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Jules Verne

 

NORD CONTRE SUD

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

85 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre VII

Derniers mots et dernier soupir

 

e jour même, 17 mars, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et sa fille, rentraient avec le mari de Zermah à la plantation de Camdless-Bay.

On ne put cacher la vérité à Mme Burbank. La malheureuse mère en reçut un nouveau coup, qui pouvait être mortel dans l’état de faiblesse où elle se trouvait.

Cette dernière tentative pour connaître le sort de l’enfant n’avait pas abouti. Texar s’était refusé à répondre. Et comment l’y eût-on obligé, puisqu’il prétendait ne pas être l’auteur de l’enlèvement? Non seulement il le prétendait, mais, par un alibi, non moins inexplicable que les précédents, il prouvait qu’il n’avait pu être à lacrique Marine au moment où s’accomplissait le crime. Puisqu’il avait été absous de l’accusation lancée contre lui, il n’y avait plus à lui donner le choix entre une peine et un aveu qui aurait pu mettre sur la trace de ses victimes.

«Mais si ce n’est pas Texar, répétait Gilbert, qui donc est coupable de ce crime?

– Il a pu être exécuté par des gens à lui, répondit M. Stannard, et sans qu’il ait été présent!

– Ce serait la seule explication à donner, répliquait Edward Carrol.

– Non, mon père, non, monsieur Carrol! affirmait miss Alice. Texar était dans l’embarcation qui entraînait notre pauvre petite Dy! Je l’ai vu… je l’ai reconnu, au moment où Zermah jetait son nom dans un dernier appel!… Je l’ai vu… je l’ai vu!»

Que répondre à cette déclaration si formelle de la jeune fille? Aucune erreur de sa part n’était possible, répétait-elle à Castle-House comme elle l’avait juré devant le Conseil de guerre. Et pourtant, si elle ne se trompait pas, comment l’Espagnol pouvait-il se trouver à ce moment parmi les prisonniers de Fernandina, détenus à bord de l’un des bâtiments de l’escadre du commodore Dupont?

C’était inexplicable. Toutefois, si les autres pouvaient avoir un doute quelconque, Mars, lui, n’en avait pas. Il ne cherchait pas à comprendre ce qui paraissait incompréhensible. Il était résolu à se jeter sur la piste de Texar, et, s’il le retrouvait, il saurait bien lui faire avouer son secret, dût-il le lui arracher par la torture!

«Tu as raison, Mars, répondit Gilbert. Mais il faut, au besoin, se passer de ce misérable, puisqu’on ignore ce qu’il est devenu!… Il faut reprendre nos recherches!…Je suis autorisé à rester à Camdless-Bay tout le temps qui sera nécessaire, et dès demain…

– Oui, monsieur Gilbert, dès demain!» répondit Mars.

Et le métis regagna sa chambre, où il put donner un libre cours à sa douleur comme à sa colère.

Le lendemain, Gilbert et Mars firent leurs préparatifs de départ. Ils voulaient consacrer cette journée à fouiller avec plus de soin les moindres criques et les plus petits îlots, en amont de Camdless-Bay et sur les deux rives du Saint-John.

Pendant leur absence, James Burbank et Edward Carrol allaient prendre leurs dispositions pour entreprendre une campagne plus complète. Vivres, munitions, moyens de transport, personnel, rien ne serait négligé pour qu’elle pût être menée à bonne fin. S’il fallait s’engager jusque dans les régions sauvages de la basse Floride, au milieu des marécages du sud, à travers les Everglades, on s’y engagerait. Il était impossible que Texar eût quitté le territoire floridien. A remonter vers le nord, il aurait trouvé la barrière de troupes fédérales qui stationnaient sur la frontière de la Géorgie. A tenter de fuir par mer, il ne l’aurait pu qu’en essayant de franchir le détroit de Bahama, afin de chercher asile dans les Lucayes anglaises. Or, les navires du commodore Dupont occupaient les passes depuis Mosquito-Inlet jusqu’à l’entrée de ce détroit. Les chaloupes exerçaient un blocus effectif sur le littoral. De ce côté, aucune chance d’évasion ne s’offrait à l’Espagnol. Il devait être en Floride, caché sans doute là où, depuis quinze jours, ses victimes étaient gardées par l’Indien Squambô. L’expédition projetée par James Burbank aurait donc pour but de rechercher ses traces sur tout le territoire floridien.

Du reste, ce territoire jouissait maintenant d’une tranquillité complète, due à la présence des troupes nordistes et des bâtiments qui en bloquaient la côte orientale.

Il va sans dire que le calme régnait également à Jacksonville. Les anciens magistrats avaient repris leur place dans la municipalité. Plus de citoyens emprisonnés pour leurs opinions tièdes ou contraires. Dispersion totale des partisans de Texar, qui, dès la première heure, avaient pu s’enfuir à la suite des milices floridiennes.

Au surplus, la guerre de sécession se continuait dans le centre des États-Unis à l’avantage marqué des fédéraux. Le 18 et le 19, la première division de l’armée du Potomac avait débarqué au fort Monroe. Le 22, la seconde se préparait à quitter Alexandria pour la même destination. Malgré le génie militaire de cet ancien professeur de chimie, J. Jackson, désigné sous le nom de Stonewal Jackson, le «mur de pierre», les sudistes allaient être battus, dans quelques jours, au combat de Kernstown. Il n’y avait donc rien à craindre d’un soulèvement de la Floride, qui s’était toujours montrée un peu indifférente, on ne saurait trop le signaler, aux passions du Nord et du Sud.

Dans ces conditions, le personnel de Camdless-Bay, dispersé après l’envahissement de la plantation, avait pu rentrer peu à peu. Depuis la prise de Jacksonville, les arrêtés de Texar et de son Comité, relatifs à l’expulsion des esclaves affranchis, n’avaient plus aucune valeur. A cette date du 17 mars, la plupart des familles de noirs, revenues sur le domaine, s’occupaient déjà de relever les baraccons. En même temps, de nombreux ouvriers déblayaient les ruines des chantiers et des scieries, afin de rétablir l’exploitation régulière des produits de Camdless-Bay. Perry et les sous-régisseurs y déployaient une grande activité sous la direction d’Edward Carrol. Si James Burbank lui laissait le soin de tout réorganiser, c’est qu’il avait, lui, une autre tâche à remplir – celle de retrouver son enfant. Aussi, en prévision d’une campagne prochaine, réunissait-il tous les éléments de son expédition. Un détachement de douze noirs affranchis, choisis parmi les plus dévoués de la plantation, furent désignés pour l’accompagner dans ses recherches. On peut être sûr que ces braves gens s’y appliqueraient de cœur et d’âme.

Restait donc à décider comment l’expédition serait conduite. A ce sujet, il y avait lieu d’hésiter. En effet, sur quelle partie du territoire les recherches seraient-elles d’abord dirigées? Cette question devait évidemment primer toutes les autres.

Une circonstance inespérée, due uniquement au hasard, allait indiquer avec une certaine précision quelle piste il convenait de suivre au début de la campagne.

Le 19, Gilbert et Mars, partis dès le matin de Castle-House, remontaient rapidement le Saint-John dans une des plus légères embarcations de Camdless-Bay. Aucun des noirs de la plantation ne les accompagnait pendant ces explorations qu’ils recommençaient chaque jour sur les deux berges du fleuve. Ils tenaient à opérer aussi secrètement que possible, afin de ne point donner l’éveil aux espions qui pouvaient surveiller les abords de Castle-House par ordre de Texar.

Ce jour-là, tous deux se glissaient le long de la rive gauche. Leur canot, s’introduisant à travers les grandes herbes, derrière les îlots détachés par la violence des eaux à l’époque des fortes marées d’équinoxe, ne couraitaucun risque d’être aperçu. Pour des embarcations naviguant dans le lit du fleuve, il n’eût même pas été visible. Pas davantage de la berge elle-même, dont la hauteur le mettait à l’abri des regards de quiconque se fût aventuré sous son fouillis de verdure.

Il s’agissait, ce jour-là, de reconnaître les criques et les rios les plus secrets que les comtés de Duval et de Putnam déversent dans le Saint-John.

Jusqu’au hameau de Mandarin, l’aspect du fleuve est presque marécageux. A mer haute, les eaux s’étendent sur ses rives, extrêmement basses, qui ne découvrent qu’à mi-marée, lorsque le jusant est suffisamment établi pour ramener le Saint-John à son étiage normal. Sur la rive droite, toutefois, le niveau du sol est plus en relief. Les champs de maïs y sont à l’abri de ces inondations périodiques qui n’auraient permis aucune culture. On peut même donner le nom de coteau à cet emplacement où s’étagent les quelques maisons de Mandarin, et qui se termine par un cap projeté jusqu’au milieu du chenal.

