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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Première partie

(XIII-XVI)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre XIII

Prouesses du capitaine Hod

 

a demi-journée du 5 juin et la nuit suivante furent tranquillement passées au campement. Après tant de fatigues, accrues de tant de dangers, ce repos nous était bien dû.

Ce n’était plus le royaume d’Oude qui développait maintenant ses riches plaines devant nos pas. Steam-House courait alors à travers ce territoire, fertile encore, mais coupé de «nullahs», ou ravins, qui forme le Rohilkhande. Bareilli est la capitale de ce vaste carré de cent cinquante-cinq milles de côtes, très arrosé par les nombreux affluents ou sous-affluents de la Cogra, planté ça et là de groupes de magnifiques manguiers, semé d’épaisses jungles, qui tendent à disparaître devant la culture.

Là fut le centre de l’insurrection, après la prise de Delhi; là se fit une des campagnes de sir Colin Campbell; là, la colonne du brigadier Walpole ne fut pas heureuse à ses débuts; là périt un ami de sir Edward Munro, le colonel du 93e écossais, qui s’était distingué aux deux assauts de Lucknow dans l’affaire du 14 avril.

Étant donnée la constitution de ce territoire, aucun autre n’eût été plus favorable à la marche de notre train. Belles routes, très également nivelées, cours d’eau faciles à franchir entre les deux artères plus importantes qui descendent du nord, tout concourait à rendre facile cette partie de l’itinéraire. Il ne nous restait plus que quelques centaines de kilomètres à parcourir, avant de sentir ces premiers exhaussements du sol, qui relient la plaine aux montagnes du Népaul.

Seulement, il fallait maintenant compter très sérieusement avec la saison des pluies.

La mousson qui règne du nord-est au sud-ouest pendant les premiers mois de l’année, venait d’être renversée. La période pluvieuse est plus violente sur le littoral qu’à l’intérieur de la péninsule, et un peu plus tardive aussi. Cela tient à ce que les nuages s’épuisent avant d’atteindre le centre de l’Inde. En outre, leur direction est quelque peu modifiée par la barrière des hautes montagnes, qui forme comme une espèce de remous atmosphérique. Sur la côte de Malabar, la mousson commence au mois de mai; au milieu des provinces centrales et septentrionales, elle ne se fait sentir que quelques semaines plus tard, au mois de juin.

Or, nous étions en juin, et c’est dans ces circonstances particulières, mais prévues, que notre voyage allait désormais s’effectuer.

Je dois dire, tout d’abord, que, dès le lendemain, notre brave Goûmi, si malencontreusement désarmé par la foudre, alla mieux. Cette paralysie de sa jambe gauche ne fut que temporaire. Il n’en conserva aucune trace, mais il me sembla garder rancune au feu du ciel.

Pendant les deux journées des 6 et 7 juin, le capitaine Hod fit meilleure chasse avec l’aide de Phann et de Black. Il put tuer une couple de ces antilopes appelées «nilgaus» dans le pays. Ce sont les bœufs bleus des Indous, qu’il serait plus juste d’appeler cerfs, puisqu’ils ressemblent plus aux cerfs qu’aux congénères du dieu Apis. Il faudrait même les nommer cerfs gris-perle, et leur couleur rappelle assurément mieux la couleur du ciel orageux que celle du ciel azuré. On assure cependant que, chez quelques-unes de ces magnifiques bêtes, à petites cornes acérées et droites, à tête longue et légèrement bombée, la robe devient presque bleue, – teinte que la nature semble avoir invariablement refusée aux quadrupèdes, même au renard bleu, dont la fourrure est plutôt noire.

Ce n’étaient pas encore les carnassiers que rêvait le capitaine Hod. Cependant, le nilgau, s’il n’est pas féroce, n’en est pas moins dangereux, quand, blessé légèrement, il revient sur le chasseur. Une première balle du capitaine, une seconde de Fox, arrêtèrent net dans leur élan ces deux superbes animaux. Ils furent tués comme au vol. Aussi, pour Fox, n’était-ce que du gibier de plume!

Monsieur Parazard, lui, fut d’une tout autre opinion, et les excellents cuissots, rôtis à point, qu’il nous servit le jour même, nous rangèrent à son avis.

Le 8 juin, dès l’aube, nous quittions notre campement, qui avait été établi près d’un petit village du Rohilkhande. Nous l’avions atteint la veille au soir, après avoir franchi les quarante kilomètres qui le séparent de Rewah. Notre train n’avait donc marché qu’avec une vitesse très modérée sur un sol que les pluies continuaient à détremper. En outre, les ruisseaux commençaient à se gonfler, et plusieurs gués nous causèrent un retard de quelques heures. Mais, après tout, nous n’étions pas à un ou deux jours près. Cette région montagneuse, où nous comptions installer Steam-House pendant plusieurs mois de la saison d’été, comme au milieu d’un sanitarium, nous étions assurés de l’atteindre avant la fin de juin. Donc, nulle inquiétude à cet égard.

Pendant cette journée du 8, le capitaine Hod eut à regretter un beau coup de fusil.

Le chemin était bordé d’épaisses jungles de bambous, comme il s’en rencontre fréquemment autour de ces villages, qui semblent bâtis dans des corbeilles de fleurs. Ce n’était pas encore la jungle véritable, celle qui, au sens indou, s’applique à la plaine âpre, nue, stérile, que dominent des lignes de buissons grisâtres. Nous étions, au contraire, en pays cultivé, au milieu d’un fertile territoire, que parquetaient le plus ordinairement des rizières marécageuses.

Le Géant d’Acier s’en allait tranquillement, dirigé par la main de Storr, lançant ses jolis panaches de vapeur, que le vent éparpillait sur les bambous de la route.

Tout à coup, un animal bondit avec une agilité surprenante et se jeta sur le cou de notre éléphant.

«Un tchîta, un tchîta!» s’écria le mécanicien.

A ce cri, le capitaine Hod s’élança sur le balcon antérieur, et saisit son fusil, toujours prêt et toujours là.

«Un tchîta! s’écria-t-il à son tour.

– Tirez-le donc! m’écriai-je.

– J’ai le temps!» répondit le capitaine Hod, qui se contenta de tenir l’animal en joue.

Le tchîta est une sorte de léopard particulier aux Indes, moins grand que le tigre, mais presque aussi redoutable, tant il est vif, souple d’échiné, robuste de membres.

Le colonel Munro, Banks et moi, debout sous la verandah, nous l’observions, attendant le coup de fusil du capitaine.

Évidemment, ce léopard avait été trompé à la vue de notre éléphant. Il s’était hardiment précipité sur lui; mais là où il croyait trouver une chair vivante, dans laquelle il pût enfoncer ses dents ou ses griffes, c’était une chair de tôle que ni ses griffes ni ses dents ne pouvaient entamer. Furieux de sa déconvenue, il se cramponnait aux longues oreilles du faux animal, et il allait l’abandonner sans doute, lorsqu’il nous aperçut.

Le capitaine Hod le tenait toujours au bout de son fusil, comme un chasseur, sûr de son coup, qui ne veut frapper la bête qu’au bon moment et au bon endroit.

Le tchîta se redressa, rugissant. Sans doute, il sentit le danger, mais il ne sembla pas vouloir le fuir. Peut-être cherchait-il le moment favorable pour s’élancer sur la vérandah.

En effet, nous le vîmes bientôt grimper à la tête de l’éléphant, embrasser de ses pattes la trompe qui servait de cheminée, puis monter presque à son orifice, d’où s’échappaient les jets de vapeur.

«Tirez donc, Hod! dis-je encore.

– J’ai le temps,» répondit le capitaine.

Puis, s’adressant à moi, sans toutefois perdre de vue le léopard, qui nous regardait:

«Vous n’avez jamais tué de tchîta, Maucler? me demanda-t-il.

– Jamais.

– Voulez-vous en tuer un?

– Capitaine, répondis-je, je ne veux pas vous priver de ce coup magnifique…

– Peuh! fit Hod, ce n’est pas là un coup de chasseur! Prenez un fusil, ajustez-moi cette bête-là au défaut de l’épaule! Si vous la manquez, je la rattraperai au vol!

– Soit.»

Fox, qui était venu nous rejoindre, me passa une carabine double qu’il tenait à la main. Je la pris, je l’armai, j’ajustai au défaut de l’épaule le léopard toujours immobile, et je tirai.

L’animal, blessé, mais légèrement, fit un bond énorme, et, passant par-dessus la tourelle du mécanicien, il vint tomber sur le premier toit de Steam-House.

Le capitaine Hod, si bon chasseur qu’il fût, n’avait pas eu le temps de le saisir au passage…

«A nous, Fox, à nous!» s’écria-t-il.

Et tous deux, s’élançant hors de la vérandah, allèrent se poster dans la tourelle.

Le léopard, qui allait et venait, s’élança sur le second toit, après avoir franchi la passerelle d’un bond.

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Au moment où le capitaine allait faire feu, un autre bond emporta l’animal, qui se précipita sur le sol, se releva d’un vigoureux élan, et disparut dans la jungle.

«Stope! stope!» cria vivement Banks au mécanicien, qui, fermant l’introduction de la vapeur, cala instantanément les roues du train tout entier avec le frein atmosphérique.

Le capitaine et Fox sautèrent sur la route, et s’élancèrent dans le fourré afin d’atteindre le tchîta.

Quelques minutes se passèrent. Nous écoutions, non sans une certaine impatience. Aucun coup de fusil ne se fit entendre. Les deux chasseurs revinrent les mains vides.

«Disparu! envolé! s’écria le capitaine Hod, et pas même une trace de sang sur les herbes!

– C’est ma faute! dis-je au capitaine. Vous auriez mieux fait de tirer ce tchîta à ma place! Il n’aurait pas été manqué!

– Bon! vous l’avez touché, répondit Hod, j’en suis sûr, mais pas au bon endroit!

– Ce n’est pas celui-là, mon capitaine, qui fera mon trente-huitième ni votre quarante et unième! dit Fox, assez décontenancé.

– Bah! fit Hod, avec un ton d’insouciance un peu affecté, un tchîta n’est point un tigre! Sans cela, mon cher Maucler, je n’aurais pu prendre sur moi de vous céder ce coup de fusil!

– A table, mes amis, dit alors le colonel Munro. Le déjeuner nous attend et vous consolera…

– D’autant mieux, dit Mac Neil, que tout cela c’est la faute à Fox!

– Ma faute? répondit le brosseur, très interloqué par cette observation inattendue.

– Sans doute, Fox, reprit le sergent. La carabine que tu as remise à monsieur Maucler n’était chargée qu’avec du six!»

Et Mac Neil montrait la seconde cartouche qu’il venait de retirer de l’arme dont je m’étais servi. Elle ne contenait effectivement que du plomb à perdreaux.

«Fox! dit le capitaine Hod.

– Mon capitaine?

– Deux jours de salle de police!

– Oui, mon capitaine!»

Et Fox s’en alla dans sa cabine, résolu à ne pas reparaître devant nous avant quarante-huit heures. Il était tout honteux de son erreur et voulait cacher sa honte.

Le lendemain, 9 juin, le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous allâmes battre la plaine au long de la route, pendant la demi-journée de halte que Banks venait d’accorder. Il avait plu pendant toute la matinée; mais, vers midi, le ciel s’était un peu rasséréné, et l’on pouvait compter sur une éclaircie de quelques heures.

