ait eu l’imprudence de s’aventurer jusque dans la présidence de Bombay, ce qui me paraît bien invraisemblable!

– Et qu’y serait-il venu faire?

– Tenter, sans doute, de provoquer un nouveau soulèvement, dit un des hommes du groupe, sinon parmi les Cipayes, du moins parmi les populations des campagnes du centre.

– Puisque le gouvernement affirme que sa présence a été signalée dans la province, reprit un des interlocuteurs appartenant à la catégorie des gens qui pensent que l’autorité ne peut jamais se tromper, c’est que le gouvernement est bien renseigné à cet égard!

– Soit! répondit l’Indou. Brahma fasse que Dandou-Pant passe sur mon chemin, et ma fortune est faite!»

Le faquir se recula de quelques pas, mais il ne perdit pas du regard l’ex-prisonnier du nabab.

Il faisait nuit noire alors, et cependant l’animation des rues d’Aurungabad ne diminuait pas. Les propos circulaient plus nombreux encore sur le compte du nabab. Ici, l’on disait qu’il avait été vu dans la ville même; là, qu’il était loin déjà. On affirmait aussi qu’une estafette, expédiée du nord de la province, venait d’apporter au gouverneur la nouvelle de l’arrestation de Dandou-Pant. A neuf heures du soir, les mieux renseignés soutenaient qu’il était enfermé déjà dans la prison de la ville, en compagnie des quelques Thugs qui y végétaient depuis plus de trente ans, et qu’il serait pendu le lendemain, au lever du jour, sans plus de formalités, ainsi que l’avait été Tantia-Topi, son célèbre compagnon de révolte, sur la place de Sipri. Mais, à dix heures, autre nouvelle contradictoire. Le bruit se répandait que le prisonnier avait pu presque aussitôt s’évader, ce qui rendit quelque espoir à tous ceux qu’alléchait la prime de deux mille livres.

En réalité, tous ces on-dit si divers étaient faux. Les mieux renseignés n’en savaient pas plus que ceux qui l’étaient moins bien ou qui l’étaient mal. La tête du nabab valait toujours son prix. Elle était toujours à prendre.

Cependant, l’Indou, par ce fait qu’il connaissait personnellement Dandou-Pant, était plus à même qu’aucun autre de gagner la prime. Peu de gens, surtout dans la présidence de Bombay, avaient eu l’occasion de se rencontrer avec le farouche chef de la grande insurrection. Plus au nord, et plus au centre, dans le Sindhia, dans le Bundelkund, dans l’Oude, aux environ d’Agra, de Delhi, de Cawnpore, de Lucknow, sur le principal théâtre des atrocités commises par ses ordres, les populations entières se fussent levées contre lui et l’auraient livré à la justice anglaise. Les parents de ses victimes, époux, frères, enfants, femmes, pleuraient encore ceux que le nabab avait fait massacrer par centaines. Dix ans écoulés, cela n’avait pu suffire à éteindre les plus légitimes sentiments de vengeance et de haine. Aussi n’était-il pas possible que Dandou-Pant eût été assez imprudent pour se hasarder dans ces provinces où son nom était voué à l’exécration de tous. Si donc, ainsi qu’on le disait, il avait repassé la frontière indo-chinoise, si quelque motif inconnu, projets d’insurrection ou autres, l’avaient engagé à quitter l’introuvable asile dont le secret échappait encore à la police anglo-indienne, il n’y avait que les provinces du Dekkan qui pussent, avec le champ libre, lui assurer une sorte de sécurité.

On voit, cependant, que le gouverneur avait eu vent deson apparition dans la présidence, et qu’aussitôt sa tête venait d’être mise à prix.

Toutefois, il convient de faire observer qu’à Aurungabad, les gens des hautes classes, magistrats, officiers, fonctionnaires, doutaient un peu des informations recueillies par le gouverneur. Tant de fois déjà le bruit s’était répandu que l’insaisissable Dandou-Pant avait été vu et même pris! Tant de fausses nouvelles avaient circulé sur son compte, qu’une sorte de légende s’était faite sur le don d’ubiquité que possédait le nabab et sur son habileté à déjouer les plus habiles amonts de la police; mais, dans le populaire, on ne doutait pas.

Au nombre des moins incrédules figurait, naturellement, l’ancien prisonnier du nabab. Ce pauvre diable d’Indou, illusionné par l’appât de la prime, animé d’ailleurs par un besoin de revanche personnelle, ne songeait qu’à se mettre en campagne, et regardait presque son succès comme assuré. Son plan était très simple. Dès le lendemain, il se proposait de faire ses offres de service au gouverneur; puis, après avoir appris exactement ce que l’on savait de Dandou-Pant, c’est-à-dire sur quoi reposaient les informations rapportées dans la notice, il comptait se rendre au lieu même où le nabab aurait été signalé.

Vers onze heures du soir, après avoir entendu tant de propos divers, qui, tout en se brouillant dans son esprit, l’affermissaient dans son projet, l’Indou songea enfin à aller prendre quelque repos. Il n’avait pas d’autre demeure qu’une barque amarrée à l’une des rives de la Doudhma, et il se dirigea de ce côté, en rêvant, les yeux à demi fermés.

Sans qu’il s’en doutât, le faquir ne l’avait pas quitté; il s’était attaché à lui, faisant en sorte de ne pas attirer son attention, et ne le suivait que dans l’ombre.

Vers l’extrémité de ce populeux quartier d’Aurungabad, les rues étaient moins animées à cette heure. Sa principale artère aboutissait à quelques terrains vagues, dont la lisière formait l’une des rives de la Doudhma. C’était comme une sorte de désert, à la limite de la ville. Quelques attardés le franchissaient encore, non sans hâte, et rentraient dans les zones plus fréquentées. Le bruit des derniers passe fit bientôt entendre; mais l’Indou ne s’aperçut pas qu’il était seul à longer le bord de la rivière.

Le faquir le suivait toujours et choisissait les parties obscures du terrain, soit à l’abri des arbres, soit en frôlant les sombres murailles d’habitations en ruines semées ça et là.

La précaution n’était pas inutile. La lune venait de se lever et jetait quelques vagues lueurs dans l’atmosphère. L’indou aurait donc pu voir qu’il était épié, et même serré de près. Quant à entendre les pas du faquir, c’eût été impossible. Celui-ci, pieds nus, glissait plutôt qu’il ne marchait. Aucun bruit ne décelait sa présence sur la rive de la Doudhma,

Cinq minutes s’écoulèrent ainsi. L’indou regagnait, machinalement, pour ainsi dire, – la misérable barque, dans laquelle il avait l’habitude de passer la nuit. La direction qu’il suivait ne pouvait s’expliquer autrement, Il allait en homme habitué à fréquenter chaque soir ce lieu désert; il était entièrement absorbé dans la pensée de cette démarche qu’il comptait faire le lendemain près du gouverneur. L’espoir de se venger du nabab, qui n’avait pas été tendre pour ses prisonniers, joint à l’envie féroce de gagner la prime, en faisait à la fois un aveugle et un sourd.

Aussi n’avait-il aucune conscience du danger que ses imprudents propos lui faisaient courir.

Il ne vit pas le faquir se rapprocher peu à peu de lui.

Mais, soudain, un homme bondit sur lui comme un tigre, un éclair à la main. C’était un rayon de lune qui jouait sur la lame d’un poignard malais.

L’Indou, frappé à la poitrine, tomba lourdement sur le sol.

Cependant, bien que le coup eût été porté d’un bras sûr, le malheureux n’était pas mort. Quelques mots, à demi articulés, s’échappaient de ses lèvres avec un flot de sang.

Le meurtrier se courba sur le sol, saisit sa victime, la souleva, et, mettant son propre visage en pleine lueur lunaire:

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«Me reconnais-tu? dit-il.

– Lui!» murmura l’Indou.

Et le terrible nom du faquir allaitêtre sa dernière parole, lorsqu’il expira dans un rapide étouffement.

Un instant après, le corps de l’Indou disparaissait dans le courant de la Doudhma, qui ne devait jamais le rendre.

Le faquir attendit que le clapotis des eaux se fût apaisé. Alors, revenant sur ses pas, il retraversa les terrains vagues, puis les quartiers où le vide commençait à se faire, et, d’un pas rapide, il se dirigea vers une des portes de la ville.

Mais cette porte, au moment où il y arrivait, on venait de la fermer. Quelques soldats de l’armée royale occupaient le poste qui en défendait l’entrée. Le faquir ne pouvait plus quitter Aurungabad, ainsi qu’il en avait eu l’intention.