Au-delà, de nombreuses îles occupent le lit plus rétréci du fleuve, et c’est en reflétant les panaches blanchâtres de leurs magnifiques magnoliers que les eaux, divisées en trois bras, montent avec le flux ou descendent avec le reflux – ce dont le service de la batellerie peut profiter deux fois par vingt-quatre heures.

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Après s’être engagés dans le bras de l’ouest, Gilbert et Mars fouillaient les moindres interstices de la berge. Ils cherchaient si quelque embouchure de rio ne s’ouvrait pas sous le branchage des tulipiers, afin d’en suivre les sinuosités jusque dans l’intérieur. Là on ne voyait déjà plus les vastes marécages du bas fleuve. C’étaient des vallons hérissés de fougères arborescentes et de liquidambars dont les premières floraisons, mélangées aux guirlandes de serpentaires et d’aristoloches, imprégnaient l’air de parfums pénétrants. Mais, en ces différents endroits, les rios ne présentaient aucune profondeur. Ils ne s’échappaient que sous la forme de filets d’eau, impropres même à la navigation d’un squif, et le jusant les laissait bientôt à sec. Aucune cabane sur leur bord. A peine quelques huttes de chasseurs, vides alors, et qui ne paraissaient pas avoir été récemment occupées. Parfois, à défaut d’êtres humains, on eût pu croire que divers animaux y avaient établi leur domicile habituel. Aboiements de chiens, miaulements de chats, coassements de grenouilles, sifflements de reptiles, glapissements de renards, ces bruits variés frappaient tout d’abord l’oreille. Cependant, il n’y avait là ni renards, ni chats, ni grenouilles, ni chiens, ni serpents. Ce n’étaient que les cris d’imitation de l’oiseau-chat, sorte de grive brunâtre, noire de tête, rouge-orange de croupion, que l’approche du canot faisait partir à tire-d’aile.

Il était environ trois heures après-midi. A ce moment, la légère embarcation donnait de l’avant sous un sombre fouillis de gigantesques roseaux, lorsqu’un violent coup de la gaffe, manœuvrée par Mars, lui fit franchir une barrière de verdure qui semblait être impénétrable. Au-delà s’arrondissait une sorte d’entaille, d’un demi-acre d’étendue, dont les eaux, abritées sous l’épais dôme des tulipiers, ne devaient jamais s’être échauffées aux rayons du soleil.

«Voilà un étang que je ne connaissais pas, dit Mars, qui se redressait afin d’observer la disposition des berges au-delà de l’entaille.

– Visitons-le, répondit Gilbert. Il doit communiquer avec le chapelet des lagons, creusés à travers cette lagune. Peut-être sont-ils alimentés par un rio, qui nous permettrait de remonter à l’intérieur du territoire?

– En effet, monsieur Gilbert, répondit Mars, et j’aperçois l’ouverture d’une passe dans le nord-ouest de nous.

– Pourrais-tu dire, demanda le jeune officier, en quel endroit nous sommes?

– Au juste, non, répondit Mars, à moins que ce ne soit cette lagune qu’on appelle la Crique-Noire. Pourtant, je croyais, comme tous les gens du pays, qu’il était impossible d’y pénétrer et qu’elle n’avait aucune communication avec le Saint-John.

– Est-ce qu’il n’existait pas autrefois, dans cette crique, un fortin élevé contre les Séminoles?

– Oui, monsieur Gilbert. Mais, depuis bien des années déjà, l’entrée de la crique s’est fermée sur le fleuve, et le fortin a été abandonné. Pour mon compte, je n’y suis jamais allé, et, maintenant, il ne doit plus en rester que des ruines.

– Essayons de l’atteindre, dit Gilbert.

– Essayons, répondit Mars, quoique ce soit probablement bien difficile. L’eau ne tardera pas à disparaître, et le marécage ne nous offrira pas un sol assez résistant pour y marcher.

– Evidemment, Mars. Aussi, tant qu’il y aura assez d’eau, devons-nous rester dans l’embarcation.

– Ne perdons pas un instant, monsieur Gilbert. Il est déjà trois heures, et la nuit viendra vite sous ces arbres.»

C’était la Crique-Noire, en effet, dans laquelle Gilbert et Mars venaient de pénétrer, grâce à ce coup de gaffe, qui avait lancé leur embarcation à travers la barrière de roseaux. On le sait, cette lagune n’était praticable que pour de légers squifs, semblables à celui dont se servait habituellement Squambô, lorsque son maître ou lui s’aventurait sur le cours du Saint-John. D’ailleurs, pour arriver au blockhaus, situé vers le milieu de cette crique, à travers l’inextricable lacis des îlots et des passes, il fallait être familiarisé avec leurs mille détours, et, depuis de longues années, personne ne s’y était jamais hasardé. On ne croyait même plus à l’existence du fortin. De là, sécurité complète pour l’étrange et malfaisant personnage qui en avait fait son repaire habituel. De là, le mystère absolu qui entourait l’existence privée de Texar.

Il eût fallu le fil d’Ariane pour se guider à travers ce labyrinthe toujours obscur, même au moment où le soleil passait au méridien. Toutefois, à défaut de ce fil, il se pouvait que le hasard permît de découvrir l’îlot central de la Crique-Noire.

Ce fut donc à ce guide inconscient que durent s’abandonner Gilbert et Mars. Lorsqu’ils eurent franchi la première entaille, ils s’engagèrent à travers les canaux, dont les eaux grossissaient alors avec la marée montante, même dans les plus étroits, lorsque la navigation y semblait praticable. Ils allaient comme s’ils eussent été entraînés par quelque pressentiment secret, sans se demander de quelle façon ils pourraient revenir en arrière. Puisque tout le comté devait être exploré par eux, il importait que rien de cette lagune n’échappât à leur investigation.

Après une demi-heure d’efforts, à l’estime de Gilbert, le canot devait s’être avancé d’un bon mille à travers la crique. Plus d’une fois, arrêté par quelque infranchissable berge, il avait dû se retirer d’une passe pour en suivre une autre. Nul doute, pourtant que la direction générale eût été vers l’ouest. Le jeune officier ni Mars n’avaient encore essayé de prendre terre – ce qu’ils n’auraient pas fait sans difficulté, puisque le sol des îlots était à peine élevé au-dessus de l’étiage moyen du fleuve. Mieux valait ne pas quitter la légère embarcation, tant que le manque d’eau n’arrêterait pas sa marche.

Cependant, ce n’était pas sans de grands efforts que Gilbert et Mars avaient franchi ce mille. Si vigoureux qu’il fût, le métis dut prendre un peu de repos. Mais il ne voulut le faire qu’au moment où il eut atteint un îlot plus vaste et plus haut de terrain, auquel arrivaient quelques rayons de lumière à travers la trouée de ses arbres.

«Eh voilà qui est singulier! dit-il.

– Qu’y a-t-il?… demanda Gilbert.

– Des traces de culture sur cet îlot», répondit Mars.

Tous deux débarquèrent et prirent pied sur une berge un peu moins marécageuse.

Mars ne se trompait pas. Les traces de culture apparaissaient visiblement; quelques ignames poussaient ça et là; le sol se bossuait de quatre à cinq sillons, creusés de main d’homme; une pioche abandonnée était encore fichée dans la terre.

«La crique est donc habitée?… demanda Gilbert.

– Il faut le croire, répondit Mars, ou, tout au moins, est-elle connue des quelques coureurs du pays, peut-être des Indiens nomades, qui y font pousser quelques légumes.

– Il ne serait pas impossible alors qu’ils eussent bâti des habitations… des cabanes…

– En effet, monsieur Gilbert, et, s’il s’en trouve une, nous saurons bien la découvrir.»

Il y avait grand intérêt à savoir quelles sortes de gens pouvaient fréquenter cette Crique-Noire, s’il s’agissait de chasseurs des basses régions, qui s’y rendaient secrètement, ou de Séminoles, dont les bandes fréquentent encore les marécages de la Floride.

Donc, sans songer au retour, Gilbert et Mars reprirent leur embarcation, et s’enfoncèrent plus profondément à travers les sinuosités de la crique. Il semblait qu’une sorte de pressentiment les attirât vers ses plus sombres réduits. Leurs regards, faits à l’obscurité relative que l’épaisse ramure entretenait à la surface des îlots, se plongeaient en toutes directions. Tantôt, ils croyaient apercevoir une habitation, et ce n’était qu’un rideau de feuillage, tendu d’un tronc à l’autre. Tantôt ils se disaient: «Voilà un homme, immobile, qui nous regarde!» et il n’y avait là qu’une vieille souche bizarrement tordue, dont le profil reproduisait quelque silhouette humaine. Ils écoutaient alors… Peut-être ce qui ne leur arrivait pas aux yeux, arriverait-il à leurs oreilles? Il suffisait du moindre bruit pour déceler la présence d’un être vivant en cette région déserte.