Du reste, ce n’était pas Hod, le chasseur de fauves, qui m’emmenait cette fois, c’était le chasseur de gibier. Dans l’intérêt de la table, il allait tranquillement flâner sur le bord des rizières, en compagnie de Black et de Phann. Monsieur Parazard avait fait savoir au capitaine que l’office était vide, et il attendait de Son Honneur que Son Honneur voulût bien «prendre les mesures nécessaires» pour le remplir.

Le capitaine Hod se résigna, et nous partîmes, armés de simples fusils de chasse. Pendant deux heures, notre battue n’eut d’autre résultat que de faire envoler quelques perdrix ou lever quelques lièvres, mais à de telles distances, que, malgré le bon vouloir de nos chiens, il fallut renoncer à tout espoir de les atteindre.

Aussi le capitaine Hod était-il de fort mauvaise humeur. D’ailleurs, au milieu de cette vaste plaine, sans jungles, sans taillis, semée de villages et de fermes, il ne pouvait compter sur la rencontre d’un carnassier quelconque, qui l’eût dédommagé du léopard manqué de la veille. Il n’était venu là qu’en qualité de pourvoyeur, et songeait à la réception que lui ferait monsieur Parazard s’il rentrait le carnier vide.

Ce n’était pas notre faute, cependant. A quatre heures, nous n’avions pas eu l’occasion de tirer un seul coup de fusil. Il ventait sec, et, je l’ai dit, tout le gibier se levait hors de portée.

«Mon cher ami, me dit alors le capitaine Hod, décidément, ça ne va pas! En quittant Calcutta, je vous ai promis des chasses superbes, et une mauvaise chance, une fatalité persistante, à laquelle je ne comprends rien, m’empêche de tenir ma promesse!

– Bon! mon capitaine, répondis-je, il ne faut pas désespérer. Si j’éprouve quelque regret, c’est moins pour moi que pour vous!… Nous nous rattraperons, d’ailleurs, dans les montagnes du Népaul!

– Oui, dit le capitaine Hod, là, sur ces premières rampes de l’Himalaya, les conditions seront meilleures pour opérer. Voyez-vous, Maucler, je parierais que notre train, avec tout son attirail, les mugissements de sa vapeur, et surtout son éléphant gigantesque, effraye ces damnés fauves, plus encore que ne les effrayerait un train de chemin de fer, et ce sera ainsi tant qu’il sera en marche! Au repos, il faut l’espérer, nous serons plus heureux. En vérité! ce léopard était un fou! Il fallait qu’il mourût de faim pour se jeter sur notre Géant d’Acier, et il était digne d’être tué raide d’une bonne balle de calibre! Satané Fox! je n’oublierai jamais ce qu’il a fait là! – Quelle heure est-il maintenant?

– Il est près de cinq heures!

– Cinq heures déjà, et nous n’avons pas encore pu brûler une seule cartouche!

– On ne nous attend qu’à sept heures au campement. Peut-être d’ici là!…

– Non! La chance est contre nous, s’écria le capitaine Hod, et, voyez-vous, la chance, cela fait la moitié du succès!

– La persévérance aussi, répondis-je. Eh bien, convenons, capitaine, que nous ne rentrerons pas les mains vides! Cela vous va-t-il?

– Si cela me va! s’écria Hod. Meure qui se dédit!

– Entendu.

– Voyez-vous, Maucler, je rapporterais un mulot ou un écureuil plutôt que de revenir bredouille!»

Le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous étions dans cette disposition d’esprit où tout est de bonne guerre. La chasse fut donc continuée avec un entêtement digne d’un meilleur sort; mais il semblait que les plus inoffensifs oiseaux eussent deviné nos intentions hostiles. Impossible de pouvoir en approcher un seul.

Nous allions ainsi entre les rizières, battant tantôt un côté de la route, tantôt l’autre, revenant sur nos pas, afin de ne pas trop nous éloigner du campement. Peine inutile. A six heures et demie du soir, les cartouches de nos fusils étaient encore intactes. Nous aurions pu venir là une canne à la main. Le résultat eût été le même.

Je regardais le capitaine Hod. Il marchait, les dents serrées. Sur son front, un gros pli, profondément creusé entre les deux sourcils, annonçait une rage sourde. Il marmottait entre ses lèvres pincées je ne sais quelles vaines menaces contre tout être vivant de plume ou de poil, dont il n’apparaissait pas un seul échantillon sur cette plaine. Évidemment, il en arriverait à décharger son fusil contre un objet quelconque, arbre ou rocher, – une façon cynégétique de passer sa colère. Son arme lui brûlait les doigts. Cela se voyait. Il la jetait sur son bras, il la rejetait en bandoulière, il l’épaulait, comme malgré lui.

Goûmi le regardait.

«Le capitaine deviendra enragé, si cela continue! me dit-il, en secouant la tête.

– Oui, répondis-je, et je payerais bien trente shillings le plus modeste des pigeons domestiques qu’une main charitable lui lancerait à bonne portée! Ça le calmerait!»

Mais, ni pour trente shillings, ni pour le double, ni pour le triple, on n’eût pu, à cette heure, se procurer le moins coûteux et le plus vulgaire des gibiers. La campagne était déserte alors, et nous n’apercevions plus ni ferme ni village.

En vérité, je crois que si cela eût été possible, j’aurais envoyé Goûmi acheter à tout prix un volatile quelconque, fût-ce un poulet déplumé, pour le livrer en représailles aux coups de notre dépité capitaine!

La nuit approchait, cependant. Avant une heure, il ne ferait plus assez jour pour qu’il fût possible de continuer cette infructueuse expédition. Bien que nous fussions convenus de ne point reparaître au campement, la carnassière vide, nous y serions pourtant bien obligés, à moins de passer la nuit dans la plaine. Mais, sans compter que cette nuit menaçait d’être pluvieuse, le colonel Munro et Banks, ne nous voyant pas revenir, auraient été dans une inquiétude qu’il fallait leur épargner.

Le capitaine Hod, l’œil démesurément ouvert, jetant son regard de gauche à droite et de droite à gauche avec la prestesse d’un oiseau, marchait à dix pas en avant, et dans une direction qui ne nous rapprochait pas positivement de Steam-House.

J’allais presser le pas et le rejoindre pour lui dire de renoncer enfin à lutter contre la mauvaise chance, lorsqu’un fort bruit d’ailes se fit entendre sur ma droite. Je regardai.

Une masse blanchâtre s’élevait lentement au-dessus d’un fourré.

Vivement, sans laisser au capitaine Hod le temps de se retourner, j’épaulai mon fusil, et mes deux coups partirent successivement.

Le volatile inconnu que je venais de tirer s’abattit lourdement sur le bord d’une rizière.

Phann s’élança d’un bond, s’empara du gibier que je venais d’abattre, et le rapporta au capitaine.

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«Enfin! s’écria Hod, si monsieur Parazard n’est pas content, qu’il se précipite dans sa marmite, la tète la première!

– Mais, au moins, est-ce un gibier qui se mange? demandai-je.

– Certainement… à défaut d’autre! répliqua le capitaine.

– Très heureusement, personne ne vous a vu, monsieur Maucler! me dit Goûmi.

– Qu’ai-je donc fait de répréhensible?

– Eh! vous avez tué un paon, et il est défendu de tuer les paons, qui sont des oiseaux sacrés dans toute l’Inde.

– Le diable emporte les oiseaux sacrés et ceux qui les consacrent! s’écria le capitaine Hod. Celui-ci est tué, on le mangera… dévotement, si vous voulez, mais on le mangera!»

En effet, dans ce pays des brahmanes, depuis l’expédition d’Alexandre, époque à laquelle il se répandit dans la péninsule, le paon est un animal sacré entre tous. Les indous en ont fait l’emblème de la déesse Saravasti, qui préside aux naissances et aux mariages. Il est défendu de détruire ce volatile sous des peines que la loi anglaise a confirmées.

Cet échantillon des gallinacées, qui faisait la joie du capitaine Hod, était magnifique, avec ses ailes vert foncé aux reflets métalliques, que bordait un liseré d’or. Sa queue, bien fournie et finement ocellée, formait un superbe éventail de barbes soyeuses.

«En route! en route! dit le capitaine. Demain, monsieur Parazard nous fera manger du paon, quoi qu’en puissent penser tous les brahmanes de l’Inde! Si le paon n’est, en somme, qu’un poulet prétentieux, celui-ci, avec ses plumes artistement relevées, fera bon effet sur notre table!

– Enfin, vous voilà satisfait, mon capitaine?

– Satisfait… de vous, oui, mon cher ami, mais pas content de moi du tout! Ma mauvaise chance n’est pas encore passée, et il faudra bien qu’elle se passe! En route!»

Nous voilà donc, revenant sur nos pas du côté du campement, dont nous devions être éloignés de trois milles environ. Sur la route qui traçait son sinueux lacet à travers les épaisses jungles de bambous, nous marchions l’un près de l’autre, le capitaine Hod et moi. Goûmi, portant notre gibier, était à deux ou trois pas en arrière. Le soleil n’avait pas encore disparu, mais de gros nuages le voilaient, et il fallait chercher son chemin dans une demi-obscurité.

Tout à coup, un formidable rugissement éclata dans un fourré à droite. Ce rugissement me parut si redoutable, que je m’arrêtai brusquement, comme malgré moi.

Le capitaine Hod me saisit la main.

«Un tigre!» dit-il.

Puis, un juron lui échappa.

«Tonnerre des Indes! s’écria-t-il, il n’y a que du plomb à perdreaux dans nos fusils!»

Ce n’était que trop vrai, et ni Hod, ni Goûmi, ni moi, nous n’avions de cartouches à balle!

D’ailleurs, nous n’aurions pas eu le temps de recharger nos armes. Dix secondes après avoir poussé son rugissement, l’animal s’élançait hors du fourré et retombait d’un seul bond à vingt pas sur la route.

C’était un magnifique tigre, de cette espèce que les Indous appellent les mangeurs d’hommes, «men eater», féroces carnassiers, dont les victimes se comptent annuellement par centaines.

La situation était terrible.

Je regardais le tigre, je le dévorais des yeux, mon, fusil tremblant dans ma main, je l’avoue. Il mesurait neuf à dix pieds de longueur, robe couleur orange, zébrée de rayures blanches et noires.

Il nous regardait aussi. Son œil de chat flamboyait dans la demi-ombre. Sa queue balayait fébrilement le sol. Il se rasait et se ramassait comme pour s’élancer.

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Hod n’avait rien perdu de son sang-froid. Il tenait l’animal en joue, et murmurait avec un accent impossible à rendre:

«Du six! Foudroyer un tigre avec du six! Si je ne le tire pas à bout portant, dans les yeux, nous sommes…»

Le capitaine ne put achever. Le tigre s’avançait, non par bonds, mais à petits pas.

Goûmi, accroupi en arrière, le visait aussi, mais son fusil ne contenait que du petit plomb. Quant au mien, il n’était même plus chargé.

Je voulus prendre une cartouche dans ma cartouchière.

«Pas un mouvement! me souffla le capitaine à voix basse. Le tigre bondirait, et il ne faut pas qu’il bondisse!»

Tous trois nous restions donc sans bouger.

Le tigre avançait lentement. Sa tête, qu’il balançait tout à l’heure, ne remuait plus. Ses yeux regardaient fixement, mais comme en dessous. De sa vaste mâchoire entr’ouverte, baissée au ras du sol, il semblait en aspirer les émanations.

Bientôt, la formidable bête ne fut plus qu’à dix pas du capitaine.