«Il faut pourtant que j’en sorte, et cette nuit même… ou je n’en sortirais plus!» murmura-t-il.

Il rebroussa donc chemin, il suivit le chemin deronde, à l’intérieur des murs, et, deux cents pas plus loin, il gravit le talus, de manière à atteindre la partie supérieure du rempart.

La crête, extérieurement, dominait d’une cinquantaine de pieds le niveau du fossé, creusé entre l’escarpe et la contrescarpe. C’était un mur à pic, sans chaînes saillantes ni aspérités propres à fournir un point d’appui. Il semblait absolument impossible qu’un homme pût se laisser glisser à la surface de son revêtement. Une corde eût sans doute permis d’en tenter la descente, mais la ceinture qui ceignait les reins du faquir ne mesurait que quelques pieds à peine et ne pouvait lui permettre d’arriver au pied du talus.

Le faquir s’arrêta un instant, jeta un regard autourde lui, et réfléchit à ce qu’il devait faire.

A la crête du rempart s’arrondissaient quelques sombres dômes de verdure, formés par le feuillage des grands arbres qui entourent Aurungabad comme d’un cadre végétal. De ces dômes s’élançaient de longues branches flexibles et résistantes, qu’il était peut-être possible d’utiliser pour atteindre, non sans grands risques, le fond du fossé.

Le faquir, dès que l’idée lui en fut venue, n’hésita pas. Il s’engagea sous un de ces dômes, et reparut bientôt, en dehors de la muraille, suspendu au tiers d’une longue branche qui pliait peu à peu sous son poids.

Dès que la branche se fut assez courbée pour frôler l’ourlet supérieur du mur, le faquir se laissa glisser lentement, comme s’il eût tenu une corde à nœuds entre ses mains. Il put ainsi descendre jusqu’à mi-hauteur de l’escarpe; mais une trentaine de pieds le séparaient encore du sol qu’il lui fallait atteindre pour assurer sa fuite.

Il était donc là, ballant, à bout de bras, suspendu, cherchant du pied quelque entaille qui pût lui donner un point d’appui…

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Soudain, plusieurs éclairs sillonnèrent l’obscurité. Des détonations éclatèrent. Le fugitif avait été aperçu par les soldats de garde. Ceux-ci avaient fait feu sur lui, mais sans le toucher. Toutefois, une balle frappa la branche qui le soutenait, à deux pouces au-dessus de sa tête, et l’entama.

Vingt secondes après, la branche se rompait, etle faquir tombait dans le fossé… Un autre s’y fût tué, il était sain et sauf.

Se relever, remonter le talus de la contrescarpe, au milieu d’une seconde grêle de balles qui ne l’atteignirent pas, disparaître dans la nuit, ce ne fut qu’un jeu pour le fugitif.

Deux milles plus loin, il longeait, sans être aperçu, le cantonnement des troupes anglaises, casernées en dehors d’Aurungabad.

A deux cents pas de là, il s’arrêtait, il se retournait, sa main mutilée se dressait vers la ville, et de sa bouche s’échappaient ces mots:

«Malheur à ceux qui tomberont encore au pouvoir de Dandou-Pant! Anglais, vous n’en avez pas fini avec Nana Sahib!»

Nana Sahib! Ce nom de guerre, le plus redouté de ceux auxquels la révolte de 1857 avait fait une renommée sanglante, le nabab venait encore une fois de le jeter comme un suprême défi aux conquérants de l’Inde.

 

 

 

 Chapitre II

Le colonel Munro

 

h bien, mon cher Maucler, me dit l’ingénieur Banks, vous ne nous parlez point de votre voyage! On dirait que vous n’avez pas encore quitté Paris! Comment trouvez-vous l’Inde?

– L’Inde! répondis-je, mais, pour en parler avec quelquejustesse, il faudrait au moins l’avoir vue.

– Bon! reprit l’ingénieur, ne venez-vous pas de traverser la péninsule de Bombay à Calcutta, et à moins d’être aveuglé…

– Je ne suis pas aveugle, mon cher Banks, mais, pendantcette traversée, j’étais aveuglé…

– Aveuglé?…

– Oui! aveuglé par la fumée, par la vapeur, par la poussière, et, mieux encore, par la rapidité du transport. Je ne veux pas médire des chemins de fer, puisque votre métier est d’en construire, mon cher Banks, mais, se calfeutrer dans le compartiment d’un wagon, n’avoir pour champ de vision que la vitre des portières, courir jour et nuit avec une vitesse moyenne de dix milles à l’heure, tantôt sur des viaducs, en compagnie des aigles ou des gypaëtes, tantôt sous des tunnels, en compagnie des- mulots ou des rats, ne s’arrêter qu’aux gares, qui se ressemblent toutes, ne voir des villes que l’extérieur des murailles eu l’extrémité des minarets, passer dans cet incessant brouhaha des mugissements de la locomotive, des sifflets de la chaudière, du grincement des rails et du gémissement des freins, est-ce que c’est voyager, cela!

– Bien dit! s’écria le capitaine Hod. Répondez à cela, si vous le pouvez, Banks! Qu’en pensez-vous, mon colonel?»

Le colonel, auquel venait de s’adresser le capitaine Hod, inclina légèrement la tête, et se contenta de dire:

«Je serais curieux de savoir ce que Banks va pouvoir répondre à M. Maucler, notre hôte.

– Cela ne m’embarrasse en aucune façon répondit l’ingénieur, et j’avoue que Maucler a raison en tous points.

– Alors, s’écria le capitaine Hod, s’il en est ainsi, pourquoi construisez-vous des chemins de fer?

– Pour vous permettre, capitaine, d’aller en soixante heures de Calcutta à Bombay, lorsque vous êtes pressé.

– Je ne suis jamais pressé!

– Eh bien, alors, prenez le Great Trunk road, répondit l’ingénieur. Prenez-le, Hod, et allez à pied!

– C’est bien ce que je compte faire!

– Quand?

– Quand mon colonel consentira à me suivre ans une jolie promenade de huit ou neuf cents milles à travers la péninsule!»

Le colonel se contenta de sourire, et retomba dans une de ces longues rêveries dont ses meilleurs amis, entre autres l’ingénieur Banks et le capitaine Hod, avaient tant de peine à le tirer.

J’étais arrivé depuis un mois dans l’Inde, et, pour avoir pris le Great Indian Peninsular, qui relie Bombay à Calcutta par Allahabad, je ne connaissais absolument rien de la péninsule.

Mais mon intention était de parcourir d’abord sa partie septentrionale, au delà du Gange, d’en visiter les grandes villes, d’en étudier les principaux monuments, et de consacrer à cette exploration tout le temps qu’il faudrait pour qu’elle fût complète.

J’avais connu à Paris l’ingénieur Banks. Depuis quelques années, nous étions liés d’une amitié qu’une intimité plus profonde ne pouvait qu’accroître. Je lui avais promis de venir le voir à Calcutta, dès que l’achèvement de la portion du Scind Punjab and Delhi, dont il était chargé, le rendrait libre. Or, les travaux venaient d’être terminés. Banks avait droit à un repos de plusieurs mois, et j’étais venu lui demander de se reposer en se fatiguant à courir l’Inde. S’il avait accepté ma proposition avec enthousiasme, cela va sans dire! Aussi devions-nous partir dans quelques semaines, dès que la saison serait devenue favorable.

A mon arrivée à Calcutta, au mois de mars 1867, Banks m’avait fait faire connaissance avec l’un de ses braves camarades, le capitaine Hod; puis, il m’avait présenté à son ami, le colonel Munro, chez lequel nous venions de passer la soirée.

Le colonel, alors âgé de quarante-sept ans, habitait une maison un peu isolée, dans le quartier européen, et, par conséquent, en dehors du mouvement qui caractérise cette ville commerçante et cette ville noire dont se compose en réalité la capitale de l’Inde. Ce quartier a été appelé quelquefois la «Cité des palais», et, en effet, les palais n’y manquent point, si toutefois cette dénomination peut s’appliquer à des habitations qui n’ont d’un palais que les portiques, les colonnes et les terrasses. Calcutta est le rendez-vous de tous les ordres architectoniques que le goût anglais met généralement à contribution dans ses cités des deux mondes.