Une demi-heure après leur première halte, tous deux étaient arrivés près de l’îlot central. Le blockhaus en ruines s’y cachait si complètement au plus épais du massif qu’ils n’en pouvaient rien apercevoir. Il semblait même que la crique se terminait en cet endroit, que les passes obstruées devenaient innavigables. Là encore une infranchissable barrière de halliers et de buissons se dressait entre les derniers détours des canaux et les marécageuses forêts, dont l’ensemble s’étend à travers le comté de Duval, sur la gauche du Saint-John.

«Il me paraît impossible d’aller plus loin, dit Mars. L’eau manque, monsieur Gilbert…

– Et cependant, reprit le jeune officier, nous n’avons pu nous tromper aux traces de culture. Des êtres humains fréquentent cette crique. Peut-être y étaient-ils récemment? Peut-être y sont-ils encore?…

– Sans doute, reprit Mars, mais il faut profiter de ce qui reste de jour pour regagner le Saint-John. La nuit commence à se faire, l’obscurité sera bientôt profonde, et comment se reconnaître au milieu de ces passes? Je crois, monsieur Gilbert, qu’il est prudent de revenir sur nos pas, quitte à recommencer notre exploration demain au point du jour. Retournons, comme d’habitude, à Castle-House. Nous dirons ce que nous avons vu, nous organiserons une reconnaissance plus complète de la Crique-Noire dans de meilleures conditions…

– Oui… il le faut, répondit Gilbert. Cependant, avant de partir, j’aurais voulu…»

Gilbert était resté immobile, jetant un dernier regard sous les arbres, et il allait donner l’ordre de repousser l’embarcation, lorsqu’il arrêta Mars d’un geste.

Le métis suspendit aussitôt sa manœuvre, et, debout, l’oreille tendue, il écouta.

Un cri, ou plutôt une sorte de gémissement continu qu’on ne pouvait confondre avec les bruits habituels de la forêt, se faisait entendre. C’était comme une lamentation de désespoir, la plainte d’un être humain – plainte arrachée par de vives souffrances. On eût dit le dernier appel d’une voix qui allait s’éteindre.

«Un homme est là!… s’écria Gilbert. Il demande du secours!… Il se meurt peut-être!

– Oui! répondit Mars. Il faut aller à lui!… Il faut savoir qui il est!… Débarquons!»

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Ce fut fait en un instant. L’embarcation ayant été solidement attachée à la berge, Gilbert et Mars sautèrent sur l’îlot et s’enfoncèrent sous les arbres.

Là encore il yavait quelques traces sur des sentes frayées à travers la futaie, même des pas d’hommes, dont les dernières lueurs du jour laissaient apercevoir l’empreinte.

De temps en temps, Mars et Gilbert s’arrêtaient. Ils écoutaient. Les plaintes se faisaient-elles encore entendre? C’était sur elles, sur elles seules, qu’ils pouvaient se guider.

Tous deux les entendirent de nouveau, très rapprochées cette fois. Malgré l’obscurité qui devenait de plus en plus profonde, il ne serait sans doute pas impossible d’arriver à l’endroit d’où elles partaient.

Soudain un cri plus douloureux retentit. Il n’y avait pas à se tromper sur la direction à suivre. En quelques pas, Gilbert et Mars eurent franchi un épais hallier, et ils se trouvèrent en présence d’un homme, étendu près d’une palissade, qui râlait déjà.

Frappé d’un coup de couteau à la poitrine, un flot de sang inondait ce malheureux. Les derniers souffles s’exhalaient de ses lèvres. Il n’avait plus que quelques instants à vivre.

Gilbert et Mars s’étaient penchés sur lui. Il rouvrit les yeux, mais essaya vainement de répondre aux questions qui lui furent faites.

«Il faut le voir, cet homme! s’écria Gilbert. Une torche… une branche enflammée!»

Mars avait déjà arraché la branche d’un des arbres résineux qui poussaient en grand nombre sur l’îlot. Il l’enflamma au moyen d’une allumette, et sa lueur fuligineuse jeta quelque clarté dans l’ombre.

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Gilbert s’agenouilla près du mourant. C’était un noir, un esclave, jeune encore. Sa chemise écartée laissait voir un trou béant à sa poitrine dont le sang s’échappait. La blessure devait être mortelle, le coup de couteau ayant traversé le poumon.

«Qui es-tu?… Qui es-tu?» demanda Gilbert.

Nulle réponse.

«Qui t’a frappé?»

L’esclave ne pouvait plus proférer une seule parole.

Cependant Mars agitait la branche, afin de reconnaître le lieu où ce meurtre avait été commis.

Il aperçut alors la palissade, et, à travers la poterne entrouverte, la silhouette indécise du blockhaus. C’était, en effet, le fortin de la Crique-Noire dont on ne connaissait même plus l’existence dans cette partie du comté de Duval.

«Le fortin!» s’écria Mars.

Et, laissant son maître près du pauvre noir qui agonisait, il s’élança à travers la poterne.

En un instant, Mars eut parcouru l’intérieur du blockhaus, il eut visité les chambres qui s’ouvraient de part et d’autre sur le réduit central. Dans l’une, il trouva un reste de feu qui fumait encore. Le fortin avait donc été récemment occupé. Mais à quelle sorte de gens, Floridiens ou Séminoles, avait-il pu servir de retraite? Il fallait à tout prix l’apprendre, et de ce blessé qui se mourait. Il fallait savoir quels étaient ses meurtriers, dont la fuite ne devait dater que de quelques heures.

Mars sortit du blockhaus, il fit le tour de la palissade à l’intérieur de l’enclos, il promena sa torche sous les arbres… Personne! Si Gilbert et lui fussent arrivés dans la matinée, peut-être auraient-ils trouvé ceux qui habitaient ce fortin. A présent, il était trop tard.

Le métis revint alors près de son maître et lui apprit qu’ils étaient au blockhaus de la Crique-Noire.

«Cet homme a-t-il pu répondre? lui demanda-t-il.

– Non… répondit Gilbert. Il n’a plus sa connaissance, et je doute qu’il puisse la retrouver!

– Essayons, monsieur Gilbert, répondit Mars. Il y a là un secret qu’il importe de connaître, et que personne ne pourra plus dire lorsque cet infortuné sera mort!

– Oui, Mars! Transportons-le dans le fortin… Là, peut-être reviendra-t-il à lui… Nous ne pouvons le laisser expirer sur cette berge!…

– Prenez la torche, monsieur Gilbert, répondit Mars. Moi, j’aurai la force de le porter.»

Gilbert saisit la résine enflammée. Le métis souleva dans ses bras ce corps, qui n’était plus qu’une masse inerte, gravit les degrés de la poterne, pénétra par l’embrasure qui donnait accès dans l’enclos, et déposa son fardeau dans une des chambres du réduit.

Le mourant fut placé sur une couche d’herbes. Mars, prenant alors sa gourde, l’introduisit entre ses lèvres.

Le cœur du malheureux battait encore, quoique bien faiblement et à de longs intervalles. La vie allait lui manquer…

Son secret ne lui échapperait-il donc pas avant son dernier souffle?

Ces quelques gouttes d’eau-de-vie semblèrent le ranimer un peu. Ses yeux se rouvrirent. Ils se fixèrent sur Mars et Gilbert, qui essayaient de le disputer à la mort.

Il voulut parler… Quelques sons vagues s’échappèrent de sa bouche… un nom peut-être!

«Parle!… parle!…» s’écriait Mars.

La surexcitation du métis était vraiment inexplicable,comme si la tâche, à laquelle il avait voué toute sa vie, eût dépendu des dernières paroles de ce mourant!

Le jeune esclave essayait vainement de prononcer quelques paroles… Il n’en avait plus la force…

En ce moment, Mars sentit qu’un morceau de papier était placé dans la poche de sa veste.

Se saisir de ce papier, l’ouvrir, le lire à la lueur de la résine, cela fut fait en un instant.

Quelques mots y étaient tracés au charbon, et les voici:

«Enlevées par Texar à la crique Marino… Entraînées aux Everglades… à l’île Carneral… Billet confié à ce jeune esclave… pour M. Burbank…»

C’était une écriture que Mars connaissait bien.

«Zermah!…» s’écria-t-il.

A ce nom, le mourant rouvrit les yeux, et sa tête s’abaissa comme pour faire un signe affirmatif.

Gilbert le souleva à demi, et, l’interrogeant:

«Zermah! dit-il.

– Oui!

– Et Dy?…

– Oui!

– Qui t’a frappé?

– Texar!…»

Ce fut le dernier mot de ce pauvre esclave, qui retomba mort sur la couche d’herbes.

