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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Entre Buena Vista et la Urbana

 

a nuit fut féconde en désastres. Les dégâts, produits par les fureurs de l’orage, s’étendirent sur une aire d’une quinzaine de kilomètres jusqu’à l’embouchure du rio Arauca. On le reconnut bien, le lendemain, 26 août, à voir les débris de toutes sortes que charriait le fleuve, dont les eaux, d’habitude si limpides, avaient pris une teinte limoneuse. Si les deux pirogues ne s’étaient abritées au fond de ce petit port, si elles eussent été surprises en plein Orénoque, il n’en serait plus resté que d’informes carcasses. Équipages et passagers auraient péri, sans qu’il eût été possible de leur porter secours.

Très heureusement, Buena Vista fut épargnée, la diagonale de ce chubasco s’étant établie plus à l’ouest.

Buena Vista occupe la partie latérale d’une île prolongée par de vastes bancs de sable à l’époque de la saison sèche, et que la crue du fleuve réduit notablement pendant la saison des pluies. C’est ce qui avait permis à la Gallinetta et à la Maripare de gagner la base même du village.

Village?…. Il n’y a là qu’une agglomération de quelques cases, pouvant loger cent cinquante à deux cents Indiens. Ils n’y viennent que pour la récolte des œufs de tortues, dont on tire une huile de vente courante sur les marchés venezueliens. Aussi, durant le mois d’août, ce village est-il à peu près abandonné, car la ponte cesse vers la moitié du mois de mai. Il n’y avait plus à Buena Vista qu’une demi-douzaine d’Indiens, vivant de pêche et de chasse, et ce n’est pas chez eux que les pirogues auraient pu s’approvisionner, si cela eût été nécessaire. Comme leurs réserves n’étaient point épuisées, elles suffiraient jusqu’à la bourgade de la Urbana où il serait facile de se ravitailler.

L’important était que les falcas n’eussent pas souffert de ce terrible coup de vent.

D’ailleurs, sur le conseil des mariniers, les passagers avaient accepté d’être mis à terre pendant la nuit. Une famille de ces indigènes, qui occupait une case assez propre, leur avait offert l’hospitalité. Ces Indiens appartenaient à la tribu des Yaruros, qui comptaient jadis parmi les premières du pays, et, contrairement à leurs congénères, ils restaient à Buena Vista, même après la période de la ponte.

Cette famille se composait du mari, – un homme vigoureux, vêtu du guayaco et du pagne traditionnels, – de sa femme, habillée de la longue chemise indienne, jeune encore, de petite taille, bien faite, – d’une enfant de douze ans, aussi sauvage que sa mère. Ces Indiens furent cependant sensibles aux cadeaux qu’offrirent leurs hôtes, du tafia et des cigares pour l’homme, des colliers de verroterie et un petit miroir pour la mère et sa fillette. Ces objets de pacotille sont prisés au plus haut degré chez les indigènes venezueliens.

Cette case ne possédait, en fait de mobilier, que des hamacs suspendus aux bambous de la toiture, et trois ou quatre de ces paniers, nommés canastos, où les Indiens déposent leurs vêtements et leurs ustensiles les plus précieux.

Quoi qu’en eût le sergent Martial, les passagers de la Maripare et lui durent partager cette hospitalité en commun, car son neveu et lui ne l’eussent rencontrée en aucune autre case. M. Miguel, plus encore que ses collègues, se montra très prévenant pour les deux Français. Jean de Kermor, tout en se tenant sur une réserve que lui imposaient d’ailleurs les regards fulminants de son oncle, eut l’occasion de faire plus ample connaissance avec ses compagnons de voyage. En outre, il fut promptement accaparé – c’est le mot, – par la petite indigène, qui se sentit attirée par sa bonne grâce.

On causa donc, tandis que la tempête mugissait au-dehors. La conversation fut fréquemment interrompue. Les éclats de la foudre se répercutaient si bruyamment qu’il eût été malaisé de s’entendre. Ni l’Indienne, ni la fillette ne manifestaient la moindre peur, alors même que l’éclair et le coup de tonnerre se produisaient ensemble. Et plus d’une fois, ainsi que cela devait être constaté le lendemain, des arbres voisins de la case furent foudroyés avec un horrible fracas.

Évidemment, les Indiens, habitués à ces orages qui sont fréquents sur l’Orénoque, n’éprouvaient pas cette impression que subissent les animaux eux-mêmes. Leurs nerfs résistent à cet ébranlement physique autant que moral. Il n’en allait pas ainsi du jeune garçon, et, s’il n’avait pas précisément «peur du tonnerre», comme on dit, il n’échappait pas à ce sentiment de nerveuse inquiétude dont d’énergiques natures ne sont pas toujours exemptes.

Jusqu’à minuit, la conversation se poursuivit entre les hôtes de l’Indien, et le sergent Martial y aurait pris un vif intérêt, s’il eût compris l’espagnol comme le comprenait son neveu.

Cette conversation, provoquée par MM. Miguel, Felipe et Varinas, porta précisément sur les travaux qui, trois mois avant, attirent chaque année plusieurs centaines d’indigènes en cette partie du fleuve.

Certes, les tortues fréquentent d’autres plages de l’Orénoque, mais nulle part en aussi grand nombre qu’à la surface des bancs de sable depuis le rio Cabullare jusqu’au village de la Urbana. Ainsi que le raconta l’Indien, très au courant des mœurs de la gent chélonienne, très habile à cette chasse ou à cette pêche, les deux mots se valent, c’est dès le mois de février qu’on voit apparaître les tortues, il ne serait peut-être pas suffisant de dire par centaines de mille.

 Il va de soi que cet Indien, ignorant les classifications de l’histoire naturelle, ne pouvait indiquer à quelle espèce appartiennent ces tortues, si incroyablement multipliées sur les battures de l’Orénoque. Il se contentait de les pourchasser, de concert avec les Guahibos, Otomacos et autres, auxquels se joignaient les métis des llanos voisins, de recueillir les œufs à l’époque de la ponte, et d’en extraire l’huile par des procédés très simples, aussi simples que lorsqu’il s’agit du fruit des oliviers. Pour récipient, tout bonnement, un canot qui est tiré sur la plage; en travers du canot, des corbeilles dans lesquelles sont déposés les œufs; un bâtonnet qui sert à les briser, tandis que leur contenu, délayé d’eau, tombe au fond du canot. Une heure après, l’huile remonte à la surface; on la chauffe afin d’en évaporer l’eau, et elle devient claire. L’opération est terminée.

«Et cette huile est, paraît-il, excellente, dit Jean, qui s’en rapportait là-dessus à l’opinion de son guide favori.

Excellente, en effet, ajouta M. Felipe.

Dans quelle espèce classe-t-on ces tortues?… demanda le jeune garçon.

Dans l’espèce des cinosternon scorpioïdes, répondit M. Miguel, et ces animaux, qui mesurent près d’un mètre de carapace, ne pèsent pas moins d’une soixantaine de livres.»

Et comme M. Varinas n’avait pas encore déployé ses connaissances spéciales à l’endroit de l’ordre des chéloniens, il fit observer que le nom véritablement scientifique des scorpioïdes de son ami Miguel était le podocnemis dumerilianus, appellation à laquelle l’Indien parut être on ne peut plus indifférent.