Pour ce qui est de la demeure du colonel, c’était le «bungalow» dans toute sa simplicité, une habitation élevée sur un soubassement en briques, n’ayant qu’un rez-de-chaussée, que couvrait un toit se profilant en pyramide. Une vérandah ou varangue, supportée par de légères colonnettes, en faisait le tour. Sur les côtés, cuisines, remises, communs, formaient deux ailes. Le tout était contenu dans un jardin planté de beaux arbres et entouré de murs peu élevés.

La maison du colonel était celle d’un homme qui jouit d’une grande aisance. Son domestique était nombreux, tel que le comporte le service des familles indo-anglaises dans la péninsule. Mobilier, matériel, dispositions intérieures et extérieures, tout était bien compris, sévèrement tenu. Mais on sentait que la main d’une femme avait manqué à ces divers arrangements.

Pour la direction de son personnel de serviteurs, pour la conduite générale de sa maison, le colonel s’en remettait entièrement à l’un de ses anciens compagnons d’armes, un Écossais, «un conductor» de l’armée royale, le sergent Mac Neil, avec lequel il avait fait toutes les campagnes de l’Inde, un de ces braves cœurs qui semblent battre dans la poitrine de ceux auxquels ils se sont dévoués.

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Mac Neil était un homme âgé de quarante-cinq ans, vigoureux, grand, portant toute sa barbe, comme les Écossais des montagnes. Par son attitude, sa physionomie, aussi bien que par son costume traditionnel, il était resté un highlander d’âme et de corps, bien qu’il eût quitté le service militaire en même temps que le colonel Munro. Tous deux avaient pris leur retraite depuis 1860. Mais, au lieu de retourner dans les «glens» du pays, au milieu des vieux clans de leurs ancêtres, tous deux étaient restés dans l’Inde, et vivaient à Calcutta, dans une sorte de réserve et de solitude qui veulent être expliquées.

Lorsque Banks me présenta au colonel Munro, il ne me fit qu’une recommandation:

«Ne faites aucune allusion à la révolte des Cipayes, me dit-il, et, surtout, ne prononcez jamais le nom de Nana Sahib!»

Le colonel Edward Munro appartenait à une vieille famille d’Écosse, dont les ancêtres avaient marqué dans l’histoire du Royaume-Uni. Il comptait parmi ses ancêtres ce sir Hector Munro qui commandait l’armée du Bengale en 1760, et qui eut, précisément, à dompter un soulèvement que les Cipayes, un siècle plus tard, allaient reprendre pour leur compte. Le major Munro réprima la révolte avec une impitoyable énergie, – et n’hésita pas à faire attacher, le même jour, vingt-huit rebelles à la bouche des canons, – supplice épouvantable, souvent renouvelé pendant l’insurrection de 1857, et dont l’aïeul du colonel fut peut-être le terrible inventeur.

A l’époque où les Cipayes se révoltèrent, le colonel Munro commandait le 93e régiment d’infanterie écossais de l’armée royale. Il fit presque toute la campagne sous les ordres de sir James Outram, l’un des héros de cette guerre, celui qui mérita le nom du «Bayard de l’armée des Indes», ainsi que le proclama sir Charles Napier. Avec lui, le colonel Munro fut donc à Cawnpore; il fut de la seconde campagne de Colin Campbell, dans l’Inde; il fut du siège de Lucknow, et il ne quitta cet illustre soldat que lorsque Outram eut été nommé à Calcutta membre du conseil de l’Inde.

En 1858, le colonel sir Edward Munro était chevalier commandant de l’Étoile de l’Inde, «thé Star of India (K. C. S. I.)». Il était fait baronnet, et sa femme eût porté le titre de lady Munro,1 si, le 27 juin 1857, l’infortunée n’eût péri dans l’effroyable massacre de Cawnpore, massacre accompli sous les yeux et par les ordres de Nana Sahib.

Lady Munro, – les amis du colonel ne l’appelaient jamais autrement, – était adorée de son mari. Elle avait à peine vingt-sept ans, lorsqu’elle disparut avec les deux cents victimes de cette abominable tuerie. Mistress Orr et miss Jackson, presque miraculeusement sauvées après la prise de Lucknow, avaient survécu à leur mari, à leur père. Lady Munro, elle, n’avait pu être rendue au colonel Munro. Ses restes, confondus avec ceux de tant de victimes dans le puits de Cawnpore, il avait été impossible de les retrouver et de leur donner une sépulture chrétienne.

Sir Edward Munro, désespéré, n’eut alors qu’une pensée, une seule, retrouver Nana Sahib, que le gouvernement anglais faisait rechercher de toutes parts, et assouvir, avec sa vengeance, une sorte de soif de justicier qui le dévorait. Pour être plus libre de ses actions, il prit sa retraite. Le sergent Mac Neil le suivit dans tous ses pas et démarches. Ces deux hommes, animés du même esprit, ne vivant que dans la même pensée, ne visant que le même but, se lancèrent sur toutes les pistes, relevèrent toutes les traces, mais ils ne furent pas plus heureux que la police anglo-indienne. Le Nana échappa à toutes leurs recherches. Après trois ans d’infructueux efforts, le colonel et le sergent durent suspendre provisoirement leurs investigations. D’ailleurs, à cette époque, le bruit de la mort de Nana Sahib avait couru l’Inde, et avec un tel degré de véracité, cette fois, qu’il n’y avait pas lieu de la mettre en doute.

Sir Edward Munro et Mac Neil revinrent alors à Calcutta, où ils s’installèrent dans ce bungalow isolé. Là, ne lisant ni livres ni journaux, qui auraient pu lui rappeler la sanglante époque de l’insurrection, ne quittant jamais sa demeure, le colonel vécut en homme dont la vie est sans but. Cependant, la pensée de sa femme ne le quittait pas. Il semblait que le temps n’eût aucune prise sur lui et ne pût adoucir ses regrets.

Il faut ajouter que la nouvelle de la réapparition du Nana dans la présidence de Bombay, – nouvelle qui circulait depuis quelques jours, – semblait avoir échappé à la connaissance du colonel. Et cela était heureux, car il eût immédiatement quitté le bungalow.

Voilà ce que m’avait appris Banks, avant de me présenter dans cette habitation, dont toute joie était à jamais bannie. Voilà pourquoi devait être évitée toute allusion à la révolte des Cipayes et au plus cruel de ses chefs, Nana Sahib.

Deux amis seulement, – deux amis à toute épreuve, – fréquentaient assidûment la maison du colonel. C’étaient l’ingénieur Banks et le capitaine Hod.

Banks, je l’ai dit, venait de terminer les travaux dont il avait été chargé pour l’établissement du chemin de fer Great Indian Peninsular. C’était un homme de quarante-cinq ans, dans toute la force de l’âge. Il devait prendre une part active à la construction du Madras railway, destiné à relier le golfe Arabique à la baie de Benguela; mais il n’était pas probable que les travaux pussent commencer avant un an. Il se reposait donc à Calcutta, tout en s’occupant de projets divers de mécanique, car c’était un esprit actif et fécond, incessamment en quête de quelque invention nouvelle. En dehors de ses occupations, il consacrait tout son temps au colonel, auquel le liait une amitié de vingt ans. Aussi, presque toutes ses soirées se passaient-elles sous la vérandah du bungalow, dans la compagnie de sir Edward Munro et du capitaine Hod, qui venait d’obtenir un congé de dix mois.

Hod appartenait au 1er escadron de carabiniers de l’armée royale, et avait fait toute la campagne de 1857-1858, d’abord avec sir Colin Campbell dans l’Oude et le Rohilkhande, puis avec sir H. Rose dans l’Inde centrale, – campagne qui se termina par la prise de Gwalior.

Le capitaine Hod, élevé à cette rude école de l’Inde, un des membres distingués du Club de Madras, rouge-blond de cheveux et de barbe, n’avait pas plus de trente ans. Bien qu’il fût de l’année royale, on l’eût pris pour un officier de l’armée native, tant il s’était «indianisé» pendant son séjour dans la péninsule. Il n’aurait pas été plus Indou s’il y fût né. C’est que l’Inde lui semblait être le pays par excellence, la terre promise, la seule contrée où un homme pût et dût vivre. Là, en effet, il trouvait à satisfaire tous ses goûts. Soldat de tempérament, les occasions de se battre se renouvelaient sans cesse. Chasseur émérite, n’était-il pas au pays où la nature semble avoir réuni tous les fauves de la création, et tout le gibier de poil et de plume des deux mondes? Ascensionniste déterminé, n’avait-il pas sous la main cette imposante chaîne du Thibet qui compte les plus hauts sommets du globe? Voyageur intrépide, qui l’empêchait de poser le pied là où personne ne l’avait mis encore, dans ces inaccessibles régions de la frontière himalayenne? Turfiste enragé, lui manquaient-ils, ces champs de course de l’Inde, qui valaient à ses yeux ceux de la Marche ou d’Epsom? A ce propos, même, Banks et lui étaient en parfait désaccord. L’ingénieur, en sa qualité de «mécanicien» pur sang, ne s’intéressait que très médiocrement aux prouesses hippiques des Gladiator et des Fille-de-l’air.