 

 

Chapitre VIII

De Camdless-Bay au lac Washington

 

e soir même, un peu avant minuit, Gilbert et Mars étaient de retour à Castle-House. Que de difficultés ils avaient dû vaincre pour sortir de la Crique-Noire! Au moment où ils quittaient le blockhaus, la nuit commençait à se faire dans la vallée du Saint-John. Aussi l’obscurité était-elle déjà complète sous les arbres de la lagune. Sans une sorte d’instinct qui guidait Mars à travers les passes, entre les îlots confondus dans la nuit, ni l’un ni l’autre n’eussent pu regagner le cours du fleuve. Vingt fois, leur embarcation dut s’arrêter devant un barrage qu’elle ne pouvait franchir, et rebrousser chemin pour atteindre quelque chenal praticable. Il fallut allumer des branches résineuses et les planter à l’avant du canot, afin d’éclairer la route tant bien que mal. Où les difficultés devinrent extrêmes, ce fut précisément quand Mars chercha à retrouver l’unique issue qui permettait aux eaux de s’écouler vers le Saint-John. Le métis ne reconnaissait plus la brèche faite dans le fouillis des roseaux, par laquelle tous deux avaient passé quelques heures auparavant. Par bonheur, la marée descendait, et le canot pu se laisser aller au courant qui s’établissait par son déversoir naturel. Trois heures plus tard, après avoir rapidement franchi les vingt milles qui séparent la Crique-Noire de la plantation, Gilbert et Mars débarquaient au pier de Camdless-Bay.

On les attendait à Castle-House. James Burbank ni aucun des siens n’avaient encore regagné leurs chambres. Ils s’inquiétaient de ce retard inaccoutumé. Gilbert et Mars avaient l’habitude de revenir chaque soir. Pourquoi n’étaient-ils pas de retour? En devait-on conclure qu’ils avaient trouvé une piste nouvelle, que leurs recherches allaient peut-être aboutir? Que d’angoisses dans cette attente!

Ils arrivèrent enfin, et, à leur entrée dans le hall, tous s’étaient précipités vers eux.

«Eh bien… Gilbert? s’écria James Burbank.

– Mon père, répondit le jeune officier, Alice ne s’est point trompée!… C’est bien Texar qui a enlevé ma sœur et Zermah.

– Tu en as la preuve?

– Lisez!»

Et Gilbert présenta ce papier informe, qui portait les quelques mots écrits de la main de la métisse.

«Oui, reprit-il, plus de doute possible, c’est l’Espagnol! Et, ses deux victimes, il les a conduites ou l’ait conduire au vieux fortin de la Crique-Noire! C’est là qu’il demeurait à l’insu de tous. Un pauvre esclave, auquel Zermah avait confié ce papier, afin qu’il le fît parvenir à Castle-House, et de qui elle a sans doute appris que Texar allait partir pour l’île Carneral, a payé de sa vie d’avoir voulu se dévouer pour elle. Nous l’avons trouvé mourant, frappé de la main de Texar, et maintenant il est mort. Mais, si Dy et Zermah ne sont plus à la Crique-Noire, nous savons, du moins, dans quelle partie de la Floride on les a entraînées. C’est aux Everglades, et c’est là qu’il faut aller les reprendre. Dès demain, mon père, dès demain, nous partirons…

– Nous sommes prêts, Gilbert.

– A demain donc!»

L’espoir était rentré à Castle-House. On ne s’égarerait plus maintenant en recherches stériles. Mme Burbank, mise au courant de cette situation, se sentit revivre. Elle eut la force de se relever, de s’agenouiller pour remercier Dieu.

Ainsi, de l’aveu même de Zermah, c’était Texar en personne qui avait présidé au rapt de la petite fille à la crique Marino. C’était lui que miss Alice avait vu sur l’embarcation qui gagnait le milieu du fleuve. Et cependant, comment pouvait-on concilier ce fait avec l’alibi invoqué par l’Espagnol? A l’heure où il commettait ce crime, comment pouvait-il être prisonnier des fédéraux, à bord d’un des bâtiments de l’escadre? Evidemment, cet alibi devait être faux, comme les autres, sans doute. Mais de quelle façon l’était-il, et apprendrait-on jamais le secret de cette ubiquité dont Texar semblait donner la preuve?

Peu importait, après tout. Ce qui était acquis maintenant, c’est que la métisse et l’enfant avaient été conduites tout d’abord au blockhaus de la Crique-Noire, puis entraînées à l’île Carneral. C’est là qu’il fallait les chercher, c’est là qu’il fallait surtout prendre Texar. Cette fois, rien ne pourrait le soustraire au châtiment que méritaient depuis si longtemps ses criminelles manœuvres.

Il n’y avait pas un jour à perdre, d’ailleurs. De Camdless-Bay aux Everglades, la distance est assez considérable. Plusieurs jours devraient être employés à la franchir. Heureusement, ainsi que l’avait dit James Burbank, l’expédition, organisée par lui, était prête à quitter Castle-House.

Quant à l’île Carneral, les cartes de la péninsule floridienne en indiquaient la situation sur le lac Okee-cho-bee.

Ces Everglades constituent une région marécageuse, qui confine au lac Okee-cho-bee, un peu au-dessous du vingt-septième parallèle, dans la partie méridionale de la Floride. Entre Jacksonville et ce lac, on compte près de quatre cents milles.1 Au-delà, c’est un pays peu fréquenté, qui était presque inconnu à cette époque.

Si le Saint-John eût été constamment navigable jusqu’à sa source, le trajet aurait pu s’accomplir rapidement sans grandes difficultés; mais, très probablement, on ne pourrait l’utiliser que sur un parcours de cent sept milles environ, c’est-à-dire jusqu’au lac George. Plus loin, sur son cours embarrassé d’îlots, barré d’herbages, sans chenal suffisamment tracé, à sec parfois au plus bas du jusant, une embarcation un peu chargée eût rencontré de sérieux obstacles ou éprouvé tout au moins des retards. Cependant, s’il était possible de le remonter jusqu’au lac Washington, à peu près à la hauteur du vingt-huitième degré de latitude, par le travers du cap Malabar, on se serait beaucoup rapproché du but. Toutefois, il n’y fallait pas autrement compter. Le mieux était de se préparer pour un trajet de deux cent cinquante milles au milieu d’une région presque abandonnée, où manqueraient les moyens de transport, et aussi les ressources nécessaires à une expédition qui devait être rapidement conduite. C’est eu égard à de telles éventualités que James Burbank avait fait tous ses préparatifs.

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Le lendemain, 20 mars, le personnel de l’expédition était réuni sur le pier de Camdless-Bay. James Burbank et Gilbert, non sans éprouver une vive angoisse, avaient embrassé Mme Burbank, qui ne pouvait encore quitter sa chambre. Miss Alice, M. Stannard et les sous-régisseurs les avaient accompagnés. Pyg lui-même était venu faire ses adieux à M. Perry, envers lequel il éprouvait maintenant une sorte d’affection. Il se souvenait des leçons qu’il avait reçues sur les inconvénients d’une liberté pour laquelle il ne se sentait pas mûr.

L’expédition était ainsi composée: James Burbank, son beau-frère Edward Carrol, guéri de sa blessure, son fils Gilbert, le régisseur Perry, Mars, plus une douzaine de noirs choisis parmi les plus braves, les plus dévoués du domaine – en tout dix-sept personnes. Mars connaissait assez le cours du Saint-John pour servir de pilote tant que la navigation serait possible, en deçà comme au-delà du lac George. Quant aux noirs, habitués à manier la rame, ils sauraient mettre leurs robustes bras en œuvre, lorsque le courant ou le vent ferait défaut.

L’embarcation – une des plus grandes de Camdless-Bay – pouvait gréer une voile qui, depuis le vent arrière jusqu’au largue, lui permettait de suivre les détours d’un chenal parfois très sinueux. Elle portait des armes et des munitions en quantité suffisante pour que James Burbank et ses compagnons n’eussent rien à craindre des bandes de Séminoles de la basse Floride, ni des compagnons de Texar, si l’Espagnol avait été rejoint par quelques-uns de ses partisans. En effet, il avait fallu prévoir cette éventualité qui pouvait entraver le succès de l’expédition.

Les adieux furent faits. Gilbert embrassa miss Alice, et James Burbank la pressa dans ses bras comme si elle eût été déjà sa fille.

«Mon père… Gilbert…, dit-elle, ramenez-moi notre petite Dy!… Ramenez-moi ma sœur…

– Oui, chère Alice! répondit le jeune officier, oui!… Nous la ramènerons!… Que Dieu nous protège!»

M. Stannard, miss Alice, les sous-régisseurs et Pyg étaient restés sur le pier de Camdless-Bay pendant que l’embarcation s’en détachait. Tous lui envoyèrent alors un dernier adieu, au moment où, prise par le vent de nord-est et servie par la marée montante, elle disparaissait derrière la petite pointe de la crique Marino.

Il était environ six heures du matin. Une heure après, l’embarcation passait devant le hameau de Mandarin, et, vers dix heures, sans qu’il eût été nécessaire de faire usage des avirons, elle se trouvait à la hauteur de la Crique-Noire.