«Une simple question… dit alors Jean de Kermor, en s’adressant à M. Miguel.

Tu parles trop, mon neveu… murmura le sergent Martial, en mâchonnant sa moustache.

Sergent, demanda en souriant M. Miguel, pourquoi empêcher votre neveu de s’instruire?…

Parce que… parce qu’il n’a pas besoin d’en savoir plus que son oncle!

C’est entendu, mon mentor, reprit le jeune garçon, mais voici ma question: ces bêtes-là sont-elles dangereuses?…

Elles peuvent l’être par leur nombre, répondit M. Miguel, et on courrait de gros risques à se trouver sur leur passage, quand elles processionnent par centaines de mille…

Par centaines de mille!…

Tout autant, monsieur Jean, puisqu’on ne recueille pas moins de cinquante millions d’œufs, rien que pour les dix mille dames-jeannes que remplissent annuellement les produits de cette pêche. Or, d’une part, comme la moyenne d’œufs est d’une centaine par tortue, de l’autre, comme les carnassiers en détruisent un nombre considérable, et, enfin, comme il en reste assez pour perpétuer la race, j’estime à un million le nombre des tortues qui fréquentent les sables de la Manteca, précisément sur cette partie de l’Orénoque.»

Les calculs de M. Miguel n’étaient point entachés d’exagération. Ce sont réellement des myriades de ces animaux que rassemble une sorte d’attraction mystérieuse, a dit E. Reclus, mascaret vivant, lent et irrésistible, qui renverserait tout comme une inondation ou une avalanche.

Il est. vrai, l’homme en détruit de trop grandes quantités, et l’espèce pourrait bien disparaître un jour. Certaines battures sont déjà abandonnées, au grand dommage des Indiens, et entre autres les plages de Cariben, situées au-dessous des bouches du Meta.

L’Indien donna alors quelques détails intéressants sur les habitudes de ces tortues, lorsque l’époque de la ponte est arrivée. On les voit sillonner ces vastes espaces sablonneux, y creuser des trous profonds de deux pieds environ où sont déposés les œufs, cela durant une vingtaine de jours à partir de la mi-mars, puis recouvrir soigneusement de sable le trou où ces œufs ne tarderont pas à éclore.

En outre, sans parler du rendement de l’huile, les indigènes cherchent à s’emparer de ces tortues pour l’alimentation, car leur chair est très estimée. Les atteindre sous les eaux est presque impossible. Quant à les prendre sur les bancs de sable, lorsqu’elles les parcourent isolément, cela se fait simplement au moyen de bâtons qui permettent de les retourner sur le dos, posture des plus critiques pour un chélonien, lequel ne saurait se replacer tout seul sur ses pattes.

«Il y a des gens comme cela, fit observer M. Varinas. Lorsque, par malheur, ils sont tombés à la renverse, ils ne peuvent plus se relever.»

Juste remarque qui termina d’une façon assez inattendue cette discussion sur les chéloniens de l’Orénoque.

C’est alors que M. Miguel, s’adressant à l’Indien, lui posa cette question:

«Avez-vous vu, à leur passage à Buena Vista, les deux voyageurs français qui remontaient le fleuve, il y a quatre ou cinq semaines?»

La question intéressait directement Jean de Kermor, puisqu’il s’agissait de compatriotes. Aussi attendait-il avec une certaine émotion la réponse de l’Indien.

«Deux Européens?… demanda l’Indien.

Oui… deux Français.

Il y a cinq semaines?… Oui… je les ai vus, répondit l’Indien, et leur falca s’est arrêtée pendant vingt-quatre heures à l’endroit où sont les vôtres.

Ils étaient en bonne santé?… demanda le jeune garçon.

Bonne santé… deux hommes vigoureux et de belle humeur… L’un est un chasseur comme je voudrais l’être, et avec une carabine comme je voudrais en posséder une… Des jaguars et des pumas, il en a mis quantité par terre… Ah! c’est beau de tirer avec une arme qui met une balle à cinq cents pas dans la tête d’un ocelot ou d’un fourmilier!»

Et, tandis que l’Indien parlait de la sorte, son œil étincelait. Lui aussi était un habile tireur, un chasseur passionné. Mais que pouvaient son fusil de pacotille, son arc et ses flèches, lorsqu’il s’agissait de lutter avec ces armes de choix dont le Français était certainement pourvu.

«Et son compagnon?… dit M. Miguel.

Son compagnon?… répliqua l’Indien. Oh! celui-là… c’est un chercheur de plantes, un ramasseur d’herbes…»

En ce moment, l’Indienne prononça quelques mots en langue indigène que ses hôtes ne purent comprendre, et, presque aussitôt, son mari d’ajouter:

«Oui… oui… je lui ai donné une tige de saurau qui a paru lui faire plaisir… une espèce rare… et il était si content qu’il a voulu faire notre petite image avec une machine… notre image sur un petit miroir…

Leur photographie, sans doute… dit M. Felipe.

Voulez-vous la montrer?…» demanda M. Miguel.

La fillette quitta sa place près de son ami Jean. Puis, ouvrant un des canastos déposés à terre, elle en tira «la petite image» et l’apporta au jeune garçon.

C’était bien une épreuve photographique. L’Indien avait été pris dans sa pose favorite, le chapeau de fibres sur la tête, la cobija drapée sur les épaules; à droite, sa femme vêtue de la longue chemise, des colliers de verroterie aux bras et aux jambes; à gauche, l’enfant enveloppée du pagne et grimaçant comme un joyeux petit singe.

«Et savez-vous ce que sont devenus ces deux Français?… demanda M. Miguel à l’Indien.

Je sais qu’ils ont traversé le fleuve pour gagner la Urbana, où ils ont laissé leur pirogue, et qu’ils ont pris à travers les llanos du côté du soleil.

Étaient-ils seuls?…

Non… ils avaient emmené un guide et trois Indiens Mapoyos.

Et, depuis leur départ, vous n’en avez plus entendu parler?…

On est sans nouvelles.»

Qu’étaient devenus ces deux voyageurs, MM. Jacques Helloch et Germain Paterne?… N’y avait-il pas lieu de craindre qu’ils eussent péri dans cette expédition à l’est de l’Orénoque?… Les Indiens les avaient-ils trahis?… Leur existence était-elle menacée au milieu de ces régions peu connues?… Jean n’ignorait pas que M. Chaffanjon avait couru les plus grands dangers de la part des gens de son escorte, alors qu’il opérait une reconnaissance sur le Caura, qu’il n’avait sauvé sa vie qu’en abattant d’une balle le guide qui le trahissait… Et le jeune garçon se sentait profondément ému à la pensée que ses deux compatriotes avaient peut-être trouvé la mort, comme tant d’autres explorateurs de cette partie du Sud-Amérique…

Un peu après minuit, l’orage commença à décroître. À la suite d’une pluie diluvienne, le ciel se rasséréna. Quelques étoiles apparurent tout humides, semblaient-elles, comme si les averses eussent inondé les extrêmes limites du firmament. Le météore prit fin presque subitement, – phénomène fréquemment observé en ces contrées, lorsque l’atmosphère a été troublée par les décharges électriques.