Un jour, même, le capitaine Hod le pressant a cet égard, Banks lui répondit que, dans son opinion, les courses ne seraient vraiment intéressantes qu’à une condition.

«Et laquelle? demanda Hod.

– C’est qu’il serait bien entendu, répondit sérieusement Banks, que le dernier arrivé des jockeys serait fusillé au poteau de départ, séance tenante.

– C’est une idée!…» répliqua simplement le capitaine Hod.

Et il eût été homme, sans doute, à courir cette chance en personne!

Tels étaient les deux commensaux assidus du bungalow de sir Edward Munro. Le colonel aimait à les entendre discuter sur toutes choses, et leurs éternelles discussions amenaient quelquefois une sorte de sourire sur ses lèvres.

Un désir commun à ces deux braves compagnons, c’était d’entraîner le colonel dans quelque voyage qui pût le distraire. Plusieurs fois, ils lui avaient proposé de partir pour le nord de la péninsule, d’aller passer quelques mois aux environs de ces «sanitarium» où la riche société anglo-indienne se réfugie volontiers pendant la saison des grandes chaleurs. Le colonel s’y était toujours refusé.

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En ce qui concernait le voyage que Banks et moi nous comptions entreprendre, nous l’avions déjà pressenti à ce sujet. Ce soir même, la question fut de nouveau remise sur le tapis. On a vu que le capitaine Hod ne parlait rien de moins que de faire à pied une grande excursion dans le nord de l’Inde. Si Banks n’aimait pas les chevaux, Hod n’aimait pas le chemin de fer. Ils étaient à deux de jeu.

Le moyen terme eût été sans doute de voyager, soit en voiture, soit en palanquin, à sa guise, à ses heures, – ce qui est assez facile sur les grandes routes bien tracées et bien entretenues de l’Indoustan.

«Ne me parlez pas de vos voitures à bœufs, de vos zébus à bosses! s’écria Banks. Sans nous, vous en seriez encore à ces véhicules primitifs, dont on ne voulait déjà plus, il y a cinq cents ans, en Europe!

– Eh! Banks, riposta le capitaine Hod, cela vaut bien vos wagons capitonnés et vos Crampton! De grands bœufs blancs qui soutiennent parfaitement le galop, et qu’on change aux relais de poste de deux en deux lieues…

– Et qui traînent des espèces de tartanes à quatre roues où l’on est plus rudement secoué que ne le sont les pêcheurs dans leurs barques sur une mer démontée!

– Passe pour les tartanes, Banks, répondit le capitaine Hod. Mais n’avons-nous pas des voitures à deux, à trois, à quatre chevaux, qui peuvent rivaliser de vitesse avec vos «convois», bien dignes de porter ce nom funèbre! J’aimerais encore mieux le simple palanquin…

– Vos palanquins, capitaine Hod, de véritables bières, longues de six pieds, larges de quatre, où l’on est allongé comme un cadavre!

– Soit, Banks, mais pas de cahots, pas de secousses; on peut lire, on peut écrire, et l’on peut dormir à l’aise, sans être réveillé à chaque station! Avec un palanquin à quatre ou six Gamals2 bengalis, on fait encore quatre milles et demi3 à l’heure, et, comme dans vos express impitoyables, on ne risque pas au moins d’arriver avant même d’être parti… quand on arrive!

– Le mieux, dis-je alors, serait sans doute de pouvoir emporter sa maison avec soi!

– Colimaçon! s’écria Banks.

– Mon ami, répondis-je, un colimaçon qui pourrait quitter sa coquille et y rentrer à volonté, ne serait peut-être pas tant à plaindre! Voyager dans sa maison, une maison roulante, ce sera probablement le dernier mot du progrès en matière de voyage!

– Peut-être, dit alors le colonel Munro; se déplacer tout en restant au milieu de son «home», emporter son chez-soi et tous les souvenirs qui le composent, varier successivement son horizon, modifier ses points de vue, son atmosphère, son climat, sans rien changer à sa vie… oui… peut-être!

– Plus de ces bungalows destinés aux voyageurs! répondit le capitaine Hod, où le confort laisse toujours à désirer, et dans lesquels on ne peut séjourner sans un permis de l’administration locale!

– Plus d’auberges détestables, dans lesquelles, moralement et physiquement, on est écorché de toutes les manières! fis-je observer, non sans quelque raison.

– La voiture de saltimbanques! s’écria le capitaine Hod, mais la voiture modernisée. Quel rêve! S’arrêter quand on veut, partir quand cela plaît, marcher au pas si l’on aime à flâner, filer au galop pour peu qu’on y tienne emporter non seulement sa chambre à coucher, mais son salon, sa salle à manger, son fumoir, et surtout sa cuisine et son cuisinier, voilà le progrès, ami Banks! Cela est cent fois supérieur aux chemins de fer! Osez me démentir, ingénieur que vous êtes, osez-le!

– Eh! eh! ami Hod, répondit Banks, je serais absolument de votre avis, si…

– Si?… fit le capitaine en hochant la tête.

– Si, dans voire essor vers le progrès, vous ne vous étiez pas brusquement arrêté en route.

– Il y a donc mieux à faire encore?

– Jugez-en. Vous trouvez la maison roulante très supérieure au wagon, même au wagon-salon, même au sleeping-car des railways. Vous avez raison, mon capitaine, si l’on a du temps à perdre, si l’on voyage pour son agrément et non pour ses affaires. Je crois que nous sommes tous d’accord à ce sujet?

– Tous!» répondis-je.

Le colonel Munro abaissa la tête en signe d’acquiescement.

«C’est entendu, répondit Banks. Bien. Je poursuis. Vous vous êtes adressé à un carrossier doublé d’un architecte, et il vous a construit votre maison roulante. La voilà, bien établie, bien comprise, répondant aux exigences d’un ami du confort. Elle n’est point trop haute, ce qui lui évitera des culbutes; elle n’est pas trop large, de manière à passer par tous les chemins; elle est ingénieusement suspendue, afin que la route lui soit facile et douce.

Parfait, parfait! Elle a été fabriquée pour notre ami le colonel, je suppose. Il nous y a offert l’hospitalité. Nous allons, si vous le voulez, visiter les contrées septentrionales de l’Inde, en colimaçons, mais en colimaçons que leur queue ne rive pas inséparablement à leurs coquilles. Tout est prêt. On n’a rien oublié… pas même le cuisinier et la cuisine, si chers au cœur du capitaine. Le jour du départ est venu, on va partir! All right!… Et qui la traînera, votre maison roulante, mon excellent ami?

– Qui? s’écria le capitaine Hod, mais des mules, des ânes, des chevaux, des bœufs!…

– Par douzaines? dit Banks.

– Des éléphants! riposta le capitaine Hod, des éléphants! Voilà qui serait superbe et majestueux! Une maison traînée par un attelage d’éléphants, bien dressés, de fière allure, détalant, galopant comme les plus beaux carrossiers du monde!

– Ce serait magnifique, mon capitaine!

– Un train de rajah en campagne, mon ingénieur!

– Oui! mais…

– Mais… quoi? Il y a encore un mais! s’écria le capitaine Hod.

– Un gros mais!

– Ah! ces ingénieurs! ils ne sont bons qu’à voir des difficultés en toutes choses!…

– Et à les surmonter, quand elles ne sont pas insurmontables, répondit Banks.

– Eh bien, surmontez!

– Je surmonte, et voici comment. Mon cher Munro, tous ces moteurs, dont le capitaine a parlé, cela marche, cela traîne, cela tire, mais cela se fatigue aussi. Cela est rétif, cela s’entête, et surtout cela mange. Or, pour peu que les pâturages viennent à manquer, comme on ne peut pas remorquer cinq cents acres de prairies à sa suite, l’attelage s’arrête, s’épuise, tombe, meurt de faim, la maison roulante ne roule plus, et elle reste aussi immobile que le bungalow où nous discutons on ce moment. Il s’ensuit donc que ladite maison ne sera pratique que le jour où ce sera une maison à vapeur.