Hod, bien campé sur ses jambes, immobile comme une statue, concentrait toute sa vie dans son regard. L’effroyable lutte qui se préparait, dont nul de nous n’allait peut-être sortir vivant, ne lui faisait même pas battre plus rapidement le cœur!

Je crus, en ce moment, que le tigre allait enfin bondir.

Il fit cinq pas encore. J’eus besoin de toute mon énergie pour ne pas crier au capitaine Hod:

«Mais tirez donc! tirez donc!»

Non! Le capitaine l’avait dit, – et c’était évidemment le seul moyen de salut, – il voulait brûler les yeux à l’animal; mais, pour cela, il fallait ne le tirer qu’à bout portant.

Le tigre fit encore trois pas et se redressa pour s’élancer…

Une violente détonation retentit, qui fut presque aussitôt suivie d’une seconde.

Cette seconde détonation s’était produite dans le corps même de l’animal, qui, après trois ou quatre soubresauts et des rugissements de douleur, retomba inanimé sur le sol.

«Prodige! s’écria le capitaine Hod. Mon fusil était donc chargé à balle! et à balle explosible! Ah! cette fois, merci, Fox, merci!

– Est-il possible! m’écriai-je.

– Voyez!»

Et, rabattant son arme, le capitaine Hod en retira la cartouche du canon de gauche.

C’était une cartouche à balle.

Tout s’expliquait.

Le capitaine Hod avait une carabine double et un fusil double, tous les deux du même calibre. Or, en même temps que Fox, par erreur, avait chargé la carabine avec les cartouches à plomb de chasse, il avait chargé le fusil de chasse avec les cartouches à balle explosive. Et si, la veille, cette erreur avait sauvé la vie au léopard, aujourd’hui elle nous l’avait sauvée!

«Oui, répondit le capitaine Hod, et jamais je ne me suis trouvé plus près de la mort!»

Une demi-heure après, nous étions de retour au campement. Hod faisait venir Fox devant lui, et racontait ce qui s’était passé.

– Mon capitaine, répondit le brosseur, cela prouve qu’au lieu de deux jours de consigne, j’en mérite quatre, puisque je me suis trompé doux fois!

– C’est mon avis, répondit le capitaine Hod; mais puisque ton erreur m’a valu le quarante et unième, c’est aussi mon avis de t’offrir cette guinée….

– Comme le mien est de la prendre,» répondit Fox, qui empocha la pièce d’or.

Tels furent les incidents qui marquèrent la première rencontre du capitaine Hod et de son quarante et unième tigre.

Le 12 juin au soir, notre train faisait halte près d’une bourgade peu importante, et, le lendemain, nous repartions pour franchir les cent cinquante kilomètres qui nous séparaient encore des montagnes du Népaul.

 

 

 

 Chapitre XIV

Un contre trois

 

uelques jours encore, et nous allions enfin gravir les premières rampes de ces régions septentrionales de l’Inde, qui, d’étage en étage, de collines en collines, de montagnes en montagnes, vont atteindre les plus hautes altitudes du globe. Jusqu’alors, le sol n’avait subi qu’une dénivellation insensible, sa déclivité ne s’accusait que légèrement, et notre Géant d’Acier ne semblait même pas s’en apercevoir.

Le temps était orageux, pluvieux surtout, mais la température se maintenait à une moyenne supportable. Les chemins n’étaient pas encore mauvais et résistaient bien aux larges jantes des roues du train, si pesant qu’il fût. Lorsque quelque ornière les ravinait trop profondément, un léger coup de la main de Storr au régulateur, provoquant une poussée plus violente de l’obéissant fluide, suffisait à passer l’obstacle. La puissance ne manquait pas à notre machine, on le sait, et un quart de tour, imprimé aux valves d’introduction, ajoutait instantanément à sa force effective quelques douzaines de chevaux-vapeur.

En vérité, nous n’avions jusqu’ici qu’à nous louer aussi bien de ce genre de locomotion que du moteur que Banks avait adopté et du confort de nos maisons roulantes, toujours en quête de nouveaux horizons, qui se modifiaient incessamment à nos regards.

Ce n’était plus, en effet, cette plaine infinie qui s’étend depuis la vallée du Gange jusque sur les territoires de l’Oude et du Rohilkhande. Les sommets de l’Himalaya formaient dans le nord une gigantesque bordure, contre laquelle venaient buter les nuages chassés par le vent du sud-ouest. Il était encore impossible de bien voir le pittoresque profil d’une chaîne qui se découpait à une moyenne de huit mille mètres au-dessus du niveau de la mer; mais, aux approches de la frontière thibétaine, l’aspect du pays devenait plus sauvage, et les jungles envahissaient le sol aux dépens des champs cultivés.

Aussi la flore de cette partie du territoire indou n’était-elle plus la même. Déjà, les palmiers avaient disparu pour faire place à ces magnifiques bananiers, à ces manguiers touffus qui fournissent le meilleur fruit de l’Inde, et plus particulièrement aux groupes de bambous, dont la ramure s’épanouissait en gerbe jusqu’à cent pieds au-dessus du sol. Là, aussi, apparaissaient des magnolias, aux larges fleurs, qui chargeaient l’air de parfums pénétrants, des érables superbes, des chênes d’espèces variées, des marronniers aux fruits hérissés de pointes comme des oursins de mer, des arbres à caoutchouc, dont la sève coulait par leurs veines entr’ouvertes, des pins aux énormes feuilles de l’espèce des pendanus; puis, plus modestes de taille, plus éclatants de couleurs, des géraniums, des rhododendrons, des lauriers, disposés en plates-bandes, qui bordaient les routes.

Quelques villages avec des huttes en paille ou en bambous, deux ou trois fermes, perdues au milieu des grands arbres, se montraient encore, mais séparés déjà par un plus grand nombre de milles. La population diminuait à l’approche des hautes terres.

Sur ces vastes paysages, comme fond de cadre, il faut maintenant étendre un ciel gris et brumeux. J’ajouterai même que la pluie tombait le plus souvent en fortes averses. Pendant quatre jours, du 13 au 17 juin, nous n’eûmes peut-être pas une demi-journée d’accalmie. Donc, obligation de rester au salon de Steam-House, nécessité de tromper les longues heures comme on l’eût fait dans une habitation sédentaire, en fumant, en causant, en jouant au whist.

Pendant ce temps, les fusils chômaient, au grand déplaisir du capitaine Hod; mais deux «schlems», qu’il fit dans une seule soirée, lui rendirent sa bonne humeur habituelle.

«On peut toujours tuer un tigre, dit-il, on ne peut pas toujours faire un schlem!»

Il n’y avait rien à répondre à une proposition si juste et si nettement formulée.

Le 17 juin, le campement fut dressé près d’un séraï, – nom que portent les bungalows spécialement réservés aux voyageurs. Le temps s’était un peu éclairci, et le Géant d’Acier, qui avait rudement travaillé pendant ces quatre jours, réclamait, sinon quelque repos, du moins quelques soins. On convint donc de passer la demi-journée et la nuit suivante en cet endroit.

Le séraï, c’est le caravansérail, l’auberge publique des grandes routes de la péninsule, un quadrilatère de bâtiments peu élevés entourant une cour intérieure, et, le plus ordinairement, surmontés de quatre tourelles d’angle, ce qui lui donne un air tout à fait oriental. Là, dans ces séraïs, fonctionne un personnel spécialement affecté au service intérieur, le «bhisti», ou porteur d’eau, le cuisinier, cette providence des voyageurs qui, peu exigeants, savent se contenter d’œufs et de poulets, et le «khansama», c’est-à-dire le fournisseur de vivres, avec lequel on peut traiter directement et assez généralement à bas prix.

Le gardien du séraï, le péon, est simplement un agent de la très honorable Compagnie, à laquelle la plupart de ces établissements appartiennent, et qui les fait inspecter par l’ingénieur en chef du district.

Une règle assez bizarre, mais rigoureusement appliquée dans ces établissements, est celle-ci: tout voyageur peut occuper le séraï pendant vingt-quatre heures; dans le cas où il veut y séjourner plus longtemps, il lui faut une permission de l’inspecteur. Faute de cette autorisation, le premier venu, Anglais ou Indou, peut exiger qu’il lui cède la place.

Il va sans dire que, dès que nous fûmes arrivés à notre lieu de halte, le Géant d’Acier produisit son effet habituel, c’est-à-dire qu’il fut très remarqué, très envié peut-être. Cependant, je dois constater que les hôtes actuels du séraï le regardèrent plutôt avec une sorte de dédain, – dédain trop affecté pour être réel.

Nous n’avions pas affaire, il est vrai, à de simples mortels, voyageant pour leur commerce ou pour leurs plaisirs. Il ne s’agissait là ni de quelque officier anglais, regagnant les cantonnements de la frontière népalaise, ni de quelque marchand indou, conduisant sa caravane vers les steppes de l’Afghanistan, au delà de Lahore ou de Peshawar.

Ce n’était rien moins que le prince Gourou Singh en personne, fils d’un rajah indépendant du Guzarate, rajah lui-même, et qui voyageait en grande pompe dans le nord de la péninsule indienne.

Ce prince occupait non seulement les trois ou quatre salles du séraï, mais encore tous les abords, qui avaient été aménagés de manière à loger les gens de sa suite.

Je n’avais pas encore vu de rajah en voyage. Aussi, dès que notre halte eut été organisée à un quart de mille environ du séraï, dans un site charmant, sur le bord d’un petit cours d’eau et à l’abri de magnifiques pendanus, j’allai, en compagnie du capitaine Hod et de Banks, visiter le campement du prince Gourou Singh.

Le fils d’un rajah qui se déplace ne se déplace pas seul, il s’en faut! S’il est des gens que je n’envie pas, ce sont bien ceux qui ne peuvent remuer une jambe ni faire un pas, sans mettre aussitôt en mouvement quelques centaines d’hommes! Mieux vaut être simple piéton, sac au dos, bâton à la main, fusil à l’épaule, que prince voyageant dans les Indes, avec tout le cérémonial que son rang lui impose.

«Ce n’est pas un homme qui va d’une ville à l’autre, me dit Banks, c’est une bourgade tout entière qui modifie ses coordonnées géographiques!

– J’aime mieux Steam-House, répondis-je, et je ne changerais pas avec ce fils de rajah!

– Et qui sait, répliqua le capitaine Hod, si ce prince ne préférerait pas notre maison roulante à tout cet encombrant attirail de campagne!

– Il n’a qu’un mot à dire, s’écria Banks, et je lui fabriquerai un palais à vapeur, pourvu qu’il y mette le prix! Mais, en attendant sa commande, voyons un peu ce campement, s’il en vaut la peine!»

La suite du prince ne comprenait pas moins de cinq cents personnes. Au dehors, sous les grands arbres de la plaine, deux cents chariots étaient disposés symétriquement comme les tentes d’un vaste camp. Pour les traîner, les uns avaient des zébus, les autres des buffles, sans compter trois magnifiques éléphants qui portaient sur leur dos des palanquins de la plus grande richesse, et une vingtaine de ces chameaux, venus des pays à l’ouest de l’Indus, qui s’attellent à la Daumont. Rien ne manquait à cette caravane, ni les musiciens qui charmaient les oreilles de Sa Hautesse, ni les bayadères qui enchantaient ses yeux, ni les faiseurs de tours qui amusaient ses loisirs. Trois cents porteurs et deux cents hallebardiers complétaient ce personnel, dont la solde eût épuisé toute autre bourse que la bourse d’un rajah indépendant de l’Inde.