«Du beau temps pour demain», fit observer l’Indien, au moment où ses hôtes se retiraient.

En effet, le plus sage était de regagner les falcas, puisque la nuit promettait d’être sèche et calme. On serait mieux couché sur l’estera des roufs que sur le sol de la paillote indienne.

Le lendemain, dès l’aube, les passagers étaient prêts à quitter Buena Vista. Non seulement le soleil se levait sur un horizon assez pur, mais le vent halait le nord-est, et les voiles pourraient être substituées aux palancas.

Il n’y avait d’ailleurs que peu de route à faire jusqu’à la bourgade de la Urbana, où la relâche durerait vingt-quatre heures. S’il ne survenait aucun incident, les falcas y arriveraient dans l’après-midi.

M. Miguel et ses deux amis, le sergent Martial et Jean de Kermor prirent congé de l’Indien et de sa famille. Puis, leurs voiles hissées, la Gallinetta et la Maripare s’engagèrent entre les passes que les battures sablonneuses ménageaient entre elles. Il eût suffi d’une crue un peu forte pour recouvrir tous ces bancs et donner au fleuve une largeur de plusieurs kilomètres.

A bord de leur pirogue, le sergent Martial et le jeune garçon s’étaient placés en avant du rouf afin de respirer cet air vif et salubre d’une belle matinée. La voile les protégeait contre les rayons du soleil, déjà brillant à son lever.

Le sergent Martial, sous l’influence de la conversation de la veille, et dont il avait saisi une partie, prit la parole en ces termes:

«Dis un peu, Jean, est-ce que tu crois à toutes ces histoires de l’Indien?…

– Lesquelles?…

– Ces milliers et milliers de tortues qui se promènent dans les environs comme une armée en campagne…

– Pourquoi non?…

– Ça me parait bien extraordinaire! Des légions de rats, je ne dis pas… on en a vu… mais des légions de ces grosses bêtes longues d’un mètre…

– On en a vu aussi.

– Qui les a vues?…

– L’Indien d’abord.

– Bah! des contes de sauvages!…

– Et puis, les voyageurs qui ont remonté l’Orénoque du côté de la Urbana en parlent également…

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– Oh! ce qu’il y a dans les livres!… répondit le sergent Martial, très incrédule à l’endroit des récits de voyages.

– Tu as tort, mon oncle. Cela est très croyable, et j’ajoute que cela est très certain.

– Bon… bon!… Dans tous les cas, si la chose est vraie, je ne pense pas, comme le prétend M. Miguel, qu’il y ait grand danger à rencontrer tant de tortues sur sa route!

– Cependant… si elles vous barrent le chemin…

– Eh bien… on passe par-dessus, que diable!

– Et le risque d’être écrasé, si, par malheur, l’on fait une chute au milieu de ces bêtes…

– N’importe!… Je voudrais le voir pour le croire…

– Nous arrivons un peu tard, répondit Jean, et il y a quatre mois, à l’époque de la ponte, tu aurais pu juger de tes propres yeux…

– Non, Jean, non!… Tout cela, c’est des histoires que les voyageurs inventent pour attraper les braves gens qui préfèrent rester chez eux…

– Il y en a de très véridiques, mon bon Martial.

– S’il existe tant de tortues que cela, il est étonnant que nous n’en apercevions pas une seule!… Vois-tu ces bancs de sable disparaissant sous des carapaces!… Tiens… je ne suis pas exigeant… je ne demande pas à les compter par centaines de mille, ces tortues, mais rien qu’une cinquantaine… une dizaine… d’autant que, puisque cela fait de si bon pot-au-feu, j’aurais plaisir à tremper mon pain dans un bouillon de cette espèce…

– Tu me donnerais bien la moitié de ta gamelle, n’est-ce pas, mon oncle?

– Et pourquoi, s’il te plaît?… Rien qu’avec cinq ou six mille de ces bêtes-là, il y aurait de quoi remplir ta gamelle et la mienne, je pense… Mais pas une… pas une!… Où peuvent-elles s’être cachées?… Dans la cervelle de notre Indien, sans doute!»

Il était difficile de pousser l’incrédulité plus loin. Si le sergent Martial n’apercevait pas un de ces chéloniens nomades, ce n’était pourtant pas faute de regarder, et, vraiment, il finirait par y user sa lunette.

Cependant les deux pirogues continuaient à remonter de conserve sous la poussée du vent. Tant qu’elles purent suivre la rive gauche, la brise demeura favorable, et il n’y eut pas lieu d’employer les palancas. La navigation continua de la sorte jusqu’à l’embouchure de l’Arauca, important tributaire de l’Orénoque, auquel il verse une partie des eaux nées sur le versant même de la chaîne des Andes, et qui ne se mélange d’aucun autre affluent, tant son bassin est étroitement limité.

La remontée se poursuivit pendant la matinée et, vers onze heures, il fut nécessaire de traverser le fleuve, puisque la Urbana est située sur la rive droite.

Là, les difficultés commencèrent, et assez grandes pour occasionner des retards. Entre ces bancs d’un sable très fin, alors rétrécis par la surélévation des eaux, les passes présentaient des coudes brusques. Par instant, au lieu du vent arrière, les falcas trouvaient le vent debout. De là, l’obligation d’amener les voiles, de marcher avec les palancas, et, comme il fallait rebrousser un courant rapide, on dut recourir à tous les bras afin de ne pas être ramené en aval.

Les montres marquaient donc deux heures de l’après-midi, lorsque la Gallinetta et la Maripare, l’une précédant l’autre, atteignirent une île baptisée du même nom que la bourgade. D’un aspect différent de celui des llanos riverains, cette île était boisée, et même laissait voir quelques essais de culture. C’est chose rare en cette portion du fleuve, où les Indiens ne connaissent guère d’autre occupation que la chasse, la pêche, la récolte des œufs de tortues, – récolte si abondante qu’elle nécessite un grand nombre de travailleurs, quoi qu’en pût penser le sergent Martial.

Comme les mariniers se sentaient très fatigués de leur manœuvre opérée sous un ciel brûlé des feux de la méridienne, les patrons jugèrent opportun de leur accorder une heure qui serait consacrée au repas d’abord, au repos ensuite. On aurait toujours le temps de gagner la Urbana avant le soir. En effet, dès que l’île serait contournée, ce village se laisserait apercevoir. Il est le dernier du moyen Orénoque, précédant celui de Cariben, situé à deux cents kilomètres en amont, près de l’embouchure du Meta.

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Les falcas vinrent s’amarrer le long de la berge, et les passagers descendirent à terre, où quelques arbres leur offrirent l’abri de leur large frondaison.

En dépit du sergent Martial, une sorte d’intimité commençait à s’établir entre les passagers des deux pirogues, et n’est-ce pas naturel, lorsque l’on voyage en ces conditions? L’insociabilité eût été un contresens. M. Miguel cachait moins que jamais l’intérêt que lui inspirait le jeune de Kermor, et celui-ci n’aurait pu, sans manquer aux plus élémentaires lois de la politesse, demeurer insensible à ces marques de sympathie. Il fallait bien que le sergent Martial se résignât à subir ce qu’il ne pouvait empêcher. Mais, s’il indiquait une tendance à s’adoucir, à rentrer ses piquants de porc-épic, il ne le faisait pas sans s’administrer les plus violents reproches au sujet de sa sottise et de sa faiblesse.