– Qui courra sur des rails! s’écria le capitaine, en haussant les épaules.

– Non, sur des routes, répondit l’ingénieur, et traînée par quelque locomotive routière perfectionnée.

– Bravo! s’écria le capitaine, bravo! Du moment que votre maison ne roulera plus sur un railway et pourra se diriger à sa fantaisie, sans suivre votre impérieuse ligne de fer, j’en suis.

– Mais, fis-je observer à Banks, si mules, ânes, chevaux, bœufs, éléphants, mangent, une machine mange aussi, et, faute de combustible, elle s’arrêtera en route.

– Un cheval-vapeur, répondit Banks, égale en force trois à quatre chevaux-nature, et cette puissance peut être accrue encore. Un cheval-vapeur n’est sujet ni à la fatigue ni à la maladie. Par tous les temps, sous toutes les latitudes, sous le soleil, sous la pluie, sous la neige, il va toujours sans jamais s’épuiser. Il n’a même pas à redouter les attaques des fauves, ni la morsure des serpents, ni la piqûre des taons et autres redoutables insectes. Il n’a besoin ni de l’aiguillon du bouvier, ni du fouet des conducteurs. Se reposer, inutile, il se passe de sommeil. Le cheval-vapeur, sorti de la main de l’homme, est, étant donné son but, et qu’on n’attend pas de lui qu’il puisse un jour être mis à la broche, supérieur à tous les animaux de trait que la Providence a mis à la disposition de l’humanité. Un peu d’huile ou de graisse, un peu de charbon ou de bois, c’est tout ce qu’il consomme. Or, vous le savez, mes amis, ce ne sont pas les forêts qui manquent dans la péninsule indienne, et le bois y appartient à tout le monde!

– Bien dit! s’écria le capitaine Hod. Hurrah pour le cheval-vapeur! Je vois déjà la maison roulante de l’ingénieur Banks, traînée sur les grandes routes de l’Inde, pénétrant à travers les jungles, s’enfonçant sous les forêts, s’aventurant jusque dans les repaires des lions, des tigres, des ours, des panthères, des guépards, et nous, à l’abri de ses murs, nous payant des hécatombes de fauves à dépiter tous les Nemrod, les Anderson, les Gérard, les Pertuiset, les Chassaing du monde! Ah! Banks, l’eau m’en vient à la bouche, et vous me faites bien regretter de ne pas avoir à naître dans quelque cinquante ans d’ici!

– Et pourquoi, mon capitaine?

– Parce que, dans cinquante ans, votre rêve sera réalisé, et que la voiture à vapeur se fera.

– Elle est faite, répondit simplement l’ingénieur.

– Faite! et faite par vous, peut-être?…

– Par moi, et je ne craindrais, à vrai dire, qu’une chose pour elle, c’est qu’elle ne dépassât votre rêve…

– En route, Banks, en route!» s’écria le capitaine Hod, qui se leva comme sous le coup d’une décharge électrique. Il était prêt à partir.

L’ingénieur le calma d’un geste; puis, d’une voix plus grave, s’adressant à sir Edward Munro:

«Edward, lui dit-il, si je mets une maison roulante à ta disposition, si, d’ici un mois, lorsque la saison sera convenable, je viens te dire: Voilà ta chambre qui se déplacera et ira où tu voudras aller, voilà tes amis, Maucler, le capitaine Hod et moi, qui ne demandons qu’à t’accompagner dans une excursion au nord de l’Inde, me répondras-tu: Partons, Banks, partons, et que le Dieu des voyageurs nous protège!

– Oui, mes amis, répondit le colonel Munro, après avoir réfléchi un instant. Banks, je mets à ta disposition tout l’argent nécessaire. Tiens ta promesse! Amène-nous cette idéale maison à vapeur qui dépasserait les rêves de Hod, et nous traverserons l’Inde entière!

– Hurrah! Hurrah! Hurrah! s’écria le capitaine Hod, et malheur aux fauves des frontières du Népaul!»

En ce moment, le sergent Mac Neil, attiré par les hurrahs du capitaine, parut sur la porte de l’habitation.

«Mac Neil, lui dit le colonel Munro, nous partons dans un mois pour le nord de l’Inde. Tu seras du voyage?

– Nécessairement, mon colonel, puisque vous en êtes!» répondit le sergent Mac Neil.

 

 

 

Chapitre III

La révolte des Cipayes

 

uelques mots feront sommairement connaître ce qu’était l’Inde à l’époque à laquelle ce récit se rattache, et plus particulièrement ce que fut cette formidable insurrection des Cipayes, dont il importe de reprendre ici les principaux faits.

Ce fut en 1600, sous le règne d’Élisabeth, en pleine race solaire, dans cette Terre Sainte de l’Aryavarta, au milieu d’une population de deux cents millions d’habitants, dont cent douze millions appartenaient à la religion indoue, que se fonda la très honorable Compagnie des Indes, connue sous le sobriquet bien anglais de «Old John Company».

C’était, au début, une simple «association de marchands, faisant le trafic avec les Indes orientales», à la tête de laquelle fut placé le duc de Cumberland.

Vers cette époque, déjà, la puissance portugaise, après avoir été grande aux Indes, commençait à s’effacer. Aussi, les Anglais, mettant cette situation à profit, tentèrent-ils un premier essai d’administration politique et militaire dans cette présidence du Bengale, dont la capitale, Calcutta, allait devenir le centre du nouveau gouvernement. Tout d’abord, le 39e régiment de l’armée royale, expédié d’Angleterre, vint occuper la province. De là cette devise, qu’il porte encore sur son drapeau: Primus in Indiis.

Cependant, une compagnie française s’était fondée à peu près vers le même temps, sous le patronage de Colbert. Elle avait le même but que celui dont la Compagnie des marchands de Londres avait fait son objectif. De cette rivalité devaient naître des conflits d’intérêts. Il s’ensuivit de longues luttes avec succès et revers, qui illustrèrent les Dupleix, les Labourdonnais, les Lally-Tollendal.

Finalement, les Français, écrasés par le nombre, durent abandonner le Carnatique, cette portion de la péninsule, qui comprend une partie de sa lisière orientale.

Lord Clive, libre de concurrents, ne craignant plus rien ni du Portugal ni de la France, entreprit alors d’assurer la conquête du Bengale, dont lord Hastings fut nommé le gouverneur général. Des réformes furent poursuivies par une administration habile et persévérante. Mais, de ce jour, la Compagnie des Indes, si puissante, si absorbante même, fut touchée directement dans ses intérêts les plus vifs. Quelques années plus tard, en 1784, Pitt apporta encore des modifications à sa charte primitive. Son sceptre dut passer entre les mains des conseillers de la Couronne. Résultat de ce nouvel ordre de choses: en 1813, la Compagnie allait perdre le monopole du commerce des Indes, et, en 1833, le monopole du commerce de la Chine.

Toutefois, si l’Angleterre n’avait plus à lutter contre les associations étrangères dans la péninsule, elle eut à soutenir des guerres difficiles, soit avec les anciens possesseurs du sol, soit avec les derniers conquérants asiatiques de ce riche domaine.

Sous lord Cornwallis, en 1784, ce fut la lutte avec Tippo Sahib, tué le 4 mai 1799, dans le dernier assaut donné par le général Harris à Séringapatam. Ce fut la guerre avec les Maharattes, ce peuple de haute race, très puissant pendant le XVIIIe siècle, et la guerre avec les Pindarris, qui résistèrent si courageusement. Ce fut encore la guerre contre les Gourgkhas du Népaul, ces hardis montagnards, qui, dans la périlleuse épreuve de 1857, devaient rester les fidèles alliés des Anglais. Enfin, ce fut la guerre contre les Birmans, de 1823 à 1824.

En 1828, les Anglais étaient maîtres, – directement ou indirectement, – d’une grande partie du territoire. Avec lord William Bentinck commença une nouvelle phase administrative.

Depuis la régularisation des forces militaires dans l’Inde, l’armée avait toujours compté deux contingents très distincts, le contingent européen et le contingent natif ou indigène. Le premier formait l’armée royale, composée de régiments de cavalerie, de bataillons d’infanterie, et de bataillons d’infanterie européenne au service de la Compagnie des Indes; le second formait l’armée native, comprenant des bataillons d’infanterie et des bataillons de cavalerie réguliers, mais indigènes, commandés par des officiers anglais. À cela, il fallait ajouter une artillerie, dont le personnel, appartenant à la Compagnie, était européen, à l’exception de quelques batteries.