Les musiciens, c’étaient des joueurs de tambourin, de cymbales, de tamtam, appartenant à cette école qui remplace les sons par les bruits; puis des râcleurs de guitares et de violons à quatre cordes, dont les instruments n’avaient jamais passé par la main de l’accordeur.

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Parmi les faiseurs de tours, il y avait quelques-uns de ces «sapwallahs», ou charmeurs de serpents, qui, par leurs incantations, chassent et attirent les reptiles; des «nutuis», très habites aux exercices du sabre; des acrobates qui dansent sur la corde lâche, coiffés d’une pyramide de pots de terre et chaussés de cornes de buffles; et enfin de ces escamoteurs qui ont le talent de changer en venimeuses «cobras» de vieilles peaux de serpents, ou réciproquement, au gré du spectateur.

Quant aux bayadères, elles appartenaient à la classe de ces jolies «boundelis», si recherchées pour les «nautchs» ou soirées, dans lesquelles elles remplissent le double rôle de chanteuses et de danseuses. Très décemment vêtues, les unes de mousselines brodées d’or, les autres de jupes plissées et d’écharpes qu’elles déploient dans leurs passes, ces ballerines étaient parées de riches bijoux, bracelets précieux aux bras, bagues d’or aux doigts des pieds et des mains, grelots d’argent à la cheville. Ainsi accoutrées, elles exécutent la fameuse danse des œufs avec une grâce et une adresse véritablement extraordinaires, et j’espérais bien qu’il me serait donné de les admirer par invitation spéciale du rajah.

Puis, un certain nombre d’hommes, de femmes, d’enfants, figuraient je ne sais à quel titre dans le personnel de la caravane. Les hommes étaient drapés dans une longue bande d’étoffe, qu’on appelle «dhoti», ou vêtus de la chemise «angarkah» et de la longue robe blanche «jamah», qui leur faisait un costume très pittoresque.

Les femmes portaient le «choli», sorte de jaquette à manches courtes, et le «sari», l’équivalent du dhoti des hommes, qu’elles enroulent autour de leur taille et dont l’extrémité se rejette coquettement sur leur tête.

Ces Indous, étendus sous les arbres, en attendant l’heure du repas, fumaient des cigarettes enveloppées d’une feuille verte, ou le gargouli, destiné à l’incinération du «gurago», sorte de confiture noirâtre qui se compose de tabac, de mélasse et d’opium. D’autres mâchaient ce mélange de feuilles de bétel, de noix d’arec et de chaux éteinte, qui a certainement des propriétés digestives, très utiles sous l’ardent climat de l’Inde.

Tout ce monde, habitué au mouvement des caravanes, vivait en bon accord, et ne montrait d’animation qu’à l’heure des fêtes. On eût dit de ces figurants d’un cortège de théâtre, qui retombent dans la plus complète apathie dès qu’ils ne sont plus en scène.

Cependant, lorsque nous arrivâmes au campement, ces Indous s’empressèrent de nous adresser quelques «salams» en s’inclinant jusqu’à terre. La plupart criaient: «Sahib! sahib!» ce qui veut dire: Monsieur! monsieur! et nous leur répondions par des gestes d’amitié.

Je l’ai dit, il m’était venu à la pensée que le prince Gourou Singh voudrait peut-être donner en notre honneur une de ces fêtes dont les rajahs ne sont point avares. La grande cour du bungalow, tout indiquée pour une cérémonie de ce genre, me semblait admirablement appropriée aux danses des bayadères, aux incantations des charmeurs, aux tours des acrobates. J’aurais été ravi, je l’avoue, de pouvoir assister à ce spectacle au milieu d’un séraï, sous l’ombrage de magnifiques arbres, et avec cette mise en scène naturelle qu’eut formée le personnel de la caravane. Cela aurait mieux valu que les planches d’un étroit théâtre, avec ses murailles de toile peinte, ses bandes de fausse verdure et sa figuration restreinte.

Je communiquai ma pensée à mes compagnons, qui, tout en partageant ce désir, ne crurent pas à sa réalisation.

«Le rajah de Guzarate, me dit Banks, est un indépendant, qui s’est à peine soumis, après la révolte des Cipayes, pendant laquelle sa conduite a été au moins louche. Il n’aime point les Anglais, et son fils ne fera rien pour nous être agréable.

– Eh bien, nous nous passerons de ses nautchs!» répondit le capitaine Hod, avec un dédaigneux mouvement d’épaules.

Il devait en être ainsi, et nous ne fûmes pas même admis à visiter l’intérieur du séraï. Peut-être le prince Gourou Singh attendait-il la visite officielle du colonel, Mais sir Edward Munro n’avait rien à demander à ce personnage, il n’en attendait rien, il ne se dérangea pas.

Nous revînmes donc au lieu de halte, et nous finies honneur à l’excellent dîner que monsieur Parazard nous servit. Je dois dire que les conserves en formaient le menu principal. Depuis plusieurs jours, la chasse nous avait été interdite pour cause de mauvais temps; mais notre cuisinier était un habile homme, et, sous sa main savante, les viandes et les légumes conservés reprirent leur fraîcheur et leur saveur naturelles.

Pendant toute la soirée, et quoi qu’eut dit Banks, un sentiment de curiosité me poussant, j’attendis une invitation qui ne vint pas. Le capitaine Hod plaisanta mes goûts pour les ballets en plein air, et me soutint même que «c’était beaucoup mieux» à l’Opéra. Je n’en voulus rien croire, mais, vu le peu d’amabilité du prince, il me fut impossible de le constater.

Le lendemain, 18 juin, tout fut disposé pour que notre départ s’effectuât au lever du jour.

A cinq heures, Kâlouth commença à chauffer. Notre éléphant, qui avait été dételé, se trouvait à une cinquantaine de pas du train, et le mécanicien s’occupait à refaire la provision d’eau.

Pendant ce temps, nous nous promenions sur les bords de la petite rivière.

Quarante minutes plus tard, la chaudière était suffisamment en pression, et Storr allait commencer sa manœuvre en arrière, lorsqu’un groupe d’Indous s’approcha.

Ils étaient là cinq ou six, richement vêtus, robes blanches, tuniques de soie, turbans ornés de broderies d’or. Une douzaine de gardes, armés de mousquets et de sabres, les accompagnaient. L’un de ces soldats portait une couronne de feuillage vert, – ce qui indiquait la présence de quelque personnage important.

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En effet, le personnage important, c’était le prince Gourou Singh en personne, un homme de trente-cinq ans environ, l’air hautain, – type assez réussi des descendants de ces rajahs légendaires, dans les traits duquel se retrouvait le caractère maharatte.

Le prince ne daigna même pas s’apercevoir de notre présence. Il fit quelques pas en avant, et s’approcha du gigantesque éléphant que la main de Storr allait mettre en marche. Puis, après l’avoir considéré, non sans un certain sentiment de curiosité, quoiqu’il n’en voulût rien laisser voir:

«Qui a fait cette machine?» demanda-t-il à Storr.

Le mécanicien montra l’ingénieur, qui nous avait rejoints et se tenait à quelques pas.

Le prince Gourou Singh s’exprimait très facilement en anglais, et, se retournant vers Banks:

«C’est vous qui avez?… dit-il du bout des lèvres.

– C’est moi qui ai! répondit Banks.

– Ne m’a-t-on pas dit que c’était une fantaisie du défunt rajah de Bouthan?»

Banks fit de la tête un signe affirmatif.

«A quoi bon, reprit Sa Hautesse, en haussant impoliment les épaules, à quoi bon se faire traîner par une mécanique, lorsqu’on a des éléphants de chair et d’os à son service!

– C’est que probablement, répondit Banks, cet éléphant est plus puissant que tous ceux dont le défunt rajah faisait usage.

– Oh! fit Gourou Singh, en avançant dédaigneusement la bouche, plus puissant!…

– Infiniment plus! répondit Banks.

– Pas un des vôtres, dit alors le capitaine Hod, à qui ces façons déplaisaient souverainement, pas un des vôtres ne serait capable de lui faire bouger une patte, à cet éléphant-là, s’il ne le voulait pas.

– Vous dites?… fit le prince.

– Mon ami affirme, répliqua l’ingénieur, et j’affirme après lui, que cet animal artificiel pourrait résister à la traction de dix couples de chevaux, et que vos trois éléphants, attelés ensemble, ne parviendraient pas à le faire reculer d’une semelle!

– Je n’en crois absolument rien, répondit le prince.

– Vous avez tort de n’en croire absolument rien, répondit le capitaine Hod.

– Et lorsque Votre Hautesse voudra y mettre le prix, ajouta Banks, je m’engage à lui en fournir un qui aura la force de vingt éléphants choisis parmi les meilleurs de ses écuries!

– Cela se dit, répliqua très sèchement Gourou Singh.

– Et cela se fait,» répondit Banks.

Le prince commençait à s’animer. On voyait qu’il ne supportait pas facilement la contradiction.

«On pourrait faire l’expérience ici même, dit-il, après un instant de réflexion.

– On le peut, répondit l’ingénieur.

– Et même, ajouta le prince Gourou Singh, faire de cette expérience l’objet d’un pari considérable, – à moins que vous ne reculiez devant la crainte de le perdre, comme reculerait votre éléphant, sans doute, s’il avait à lutter avec les miens!

– Géant d’Acier, reculer! s’écria le capitaine Hod. Qui ose prétendre que Géant d’Acier reculerait?

– Moi, répondit Gourou Singh.

– Et que parierait Votre Hautesse? demanda l’ingénieur, en se croisant les bras.

– Quatre mille roupies, répondit le prince, si vous aviez quatre mille roupies à perdre!»

Cela faisait environ dix mille francs. L’enjeu était considérable, et je vis bien que Banks, quelque confiance qu’il eût, ne se souciait guère de risquer une pareille somme.

Le capitaine Hod, lui, en eût tenu le double, si sa modeste solde le lui eût permis.

«Vous refusez! dit alors Sa Hautesse, pour laquelle quatre mille roupies représentaient à peine le prix d’une fantaisie passagère. Vous craignez de risquer quatre mille roupies?

– Tenu,» dit le colonel Munro, qui venait de s’approcher et intervenait par ce seul mot, qui avait bien sa valeur.

«Le colonel Munro tient quatre mille roupies? demanda le prince Gourou Singh.

– Et même dix mille, répondit sir Edward Munro, si cela convient à Votre Hautesse.

– Soit!» répondit Gourou Singh.

En vérité, cela devenait intéressant. L’ingénieur avait serré la main du colonel, comme pour le remercier de ne pas l’avoir laissé en affront devant ce dédaigneux rajah, mais ses sourcils s’étaient froncés un instant, et je me demandai s’il n’avait pas trop présumé de la puissance mécanique de son appareil.

Quant au capitaine Hod, il rayonnait, il se frottait les mains, et, s’avançant vers l’éléphant:

«Attention. Géant d’Acier! s’écria-t il. Il s’agit de travailler pour l’honneur de notre vieille Angleterre!»

Tous nos gens s’étaient rangés sur un des côtés de la route. Une centaine d’Indous avaient quitté le campement du séraï et accouraient pour assister à la lutte qui se préparait.

Banks nous avait quittés pour monter dans la tourelle, près de Storr, qui, par un tirage artificiel, activait le foyer en lançant un jet de vapeur à travers la trompe de Géant d’Acier.