Si cette île était cultivée en de certains endroits, il ne semblait pas qu’elle contint aucun gibier de poil. À peine quelques couples de canards ou de ramiers voletaient-ils à sa surface. Les chasseurs n’eurent donc pas la pensée de prendre leur fusil en vue de varier le menu du dîner prochain. Ils trouveraient, d’ailleurs, à la Urbana tout ce qui serait nécessaire au ravitaillement des falcas.

Cette halte de repos se passa en causeries, tandis que les mariniers dormaient à l’ombre des arbres.

Vers trois heures, Valdez donna le signal du départ. Aussitôt les pirogues débordèrent. On devait d’abord se haler avec l’espilla jusqu’à la pointe méridionale de l’île. De là, il n’y aurait qu’à traverser obliquement l’autre moitié du fleuve.

Cette dernière partie de la navigation ne donna lieu à aucun incident, et, avant le soir, les deux falcas vinrent relâcher au pied même de la Urbana.

 

 

Chapitre VIII

Un nuage de poussière à l’horizon

 

n pourrait appeler la Urbana la capitale du moyen Orénoque. C’est la bourgade la plus importante entre Caïcara et San-Fernando de Atabapo, situés chacun aux deux angles que fait le fleuve, le premier à l’endroit où il quitte la direction de l’est à l’ouest pour prendre celle du sud, le second à l’endroit où il quitte la direction du sud pour prendre celle de l’ouest à l’est.

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Il va sans dire que cette disposition hydrographique n’est la véritable que si l’opinion de M. Miguel prévaut contre celles de MM. Felipe et Varinas, et conformément au tracé de l’Orénoque, tel qu’il est indiqué sur les cartes modernes.

Au surplus, encore six cents kilomètres environ, et les géographes auraient atteint le triple confluent où serait tranchée cette question, on devait l’espérer du moins.

Un cerro, colline de moyenne altitude, s’élève sur la rive droite et porte le même nom que la bourgade bâtie à son pied. A cette époque, la Urbana possédait une population de trois cent cinquante à quatre cents habitants, répartis en une centaine de cases, pour la plupart de race mulâtre, métis d’Espagnols et d’Indiens. Ils ne sont point cultivateurs, et quelques-uns seulement s’occupent de l’élevage des bestiaux. A part la récolte de la sarrapia et des œufs de tortues dont le temps est très limité, ils ne font rien que pêcher ou chasser et, en somme, montrent un penchant naturel à l’oisiveté. Ils vivent à l’aise, d’ailleurs, et les habitations disséminées entre les bananiers de la rive offrent l’aspect d’un bien-être rare en ces lointaines régions.

MM. Miguel, Felipe et Varinas, le sergent Martial et Jean de Kermor, comptaient ne rester qu’une nuit à la Urbana. Arrivés vers cinq heures, la soirée leur suffirait au renouvellement de leurs provisions en viande et légumes, car la Urbana était en mesure de fournir amplement à tous leurs besoins.

Ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de s’adresser au chef civil de la localité, lequel s’empressa d’offrir ses services et mit sa demeure à la disposition des passagers.

C’était un mulâtre d’une cinquantaine d’années, ce chef civil, dont l’autorité s’étend sur les llanos du district et auquel incombe la police du fleuve. Il vivait là avec sa femme d’origine métisse, et une demi-douzaine d’enfants de six à dix-huit ans, garçons et filles, vigoureux et de santé florissante.

Lorsqu’il sut que M. Miguel et ses deux collègues étaient de hauts personnages de Ciudad-Bolivar, il leur fit encore meilleur accueil, et les invita à passer la soirée dans sa case.

L’invitation s’étendit jusqu’aux passagers de la Gallinetta. Jean de Kermor en fut d’autant plus heureux qu’il aurait peut-être là l’occasion de se renseigner relativement à ses deux compatriotes, dont le sort ne laissait pas de le préoccuper.

En premier lieu, les patrons Valdez et Martos se chargèrent de ravitailler les pirogues, de les réapprovisionner de sucre, d’ignames et surtout de cette farine de manioc, écrasée à la râpe de pierre, le rayo, qu’on emploie communément, pour ne pas dire exclusivement, à la fabrication du pain dans les régions du moyen Orénoque.

Les deux falcas avaient accosté le revers même de la berge assez escarpée au fond d’une petite anse qui formait port et dans lequel quelques curiares et canots de pêche étaient sur leurs amarres.

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On y voyait aussi une troisième falca sous la garde d’un patron indigène.

C’était l’embarcation des deux explorateurs français, MM. Jacques Helloch et Germain Paterne. Leurs mariniers les attendaient à la Urbana depuis six semaines, n’ayant reçu aucune nouvelle d’eux, et pris d’une très vive inquiétude, on peut le croire.

Après avoir dîné à bord des falcas, les passagers se rendirent à la case du chef civil.

La famille se tenait dans la salle principale, qui était simplement meublée d’une table, de sièges en cuir de cerf, et ornée de quelques attributs de chasse.

Plusieurs «notables» de la Urbana avaient été conviés à cette soirée, et, avec eux, un habitant des environs. Ce personnage ne fut pas tout à fait un inconnu pour Jean, grâce au portrait que M. Chaffanjon en fait dans son récit, et chez lequel le voyageur français avait reçu une très cordiale et très généreuse hospitalité. Et voici ce qu’il en dit:

«M. Marchal, un Venezuelien déjà d’un âge avancé, est venu, depuis une quinzaine d’années, se fixer à la Tigra, située en amont de la Urbana. C’est un vrai sage, M. Marchal. Il a abandonné la politique pour l’élevage des bestiaux. Il a fondé un hato, dont le corral renferme une centaine d’animaux, soignés par quelques péons et leurs familles. Autour du hato s’étendent des champs de manioc, de maïs, de canne à sucre, délimités par des bordures de bananiers superbes, et qui pourvoient largement à l’alimentation de ce petit monde heureux et tranquille.»

Ce M. Marchal, dont quelques affaires avaient exigé la présence à la Urbana, s’y trouvait donc à l’arrivée des pirogues. Il s’y était transporté avec sa curiare, conduite par deux de ses hommes, et, descendu chez le chef civil, son ami, il faisait tout naturellement partie des personnes invitées à cette soirée.

Qu’on ne s’attende pas à une réception du high-life dans cette petite bourgade, au fond des llanos de l’Orénoque. Mais, à défaut des pâtisseries fines, des confiseries délicates, des vins de grande marque, des liqueurs recherchées, il y eut des gâteaux confectionnés par la maîtresse de maison et ses filles, sans parler d’un franc et cordial accueil. On servit quelques tasses de ce délicieux café de bruquilla, qui provient d’une légumineuse herbacée, cultivée au hato de M. Marchal.

Cet excellent vieillard prit un extrême plaisir à causer avec Jean de Kermor en la langue du pays. Il lui rappela que, cinq ans avant, son compatriote avait séjourné quelque temps dans son hato, trop peu à son vif regret.