Le cœur leur battit à tous, quand ils rangèrent cette rive gauche du fleuve, à travers laquelle pénétraient les eaux du flux. C’était au-delà de ces massifs de roseaux, de cannas et de palétuviers que Dy et Zermah avaient été entraînées tout d’abord. C’était là que, depuis plus de quinze jours, Texar et ses complices les avaient si profondément cachées qu’il n’était rien resté de leurs traces après le rapt. Dix fois, James Burbank et Stannard, puis Gilbert et Mars, avaient remonté le fleuve à la hauteur de cette lagune, sans se douter que le vieux blockhaus leur servît de retraite.

Cette fois, il n’y avait plus lieu de s’y arrêter. C’était à quelques centaines de milles plus au sud qu’il fallait porter les recherches, et l’embarcation passa devant la Crique-Noire sans y relâcher.

Le premier repas fut pris en commun. Les coffres renfermaient des provisions suffisantes pour une vingtaine de jours, et un certain nombre de ballots qui serviraient à les transporter, lorsqu’il faudrait suivre la route de terre. Quelques objets de campement devaient permettre de faire halte, de jour ou de nuit, dans les bois épais dont sont couverts les territoires riverains du Saint-John.

Vers onze heures, quand la mer vint à renverser, le vent resta favorable. Il fallut, néanmoins, armer les avirons pour maintenir la vitesse. Les noirs se mirent à la besogne, et, sous la poussée de cinq couples vigoureux, l’embarcation continua de remonter rapidement le fleuve.

Mars, silencieux, se tenait au gouvernail, évoluant d’une main sûre à travers les bras que les îles et les îlots forment au milieu du Saint-John. Il suivait les passes dans lesquelles le courant se propageait avec moins de violence. Il s’y lançait sans une hésitation. Jamais il ne s’engageait, par erreur, en un chenal impraticable, jamais il ne risquait de s’échouer sur un haut-fond que la marée basse allait bientôt laisser à sec. Il connaissait le lit du fleuve jusqu’au lac George, comme il en connaissait les détours au-dessous de Jacksonville, et il dirigeait l’embarcation avec autant de sûreté que les canonnières du commandant Stevens qu’il avait pilotées à travers les sinuosités de la barre.

En cette partie de son cours, le Saint-John était désert. Le mouvement de batellerie qui s’y produit d’habitude pour le service des plantations, n’existait plus depuis la prise de Jacksonville. Si quelque embarcation le remontait ou le descendait encore, c’était uniquement pour les besoins des troupes fédérales et les communications du commodore Stevens avec ses sous-ordres. Et même, très probablement, en amont de Picolata, ce mouvement serait absolument nul.

James Burbank arriva devant ce petit bourg vers six heures du soir. Un détachement de nordistes occupait alors l’appontement de l’escale. L’embarcation fut hélée et dut faire halte près du quai.

Là, Gilbert Burbank se fit reconnaître de l’officier qui commandait à Picolata, et, muni du laisser-passer que lui avait remis le commandant Stevens, il put continuer sa route.

Cette halte n’avait duré que quelques instants. Comme la marée montante commençait à se faire sentir, les avirons restèrent au repos, et l’embarcation suivit rapidement sa route entre les bois profonds qui s’étendent de chaque côté du fleuve. Sur la rive gauche, la forêt allait faire suite au marécage quelques milles au-dessus de Picolata. Quant aux forêts de la rive droite, plus touffues, plus profondes, véritablement interminables, on devait dépasser le lac George sans en avoir vu la fin. Sur cette rive, il est vrai, elles s’écartent un peu du Saint-John et laissent une large bande de terrain, sur laquellela culture a repris ses droits. Ici, vastes rizières, champs de cannes et d’indigo, plantations de cotonniers, attestent encore la fertilité de la presqu’île floridienne.

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Un peu après six heures, James Burbank et ses compagnons avaient perdu de vue, derrière un coude du fleuve, la tour rougeâtre du vieux fort espagnol, abandonné depuis un siècle, qui domine les hautes cimes des grands palmistes de la berge.

«Mars, demanda alors James Burbank, tu ne crains pas de t’engager pendant la nuit sur le Saint-John?

– Non, monsieur James, répondit Mars. Jusqu’au lac George, je réponds de moi. Au-delà, nous verrons. D’ailleurs, nous n’avons pas une heure à perdre, et, puisque la marée nous favorise, il faut en profiter. Plus nous remonterons, moins elle sera forte, moins elle durera. Je vous propose donc de faire route nuit et jour.»

La proposition de Mars était dictée par les circonstances. Puisqu’il s’engageait à passer, il fallait se fier à son adresse. On n’eut pas lieu de s’en repentir. Toute la nuit, l’embarcation remonta facilement le cours du Saint-John. La marée lui vint en aide pendant quelques heures encore. Puis, les noirs, se relayant aux avirons, purent gagner une quinzaine de milles vers le sud.

On ne fit halte, ni cette nuit, ni dans la journée du 22, qui ne fut marquée par aucun incident, ni durant les douze heures suivantes. Le haut cours du fleuve semblait être absolument désert. On naviguait, pour ainsi dire, au milieu d’une longue forêt de vieux cèdres, dont les masses feuillues se rejoignaient parfois au-dessus du Saint-John en formant un épais plafond de verdure. De villages, on n’en voyait pas. De plantations ou d’habitations isolées, pas davantage. Les terres riveraines ne se prêtaient à aucun genre de culture. Il n’aurait pu venir à l’idée d’un colon d’y fonder un établissement agricole.

Le 23, dès les premières lueurs du jour, le fleuve s’évasa en une large nappe liquide, dont les berges se dégageaient enfin de l’interminable forêt. Le pays, très plat, se reculait jusqu’aux limites d’un horizon éloigné de plusieurs milles.

C’était un lac – le lac George – que le Saint-John traverse du sud au nord, et auquel il emprunte une partie de ses eaux.

«Oui! C’est bien le lac George, dit Mars, que j’ai déjà visité, lorsque j’accompagnais l’expédition chargée de relever le haut cours du fleuve.

– Et à quelle distance, demanda James Burbank, sommes-nous maintenant de Camdless-Bay?

– A cent milles environ, répondit Mars.

– Ce n’est pas encore le tiers du parcours que nous avons à faire pour atteindre les Everglades, fit observer Edward Carrol.

– Mars, demanda Gilbert, comment allons-nous procéder maintenant? Faut-il abandonner l’embarcation afin de longer une des rives du Saint-John? Cela ne se fera pas sans peine ni retard. Ne serait-il donc pas possible, le lac George une fois traversé, de continuer à suivre cette route d’eau jusqu’au point où elle cessera d’être navigable? Ne peut-on essayer, quitte à débarquer si l’on échoue et si l’on ne peut se remettre à flot? Cela vaut du moins la peine d’être tenté. – Qu’en penses-tu?

– Essayons, monsieur Gilbert», répondit Mars.

En effet, il n’y avait rien de mieux à faire.

Il serait toujours temps de prendre pied. A voyager par eau, c’étaient bien des fatigues épargnées et aussi bien des retards.

L’embarcation se lança donc à la surface du lac George, dont elle prolongea la rive orientale.

Autour de ce lac, sur ces terrains sans relief, la végétation n’est pas si fournie qu’au bord du fleuve. De vastes marais s’étendent presque à perte de vue. Quelques portions du sol, moins exposées à l’envahissement des eaux, étalent leurs tapis de noirs lichens, où se détachent les nuances violettes de petits champignons qui poussent là par milliards. Il n’aurait pas fallu se fier à ces terres mouvantes, sortes de mollières qui ne peuvent offrir au marcheur un point d’appui solide. Si James Burbank et ses compagnons eussent dû cheminer sur cette partie du territoire floridien, ils n’y auraient réussi qu’au prix des plus grands efforts, des plus extrêmes fatigues, de retards infiniment prolongés, en admettant qu’il n’eût pas fallu revenir en arrière. Seuls, des oiseaux aquatiques – pour la plupart des palmipèdes – peuvent s’aventurer à travers ce marécage, où l’on compte, en nombre infini, des sarcelles, des canards, des bécassines. Il y avait là de quoi s’approvisionner sans peine, si l’embarcation eût été à court de vivres. D’ailleurs, pour chasser sur ces rives, on aurait dû affronter toute une légion de serpents fort dangereux, dont les sifflements aigus se faisaient entendre à la surface des tapis d’alves et de conferves. Ces reptiles, il est vrai, trouvent des ennemis acharnés parmi les bandes de pélicans blancs, bien armés pour cette guerre sans merci, et qui pullulent sur ces rives malsaines du lac George.

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Cependant l’embarcation filait avec rapidité. Sa voile hissée, un vif vent du nord la poussait en bonne direction. Grâce à cette fraîche brise, les avirons purent se reposer pendant toute cette journée, sans qu’il s’en suivît aucun retard. Aussi, le soir venu, les trente milles de longueur que le lac George mesure du nord au sud avaient-ils été vivement enlevés sans fatigues. Vers six heures, James Burbank et sa petite troupe s’arrêtaient à l’angle inférieur par lequel le Saint-John se jette dans le lac.