Quel était l’effectif de ces régiments ou bataillons, qui sont indifféremment nommés de cette façon dans l’armée royale? Pour l’infanterie, onze cents hommes par bataillon dans l’armée du Bengale, et huit à neuf cents dans les armées de Bombay et de Madras; pour la cavalerie, six cents sabres dans chaque régiment des deux armées.

En somme, en 1857, ainsi que l’établit avec une extrême précision M. de Valbezen dans ses Nouvelles Études sur les Anglais et l’Inde, ouvrage très remarqué, on pouvait «évaluer à deux cent mille hommes de troupes natives, et à quarante-cinq mille hommes de troupes européennes, le total des forces des trois présidences.»

Or, les Cipayes, tout en formant un corps régulier que commandaient des officiers anglais, n’étaient pas sans quelque velléité de secouer ce dur joug de la discipline européenne, que leur imposaient les conquérants. Déjà, en 1806, peut-être même sous l’inspiration du fils de Tippo Sahib, la garnison de l’armée native de Madras, cantonnée à Vellore, avait massacré les grand’gardes du 69e régiment de l’armée royale, incendié les casernes, égorgé les officiers et leurs familles, fusillé les soldats malades jusque dans l’hôpital. Quelle avait été la cause de cette rébellion, – la cause apparente, au moins? Une prétendue question de moustaches, de coiffure et de boucles d’oreilles. Au fond, il y avait la haine des envahis contre les envahisseurs.

Ce premier soulèvement fut promptement étouffé par les forces royales cantonnées à Ascot.

Une raison de ce genre, – un prétexte aussi, – devait également provoquer à son début le premier mouvement insurrectionnel de 1857, – mouvement bien autrement redoutable, qui eût peut-être anéanti la puissance anglaise dans l’Inde, si les troupes natives des présidences de Madras et de Bombay y eussent pris part.

Avant tout, cependant, il convient de bien établir que cette révolte ne fut pas nationale. Les Indous des campagnes et des villes, cela est certain, s’en désintéressèrent absolument. En outre, elle fut limitée aux États semi-indépendants de l’Inde centrale, aux provinces du nord-ouest et au royaume d’Oude. Le Pendjab demeura fidèle aux Anglais, avec son régiment de trois escadrons du Caucase indien. Restèrent fidèles aussi les Sikhs, ces ouvriers de caste inférieure, qui se distinguèrent particulièrement au siège de Delhi; fidèles, ces Gourgkhas, amenés au siège de Lucknow, au nombre de douze mille, par le rajah du Népaul; fidèles enfin les Maharajahs de Gwalior et de Pattyalah, le rajah de Rampore, la Rani de Bhopal, fidèles aux lois de l’honneur militaire, et, pour employer l’expression usitée par les natifs de l’Inde, «fidèles au sel».

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Au début de l’insurrection, lord Canning était à la tête de l’administration en qualité de gouverneur général. Peut-être cet homme d’État s’illusionna-t-il sur la portée du mouvement. Depuis quelques années déjà, l’étoile du Royaume-Uni avait visiblement pâli au ciel indou. En 1842, la retraite de Caboul venait diminuer le prestige des conquérants européens. L’attitude de l’armée anglaise pendant la guerre de Crimée n’avait pas été non plus, dans quelques circonstances, à la hauteur de sa réputation militaire. Aussi arriva-t-il un moment où les Cipayes, très au courant de ce qui se passait sur les bords de la mer Noire, songèrent qu’une révolte des troupes natives réussirait peut-être. Il ne fallait qu’une étincelle, d’ailleurs, pour enflammer des esprits bien préparés, que les bardes, les brahmanes, les «moulvis», excitaient par leurs prédications et leurs chants.

Cette occasion se présenta dans l’année 1857, pendant laquelle le contingent de l’armée royale avait dû être quelque peu réduit sous la nécessité des complications extérieures.

Au commencement de cette année, Nana Sahib, autrement dit le nabab Dandou-Pant, qui résidait près de Cawnpore, s’était rendu à Delhi, puis à Lucknow, dans le but, sans doute, de provoquer le soulèvement préparé de longue main.

En effet, peu de temps après le départ du Nana se déclarait le mouvement insurrectionnel.

Le gouvernement anglais venait d’introduire dans l’armée native l’usage de la carabine Enfield, qui nécessite l’emploi de cartouches graissées. Un jour, le bruit se répandit que cette graisse était, soit de la graisse de vache, soit de la graisse de porc, suivant que les cartouches étaient destinées aux soldats indous ou musulmans de l’armée indigène.

Or, dans un pays où les populations renoncent à se servir même de savon, parce que la graisse d’un animai sacré ou vil peut entrer dans sa composition, l’emploi de cartouches enduites de cette substance, – cartouches qu’il fallait déchirer avec les lèvres, – devait être difficilement accepté. Le gouvernement céda en partie devant les réclamations qui lui furent faites; mais il eut beau modifier la manœuvre de la carabine, assurer que les graisses en question ne servaient pas à la confection des cartouches, il ne rassura et ne persuada personne dans l’armée des Cipayes.

Le 24 février, à Berampore, le 34e régiment refuse les cartouches. Au milieu du mois de mars, un adjudant est massacré, et le régiment licencié, après le supplice des assassins, va porter dans les provinces voisines de plus actifs ferments de révolte.

Le 10 mai, à Mirat, un peu au nord de Delhi, les 3e, 11e et 20e régiments se révoltent, tuent leurs colonels et plusieurs officiers d’état-major, livrent la ville au pillage, puis se replient sur Delhi. Là, le rajah, un descendant de Timour, se joint à eux. L’arsenal tombe en leur pouvoir, et les officiers du 54e régiment sont égorgés.

Le 11 mai, à Delhi, le major Fraser et ses officiers sont impitoyablement massacrés par les révoltés de Mirat jusque dans le palais du commandant européen, et, le 16 mai, quarante-neuf prisonniers, hommes, femmes, enfants, tombent sous la hache des assassins.

Le 20 mai, le 26e régiment, cantonné près de Lahore, tue le commandant du port et le sergent-major européen.

Le branle était donné à ces épouvantables boucheries.

Le 28 mai, à Nourabad, nouvelles victimes parmi les officiers anglo-indiens.

Le 30 mai, dans les cantonnements de Lucknow, massacre du brigadier commandant, de son aide de camp et de plusieurs autres officiers.

Le 31 mai, à Bareilli, dans le Rohilkhande, meurtre de quelques officiers surpris, qui ne peuvent même se défendre.

A la même date, à Schajahanpore, assassinat du collecteur et d’un certain nombre d’officiers par les Cipayes du 38e régiment, et le lendemain, au delà de Barwar, égorgement des officiers, femmes et enfants, qui s’étaient mis en route pour gagner la station de Sivapore, à un mille d’Aurungabad.

Dans les premiers jours de juin, à Bhopal, massacre d’une partie de la population européenne, et à Jansi, sous l’inspiration de la terrible Rani dépossédée, tuerie, avec des raffinements de cruauté sans exemple, des femmes et enfants réfugiés dans le fort.

Le 6 juin, à Allahabad, huit jeunes enseignes tombent sous les coups des Cipayes.

Le 14 juin, à Gwalior, révolte de deux régiments natifs et assassinat des officiers.

Le 27 juin, à Cawnpore, première hécatombe de victimes de tout âge et de tout sexe, fusillées ou noyées, – prélude de l’épouvantable drame qui allait s’accomplir quelques semaines plus tard.

A Holkar, le 1er juillet, massacre de trente-quatre Européens, officiers, femmes, enfants, pillage, incendie, et à Ugow, le même jour, assassinat du colonel et de l’adjudant du 23e régiment de l’armée royale.

Le 15 juillet, second massacre à Cawnpore. Ce jour-là, plusieurs centaines d’enfants et de femmes, – et parmi celles-ci lady Munro, – sont égorgées avec une cruauté sans égale par les ordres du Nana lui-même, qui appela à son aide les bouchers musulmans des abattoirs. Horrible tuerie, après laquelle les corps furent précipités dans un puits, resté légendaire.

Le 26 septembre, sur une place de Lucknow, maintenant appelée le «square des litières», nombreux blessés écharpés à coups de sabre et jetés encore vivants dans les flammes.