«Mais il avait une telle impatience de continuer son aventureux voyage! ajouta M. Marchal. C’est un hardi pionnier, mon cher enfant. Dédaigneux du danger, il a reconnu notre fleuve national jusqu’à ses sources, et au risque de sa vie. Voilà un Français qui honore la France!»

Ces paroles, prononcées avec une véritable animation, témoignaient de la chaleur que conservait le cœur de ce vénérable Venezuelien.

Lorsque M. Marchal et le chef civil surent quel but poursuivaient MM. Miguel, Felipe et Varinas, Jean crut bien s’apercevoir qu’ils se regardaient non sans quelque surprise. Pour eux, la question de l’Orénoque n’était-elle pas tranchée depuis longtemps, et en faveur de M. Miguel?

Bien que M. Marchal n’en fût plus à connaître San-Fernando, et que son opinion fût établie relativement à l’Atabapo et le Guaviare, il ne laissa pas d’encourager les trois membres de la Société de Géographie à pousser leur recherche jusqu’au confluent des trois fleuves.

«La science ne pourra qu’en profiter, dit-il, et qui sait, messieurs, si vous ne rapporterez pas de cette expédition quelque découverte personnelle?…

C’est notre espoir, répondit M. Miguel, car il s’agit de visiter une région presque inconnue, s’il faut aller au-delà de San-Fernando…

Et nous irons… affirma M. Felipe.

Aussi loin qu’il le faudra!» ajouta M. Varinas.

Le sergent Martial ne saisissait qu’imparfaitement le sens de cette conversation, dont son neveu lui traduisait quelques mots. Cela l’étonnait toujours, que des gens, à moins qu’ils ne fussent privés de raison, eussent la curiosité de savoir de «quel trou sortait une rivière».

«Enfin, murmura-t-il, si tous les hommes étaient sages, on ne bâtirait pas tant d’hospices pour les fous!»

L’entretien porta alors sur les deux Français dont on attendait vainement le retour à la Urbana. Le chef civil les avait reçus à leur arrivée. M. Marchal les connaissait aussi, car, en partant, ils s’étaient arrêtés un jour au hato de la Tigra.

«Et depuis leur départ, demanda M. Miguel, vous n’avez plus entendu parler d’eux?…

Ni d’une façon, ni d’une autre, répondit le chef civil. Les llaneros, qui revenaient de l’est, que nous avons interrogés à plusieurs reprises, affirment ne point les avoir rencontrés.

Est-ce que leur intention, reprit Jean, n’était pas de remonter le cours de l’Orénoque?…

Oui, mon cher enfant, répondit M. Marchal, et ils comptaient stationner aux divers villages riverains. Ils voyagent un peu à l’aventure, m’ont-ils déclaré. L’un, M. Germain Paterne, herborise avec la curiosité d’un naturaliste qui risquerait sa vie pour découvrir une plante inconnue. L’autre, M. Jacques Helloch, chasseur déterminé, est passionné pour les choses géographiques, le relèvement d’une contrée, la détermination d’un cours d’eau. Ces passions-là conduisent loin… très loin souvent… trop loin peut-être… et quand il s’agit de revenir…

Espérons, dit M. Varinas, qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à ces deux Français!

Il faut l’espérer, répondit le chef civil, bien que leur absence se soit déjà trop prolongée!

Est-il certain, questionna M. Felipe, qu’ils devaient revenir à la Urbana?…

Aucun doute à cet égard, puisque leur pirogue les y attend avec les collections qu’ils ont recueillies déjà et le matériel de campement.

Lorsqu’ils sont partis, dit Jean, avaient-ils un guide… une escorte?…

Oui… quelques Mapoyos que je leur avais procurés, répliqua le chef civil.

Des hommes dont vous étiez sûr?… demanda M. Miguel en insistant.

Aussi sûr qu’on peut l’être, lorsqu’il s’agit des Indiens de l’intérieur.

Et, reprit Jean, sait-on quelle partie du territoire ils s’apprêtaient à visiter?…

D’après ce que je connais de leurs projets, répondit M. Marchal, ils ont dû se diriger vers la sierra Matapey, à l’est de l’Orénoque, contrée peu connue, et que les Yaruros ou les Mapoyos sont seuls à parcourir. Vos deux compatriotes et le chef de l’escorte étaient à cheval, les autres Indiens, au nombre d’une demi-douzaine, les accompagnaient à pied en portant les sacs.

Est-ce que le pays à l’est de l’Orénoque est sujet aux inondations?… demanda Jean de Kermor.

Non, répondit M. Miguel, et la surface de ses llanos est sensiblement au-dessus du niveau de la mer.

– En effet, monsieur Miguel, ajouta le chef civil, mais il est sujet aux tremblements de terre, et vous savez qu’ils ne sont pas rares au Venezuela.

En tout temps?… dit le jeune garçon.

Non, déclara M. Marchal, à certaines époques, et, précisément, depuis un mois, nous avons ressenti d’assez violentes secousses jusqu’au hato de la Tigra.»

On a reconnu, en effet, que le sol venezuelien est souvent troublé par les poussées volcaniques, bien que ses montagnes n’aient point de cratères en activité. Humboldt a même pu l’appeler «le pays des tremble-terre par excellence». Et cette appellation n’était-elle pas justifiée par la destruction de la ville de Cumana au seizième siècle, qui fut renversée de nouveau cent cinquante ans après, et dont les environs «tremblèrent» pendant quinze mois? Est-ce qu’une autre ville du territoire des Andes, Mesida, n’a pas été cruellement éprouvée par ces terribles commotions? En 1812, douze mille habitants ne furent-ils pas écrasés sous les ruines de Caracas? Ces désastres, qui ont fait des milliers de victimes, sont donc toujours à redouter pour ces provinces hispano-américaines, et il était vrai que, depuis quelque temps, on sentait le sol frémir dans la contrée orientale du moyen Orénoque.

Lorsque tout eut été demandé et répondu au sujet des deux Français, M. Marchal fut conduit à interroger le sergent Martial et son neveu.

«Nous savons, maintenant, dit-il, pourquoi MM. Miguel, Varinas et Felipe ont entrepris cette campagne sur l’Orénoque. Votre voyage n’a sans doute pas le même objet…»

Le sergent Martial eut un énorme geste de dénégation; mais, sur un signe de Jean, il dut s’abstenir d’exprimer son dédain pour ces questions géographiques, bonnes tout au plus à intéresser les fabricants de manuels et d’atlas.

Le jeune garçon raconta alors son histoire, quels motifs l’avaient entraîné à quitter la France, à quel sentiment filial il obéissait en remontant le cours de l’Orénoque dans l’espoir de se procurer quelques nouveaux renseignements à San-Fernando, d’où était partie la dernière lettre écrite par le colonel de Kermor, son père.

Le vieux M. Marchal ne put cacher l’émotion que lui causa cette réponse. Il prit les mains de Jean, il l’attira dans ses bras, il l’embrassa au front, ce qui fit peut-être sourdement grommeler le sergent, et ce fut comme une bénédiction qu’il lui donna, avec les souhaits les plus ardents pour la réussite de ses projets.