Si l’on fit halte – halte qui ne dura que le temps de prendre langue, soit une demi-heure au plus – c’est parce que trois ou quatre maisons formaient hameau en cet endroit. Elles étaient occupées par quelques-uns de ces Floridiens nomades, qui se livrent plus spécialement à la chasse et à la pêche au commencement de la belle saison. Sur la proposition d’Edward Carrol, il parut opportun de demander quelques renseignements relatifs au passage de Texar, et on eut raison de le faire.

Un des habitants de ce hameau fut interrogé. Pendant les journées précédentes, avait-il aperçu une embarcation, traversant le lac George et se dirigeant vers le lac Washington, – embarcation qui devait contenir sept ou huit personnes, plus une femme de couleur et une enfant, une petite fille, blanche d’origine?

«En effet, répondit cet homme, il y a quarante-huit heures, j’ai vu passer une embarcation qui doit être celle dont vous parlez.

– Et a-t-elle fait halte à ce hameau? demanda Gilbert.

– Non! Elle s’est au contraire hâtée d’aller rejoindre le haut cours du fleuve. J’ai distinctement vu, à bord, ajouta le Floridien, une femme avec une petite fille dans ses bras.

– Mes amis, s’écria Gilbert, bon espoir! Nous sommes bien sur les traces de Texar!

– Oui! répondit James Burbank, il n’a sur nousqu’une avance de quarante-huit heures, et, si notre embarcation peut encore nous porter pendant quelques jours, nous gagnerons sur lui!

– Connaissez-vous le cours du Saint-John en amont du lac George? demanda Edward Carrol au Floridien.

– Oui, monsieur, et je l’ai même remonté sur un parcours de plus de cent milles.

– Pensez-vous qu’il puisse être navigable pour une embarcation comme la nôtre?

– Que tire-t-elle?

– Trois pieds à peu près, répondit Mars.

– Trois pieds, dit le Floridien. Ce sera bien juste en de certains endroits. Cependant, en sondant les passes, je crois que vous pourrez arriver jusqu’au lac Washington.

– Et là, demanda M. Carrol, à quelle distance serons-nous du lac Okee-cho-bee?

– A cent cinquante milles environ.

– Merci, mon ami.

– Embarquons, s’écria Gilbert, et naviguons jusqu’à ce que l’eau nous manque.»

Chacun reprit sa place. Le vent ayant calmi avec le soir, les avirons furent gréés et maniés avec vigueur. Les rives rétrécies du fleuve disparurent rapidement. Avant la complète tombée de la nuit, on gagna plusieurs milles vers le sud. Il ne fut pas question de s’arrêter, puisqu’on pouvait dormir à bord. La lune était presque pleine. Le temps resterait assez clair pour ne point gêner la navigation. Gilbert avait pris la barre. Mars se tenait à l’avant, un long espar à la main. Il sondait sans cesse, et, lorsqu’il rencontrait le fond, faisait venir l’embarcation sur tribord ou bâbord. A peine toucha-t-elle cinq ou six fois durant cette traversée nocturne, et elle put se dégager sans grand effort. Si bien que, vers quatre heures du matin, au moment où le soleil se montra, Gilbert n’estima pas à moins de quinze milles le chemin parcouru pendant la nuit.

Que de chances en faveur de James Burbank et des siens, si le fleuve, navigable quelques jours encore, les menait presque à leur but!

Cependant plusieurs difficultés matérielles surgirent durant cette journée. Par suite de la sinuosité du fleuve, des pointes se projettent fréquemment en travers de son cours. Les sables, accumulés, multiplient les hauts-fonds qu’il faut contourner. Autant d’allongements de la route, et, par cela même, quelques retards. On ne pouvait non plus toujours utiliser le vent, qui n’aurait pas cessé d’être favorable, si de nombreux détours n’eussent modifié l’allure de l’embarcation. Les noirs se courbaient alors sur leurs avirons et déployaient une telle vigueur qu’ils parvenaient à regagner le temps perdu.

Il se présentait aussi de ces obstacles particuliers au Saint-John. C’étaient des îles flottantes formées par une prodigieuse accumulation d’une plante exubérante, le «pistia», que certains explorateurs du fleuve floridien ont justement comparée à une gigantesque laitue, étalée à la surface des eaux. Ce tapis herbeux offre assez de solidité pour que les loutres et les hérons puissent y prendre leurs ébats. Il importait, toutefois, de ne point s’engager à travers de telles masses végétales, d’où l’on ne se fût pas tiré sans peine. Lorsque leur apparition était signalée, Mars prenait toutes les précautions possibles pour les éviter.

Quant aux rives du fleuve, d’épaisses forêts les encaissaient alors. On ne voyait plus ces innombrables cèdres, dont le Saint-John baigne les racines en aval de son cours. Là poussent des quantités de pins, hauts de cent cinquante pieds, appartenant à l’espèce du pin austral, qui trouvent des éléments favorables à leur végétation au milieu de ces terrains, au sous-sol inondé, appelés «barrens». L’humus y présente une élasticité très sensible, et telle, en quelques points, qu’un piéton peut perdre l’équilibre, lorsqu’il marche à sa surface. Heureusement, la petite troupe de James Burbank n’eut point à en faire l’épreuve. Le Saint-John continuait à la transporter à travers les régions de la Floride inférieure.

La journée se passa sans incidents. La nuit de même. Le fleuve ne cessait d’être absolument désert. Pas une embarcation sur ses eaux. Pas une cabane sur ses rives. De cette circonstance, d’ailleurs, il n’y avait point à se plaindre. Mieux valait ne trouver personne en cette contrée lointaine, où les rencontres risquent fort d’être mauvaises, car les coureurs des bois, les chasseurs de profession, les aventuriers de toute provenance, sont gens plus que suspects.

On devait craindre également la présence des milices de Jacksonville ou de Saint-Augustine que Dupont et Stevens avaient obligées à se retirer vers le sud. Cette éventualité eût été plus redoutable encore. Parmi ces détachements, il y avait assurément des partisans de Texar, qui auraient voulu se venger de James et de Gilbert Burbank. Or, la petite troupe devait éviter tout combat, si ce n’est avec l’Espagnol, au cas où il faudrait lui arracher ses prisonnières par la force.

Heureusement, James Burbank et les siens furent si bien servis dans ces circonstances que, le 25 au soir, la distance entre le lac George et le lac Washington avait été franchie. Arrivée à la lisière de cet amas d’eaux stagnantes, l’embarcation dut faire halte. L’étroitesse du fleuve, le peu de profondeur de son cours, lui interdisaient de remonter plus avant vers le sud.

En somme, les deux tiers étant faits, James Burbank et les siens ne se trouvaient plus qu’à cent quarante milles des Everglades.

 

 

Chapitre IX

La grande cyprière

 

e lac Washington, long d’une dizaine de milles est un des moins importants decette région de la Floride méridionale. Ses eaux, peu profondes, sont embarrassées d’herbes que le courant arrache aux prairies flottantes – véritables nids à serpents qui rendent très dangereuse la navigation à sa surface. Il est donc désert comme ses rives, étant peu propice à la chasse, à la pêche, et il est rare que les embarcations du Saint-John s’aventurent jusqu’à lui.

Au sud du lac, le fleuve reprend son cours en s’infléchissant plus directement vers le midi de la presqu’île. Ce n’est plus alors qu’un ruisseau sans profondeur, dontles sources sont situées à trente mille dans le sud, entre 28° et 27° de latitude.

Le Saint-John cesse d’être navigable au-dessous du lac Washington. Quelques regrets qu’en éprouvât James Burbank, il fallut renoncer au transport par eau, afin de prendre la voie de terre, au milieu d’un pays très difficile, le plus souvent marécageux, à travers des forêts sans fin, dont le sol, coupé de rios et de fondrières, ne peut que retarder la marche des piétons.

On débarqua. Les armes, les ballots qui renfermaient les provisions, furent répartis entre chacun des noirs. Ce n’était pas là de quoi fatiguer ou embarrasser le personnel de l’expédition. De ce chef, il n’y aurait aucune cause de retard. Tout avait été réglé d’avance. Quand il faudrait faire halte, le campement pourrait être organisé en quelques minutes.

Tout d’abord, Gilbert, aidé de Mars, s’occupa de cacher l’embarcation. Il importait qu’elle pût échapper aux regards, dans le cas où un parti de Floridiens ou de Séminoles viendrait visiter les rives du lac Washington. Il fallait que l’on fût assuré de la retrouver au retour pour redescendre le cours du Saint-John. Sous la ramure retombante des arbres de la rive, entre les roseaux gigantesques qui la défendent, on put aisément ménager une place à l’embarcation, dont le mât avait été préalablement couché. Et elle était si bien enfouie sous l’épaisse verdure, qu’il eût été impossible de l’apercevoir du haut des berges.