Et, enfin, tant d’autres massacres isolés, dans les villes et les campagnes, qui donnèrent à ce soulèvement un horrible caractère d’atrocité!

A ces égorgements, d’ailleurs, les généraux anglais répondirent aussitôt par des représailles, – nécessaires sans doute, puisqu’elles finirent par inspirer la terreur du nom anglais parmi les insurgés, – mais qui furent véritablement épouvantables.

Au début de l’insurrection, à Lahore, le grand-juge Montgomery et le brigadier Corbett avaient pu désarmer, sans répandre de sang, sous la bouche de douze pièces de canon, mèche allumée, les 8e, 16e 26e et 49e régiments de l’armée native. A Moultan, les 62e et 29e régiments indigènes avaient aussi dû rendre leurs armes, sans pouvoir tenter une résistance sérieuse. De même à Peschawar, les 24e, 27e et 51e régiments furent désarmés par le brigadier S. Colton et le colonel Nicholson, au moment où la révolte allait éclater. Mais des officiers du 51e régiment ayant fui dans la montagne, leurs têtes furent mises à prix, et toutes furent bientôt rapportées par les montagnards.

C’était le commencement des représailles.

Une colonne, commandée par le colonel Nicholson, fut lancée alors sur un régiment natif, qui marchait vers Delhi. Les révoltés ne tardèrent pas à être atteints, battus, dispersés, et cent vingt prisonniers rentrèrent à Peschawar. Tous furent indistinctement condamnés à mort; mais un sur trois seulement dut être exécuté. Dix canons furent rangés sur le champ de manœuvres, un prisonnier attaché à chacune de leurs bouches, et, cinq fois, les dix canons firent feu, en couvrant la plaine de débris informes, au milieu d’une atmosphère empestée par la chair brûlée.

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Ces suppliciés, suivant M. de Valbezen, moururent presque tous avec cette héroïque indifférence que les Indiens savent si bien conserver en face de la mort. «Seigneur capitaine, dit à un des officiers qui présidaient l’exécution un beau Cipaye de vingt ans, en caressant nonchalamment de la main l’instrument de mort, seigneur capitaine, il n’est pas besoin de m’attacher, je n’ai pas envie de m’enfuir.»

Telle fut cette première et horrible exécution, qui devait être suivie de tant d’autres.

Voici, d’ailleurs, l’ordre du jour qu’à cette date même, à Lahore, le brigadier Chamberlain portait à la connaissance des troupes natives, après l’exécution de deux Cipayes du 55e régiment:

«Vous venez de voir attacher vivants à la bouche des canons et mettre en pièces deux de vos camarades; ce châtiment sera celui de tous les traîtres. Votre conscience vous dira les peines qu’ils subiront dans l’autre monde. Les deux soldats ont été mis à mort par le canon et non par la potence, parce que j’ai désiré leur éviter la souillure de l’attouchement du bourreau et prouver ainsi que le gouvernement, même en ces jours de crise, ne veut rien faire qui puisse porter la moindre atteinte à vos préjugés de religion et de caste.»

Le 30 juillet, douze cent trente-sept prisonniers tombaient successivement devant le peloton d’exécution, et cinquante autres n’échappaient au dernier supplice que pour mourir de faim et d’étouffement dans la prison où on les avait renfermés.

Le 28 août, sur huit cent soixante-dix Cipayes qui fuyaient Lahore, six cent cinquante-neuf étaient impitoyablement massacrés par les soldats de l’armée royale.

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Le 23 septembre, après la prise de Delhi, trois princes de la famille du roi, l’héritier présomptif et ses deux cousins, se rendaient sans conditions au général Hodson, qui les emmena avec une escorte de cinq hommes seulement au milieu d’une foule menaçante de cinq mille Indous, – un contre mille. Et cependant, à mi-route, Hodson fit arrêter le char qui portait les prisonniers, il monta près d’eux, il leur ordonna de se découvrir la poitrine, il les tua tous trois à coups de revolver. «Cette sanglante exécution, de la main d’un officier anglais, dit M. de Valbezen, devait exciter dans le Pundjab la plus haute admiration.»

Après la prise de Delhi, trois mille prisonniers périssaient par le canon ou la potence, et avec eux, vingt-neuf membres de la famille royale. Le siège de Delhi, il est vrai, avait coûté aux assiégeants deux mille cent cinquante et un Européens et seize cent quatre-vingt-six natifs.

A Allahabad, horribles boucheries humaines, faites non plus parmi les Cipayes, mais dans les rangs de l’humble population, que des fanatiques avaient presque inconsciemment entraînée au pillage.

A Lucknow, le 16 novembre, deux mille Cipayes, passés par les armes au Sikander Bagh, jonchaient de leurs cadavres un espace de cent vingt mètres carrés.

A Cawnpore, après le massacre, le colonel Neil obligeait les condamnés, avant de les livrer au gibet, à lécher et nettoyer de leur langue, proportionnellement à leur rang de caste, chaque tache de sang restée dans la maison où les victimes avaient péri. C’était, pour ces Indous, faire précéder la mort par le déshonneur.

Pendant l’expédition dans l’Inde centrale, les exécutions des prisonniers furent continuelles, et, sous les feux de la mousqueterie, «des murs de chair humaine s’écroulaient sur la terre!»

Le 9 mars 1858, à l’attaque de la Maison jaune, lors du second siège de Lucknow, après une épouvantable décimation de Cipayes, il paraît constant qu’un de ces malheureux fut rôti vivant par les Sikhs sous les yeux mêmes des officiers anglais.

Le 11, cinquante corps de Cipayes comblaient les fossés du palais de la Bégum, à Lucknow, sans qu’un seul blessé eût été épargné par des soldats qui ne se possédaient plus.

Enfin, en douze jours de combats, trois mille natifs expiraient par la corde ou sous les balles, et, parmi eux, trois cent quatre-vingts fugitifs entassés dans l’île d’Hidaspe, qui s’étaient sauvés jusque dans le Cachemire.

En somme, sans tenir compte du chiffre des Cipayes qui furent tués les armes à la main, pendant cette répression impitoyable, – répression qui n’admettait pas de prisonniers, – rien que pour la campagne du Pendjab, on ne trouve pas moins de six cent vingt-huit indigènes fusillés ou attachés à la bouche des canons par ordre de l’autorité militaire, treize cent soixante-dix par ordre de l’autorité civile, trois cent quatre-vingt-six pendus par ordre des deux autorités.

Total fait, au commencement de l’année 1859, on estimait à plus de cent vingt mille le nombre des officiers et soldats natifs qui périrent, et à plus de deux cent mille celui des indigènes civils qui payèrent de leur vie leur participation, souvent douteuse, à cette insurrection. Terribles représailles contre lesquelles, non sans raison peut-être, M. Gladstone protesta avec énergie au parlement anglais.

Il était important, pour le récit qui va suivre, d’établir, de part et d’autre, le bilan de cette nécrologie. Il le fallait, pour faire comprendre au lecteur quelle haine inassouvie devait rester aussi bien au cœur des vaincus, assoiffés de vengeance, qu’à celui dos vainqueurs, qui, dix ans après, portaient encore le deuil des victimes de Cawnpore et de Lucknow.

Quant aux faits purement militaires de toute la campagne entreprise contre les rebelles, ils comprennent les expéditions suivantes, qui vont être sommairement citées.

C’est d’abord la première campagne du Pendjab, qui coûta la vie à sir John Laurence.

Puis vient le siège de Delhi, cette capitale de l’insurrection, renforcée par des milliers de fugitifs, et dans laquelle Mohammed Schah Bahadour fut proclamé empereur de l’Indoustan. «Finissez-en avec Delhi!» avait impérieusement ordonné le gouverneur général dans une dernière dépêche au commandant en chef, et le siège, commencé dans la nuit du 13 juin, se terminait le 19 septembre, après avoir coûté la vie aux généraux sir Harry Barnard et John Nicholson.

En même temps, après que Nana Sahib se fut fait déclarer Peïschwah et couronner au château-fort de Bilhour, le général Havelock opérait sa marche sur Cawnpore. Il y entrait le 17 juillet, mais trop tard pour empêcher le dernier massacre et s’emparer du Nana, qui put s’enfuir avec cinq mille hommes et quarante pièces de canon.

Cela fait, Havelock entreprenait une première campagne dans le royaume d’Oude, et, le 28 juillet, il passait le Gange avec dix-sept cents hommes et dix canons seulement, se dirigeant sur Lucknow.