«Mais ni vous, monsieur Marchal, ni monsieur le chef civil, vous n’avez entendu parler du colonel de Kermor?…» demanda le jeune garçon.

Réponse négative.

«Peut-être, reprit le chef civil, le colonel ne s’est-il pas arrêté à la Urbana?… Cela m’étonnerait, cependant, car il est rare que les pirogues ne viennent pas s’approvisionner ici… C’était en 1879, dites-vous…

Oui, monsieur, répondit Jean. Est-ce que vous habitiez déjà cette bourgade?…

Assurément, et je n’ai jamais appris que le colonel de Kermor y ait passé.»

Toujours cet incognito, dont il semblait que le colonel eût voulu se couvrir depuis son départ.

«Peu importe, mon cher enfant, affirma M. Miguel, il est impossible que votre père n’ait pas laissé trace de son séjour à San-Fernando, et là, vous obtiendrez les renseignements qui assureront le succès de vos recherches.»

La réunion se prolongea jusqu’à dix heures, et les hôtes du chef civil, après avoir pris congé de cette obligeante famille, retournèrent à bord de leurs pirogues, qui devaient démarrer le lendemain au jour levant.

Jean alla s’étendre sur sa couchette à l’arrière du rouf, et, sa chasse ordinaire aux moustiques terminée, le sergent Martial vint s’étaler sur la sienne.

Tous les deux s’endormirent, mais leur sommeil ne fut pas de longue durée.

Vers deux heures, une rumeur lointaine, continue, croissante, les réveilla.

C’était comme un sourd bruissement qu’on ne pouvait confondre avec le roulement même éloigné de la foudre. En ce moment aussi, les eaux du fleuve, soumises à une agitation singulière, imprimaient un balancement de roulis à la Gallinetta.

Le sergent Martial et le jeune garçon se relevèrent, sortirent du rouf, vinrent se poster au pied du mât.

Le patron Valdez et ses mariniers, debout à l’avant de la falca, interrogeaient l’horizon.

«Qu’y a-t-il, Valdez?… demanda Jean.

– Je ne sais…

Est-ce un orage qui s’approche?…

Non… le ciel est sans nuages… la brise souffle du levant… elle est faible…

D’où vient ce trouble?…

– Je ne sais… je ne sais…» répétait Valdez.

En effet, c’était inexplicable, à moins qu’il ne se produisit, en amont ou en aval du village, une sorte de mascaret, dû à la crue subite du fleuve. On peut s’attendre à tout de la part de ce capricieux Orénoque.

A bord de la Maripare, même étonnement chez les passagers et chez l’équipage.

M. Miguel et ses deux amis, hors du rouf, cherchaient vainement à reconnaître la cause de ce phénomène.

Des propos, échangés entre les deux pirogues, il ne résulta aucune explication plausible.

D’ailleurs, si ce mouvement des eaux se ressentait dans les deux falcas, le sol riverain n’en était pas exempt.

Aussi, presque au même instant, les habitants de la Urbana, abandonnant leurs cases, se dirigèrent-ils vers la berge.

M. Marchal et le chef civil ne tardèrent pas à rejoindre la population qu’un peu d’épouvante commençait à gagner.

Il était, alors quatre heures et demie du matin, et le jour allait poindre.

Les passagers des deux embarcations débarquèrent aussitôt et vinrent interroger le chef civil.

«Que se passe-t-il?… demanda M. Miguel.

– Il y a sans doute un tremblement de terre dans la sierra Matapey, répondit le chef civil, et les secousses se propagent jusque sous le lit du fleuve…»

M. Miguel émit la même opinion.

Nul doute que la région ne fût soumise à ces trépidations dues aux commotions sismiques, très fréquentes dans les terrains des llanos.

«Mais… il y a autre chose… fit observer M. Miguel. Entendez-vous cette sorte de bourdonnement qui vient de l’est?»

Et, en prêtant l’oreille, on percevait comme une espèce de ronflement, une basse continue, sur la nature de laquelle on ne pouvait se prononcer.

«Attendons, dit M. Marchal. Je ne crois pas que la Urbana ait rien à craindre…

C’est mon avis, déclara le chef civil, et il n’y a aucun danger à rentrer dans les cases.»

C’était probable, et cependant il n’y eut que la minorité des habitants à suivre ce conseil. Au surplus, le jour s’accentuait, et peut-être les yeux donneraient-ils l’explication d’un phénomène que n’avaient pu donner les oreilles.

Pendant trois heures, la lointaine rumeur ne cessa de s’accroître d’une façon étrange. Il semblait qu’il se produisît une espèce de glissement, une puissante reptation à la surface du territoire. Lourd et cadencé, ce glissement se transmettait jusqu’à la rive droite du fleuve, comme si le sol eût été tourbeux. Que les secousses fussent attribuées à un tremblement de terre dont le centre se trouvait à la sierra Matapey, rien que de très admissible, et ce n’était pas la première fois que la bourgade les subissait. Quant à ce roulement, semblable à celui qui proviendrait du matériel d’une armée en marche, personne n’en soupçonnait encore la véritable cause.

Le chef civil et M. Marchal, accompagnés des passagers des deux falcas, se dirigèrent vers les premières assises du cerro d’Urbana, afin d’observer la campagne dans un plus large rayon.

Le soleil montait sur un ciel très pur, pareil à un énorme ballon gonflé d’un gaz lumineux que la brise eût poussé vers les rives de l’Orénoque. Aucun nuage à l’horizon, nul indice même que la journée dût être orageuse.

Lorsque les observateurs se furent élevés d’une trentaine de mètres, ils dirigèrent leurs regards vers l’est.

L’immensité se développait devant eux, la vaste plaine verdoyante, cette «mer silencieuse des herbes», suivant la poétique métaphore d’Élisée Reclus. Il est vrai, cette mer n’était pas au calme plat, et il fallait qu’elle fût sérieusement troublée dans ses fonds, car, à quatre ou cinq kilomètres de distance, les llanos se couronnaient de volutes sablonneuses.

«Cela, dit M. Marchal, c’est une poussière intense… la poussière du sol qui se dégage…

Ce n’est cependant pas le vent qui la soulève… affirma M. Miguel.

En effet, puisqu’il est à peine sensible, répondit M. Marchal. Seraient-ce donc les trépidations?… Non… cette explication ne tient pas…

Et puis, ajouta le chef civil, il y a ce bruit… qui semble venir d’une marche pesante…

Qu’est-ce donc alors?…» s’écria M. Felipe.

Et, en ce moment, comme une réponse qui lui eût été adressée, une détonation se fit entendre, la détonation d’une arme à feu que répercutèrent les échos du cerro d’Urbana, et à laquelle d’autres succédèrent.

«Des coups de fusil!… affirma le sergent Martial. Ce sont des coups de feu, ou je ne m’y connais plus!

Il faut qu’il y ait des chasseurs en chasse sur la plaine… observa Jean.

Des chasseurs… mon cher enfant?… répondit M. Marchal. Ils ne soulèveraient pas une telle masse de poussière… à moins d’être légion…»

Il n’était pas contestable, cependant, que les détonations entendues ne provinssent d’armes à feu, revolvers ou carabines. Et même on pouvait apercevoir une vapeur blanchâtre, qui tranchait sur la teinte jaune du nuage de poussière.