Il en était de même, sans doute, d’une autre barque que Gilbert aurait eu grand intérêt à retrouver. C’était celle qui avait amené Dy et Zermah au lac Washington. Évidemment, vu l’innavigabilité des eaux, Texar avait dû l’abandonner aux environs de cet entonnoir par lequel le lac se déverse dans le fleuve. Ce que James Burbank était forcé de faire alors, l’Espagnol devait l’avoir fait aussi.

C’est pourquoi on entreprit de minutieuses recherches pendant les dernières heures du jour, afin de retrouver cette embarcation. C’eût été là un précieux indice, et la preuve que Texar avait suivi le fleuve jusqu’au lac Washington.

Les recherches furent vaines. L’embarcation ne put être découverte, soit que les investigations n’eussent pas été portées assez loin, soit que l’Espagnol l’eût détruite, dans la pensée qu’il n’aurait plus à s’en servir, s’il était parti sans esprit de retour.

Combien le voyage avait dû être pénible entre le lac Washington et les Everglades! Plus de fleuve pour épargner de si longues fatigues à une femme, et à une enfant. Dy, portée dans les bras de la métisse, Zermah, forcée de suivre des hommes accoutumés à de pareilles marches à travers cette contrée difficile, les insultes, les violences, les coups qui ne lui étaient pas épargnés pour hâter son pas, les chutes dont elle essayait de préserver la petite fille sans songer à elle-même, tous eurent dans l’esprit la vision de ces lamentables scènes. Mars se représentait sa femme exposée à tant de souffrances, il pâlissait de colère, et ces mots s’échappaient alors de sa bouche:

«Je tuerai Texar!»

Que n’était-il déjà à l’île Carneral, en présence du misérable, dont les abominables machinations avaient tant fait souffrir la famille Burbank, et qui lui avait enlevé Zermah, sa femme!

Le campement avait été établi à l’extrémité du petit cap qui se projette hors de l’angle nord du lac. Il n’eûtpas été prudent de s’engager, au milieu de la nuit, à travers un territoire inconnu, sur lequel le champ de vue était nécessairement très restreint. Aussi, après délibération, fut-il décidé que l’on attendrait les premières lueurs de l’aube avant de se remettre en marche. Le risque de s’égarer sous ces épaisses forêts était trop grand pour que l’on voulût s’y exposer.

Nul incident, du reste, pendant la nuit. A quatre heures, au moment où montait le petit jour, le signal du départ fut donné. La moitié du personnel devait suffire à porter les ballots de vivres et les effets de campement. Les noirs pourraient donc se relayer entre eux. Tous, maîtres et serviteurs, étaient armés de carabines Minié, qui se chargent d’une balle et de quatre chevrotines, et de ces revolvers Colt, dont l’usage s’était si répandu parmi les belligérants depuis le commencement de la guerre de sécession. Dans ces conditions, on pouvait résister sans désavantage à une soixantaine de Séminoles, et même, s’il le fallait, attaquer Texar, fût-il entouré d’un pareil nombre de ses partisans.

Il avait paru convenable, tant que cela serait possible, de côtoyer le Saint-John. Le fleuve coulait alors vers le sud, par conséquent dans la direction du lac Okee-cho-bee. C’était comme un fil tendu à travers le long labyrinthe des forêts. On pouvait le suivre sans s’exposer à commettre d’erreur. On le suivit.

Ce fut assez facile. Sur la rive droite se dessinait une sorte de sentier – véritable chemin de halage, qui aurait pu servir à remorquer quelque léger canot sur le haut cours du fleuve. On marcha d’un pas rapide, Gilbert et Mars en avant. James Burbank et Edward Carrol en arrière, le régisseur Perry au milieu du personnel des noirs,qui se remplaçaient toutes les heures dans le transport des ballots. Avant de partir, un repas sommaire avait été pris. S’arrêter à midi pour dîner, à six heures du soir pour souper, camper, si l’obscurité ne permettait pas d’aller plus avant, se remettre en route, s’il paraissait possible de se diriger à travers la forêt: tel était le programme adopté et qui serait observé rigoureusement.

Tout d’abord, il fallut contourner la rive orientale du lac Washington – rive assez plate et d’un sol presque mouvant. Les forêts reparurent alors. Ni comme étendue ni comme épaisseur, elles n’étaient ce qu’elles devaient être plus tard. Cela tenait à la nature même des essences qui les composaient.

En effet, il n’y avait là que des futaies de campêches, à petites feuilles, à grappes jaunes, dont le cœur, de couleur brunâtre, est utilisé pour la teinture; puis, des ormes du Mexique, des guazumas, à bouquets blancs, employés à tant d’usages domestiques, et dont l’ombre guérit, dit-on, des rhumes les plus obstinés – même les rhumes de cerveau. Ça et là poussaient aussi quelques groupes de quinquinas, qui ne sont ici que simples plantes arborescentes, au lieu de ces arbres magnifiques qu’ils forment au Pérou, leur pays natal. Enfin, par larges corbeilles, sans avoir jamais connu les soins de la culture savante, s’étalaient des plantes à couleurs vives, gentianes, amaryllis, asclépias, dont les fines houppes servent à la fabrication de certains tissus. Toutes, plantes et fleurs, suivant la remarque de l’un des explorateurs2 les plus compétents de la Floride, «jaunes ou blanches en Europe, revêtent en Amérique les diversesnuances du rouge depuis le pourpre jusqu’au rosé le plus tendre».

Vers le soir, ces futaies disparurent pour faire place à la grande cyprière, qui s’étend jusqu’aux Everglades.

Pendant cette journée, on avait fait une vingtaine de milles. Aussi Gilbert demanda-t-il si ses compagnons ne se sentaient pas trop fatigués.

«Nous sommes prêts à repartir, monsieur Gilbert, dit l’un des noirs, parlant au nom de ses camarades.

– Ne risquons-nous pas de nous égarer pendant la nuit? fit observer Edward Carrol.

– Nullement, répondit Mars, puisque nous continuerons à côtoyer le Saint-John.

– D’ailleurs, ajouta le jeune officier, la nuit sera claire. Le ciel est sans nuages. La lune, qui va se lever vers neuf heures, durera jusqu’au jour. En outre, la ramure des cyprières est peu épaisse, et l’obscurité y est moins profonde qu’en toute autre forêt.»

On partit donc. Le lendemain matin, après avoir cheminé une partie de la nuit, la petite troupe s’arrêtait pour prendre son premier repas au pied d’un de ces gigantesques cyprès, qui se comptent par millions dans cette région de la Floride.

Qui n’a pas exploré ces merveilles naturelles ne peut se les figurer. Qu’on imagine une prairie verdoyante, élevée à plus de cent pieds de hauteur, que supportent des fûts droits comme s’ils étaient faits au tour, et sur laquelle on aimerait à pouvoir marcher. Au-dessous le sol est mou et marécageux. L’eau séjourne incessamment sur un sol imperméable, où pullulent grenouilles, crapauds, lézards, scorpions, araignées, tortues, serpents, oiseaux aquatiques de toutes les espèces. Plus haut, tandis que les orioles – sortes de loriots aux pennes dorées, passent comme des étoiles filantes, les écureuils se jouent dans les hautes branches, et les perroquets remplissent la forêt de leur assourdissant caquetage. En somme, curieuse contrée, mais difficile à parcourir.

Il fallait donc étudier avec soin le terrain sur lequel on s’aventurait. Un piéton aurait pu s’enliser jusqu’aux aisselles dans les nombreuses fondrières. Cependant, avec quelque attention, et grâce à la clarté de la lune que tamisait le haut feuillage, on parvint à s’en tirer mieux que mal.

Le fleuve permettait de se tenir en bonne direction. Et c’était fort heureux, car tous ces cyprès se ressemblent, troncs contournés, tordus, grimaçants, creusés à la base, jetant de longues racines qui bossuent le sol, et se relevant à une hauteur de vingt pieds en fûts cylindriques. Ce sont de véritables manches de parapluie, à poignée rugueuse, dont la tige droite supporte une immense ombrelle verte, laquelle, à vrai dire, ne protège ni de la pluie ni du soleil.

Ce fut sous l’abri de ces arbres que James Burbank et ses compagnons s’engagèrent un peu après le lever du jour. Le temps était magnifique. Nul orage à craindre, ce qui aurait pu changer le sol en un marais impraticable. Néanmoins, il fallait choisir les passages, afin d’éviter les fondrières qui ne s’assèchent jamais. Fort heureusement, le long du Saint-John, dont la rive droite se trouve un peu en contre-haut, les difficultés devaient être moindres. A part le lit des ruisseaux qui se jettent dans le fleuve et que l’on devait contourner ou passer à gué, le retard fut sans importance.