Sir Colin Campbell, le major général sir James Outram, entraient alors en scène. Le siège de Lucknow devait durer quatre-vingt-sept jours, coûter la vie à sir Henri Lawrence et au général Havelock. Puis, Colin Campbell, après avoir été forcé de se retirer sur Cawnpore, dont il s’emparait définitivement, se préparait pour une seconde campagne.

Pendant ce temps, d’autres troupes délivraient Mohir, une des villes de l’Inde centrale, et faisaient une expédition à travers le Malwa, qui rétablissait l’autorité anglaise dans ce royaume.

Au début de l’année 1858, Campbell et Outram recommençaient une seconde campagne dans l’Oude, avec quatre divisions d’infanterie, que commandaient les majors généraux sir James Outram, sir Edward Lugar, les brigadiers Walpole et Franks. La cavalerie était sous sir Hope Grant, les armes spéciales sous Wilson et Robert Napier, – soit environ vingt-cinq mille combattants, que le maharajah du Népaul allait rejoindre avec douze mille Gourgkhas. Mais l’armée révoltée de la Bégum ne comptait pas moins de cent vingt mille hommes, et, la ville de Lucknow, sept à huit cent mille habitants. La première attaque se fit le 6 mars. A la date du 16, après une série de combats dans lesquels tombèrent le capitaine de vaisseau sir William Peel et le major Hodson, les Anglais étaient en possession de la partie de la ville située sur la Goumti. Malgré ces avantages, la Bégum et son fils résistaient encore dans le palais de Mousa-Bagh, à l’extrémité nord-ouest de Lucknow, et le Moulvi, chef musulman de la révolte, réfugié au centre même de la ville, refusait de se rendre. Le 19, une attaque d’Outram, le 21, un combat heureux, confirmaient enfin aux Anglais la pleine possession, de ce redoutable rempart de l’insurrection des Cipayes.

Au mois d’avril, la révolte entrait dans sa dernière phase. Une expédition était faite dans le Rohilkhande, où s’étaient portés en grand nombre les insurgés fugitifs. Bareilli, la capitale du royaume, fut tout d’abord l’objectif des chefs de l’armée royale. Les débuts ne furent pas heureux. Les Anglais subirent une sorte de défaite à Judgespore. Le brigadier Adrien Hope fut tué. Mais, vers la fin du mois, Campbell arrivait, reprenait Schah-Jahanpore, et, le 5 mai, attaquant Bareilli, il couvrait la ville de feux et s’en emparait, sans avoir pu empêcher les rebelles de l’évacuer.

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Pendant ce temps, dans l’Inde centrale s’ouvraient les campagnes de sir Hugh Rose. Ce général, aux premiers jours de janvier 1858, marchait sur Saungor, à travers le royaume de Bhopal, en délivrait la garnison le 3 février, prenait le fort de Gurakota dix jours après, forçait les défilés de la chaîne des Vindhyas au col de Mandanpore, passait la Betwa, arrivait devant Jansi, défendue par onze mille révoltés, sous les ordres de la farouche Rani, l’investissait le 22 mars, au milieu d’une chaleur torride, détachait deux mille hommes de l’armée assiégeante pour barrer la route à vingt mille hommes du contingent de Gwalior, amenés par le fameux Tantia-Topi, culbutait ce chef rebelle, donnait assaut à la ville le 2 avril, forçait la muraille, s’emparait de la citadelle, d’où la Rani parvenait à s’échapper, reprenait les opérations contre le fort de Calpi, où la Rani et Tantia-Topi avaient résolu de mourir, en devenait maître le 22 mai, après un héroïque assaut, continuait la campagne à la poursuite de la Rani et de son compagnon, qui s’étaient jetés dans Gwalior, y concentrait, le 16 juin, ses deux brigades que rejoignait un renfort du brigadier Napier, écrasait les révoltés à Morar, réduisait la place le 18, et revenait à Bombay, après une campagne triomphale.

Ce fut précisément dans une rencontre d’avant-poste, devant Gwalior, que succomba la Rani. Cette redoutable reine, toute dévouée au nabab, sa plus fidèle compagne pendant l’insurrection, fut tuée de la main même de sir Edward Munro. Nana Sahib sur le cadavre de lady Munro, à Cawnpore, le colonel sur le cadavre de la Rani, à Gwalior, c’étaient là deux hommes en qui se résumait la révolte et la répression, deux ennemis dont la haine aurait des effets terribles, s’ils se retrouvaient jamais face à face!

A ce moment, on peut considérer l’insurrection comme domptée, sauf peut-être dans quelques portions du royaume d’Oude. Campbell rentre donc en campagne le 2 novembre, s’empare des dernières positions des révoltés, oblige à se soumettre quelques chefs importants. Cependant, l’un d’eux, Beni Madho, n’est pas pris. On apprend en décembre qu’il s’est réfugié dans un district limitrophe du Népaul. On affirme que Nana Sahib, Balao Rao, son frère, et la Bégum d’Oude sont avec lui. Plus tard, aux derniers jours de l’année, le bruit court qu’ils sont allés chercher asile sur la Rapti, à la limite des royaumes du Népaul et de l’Oude. Campbell les presse vivement, mais ils passent la frontière. Ce fut dans les premiers jours de février 1859 seulement qu’une brigade anglaise, dont l’un des régiments était sous les ordres du colonel Munro, put les poursuivre jusque dans le Népaul. Béni Madho est tué, la Bégum d’Oude et son fils sont faits prisonniers et obtiennent la permission de résider dans la capitale du Népaul. Quant à Nana Sahib et à Balao Rao, longtemps on les crut morts. Ils ne l’étaient pas.

Quoi qu’il en soit, la formidable insurrection était anéantie. Tantia-Topi, livré par son lieutenant Man-Singh et condamné à mort, était exécuté, le 15 avril, à Sipri. Ce rebelle, «cette figure vraiment remarquable du grand drame de l’insurrection indienne, dit M. de Valbezen, et qui donna des preuves d’un génie politique plein de combinaisons et d’audace,» mourut courageusement sur l’échafaud.

Cependant, la fin de cette révolte des Cipayes, qui eût peut-être coûté l’Inde aux Anglais, si elle se fût étendue à toute la péninsule, et surtout si le soulèvement eût été national, devait provoquer la chute de l’honorable Compagnie des Indes.

En effet, la Cour des Directeurs avait été menacée de déchéance par lord Palmerston dès la fin de l’année 1857.

Le 1er novembre 1858, une proclamation, publiée en vingt langues, annonçait que Sa Majesté Victoria Béatrix, reine d’Angleterre, prenait le sceptre de l’Inde, dont, quelques années plus tard, elle allait être couronnée impératrice.

Ce fut l’œuvre de lord Stanley. Le titre de gouverneur, remplacé par celui de vice-roi, un secrétaire d’État et quinze membres composant le gouvernement central, les membres du conseil de l’Inde pris en dehors du service indien, les gouverneurs des présidences de Madras et de Bombay nommés par la reine, les membres des services indiens et les commandants en chef choisis par le secrétaire d’État, telles furent les principales dispositions du nouveau gouvernement.

Quant aux forces militaires, l’armée royale compte aujourd’hui dix-sept mille hommes de plus qu’avant la révolte des Cipayes, soit cinquante-deux régiments d’infanterie, neuf régiments de fusiliers, et une artillerie considérable, avec cinq cents sabres par régiment de cavalerie, et sept cents baïonnettes par régiment d’infanterie.

L’armée native se compose de cent trente-sept régiments d’infanterie et de quarante régiments de cavalerie; mais son artillerie est européenne, presque sans exception.

Tel est l’état actuel de la péninsule au point de vue administratif et militaire, tel est l’effectif des forces qui gardent un territoire de quatre cent mille milles carrés.

«Les Anglais, dit justement M. Grandidier, ont été heureux de rencontrer dans ce grand et magnifique pays un peuple doux, industrieux, civilisé, et de longue date façonné à tous les jougs. Mais qu’ils y prennent garde, la douceur a ses limites, et que le joug ne soit pas écrasant, ou les têtes se redressent un jour et le brisent.»

 

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1 Une femme non titrée, qui épouse un baronnet ou un chevalier, prend le titre de lady devant le nom de son mari. Mais cette qualification de lady ne peut précéder le nom de baptême, car, dans ce cas, elle est uniquement réservée aux filles de pairs.

2 Nom des porteurs de palanquins dans l’Inde.

3 Environ 8 kilomètres.