Du reste, de nouveaux coups éclatèrent, et si éloignés qu’ils fussent encore, la légère brise suffisait à les apporter jusqu’à la bourgade.

«A mon avis, messieurs, dit M. Miguel, nous devrions aller reconnaître ce qui se passe de ce côté…

Et porter secours à des gens qui en ont besoin peut-être… ajouta M. Varinas.

Qui sait, dit Jean, en regardant M. Marchal, si ce ne sont pas mes compatriotes…

Ils auraient donc affaire à une armée, répondit le vieillard. Il n’y a que des milliers d’hommes qui puissent soulever tant de poussière!… Vous avez raison, M. Miguel, descendons sur la plaine…

Bien armés!» ajouta M. Miguel.

Mesure de prudence très indiquée, en effet, si les pressentiments de Jean de Kermor ne l’avaient pas trompé, si c’étaient les deux Français, que les Indiens de cette région attaquaient et qui se défendaient à coups de fusil.

En quelques instants, chacun eut regagné l’un sa case, l’autre sa pirogue. Le chef civil et quelques-uns des habitants, les trois géographes, le sergent Martial et son neveu, le revolver à la ceinture, la carabine sur l’épaule, prirent direction à travers les llanos, en contournant le pied du cerro d’Urbana.

M. Marchal avait voulu se joindre à eux, tant son impatience était grande de savoir à quoi s’en tenir.

La petite troupe allait d’un bon pas, et comme le nuage venait au-devant d’elle, les trois ou quatre kilomètres qui les séparaient alors ne tarderaient pas à être franchis.

D’ailleurs, même à cette distance, il eût été possible de distinguer des formes humaines, si les volutes de poussière n’eussent été si épaisses. Cependant on apercevait la lueur des détonations, qui éclataient par instants, de plus en plus perceptibles à l’oreille.

Le bruit lourd et rythmé s’accusait aussi davantage, à mesure que se rapprochait la masse basse et rampante qui se dérobait encore aux regards.

A un kilomètre de là, M. Miguel, qui marchait en tête à côté du chef civil, leurs carabines prêtes à être épaulées, s’arrêta soudain. Une exclamation d’extrême surprise lui échappa…

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En vérité, si jamais mortel eut l’occasion de voir sa curiosité satisfaite, si jamais homme fut confondu dans son incrédulité, ce fut bien le sergent Martial. Ah! le vieux soldat ne croyait pas à la présence de ces milliers de chéloniens, qui, à l’époque de la ponte, envahissaient les plages de l’Orénoque, entre l’embouchure de l’Arauca et les bancs de sable de Cariben…

«Des tortues… ce sont des tortues!» s’écria M. Miguel, et il ne se trompait pas.

Oui!… des tortues, une centaine de mille, plus peut-être, s’avançaient vers la rive droite du fleuve. Et pourquoi cet exode anormal, en dehors de leurs habitudes, puisqu’on n’était plus à l’époque de la ponte?…

M. Marchal répondit à cette question, qui venait à l’esprit de tous:

«Je pense que ces bêtes auront été effrayées par les secousses du tremblement de terre… Sans doute chassées par les eaux du Tortuga ou du Suapure qui ont été rejetées hors de leur lit… elles viennent chercher un abri dans l’Orénoque, et même au-delà… poussées par l’irrésistible instinct de la conservation…»

C’était là une explication très naturelle, et même la seule admissible. La sierra Matapey et ses environs avaient dû être profondément bouleversés par ce tremblement de terre. Déjà, en ces conditions, pareil envahissement s’était produit en dehors des mois de mars et d’avril où il s’opère d’une façon régulière, et il n’y avait pas lieu, pour des riverains du fleuve, d’en être autrement surpris. Toutefois, dans une certaine mesure, ils pouvaient s’en montrer inquiets.

Et maintenant, l’exode des tortues une fois admis, d’où provenaient ces coups de feu?… Qui donc avait à se défendre contre ces chéloniens?… Et, d’ailleurs, que feraient des balles contre leurs impénétrables carapaces?…

On le reconnut bientôt à travers les déchirures de l’épais nuage.

En effet, les myriades de tortues s’avançaient en masse compacte, serrées les unes contre les autres. C’était comme une immense surface d’écailles, couvrant plusieurs kilomètres carrés, qui se déplaçait.

Or, sur cette surface mouvante, s’agitaient nombre d’animaux, lesquels, pour éviter d’être écrasés, avaient dû y chercher refuge. Là, surpris par cette invasion à travers les llanos, courait et gambadait une troupe de singes hurleurs, qui semblaient «la trouver drôle», pour employer une locution du sergent Martial. Puis, on apercevait aussi plusieurs couples de ces fauves, habitués des vastes campagnes venezueliennes, des jaguars, des pumas, des tigres, des ocelots, non moins redoutables que s’ils eussent librement couru la forêt ou la plaine.

Et c’était contre ces bandes que se défendaient deux hommes, à coups de fusil et de revolver.

Déjà quelques cadavres gisaient sur le dos des carapaces, dont le mouvement ondulatoire ne pouvait que gêner des êtres humains qui ne pouvaient y assurer leur pied, alors que les quadrupèdes et les singes n’y prenaient garde.

Quels étaient ces deux hommes?… Ni M. Marchal ni le chef civil ne parvinrent à les reconnaître, à cause de la distance. Toutefois, à leur costume, il y avait lieu d’affirmer que ce n’étaient point des Yaruros, ni des Mapoyos; ni aucun des Indiens qui fréquentent les territoires du moyen Orénoque.

S’agissait-il donc des deux Français aventurés sur les plaines de l’est, et dont on attendait vainement le retour?… Jean de Kermor, la pensée lui en était venue, allait-il éprouver cette joie de retrouver des compatriotes?…

MM. Marchal, Miguel, Felipe et Varinas, le chef civil et ceux des habitants qui l’accompagnaient, avaient suspendu leur marche… Convenait-il de se porter plus avant?… Non, assurément… Arrêtés par le premier rang des tortues, obligés bientôt de revenir en arrière, ils n’auraient pu rejoindre les deux hommes, cernés de tous côtés par la bande des fauves.

Cependant Jean insista afin qu’on se lançât à leur secours, ne mettant pas en doute que ces deux hommes fussent l’explorateur et le naturaliste français…

«C’est impossible, dit M. Marchal, et c’est inutile… On s’exposerait sans leur venir en aide… Mieux vaut laisser les tortues arriver jusqu’au fleuve… Là… leur masse se disloquera d’elle-même…

Sans doute, dit le chef civil, mais nous sommes menacés d’un grave danger!…

Lequel?…

Si ces milliers de tortues rencontrent la Urbana sur leur route… si leur marche ne dévie pas en gagnant le fleuve… c’en est fait de notre bourgade!»

Par malheur, on ne pouvait rien pour empêcher cette catastrophe. Après avoir contourné la base du cerro, la lente et irrésistible avalanche gagnait vers la Urbana, dont deux centaines de mètres la séparaient alors. Tout serait renversé, écrasé, anéanti à l’intérieur du village… L’herbe ne pousse plus là où les Turcs ont passé, a-t-on pu dire… Eh bien… il ne resterait pas une case, pas une hutte, pas un arbre, pas un arbrisseau, là où aurait passé la masse des tortues…

«Le feu… le feu!» s’écria M. Marchal.