Pendant ce temps, sur un signe du prince Gourou Singh, quelques-uns de ses serviteurs étaient allés au séraï, et ils ramenaient les trois éléphants, débarrassés de tout leur attirail de voyage. C’étaient trois magnifiques bêtes, originaires du Bengale, et d’une taille plus élevée que celle de leurs congénères de l’Inde méridionale. Ces superbes animaux, dans toute la force de l’âge, ne laissèrent pas de m’inspirer une sorte d’inquiétude.

Les «mahouts», juchés sur leur énorme cou, les dirigeaient de la main et les excitaient de la voix.

Lorsque ces éléphants passèrent devant Sa Hautesse, le plus grand des trois, – un véritable géant de l’espèce, – s’arrêta, fléchit les deux genoux, releva sa trompe, et salua le prince en courtisan bien stylé qu’il était. Puis, ses deux compagnons et lui s’approchèrent de Géant d’Acier, qu’ils semblèrent regarder avec un étonnement mêlé de quelque effroi.

De fortes chaînes de fer furent alors fixées sur le bâti du tender, aux barres d’attelage, que cachait l’arrière-train de notre éléphant.

J’avoue que le cœur me battait. Le capitaine Hod, lui, dévorait sa moustache et ne pouvait rester en place.

Quant au colonel Munro, il était aussi calme, je dirai même plus calme, que le prince Gourou Singh.

«Nous sommes prêts, dit l’ingénieur. Quand il plaira à Sa Hautesse?…

– Il me plaît,» répondit le prince.

Gourou Singh fit un signe, les mahouts poussèrent un sifflement particulier, et les trois éléphants, arc-boutant sur le sol leurs jambes puissantes, tirèrent avec un parfait ensemble. La machine commença à reculer de quelques pas.

Un cri m’échappa. Hod frappa du pied.

«Cale les roues!» dit simplement l’ingénieur, en se retournant vers le mécanicien.

Et, d’un coup rapide, qui fut suivi d’un hennissement de vapeur, le sabotage atmosphérique fut appliqué instantanément.

Le Géant d’Acier s’arrêta et ne bougea plus.

Les mahouts excitèrent les trois éléphants, qui, les muscles tendus, firent un nouvel effort.

Ce fut inutile. Notre éléphant semblait être enraciné au sol.

Le prince Gourou Singh se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Le capitaine Hod battit des mains.

«En avant! cria Banks.

– Oui, en avant, répéta le capitaine, en avant!»

Le régulateur fut ouvert en grand, de grosses volutes de vapeur s’échappèrent coup sur coup de la trompe, les roues décalées tournèrent lentement en mordant le macadam de la route, et voilà les trois éléphants, malgré leur résistance effroyable, entraînés à reculons, en creusant dans le sol de profondes ornières.

«Go ahead! Go ahead!» hurlait le capitaine Hod.

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Et, le Géant d’Acier allant toujours de l’avant, les trois énormes animaux tombèrent sur le flanc, et furent traînés pendant une vingtaine de pas, sans que notre éléphant parût même s’en apercevoir.

«Hurrah! hurrah! hurrah! criait le capitaine Hod, qui n’était plus maître de lui. On peut joindre à ses éléphants tout le séraï de Sa Hautesse! Cela ne pèsera pas plus qu’une guigne à notre Géant d’Acier!»

Le colonel Munro fit un signe de la main. Banks ferma le régulateur, et l’appareil s’arrêta.

Rien de plus piteux à voir que les trois éléphants de Sa Hautesse, la trompe affolée, les pattes en l’air, qui s’agitaient comme de gigantesques scarabées renversés sur le dos!

Quant au prince, non moins irrité que honteux, il était parti, sans même attendre la fin de l’expérience.

Les trois éléphants furent alors dételés. Ils se relevèrent, très visiblement humiliés de leur défaite. Lorsqu’ils repassèrent devant le Géant d’Acier, le plus grand, en dépit de son cornac, ne put s’empêcher de fléchir le genou et de saluer de la trompe, comme il l’avait fait devant le prince Gourou Singh.

Un quart d’heure après, un Indou, le «kâmdar» ou secrétaire de Sa Hautesse, arrivait à notre campement et remettait au colonel un sac contenant dix mille roupies, l’enjeu du pari perdu.

Le colonel Munro prit le sac, et, le rejetant avec dédain:

«Pour les gens de Sa Hautesse!» dit-il.

Puis, il se dirigea tranquillement vers Steam-House.

On ne pouvait mieux remettre à sa place le prince arrogant, qui nous avait si dédaigneusement provoqués.

Cependant, le Géant d’Acier attelé, Banks donna aussitôt le signal du départ, et, au milieu d’un énorme concours d’Indous émerveillés, notre train partit à grande vitesse.

Des cris le saluèrent à son passage, et bientôt nous avions perdu de vue, derrière un tournant de la route, le séraï du prince Gourou Singh.

Le lendemain, Steam-House commença à s’élever sur les premières rampes, qui relient le pays plat à la base de la frontière himalayenne. Ce ne fut qu’un jeu pour notre Géant d’Acier, auquel les quatre-vingts chevaux enfermés dans ses flancs avaient permis de lutter sans peine contre les trois éléphants du prince Gourou Singh. Il s’aventura donc aisément sur les routes ascendantes de cette région, sans qu’il fût nécessaire de dépasser la pression normale de la vapeur.

En vérité, c’était un spectacle curieux de voir le colosse, vomissant des gerbes d’étincelles, traîner avec des hennissements moins précipités mais plus expansifs, les deux chars qui s’élevaient sur le lacet des chemins. La jante rayée des roues striait le sol, dont le macadam grinçait en s’égrenant. Il faut bien l’avouer, notre pesant animal laissait après lui de profondes ornières et endommageait la route, déjà détrempée par les pluies torrentielles.

Quoi qu’il en soit, Steam-House s’élevait peu à peu, le panorama s’élargissait en arrière, la plaine s’abaissait, et, vers le sud, l’horizon, se déroulant sur un plus large périmètre, reculait à perte de vue.

L’effet produit était plus sensible encore, lorsque, pendant quelques heures, la route s’engageait sous les arbres d’une épaisse forêt. Quelque vaste clairière s’ouvrait-elle alors, comme une immense fenêtre sur la croupe de la montagne, le train s’arrêtait, – un instant, si quelque humide brouillard embrumait alors le paysage, – une demi-journée, si le paysage se dessinait plus nettement aux regards. Et tous quatre, accoudés sous la vérandah de l’arrière, nous venions longuement contempler le magnifique panorama qui se développait à nos yeux.

Cette ascension, coupée par des haltes plus ou moins prolongées, suivant le cas, interrompue par les campements de nuit, ne dura pas moins de sept jours, du 19 au 25 juin.

«Avec un peu de patience, disait le capitaine Hod, notre train monterait jusqu’aux dernières cimes de l’Himalaya!

– Pas tant d’ambition, mon capitaine, répondait l’ingénieur.

– Il le ferait, Banks!

– Oui, Hod, il le ferait, si la route praticable ne venait pas à lui manquer bientôt, et à la condition d’emporter du combustible, qu’il ne trouverait plus à travers les glaciers, et de l’air respirable, qui lui ferait défaut à deux mille toises de hauteur. Mais nous n’avons que faire de dépasser la zone habitable de l’Himalaya. Lorsque le Géant d’Acier aura atteint l’altitude moyenne des sanitarium, il s’arrêtera dans quelque site agréable, sur la lisière d’une forêt alpestre, au milieu d’une atmosphère rafraîchie par les courants supérieurs de l’espace. Notre ami Munro aura transporté son bungalow de Calcutta dans les montagnes du Népaul, voilà tout, et nous y séjournerons tant qu’il le voudra.»

Ce lieu de halte, où nous devions camper pendant quelques mois, fut heureusement trouvé dans la journée du 25 juin. Depuis quarante-huit heures, la route devenait de moins en moins praticable, soit qu’elle fût incomplètement établie, soit que les pluies l’eussent ravinée trop profondément. Le Géant d’Acier eut là «du tirage», comme on dit vulgairement. Il en fut quitte pour dévorer un peu plus de combustible. Quelques morceaux de bois, ajoutés au foyer de Kâlouth, suffisaient à accroître la pression de la vapeur, Mais il ne fut jamais nécessaire de charger les soupapes, dont le papillon ne laissait fuir le fluide que sous une tension de sept atmosphères, – tension qui ne fut point dépassée.

Depuis quarante-huit heures, aussi, notre train s’aventurait sur un territoire à peu près désert. De bourgades ou de villages, il ne s’en rencontrait plus. A peine quelques habitations isolées, parfois une ferme, perdue dans ces grandes forêts de pins qui hérissent la croupe méridionale des contreforts. Trois ou quatre fois, de rares montagnards nous saluèrent de leurs interjections admiratives. A voir cet appareil merveilleux s’élever dans la montagne, ne devaient-ils pas croire que Brahma se passait la fantaisie de transporter toute une pagode sur quelque inaccessible hauteur de la frontière népalaise?

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Enfin, dans cette journée du 25 juin, Banks nous jeta une dernière fois le mot: «Halte!» qui terminait cette première partie de notre voyage dans l’Inde septentrionale. Le train s’arrêtait au milieu d’une vaste clairière, près d’un torrent, dont l’eau limpide devait suffire à tous les besoins d’un campement de quelques mois. De là, le regard pouvait embrasser la plaine sur un périmètre de cinquante à soixante milles.

Steam-House se trouvait alors à trois cent vingt-cinq lieues de son point de départ, à deux mille mètres environ au-dessus du niveau de la mer, et au pied de ce Dwalaghiri, dont la cime se perdait à vingt-cinq mille pieds dans les airs.

 

 

 

Chapitre XV

Le pâl de Tandît

 

l faut abandonner un instant le colonel Munro, ainsi que ses compagnons, l’ingénieur Banks, le capitaine Hod, le Français Maucler, et interrompre pendant quelques pages le récit de ce voyage, dont la première partie, comprenant l’itinéraire de Calcutta à la frontière indo-chinoise, se termine à la base des montagnes du Thibet.

On se rappelle l’incident qui avait marqué le passage de Steam-House à Allahabad. Un numéro du journal de la ville, daté du 25 mai, apprenait au colonel Munro la mort de Nana Sahib. Cette nouvelle, souvent répandue, toujours démentie, était-elle vraie cette fois? Sir Edward Munro, après des détails si précis, pouvait-il douter encore, et ne devait-il pas renoncer enfin à se faire justice du révolté de 1857?

On en jugera.

Voici ce qui s’était passé depuis cette nuit du 7 au 8 mars, pendant laquelle Nana Sahib, accompagné de Balao Rao, son frère, escorté de ses plus fidèles compagnons d’armes, et suivi de l’Indou Kâlagani, avait quitté les caves d’Adjuntah.

Soixante heures plus tard, le nabab atteignait les étroits défilés des monts Sautpourra, après avoir traversé la Tapi, qui va se jeter à la côte ouest de la péninsule, près de Surate. Il se trouvait alors à cent milles d’Adjuntah, dans une partie peu fréquentée de la province, ce qui, pour le moment, lui assurait quelque sécurité.

L’endroit était bien choisi.