Pendant cette journée, on ne releva aucune trace quiindiquât la présence d’un parti de sudistes ou de Séminoles, aucun vestige non plus de Texar ni de ses compagnons. Il pouvait se faire que l’Espagnol eût suivi la rive gauche du fleuve. Ce ne serait point là un obstacle. Par une rive comme par l’autre, on allait aussi directement vers cette basse Floride, indiquée par le billet de Zermah.

Le soir venu, James Burbank s’arrêta pendant six heures. Ensuite, le reste de la nuit s’écoula dans une marche rapide. Le cheminement se faisait en silence sous la cyprière endormie. Le dôme de feuillage ne se troublait d’aucun souffle. La lune, à demi rongée déjà, découpait en noir sur le sol le léger réseau de la ramure, dont le dessin s’agrandissait par la hauteur des arbres. Le fleuve murmurait à peine sur son lit d’une pente presque insensible. Nombre de bas-fonds émergeaient de sa surface, et il n’aurait pas été difficile de le traverser, si cela eût été nécessaire.

Le lendemain, après une halte de deux heures, la petite troupe reprit, dans l’ordre adopté, la direction vers le sud. Toutefois, pendant cette journée, le fil conducteur, qui avait été suivi jusqu’alors, allait se rompre ou plutôt arriver au bout de son écheveau. En effet, le Saint-John, déjà réduit à un simple filet liquide, disparut sous un bouquet de quinquinas qui buvaient à sa source même. Au-delà, la cyprière cachait l’horizon sur les trois quarts de son périmètre.

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En cet endroit, apparut un cimetière disposé, suivant la coutume indigène, pour des noirs devenus chrétiens et restés dans la mort fidèles à la foi catholique. Ça et là, des croix modestes, les unes de pierre, les autres de bois, posées sur les renflements du sol, marquaient les tombes entre les arbres. Deux ou trois sépultures aériennés, que supportaient des branchages fixés au sol, berçaient au gré du vent quelque cadavre réduit à l’état de squelette.

«L’existence d’un cimetière en ce lieu, fit observer Edward Carrol, pourrait bien indiquer la proximité d’un village ou hameau…

– Qui ne doit plus exister actuellement, répondit Gilbert, puisqu’on n’en trouve pas trace sur nos cartes. Ces disparitions de villages ne sont que trop fréquentes dans la Floride inférieure, soit que les habitants les aient abandonnés, soit qu’ils aient été détruits par les Indiens.

– Gilbert, dit James Burbank, maintenant que nous n’avons plus le Saint-John pour nous guider, comment procéderons-nous?

– La boussole nous donnera la direction, mon père, répondit le jeune officier. Quelles que soient l’étendue et l’épaisseur de la forêt, il est impossible de nous y perdre!

– Eh bien, en route, monsieur Gilbert! s’écria Mars, qui, pendant les haltes ne pouvait se tenir en place. En route, et que Dieu nous conduise!»

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Un demi-mille au-delà du cimetière nègre, la petite troupe s’engagea sous le plafond de verdure, et, la boussole aidant, elle descendit presque directement vers le sud.

Pendant la première partie de la journée, aucun incident à relater. Jusqu’alors, rien n’avait entravé cette campagne de recherches, en serait-il ainsi jusqu’à la fin? Atteindrait-on le but ou la famille Burbank serait-elle condamnée au désespoir? Ne pas retrouver la petite fille et Zermah, les savoir livrées à toutes les misères, exposées à tous les outrages, et ne pouvoir les y soustraire, c’eût été un supplice de tous les instants.

Vers midi, on s’arrêta. Gilbert, tenant compte du chemin parcouru depuis le lac Washington, estimait que l’on se trouvait à cinquante milles du lac Okee-cho-bee. Huit jours s’étaient écoulés depuis le départ de Camdless-Bay, et plus de trois cents milles3 avaient été enlevés avec une rapidité exceptionnelle. Il est vrai, le fleuve d’abord, presque jusqu’à sa source, la cyprière ensuite, n’avaient point présenté d’obstacles véritablement sérieux. En l’absence de ces grandes pluies qui auraient pu rendre innavigable le cours du Saint-John et détremper les terrains au-delà, par ces belles nuits que la lune imprégnait d’une clarté superbe, tout avait favorisé le voyage et les voyageurs.

A présent, une distance relativement courte les séparait de l’île Carneral. Entraînés comme ils l’étaient par huit jours d’efforts constants, ils espéraient avoir atteint leur but avant quarante-huit heures. Alors on toucherait au dénouement qu’il était impossible de prévoir.

Cependant, si la bonne fortune les avait secondés jusqu’alors, James Burbank et ses compagnons, pendant la seconde partie de cette journée, purent craindre de se heurter à d’insurmontables difficultés.

La marche avait été reprise dans les conditions habituelles, après le repas de midi. Rien de nouveau dans la nature du terrain, larges flaques d’eau et nombreuses fondrières à éviter, quelques ruisseaux qu’il fallait passer avec de l’eau jusqu’à mi-jambe. En somme, la route n’était que fort peu allongée par les écarts qu’elle imposait.

Toutefois, vers quatre heures du soir, Mars s’arrêta soudain. Puis, lorsqu’il eut été rejoint par ses compagnons, il leur fit remarquer des traces de pas imprimées sur le sol.

«Il ne peut être douteux, dit James Burbank, qu’une troupe d’hommes a récemment passé par ici.

– Et une troupe nombreuse, ajouta Edward Carrol.

– De quel côté viennent ces traces, vers quel côté se dirigent-elles? demanda Gilbert. Voilà ce qu’il est nécessaire de constater avant de prendre une résolution.»

En effet, et ce fut fait avec soin.

Pendant cinq cents yards dans l’est, on pouvait suivre les empreintes de pas qui se prolongeaient même bien au-delà; mais il parut inutile de les relever plus loin. Ce qui était démontré par la direction des pas, c’est qu’une troupe, d’au moins cent cinquante à deux cents hommes, après avoir quitté le littoral de l’Atlantique, venait de traverser cette portion de la cyprière. Du côté de l’ouest, ces traces continuaient à se diriger vers le golfe du Mexique, traversant ainsi par une sécante la presqu’île floridienne, laquelle, à cette latitude, ne mesure pas deux cents milles de largeur. On put également observer que ce détachement, avant de reprendre sa marche dans la même direction, avait fait halte précisément à l’endroit que James Burbank et les siens occupaient alors.

En outre après avoir recommandé à leurs compagnons de se tenir prêts à toute alerte, Gilbert et Mars, s’étant portés pendant un quart de mille sur la gauche de la forêt, purent constater que ces empreintes prenaient franchement la route du sud.

Lorsque tous deux furent de retour au campement, voici ce que dit Gilbert:

«Nous sommes précédés par une troupe d’hommes qui suit exactement le chemin que nous suivons nous-mêmes depuis le lac Washington. Ce sont des gens armés, puisque nous avons trouvé les morceaux de cartouches qui leur ont servi à allumer leurs feux dont il ne reste plus que des charbons éteints. Quels sont ces hommes? je l’ignore. Ce qui est certain, c’est qu’ils sont nombreux et qu’ils descendent vers les Everglades.

– Ne serait-ce point une troupe de Séminoles nomades? demanda Edward Carrol.

– Non, répondit Mars. La trace des pas indique nettement que ces hommes sont américains…

– Peut-être des soldats de la milice floridienne?… fit observer James Burbank.

– C’est à craindre, répondit Perry. Ils paraissent être en trop grand nombre pour appartenir au personnel de Texar…

– A moins que cet homme n’ait été rejoint par une bande de ses partisans, dit Edward Carrol. Dès lors, il ne serait pas surprenant qu’ils fussent là plusieurs centaines…

– Contre dix-sept!… répondit le régisseur.

– Eh! qu’importé! s’écria Gilbert. S’ils nous attaquent ou s’il faut les attaquer, pas un de nous ne reculera!

– Non!… Non!…» s’écrièrent les courageux compagnons du jeune officier.

C’était là un entraînement bien naturel, sans doute. Et, cependant, à la réflexion, on devait comprendre tout ce qu’une pareille éventualité eût présenté de mauvaises chances.

Toutefois, bien que cette pensée se présentât probablement à l’esprit de tous, elle ne diminua rien du courage de chacun. Mais, si près du but, rencontrer l’obstacle! Et quel obstacle! Un détachement de sudistes, peut-être des partisans de Texar, qui cherchaient à rejoindre l’Espagnol aux Everglades, afin d’y attendre le moment de reparaître dans le nord de la Floride!

Oui! c’était là ce que l’on devait certainement craindre. Tous le sentaient. Aussi, après le premier mouvement d’enthousiasme, restaient-ils muets, pensifs, regardant leur jeune chef, se demandant quel ordre il allait leur donner.

Gilbert, lui aussi, avait subi l’impression commune. Mais, redressant la tête:

«En avant!» dit-il.

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1 Environ 180 lieues.

2 M. Poussielgue, mort malheureusement avant d’avoir pu achever son voyage d’exploration.

3 Plus de 140 lieues.