Les monts Sautpourra, de médiocre hauteur, commandent au sud le bassin de la Nerbudda, dont la limite septentrionale est couronnée par les monts Vindhyas. Ces deux chaînes, courant presque parallèlement l’une à l’autre, enchevêtrent leurs ramifications et ménagent, dans ce pays accidenté, des retraites difficiles à découvrir. Mais si les Vindhyas, à la hauteur du vingt-troisième degré de latitude, coupent l’Inde presque entièrement de l’ouest à l’est, en formant un des grands côtés du triangle central de la péninsule, il n’en est pas ainsi des Sautpourra, qui ne dépassent pas le soixante-quinzième degré de longitude, et viennent s’y souder au mont Kaligong.

Là, Nana Sahib se trouvait à l’entrée du pays des Gounds, redoutables tribus de ces peuplades de vieille race, imparfaitement soumises, qu’il voulait pousser à la révolte.

Un territoire de deux cents milles carrés, une population de plus de trois millions d’habitants, tel est ce pays du Goudwana, dont M. Rousselet considère les habitants comme autochtones et dans lequel les ferments de rébellion sont toujours prêts à lever. C’est là une importante portion de l’Indoustan, et, à vrai dire, elle n’est que nominalement sous la domination anglaise. Le railway de Bombay à Allahabad traverse bien cette contrée du sud-ouest au nord-est, il jette même un embranchement jusqu’au centre de la province de Nagpore, mais les tribus sont restées sauvages, réfractaires à toute idée de civilisation, impatientes du joug européen, en somme, très difficiles à réduire dans leurs montagnes, – et Nana Sahib le savait bien.

C’était donc là qu’il avait voulu tout d’abord chercher asile, afin d’échapper aux recherches de la police anglaise, en attendant l’heure de provoquer le mouvement insurrectionnel.

Si le nabab réussissait dans son entreprise, si les Gounds se levaient à sa voix et marchaient à sa suite, la révolte pourrait rapidement prendre une extension considérable.

En effet; au nord du Goudwana, c’est le Bundelkund, qui comprend toute la région montagneuse située entre le plateau supérieur des Vindhyas et l’important cours d’eau de la Jumna. Dans ce pays, couvert ou plutôt hérissé des plus belles forêts vierges de l’Indoustan, vit un peuple de Boundélas, fourbe et cruel, chez lequel tous les criminels, politiques ou autres, cherchent volontiers et trouvent facilement refuge; là, se masse une population de deux millions et demi d’habitants sur une surface de vingt-huit mille kilomètres carrés; là, les provinces sont restées barbares; là, vivent encore de ces vieux partisans, qui luttèrent contre les envahisseurs sous Tippo Sahib; là, sont nés les célèbres étrangleurs Thugs, si longtemps l’épouvante de l’Inde, fanatiques assassins, qui, sans jamais verser de sang, ont fait d’innombrables victimes; là, les bandes de Pindarris ont exercé presque impunément les plus odieux massacres; là, pullulent encore ces terribles Dacoits, secte d’empoisonneurs qui marchent sur les traces des Thugs; là, enfin, s’était déjà réfugié Nana Sahib lui-même, après avoir échappé aux troupes royales, maîtresses de Jansie; là, il avait dépisté toutes les recherches, avant d’aller demander un asile plus sûr aux inaccessibles retraites de la frontière indo-chinoise.

A l’est du Goudwana, c’est le Khondistan, ou pays des Khounds. Ainsi se nomment ces farouches sectateurs de Tado Pennor, le dieu de la terre, et de Maunck Soro, le dieu rouge des combats, ces sanglants adeptes des «mériahs», ou sacrifices humains, que les Anglais ont tant de peine à détruire, ces sauvages dignes d’être comparés aux naturels des îles les plus barbares de la Polynésie, contre lesquels, de 1840 à 1854, le major général John Campbell, les capitaines Macpherson, Macviccar et Frye, entreprirent de pénibles et longues expéditions, – fanatiques prêts à tout oser, lorsque, sous quelque prétexte religieux, une puissante main les pousserait en avant.

A l’ouest du Goudwana, c’est un pays de quinze cent mille à deux millions d’âmes, occupé par les Bhîls, puissants autrefois dans le Malwa et le Rajpoutuna, maintenant divisés en clans, répandus dans toute la région des Vindhyas, presque toujours ivres de cette eau-de-vie que leur fournit l’arbre de «mhowah», mais braves, audacieux, robustes, agiles, l’oreille toujours ouverte au «kisri», qui est leur cri de guerre et de pillage.

On le voit, Nana Sahib avait bien choisi. Dans cette région centrale de la péninsule, au lieu d’une simple insurrection militaire, il espérait, cette fois, provoquer un mouvement national, auquel prendraient part les Indous de toute caste.

Mais, avant de rien entreprendre, il convenait de se fixer dans le pays, afin d’agir efficacement sur les populations dans la mesure que les circonstances permettaient. Donc, nécessité de trouver un asile sûr, momentanément du moins, quitte à l’abandonner, s’il devenait suspect.

Tel fut le premier soin de Nana Sahib. Les Indous qui l’avaient suivi depuis Adjuntah, pouvaient aller et venir librement dans toute la présidence. Balao Rao, que ne visait pas la notice du gouverneur, aurait pu, lui aussi, jouir de la même immunité, n’eût été sa ressemblance avec son frère. Depuis sa fuite jusqu’aux frontières du Népaul, l’attention n’avait plus été attirée sur sa personne, et l’on avait tout lieu de le croire mort. Mais, pris pour Nana Sahib, il eût été arrêté, – ce qu’il fallait éviter à tout prix.

Ainsi donc, pour ces deux frères unis dans la même pensée, marchant au même but, un unique asile était nécessaire. Quant à le trouver, cela ne devait être ni long ni difficile dans ces défilés des monts Sautpourra.

Et, en effet, cet asile fut tout d’abord indiqué par un des Indous de la troupe, un Gound, qui connaissait la vallée jusque dans ses plus profondes retraites.

Sur la rive droite d’un petit affluent de la Nerbudda se trouvait un pâl abandonné, nommé le pâl de Tandit.

Le pâl, c’est moins qu’un village, à peine un hameau, une réunion de huttes, souvent même une habitation isolée. La nomade famille, qui l’occupe, est venue s’y fixer temporairement. Après avoir brûlé quelques arbres, dont les cendres vivifient le sol pour une courte saison, le Gound et les siens ont construit leur demeure. Mais, comme le pays n’est rien moins que sûr, la maison a pris l’aspect d’un fortin. Un rang de palissades l’entoure, et elle peut se défendre contre une surprise. Cachée, d’ailleurs, dans quelque épais massif, enfouie, pour ainsi dire, sous un berceau de cactus et de broussailles, il n’est pas aisé de la découvrir.

Le plus ordinairement, le pâl couronne quelque monticule, sur le revers d’une vallée étroite, entre deux contreforts escarpés, au milieu d’impénétrables futaies. Il ne semble pas que des créatures humaines aient pu y chercher refuge. De routes pour y conduire, point; de sentiers qui y donnent accès, on ne voit pas trace. Pour l’atteindre, il faut quelquefois remonter le lit raviné d’un torrent, dont l’eau efface toute empreinte. Qui le franchit ne laisse aucun vestige après lui. Dans la saison chaude, on s’y mouille jusqu’à la cheville, dans la saison froide, jusqu’aux genoux, et rien n’indique qu’un être vivant y a passé. En outre, une avalanche de roches, que la main d’un enfant suffirait à précipiter, écraserait quiconque tenterait d’arriver au pâl contre la volonté de ses habitants.

Cependant, si isolés qu’ils soient dans leurs aires inaccessibles, les Gounds peuvent rapidement communiquer de pâl à pâl. Du haut de ces croupes inégales des Sautpourra, les signaux se propagent en quelques minutes sur vingt lieues de pays. C’est un feu allumé à la cime d’une roche aiguë, c’est un arbre changé en torche gigantesque, c’est une simple fumée qui empanache le sommet d’un contrefort. On sait ce que cela signifie. L’ennemi, c’est-à-dire un détachement de soldats de l’armée royale, une escouade d’agents de la police anglaise, a pénétré dans la vallée, remonte le cours de la Nerbudda, fouille les gorges de la chaîne, en quête de quelque malfaiteur, auquel ce pays offre volontiers refuge. Le cri de guerre, si familier à l’oreille des montagnards, devient cri d’alarme. Un étranger le confondrait avec le hululement des oiseaux de nuit ou le sifflement des reptiles. Le Gound, lui, ne s’y trompe pas. Il faut veiller, on veille; il faut fuir, on fuit. Les pâls suspects sont abandonnés, brûlés même. Ces nomades se réfugient en d’autres retraites, qu’ils abandonneront encore, s’ils sont pressés de trop près, et, sur ces terrains recouverts de cendres, les agents de l’autorité ne trouvent plus que des ruines.

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C’était à l’un de ces pâls, – le pâl de Tandît, – que Nana Sahib et les siens étaient venus demander refuge. Là, les avait tout d’abord conduits le fidèle Gound dévoué à la personne du nabab. Là, ils s’installèrent dans la journée du 12 mars.

Le premier soin des deux frères, dès qu’ils eurent pris possession du pâl de Tandît, fut d’en reconnaître soigneusement les abords. Ils observèrent dans quelle direction et à quelle portée le regard pouvait s’étendre. Ils se firent indiquer quelles étaient les habitations les plus rapprochées, et s’enquirent de ceux qui les occupaient. La position de cette croupe isolée, que couronnait le pâl de Tandît, au milieu d’un massif d’arbres, ils l’étudièrent, et se rendirent finalement compte de l’impossibilité d’y avoir accès, sans suivre le lit d’un torrent, le torrent de Nazzur, qu’ils venaient de remonter eux-mêmes.

Le pâl de Tandît offrait donc toutes les conditions de sécurité, d’autant mieux qu’il s’élevait au-dessus d’un souterrain, dont les secrètes issues s’ouvraient sur le flanc du contrefort, et permettaient de s’enfuir, le cas échéant.

Nana Sahib et son frère n’auraient pu trouver un plus sûr asile.

Mais il ne suffisait pas à Balao Rao de savoir ce qu’était actuellement le pâl de Tandît, il voulait apprendre ce qu’il avait été, et, pendant que le nabab visitait l’intérieur du fortin, il continua d’interroger le Gound.

«Quelques questions encore, lui dit-il. Depuis combien de temps ce pâl est-il abandonné?

– Depuis plus d’un an, répondit le Gound.

– Qui l’habitait?

– Une famille de nomades, qui n’y est restée que quelques mois.

– Pourquoi l’ont-ils quitté?

– Parce que le sol, destiné à les nourrir, ne pouvait plus leur assurer la nourriture.

– Et depuis leur départ, personne, à ta connaissance, n’y a cherché refuge?

– Personne.

– Jamais un soldat de l’armée royale, jamais un agent de la police n’a mis le pied dans l’enceinte de ce pâl?

– Jamais.

– Aucun étranger ne l’a visité?

– Aucun… répondit le Gound, si ce n’est une femme.

– Une femme? répliqua vivement Balao Rao.

– Oui, une femme, qui, depuis trois ans environ, erre dans la vallée de la Nerbudda.

– Quelle est cette femme?

– Ce qu’elle est, je l’ignore, répondit le Gound. D’où elle vient, je ne puis le dire, et, dans toute la vallée, personne n’en sait plus que moi sur son compte! Est-ce une étrangère, est-ce une Indoue, on n’a jamais pu le savoir!»

Balao Rao réfléchit un instant; puis, reprenant:

«Que fait cette femme? demanda-t-il.

– Elle va, elle vient, répondit le Gound. Elle vit uniquement d’aumônes. On a pour elle, dans toute la vallée, une sorte de vénération superstitieuse. Plusieurs fois, je l’ai reçue dans mon propre pâl. Elle ne parle jamais. On pourrait croire qu’elle est muette, et je ne serais pas étonné qu’elle le fût. La nuit, on la voit se promener, tenant à la main une branche résineuse allumée. Aussi, ne la connaît-on que sous le nom de la «Flamme Errante!»

– Mais, dit Balao Rao, si cette femme connaît le pâl de Tandît, ne peut-elle y revenir pendant que nous l’occuperons, et n’avons-nous rien à craindre d’elle?

– Rien, répondit le Gound. Cette femme n’a pas sa raison. Sa tête ne lui appartient plus; ses yeux ne regardent pas ce qu’ils voient; ses oreilles n’écoutent pas ce qu’elles entendent; sa langue ne sait plus prononcer une parole! Elle est ce que serait une aveugle, une sourde, une muette, pour toutes les choses du dehors. C’est une folle, et, une folle, c’est une morte qui continue à vivre!»

Le Gound, dans ce langage particulier aux Indous des montagnes, venait de tracer le portrait d’une étrange créature, très connue dans la vallée, la «Flamme Errante» de la Nerbudda.

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C’était une femme, dont la figure pâle, belle encore, vieillie et non vieille, mais privée de toute expression, n’indiquait ni l’origine, ni l’âge. On eût dit que ses yeux hagards venaient de se fermer à la vie intellectuelle sur quelque effroyable scène, qu’ils continuaient à voir «en dedans.»

A cette créature inoffensive et privée de sa raison, les montagnards avaient fait bon accueil. Les fous, pour ces Gounds, comme pour toutes les populations sauvages, sont des êtres sacrés que protège un superstitieux respect. Aussi recevait on hospitalièrement la Flamme Errante partout où elle se présentait. Aucun pâl ne lui fermait sa porte. On la nourrissait quand elle avait faim, on la couchait lorsqu’elle tombait de fatigue, sans attendre une parole de remerciement que sa bouche ne pouvait plus formuler.

Depuis combien de temps durait cette existence? D’où venait cette femme? Vers quelle époque avait-elle apparu dans le Goudwana? Il eût été difficile de le préciser. Pourquoi se promenait-elle, une flamme à la main? Était-ce pour guider ses pas? Était-ce pour éloigner les fauves? on n’eût pu le dire. Il lui arrivait de disparaître pendant des mois entiers. Que devenait-elle alors? Quittait-elle les défilés des monts Sautpourra pour les gorges des Vindhyas? S’égarait-elle au delà de la Nerbudda, jusque dans le Malwa ou le Bundelkund? Nul ne le savait. Plus d’une fois, tant son absence se prolongea, on put croire que sa triste vie avait pris fin. Mais non! On la revoyait revenir toujours la même, sans que ni la fatigue, ni la maladie, ni le dénuement, parussent avoir éprouvé sa nature, si frêle en apparence.

Balao Rao avait écouté l’Indou avec une extrême attention. Il se demandait toujours s’il n’y avait pas quelque danger dans cette circonstance que la Flamme Errante connaissait le pâl de Tandît, qu’elle y avait déjà cherché refuge, que son instinct pouvait l’y ramener.

Il revint donc sur ce point, et demanda au Gound si lui ou les siens savaient où se trouvait actuellement cette folle.

«Je l’ignore, répondit le Gound. Voilà plus de six mois que personne ne l’a revue dans la vallée. Il est donc possible qu’elle soit morte. Mais enfin, reparût-elle et revînt-elle au pâl de Tandît, il n’y aurait rien à redouter de sa présence. Ce n’est qu’une statue vivante. Elle ne vous verrait pas, elle ne vous entendrait pas, elle ne saurait pas qui vous êtes. Elle entrerait, elle s’assoirait à votre foyer, pour un jour, pour deux jours, puis elle rallumerait sa résine éteinte, vous quitterait, et recommencerait à errer de maison en maison. C’est là toute sa vie. D’ailleurs, son absence se prolonge tellement cette fois, qu’il est probable qu’elle ne reviendra jamais. Celle qui était déjà morte d’esprit doit être maintenant morte de corps!»

Balao Rao ne crut pas devoir parler de cet incident à Nana Sahib, et lui-même n’y attacha bientôt plus aucune importance.

Un mois après leur arrivée au pâl de Tandît, le retour de la Flamme Errante n’avait pas été signalé dans la vallée de la Nerbudda.

 

 

 

Chapitre XVI

La Flamme Errante

 

ana Sahib, pendant tout un mois, du 12 mars au 12 avril, resta caché dans le pâl. Il voulait donner aux autorités anglaises le temps de prendre le change, soit en abandonnant les recherches, soit en se lançant sur de fausses pistes.

Si, pendant le jour, les deux frères ne sortaient pas, leurs fidèles parcouraient la vallée, visitaient les villages et les hameaux, annonçaient à mots couverts la prochaine apparition d’un «redoutable moulti», moitié dieu, moitié homme, et ils préparaient les esprits à un soulèvement national.

La nuit venue, Nana Sahib et Balao Rao se hasardaient à quitter leur retraite. Ils s’aventuraient jusque sur les rives de la Nerbudda. Ils allaient de village en village, de pâl en pâl, en attendant l’heure à laquelle ils pourraient parcourir avec quelque sécurité le domaine des rajahs inféodés aux Anglais. Nana Sahib savait, d’ailleurs, que plusieurs semi-indépendants, impatients du joug étranger, se rallieraient à sa voix. Mais, en ce moment, il ne s’agissait que des populations sauvages du Goudwana.

Ces Bhîls barbares, ces Rounds nomades, ces Gounds, aussi peu civilisés que les naturels des îles du Pacifique, le Nana les trouva prêts à se lever, prêts à le suivre. Si, par prudence, il ne se fit connaître qu’à deux ou trois puissants chefs de tribu, cela suffit à lui prouver que son nom seul entraînerait plusieurs millions de ces Indous, qui sont répartis sur le plateau central de l’Indoustan.

Lorsque les deux frères étaient rentrés au pâl de Tandît, ils se rendaient mutuellement compte de ce qu’ils avaient entendu, vu, fait. Leurs compagnons les rejoignaient alors, apportant de toutes parts la nouvelle que l’esprit de révolte soufflait comme un vent d’orage dans la vallée de la Nerbudda. Les Gounds ne demandaient qu’à jeter le «kisri», le cri de guerre des montagnards, et à se précipiter sur les cantonnements militaires de la présidence.

Le moment n’était pas venu.

Il ne suffirait pas, en effet, que toute la contrée comprise entre les monts Sautpourra et les Vindhyas fût en feu. Il fallait encore que l’incendie pût gagner de proche en proche. Donc, nécessité d’entasser les éléments combustibles dans les provinces voisines de la Nerbudda, qui étaient plus directement sous l’autorité anglaise. De chacune des villes, des bourgades du Bhopal, du Malwa, du Bundelkund, et de tout ce vaste royaume de Scindia, il importait de faire un immense foyer, prêt à s’allumer. Mais Nana Sahib, avec raison, ne voulait s’en rapporter qu’à lui seul du soin de visiter les anciens partisans de l’insurrection de 1857, tous ces natifs, qui, restés fidèles à sa cause et n’ayant jamais cru à sa mort, s’attendaient à le voir reparaître de jour en jour.

Un mois après son arrivée au pâl de Tandît, Nana Sahib crut pouvoir agir en toute sécurité. Il pensa que le fait de sa réapparition dans la province avait été reconnu faux. Des affidés le tenaient au courant de tout ce que le gouverneur de la présidence de Bombay avait fait pour opérer sa capture. Il savait que, pendant les premiers jours, l’autorité s’était livrée aux recherches les plus actives, mais sans résultat. Le pêcheur d’Aurungabad, l’ancien prisonnier du Nana, était tombé sous le poignard, et nul n’avait pu soupçonner que le faquir fugitif fût le nabab Dandou-Pant, dont la tête venait d’être mise à prix. Une semaine après, les rumeurs s’apaisèrent, les aspirants à la prime de deux mille livres perdirent tout espoir, et le nom de Nana Sahib retomba dans l’oubli.

Le nabab put donc agir de sa personne, et, sans craindre d’être reconnu, recommencer sa campagne insurrectionnelle. Tantôt sous le costume d’un parsi, tantôt sous celui d’un simple raïot, un jour seul, un autre accompagné de son frère, il commença à s’éloigner du pâl de Tandît, à remonter vers le nord, de l’autre côté de la Nerbudda, et même au delà du revers septentrional des Vindhyas.

Un espion, qui eût voulu le suivre dans toutes ses démarches, l’aurait trouvé à Indore, dès le 12 avril.

Là, dans cette capitale du royaume d’Holcar, Nana Sahib, tout en conservant le plus strict incognito, se mit en communication avec la nombreuse population rurale, employée à la culture des champs de pavots. C’étaient des Rihillas, des Mékranis, des Valayalis, ardents, courageux, fanatiques, pour la plupart Cipayes déserteurs de l’armée native, qui se cachaient sous l’habit du paysan indou.

Puis, Nana Sahib passa la Betwa, affluent de la Jumna, qui court vers le nord, sur la frontière occidentale du Bundelkund, et, le 19 avril, à travers une magnifique vallée dans laquelle les dattiers et les manguiers se multiplient à profusion, il arrivait à Souari.

Là s’élèvent de curieuses constructions, d’une très haute antiquité. Ce sont des «topes», sortes de tumuli, coiffés de dômes hémisphériques, qui forment le groupe principal de Saldhara, au nord de la vallée. De ces monuments funéraires, de ces demeures des morts, dont les autels, consacrés aux rites bouddhiques, sont abrités sous des parasols de pierre, de ces tombes vides depuis tant de siècles, sortirent, à la voix de Nana Sahib, des centaines de fugitifs. Enfouis dans ces ruines pour échapper aux terribles représailles des Anglais, un mot suffit à leur faire comprendre ce que le nabab attendait de leur concours; un geste suffirait, l’heure venue, à les jeter en masse sur les envahisseurs.

Le 24 avril, Nana Sahib était à Bhilsa, le chef-lieu d’un district important du Malwa, et, dans les ruines de l’ancienne ville, il rassemblait des éléments de révolte, que ne lui eût pas fournis la nouvelle,

Le 27 avril, Nana Sahib atteignit Raygurh, près de la frontière du royaume de Pannah, et, le 30, les restes de la vieille cité de Sangor, non loin de l’endroit où le général sir Hugh Rose livra aux insurgés une sanglante bataille, qui lui donna, avec le col de Maudanpore, la clef des défilés des Vindhyas.

Là, le nabab fut rejoint par son frère, que Kâlagani accompagnait, et tous deux se firent connaître des chefs des principales tribus, dont ils étaient absolument sûrs. Dans ces conciliabules, les préliminaires d’une insurrection générale furent discutés et arrêtés. Tandis que Nana Sahib et Balao Rao opéreraient au sud, leurs alliés devaient manœuvre sur le revers septentrional des Vindhyas.

Avant de regagner la vallée de la Nerbudda, les deux frères voulurent encore visiter le royaume de Pannah. Ils s’aventurèrent le long de la Keyne, sous le couvert de teks géants, de bambous colosses, à l’abri de ces innombrables multipliants qui semblent destinés à envahir l’Inde entière. Là, furent enrôlés de nombreux et farouches adeptes parmi ce misérable personnel qui exploite, pour le compte du rajah, les riches mines diamantifères du territoire. Ce rajah, dit M. Rousselet, «comprenant la position que fait la domination anglaise aux princes du Bundelkund, a préféré le rôle d’un riche propriétaire foncier à celui d’un insignifiant principicule.» Riche propriétaire, il l’est en effet! La région adamantifère qu’il possède s’étend sur une longueur de trente kilomètres au nord de Pannah, et l’exploitation de ses mines de diamants, les plus estimés sur les marchés de Bénarès et d’Allahabad, emploie un grand nombre d’Indous. Mais, chez ces malheureux, soumis aux plus durs travaux, que le rajah fait décapiter dès que baisse le rendement de la mine, Nana Sahib devait trouver des milliers de partisans, prêts à se faire tuer pour l’indépendance de leur pays, et il les trouva.

A partir de ce point, les deux frères redescendirent vers la Nerbudda, afin de regagner le pâl de Tandît. Cependant, avant d’aller provoquer le soulèvement du sud, qui devait coïncider avec celui du nord, ils voulurent s’arrêter à Bhopal. C’est une importante ville musulmane, qui est restée la capitale de l’islamisme dans l’Inde, et dont la bégum demeura fidèle aux Anglais pendant toute la période insurrectionnelle.

Nana Sahib et Balao Rao, accompagnés d’une douzaine de Gounds, arrivèrent à Bhopal, le 24 mai, dernier jour de ces fêtes du Moharum, instituées pour célébrer le renouvellement de l’année musulmane. Tous deux avaient revêtu le costume des «joguis», sinistres mendiants religieux, armés de longs poignards à lame arrondie, dont ils se frappent par fanatisme, mais sans grand mal ni danger.

Les deux frères, méconnaissables sous ce déguisement, avaient suivi la procession dans les rues de la ville, au milieu des nombreux éléphants, qui portaient sur leurs dos des «tadzias», sorte de petits temples hauts de vingt pieds; ils avaient pu se mêler aux musulmans, richement vêtus de tuniques brodées d’or et coiffés de toques de mousseline; ils s’étaient confondus dans les rangs des musiciens, des soldats, des bayadères, des jeunes gens travestis en femmes, – bizarre agglomération qui donnait à cette cérémonie une tournure carnavalesque. Avec ces Indous de toutes sortes, dans lesquels ils comptaient de nombreux fidèles, ils avaient pu échanger une sorte de signe maçonnique, familier aux anciens révoltés de 1857.

Le soir venu, tout ce monde s’était porté vers le lac qui baigne le faubourg oriental de la ville.

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Là, au milieu de cris assourdissants, de détonations d’armes à feu, de crépitations de pétards, à la lueur de milliers de torches, tous ces fanatiques précipitèrent les tadzias dans les eaux du lac. Les fêtes du Moharum étaient finies.

A ce moment, Nana Sahib sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna. Un Bengali était à ses côtés.

Nana Sahib reconnut en cet Indou un de ses anciens compagnons d’armes de Lucknow. Il l’interrogea du regard.

Le Bengali se borna à murmurer les mots suivants, que Nana Sahib entendit sans qu’un geste eût trahi son émotion.

«Le colonel Munro a quitté Calcutta.

– Où est-il?

– Il était hier à Bénarès.

– Où va-t-il?

– A la frontière du Népaul.

– Dans quel but?

– Pour y séjourner quelques mois.

– Et ensuite?…

– Revenir à Bombay.»

Un sifflement retentit. Un Indou, se glissant à travers la foule, arriva près de Nana Sahib.

C était Kâlagani.

«Pars à l’instant, dit le nabab. Rejoins Munro qui remonte vers le nord. Attache-toi à lui. Impose-toi par quelque service rendu, et risque ta vie, s’il le faut. Ne le quitte pas avant qu’il n’ait redescendu au delà des Vindhyas, jusqu’à la vallée de la Nerbudda. Alors, mais alors seulement, viens me donner avis de sa présence.»

Kâlagani se contenta de répondre par un signe affirmatif, et disparut dans la foule. Un geste du nabab était pour lui un ordre. Dix minutes après, il avait quitté Bhopal.

A ce moment, Balao Rao s’approcha de son frère.

«Il est temps de partir, lui dit-il.

– Oui, répondit Nana Sahib, et il faut que nous soyons avant le jour au pâl de Tandît.

– En route.»

Tous deux, suivis de leurs Gounds, remontèrent la rive septentrionale du lac jusqu’à une ferme isolée. Là, des chevaux les attendaient pour eux et leur escorte. C’étaient de ces chevaux rapides, auxquels on donne une nourriture très épicée, et qui peuvent faire cinquante milles dans une seule nuit. A huit heures, ils galopaient sur la route de Bhopal aux Vindhyas.

Si le nabab voulait arriver avant l’aube au pâl do Tandît, ce n’était que par mesure de prudence. Mieux valait, en effet, que son retour dans la vallée passât inaperçu.

La petite troupe marcha donc de toute la vitesse de ses chevaux.

Nana Sahib et Balao Rao, l’un près de l’autre, ne se parlaient pas, mais la même pensée occupait leur esprit. De cette excursion au delà des Vindhyas, ils rapportèrent plus que l’espoir, la certitude que d’innombrables partisans se ralliaient à leur cause. Le plateau central de l’Inde était tout entier dans leurs mains. Les cantonnements militaires, répartis sur ce vaste territoire, ne pourraient résister aux premiers assauts des insurgés. Leur anéantissement ferait place libre à la révolte, qui ne tarderait pas à élever d’un littoral à l’autre toute une muraille d’Indous fanatisés, contre laquelle viendrait se briser l’armée royale.

Mais, en même temps, Nana Sahib songeait à cet heureux coup du sort, qui allait lui livrer Munro. Le colonel venait enfin de quitter Calcutta, où il était difficile de l’atteindre. Désormais, aucun de ses mouvements n’échapperait au nabab. Sans qu’il pût s’en douter, la main de Kâlagani le guiderait vers cette sauvage contrée des Vindhyas, et, là, nul ne pourrait le soustraire au supplice que lui réservait la haine de Nana Sahib.

Balao Rao ne savait rien encore de ce qui s’était dit entre le Bengali et son frère. Ce ne fut qu’aux abords du pâl de Tandît, pendant que les chevaux soufflaient un instant, que Nana Sahib se borna à le lui apprendre en ces termes:

«Munro a quitté Calcutta et se dirige vers Bombay.

– La route de Bombay, s’écria Balao Rao, va jusqu’au rivage de l’océan Indien!

– La route de Bombay, cette fois, répondit Nana Sahib, s’arrêtera aux Vindhyas!»

Cette réponse disait tout.

Les chevaux repartirent au galop et se lancèrent à travers le massif d’arbres, qui se dressait à la lisière de la vallée de la Nerbudda.

Il était alors cinq heures du matin. Le jour commençait à se faire. Nana Sahib, Balao Rao et leurs compagnons venaient d’arriver au lit torrentueux du Nazzur, qui montait vers le pâl.

Les chevaux s’arrêtèrent en cet endroit et furent laissés à la garde de deux Gounds, chargés de les conduire au plus proche village.

Les autres suivirent les deux frères, qui gravissaient les marches tremblantes sous l’eau du torrent.

Tout était tranquille. Les premiers bruits du jour n’avaient pas encore interrompu lé silence de la nuit.

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Soudain, un coup de feu éclata et fut suivi de plusieurs autres. En même temps, ces cris se faisaient entendre:

«Hurrah! hurrah! en avant!»

Un officier, précédant une cinquantaine de soldats de l’armée royale, apparut sur la crête du pâl.

«Feu! Que pas un ne s’échappe!» cria-t-il encore.

Nouvelle décharge, dirigée presque à bout portant sur le groupe de Gounds qui entourait Nana Sahib et son frère.

Cinq ou six Indous tombèrent. Les autres, se rejetant dans le lit du Nazzur. disparurent sous les premiers arbres de la forêt.

«Nana Sahib! Nana Sahib!» crièrent les Anglais, en s’engageant dans l’étroit ravin.

Alors, un de ceux qui avaient été frappés mortellement, se redressa, la main tendue vers eux.

«Mort aux envahisseurs!» cria-t-il d’une voix terrible encore, et il retomba sans mouvement.

L’officier s’approcha du cadavre.

«Est-ce bien Nana Sahib? demanda-t-il.

– C’est lui, répondirent deux soldats du détachement, qui, pour avoir tenu garnison à Cawnpore, connaissaient parfaitement le nabab.

– Aux autres, maintenant!» cria l’officier.

Et tout le détachement se jeta dans la forêt à la poursuite des Gounds.

A peine avait-il disparu, qu’une ombre se glissait sur l’escarpement que couronnait le pâl.

C’était la Flamme Errante, enveloppée d’un long pagne brun, que le cordon d’un langouti serrait à la ceinture.

La veille au soir, cette folle avait été le guide inconscient de l’officier anglais et de ses hommes. Rentrée dans la vallée depuis la veille, elle regagnait machinalement le pâl de Tandît, vers lequel une sorte d’instinct la ramenait. Mais, cette fois, l’étrange créature, que l’on croyait muette, laissait échapper de ses lèvres un nom, rien qu’un seul, celui du massacreur de Cawnpore!

«Nana Sahib! Nana Sahib!» répétait-elle, comme si l’image du nabab, par quelque inexplicable pressentiment, se fût dressée dans son souvenir.

Ce nom fit tressaillir l’officier. Il s’attacha aux pas de la folle. Celle-ci ne parut pas même le voir, ni les soldats qui la suivirent jusqu’au pâl. Était-ce donc là que s’était réfugié le nabab dont la tête était mise à prix? L’officier prit les mesures nécessaires et fit garder le lit du Nazzur, en attendant le jour. Lorsque Nana Sahib et ses Gounds s’y furent engagés, il les accueillit par une décharge, qui en jeta plusieurs à terre, et, parmi eux, le chef de l’insurrection des Cipayes.

Telle fut la rencontre que le télégraphe signala le jour même au gouverneur de la présidence de Bombay. Ce télégramme se répandit dans toute la péninsule, les journaux le reproduisirent immédiatement, et ce fut ainsi que le colonel Munro put en prendre connaissance à la date du 26 mai, dans la Gazette d’Allahabad.

Il n’y avait pas à douter cette fois de la mort de Nana Sahib. Son identité avait été constatée, et le journal pouvait dire avec raison: «Le royaume de l’Inde n’a plus rien à craindre désormais du cruel rajah qui lui a coûté tant de sang!»

Cependant, la folle, après avoir quitté le pâl, descendait le lit du Nazzur. De ses yeux hagards sortait comme la lueur d’un feu interne, qui se serait soudainement rallumé en elle, et, machinalement, ses lèvres laissaient échapper le nom du nabab.

Elle arriva ainsi à l’endroit où gisaient les cadavres, et s’arrêta devant celui qui avait été reconnu par les soldats de Lucknow. La figure contractée de ce mort semblait encore menacer. On eût dit qu’après n’avoir vécu que pour la vengeance, la haine survivait en lui.

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La folle s’agenouilla, posa ses deux mains sur ce corps troué de balles, dont le sang tacha les plis de son pagne. Elle le regarda longuement, puis, se relevant et secouant la tête, elle descendit lentement le lit du Nazzur.

Mais alors, la Flamme Errante était retombée dans son indifférence habituelle, et sa bouche ne répétait plus le nom maudit de Nana Sahib.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

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