Le feu, c’était la seule barrière que l’on pût opposer à cet envahissement.

Les habitants du village, à la pensée du danger qu’ils couraient, les femmes et les enfants, pris de panique, jetaient des cris d’épouvante…

M. Marchal avait été compris, et les passagers des pirogues, leurs équipages, tous se mirent à l’œuvre.

En avant de la bourgade s’étendaient de larges prairies, revêtues d’une herbe épaisse, que deux jours d’un soleil ardent avaient desséchée, et sur lesquelles quelques goyaviers et autres arbres dressaient leurs branches chargées de fruits.

Il ne fallait pas hésiter à sacrifier ces plantations, et il n’y eut pas une hésitation.

En dix ou douze places, à cent pas de la Urbana, le feu fut mis simultanément aux herbes.

Des flammes jaillirent comme si elles sortaient des entrailles du sol. Une intense fumée vint se mêler au nuage de poussière qui se rabattait vers le fleuve.

Et, néanmoins, la masse des tortues avançait toujours, et elle avancerait, sans doute, tant que le premier rang ne serait pas atteint par l’incendie. Mais, peut-être, les derniers rangs pousseraient-ils les premiers jusque dans les flammes qui s’éteindraient alors?…

Le péril n’aurait donc pas été conjuré, et la Urbana, écrasée, détruite, ne serait bientôt plus qu’un monceau de ruines…

Il en arriva autrement, et le moyen, proposé par M. Marchal, devait réussir.

Tout d’abord, les fauves furent accueillis par les coups de fusil du sergent Martial, de M. Miguel et de ses amis, des habitants qui étaient armés, tandis que les deux hommes, sur la masse mouvante, épuisaient contre eux leurs dernières munitions.

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Pris de deux côtés, quelques-uns de ces fauves tombèrent sous les balles. Les autres, effrayés par les volutes de flammes qui tourbillonnaient, cherchèrent à s’échapper en remontant vers l’est, et ils parvinrent à se sauver à la suite des singes qui les précédaient, remplissant l’air de hurlements.

On put voir, à cet instant, les deux hommes se précipiter vers la barrière de feu, avant qu’elle eût gagné le premier rang des tortues, qui s’avançaient toujours avec lenteur…

Une minute plus tard, Jacques Helloch et Germain Paterne, c’étaient eux, se trouvaient en sûreté prés de M. Marchal, après i avoir gagné le revers du cerro.

Alors, se détournant de ce rideau de flammes tendu sur une longueur d’un demi-kilomètre, la masse des chéloniens inclina vers la gauche de la bourgade, puis, descendant la rive, disparut sous les eaux de l’Orénoque.

 

 

Chapitre IX

Trois pirogues naviguant de conserve

 

la suite de cette extraordinaire invasion qui avait menacé de détruire complètement la Urbana, le départ des falcas fut retardé de vingt-quatre heures. Si l’intention des deux Français était de continuer leur exploration du cours de l’Orénoque jusqu’à San-Fernando de Atabapo, ne valait-il pas mieux remonter le fleuve avec eux?... Et, dans ce cas, pour leur laisser le temps de se reposer, puis de faire leurs préparatifs, ne convenait-il pas de remettre le départ au lendemain?…

Assurément, et ainsi en jugèrent dans leur sagesse MM. Miguel, Felipe et Varinas. De fait, on se fût demandé, non sans surprise, pourquoi l’oncle et le neveu n’auraient pas été de cet avis. D’ailleurs, Jacques Helloch et Germain Paterne, ayant leur propre pirogue, ne seraient ni une charge ni une gêne, et, quoi que pût penser le sergent Martial, il y aurait plus de sécurité pour les trois embarcations à naviguer de conserve.

«Et, en outre, n’oublie pas, ce sont des compatriotes, lui dit Jean de Kermor.

Un peu jeunes!» avait murmuré le sergent Martial, en secouant la tête.

En somme, il y avait intérêt à connaître leur histoire, et lorsqu’ils apprirent que l’oncle et le neveu étaient français, même bretons, ils s’empressèrent de la raconter.

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Jacques Helloch, âgé de vingt-six ans, était originaire de Brest. Après quelques missions remplies avec succès, il avait été chargé par le ministre de l’Instruction publique d’une expédition à travers les territoires de l’Orénoque. Six semaines auparavant, il était arrivé au delta du fleuve.

On considérait à juste titre ce jeune homme comme un explorateur de grand mérite, alliant le courage à la prudence, ayant déjà donné maintes preuves de son endurance et de son énergie. Ses cheveux noirs, ses yeux ardents, son teint animé par un sang généreux, sa taille au-dessus de la moyenne, sa constitution vigoureuse, l’élégance naturelle de sa personne disposaient en sa faveur. Il possédait cette physionomie à la fois sérieuse et souriante qui inspire ta sympathie dès le premier abord. Il plaisait, sans chercher à plaire, naturellement, simplement, étranger à toute pose comme à toute préoccupation de se faire valoir.

Son compagnon, Germain Paterne, vingt-huit ans, adjoint à sa mission scientifique par le ministre, était breton, lui aussi. Issu d’une honorable famille de Rennes, son père, conseiller à la cour d’appel, sa mère et ses deux sœurs vivaient encore, tandis que Jacques Helloch, fils unique, avait perdu ses parents desquels il tenait une certaine fortune qui eût suffi à ses goûts pour le présent comme pour l’avenir.

Germain Paterne, non moins résolu que son ancien camarade de collège, mais d’un caractère très différent, allait où Jacques Helloch le conduisait, et ne présentait jamais aucune objection. Il était passionné pour l’histoire naturelle et plus particulièrement pour la botanique, et non moins pour la photographie. Il eût photographié sous la mitraille, et n’aurait pas plus «bougé» que son objectif. S’il n’était pas beau, il n’était pas laid, et peut-on l’être avec une physionomie intelligente, lorsqu’on possède une inaltérable bonne humeur? Un peu moins grand que son ami, il jouissait d’une santé de fer, d’une constitution à toute épreuve, un marcheur insensible à la fatigue, doué d’un de ces estomacs qui digèrent des cailloux et ne se plaignent pas quand le dîner est sommaire ou se fait attendre. Ayant appris de quelle mission Jacques Helloch avait été chargé, il s’était proposé comme second. Quel meilleur compagnon, et plus utile et plus sûr, aurait pu trouver celui-ci, qui le connaissait de longue date? En ce qui concernait la mission, elle durerait ce qu’elle durerait. Aucun terme ne lui était fixé. Elle devait s’étendre non seulement au cours de l’Orénoque, mais à ses tributaires à peine relevés sur les cartes, spécialement en sa partie moyenne jusqu’à San-Fernando, bourgade qui devait être le point extrême atteint par les explorateurs.

Il reste maintenant à dire dans quelles conditions, après avoir étudié l’Orénoque, depuis les multiples bras de son embouchure jusqu’à Ciudad-Bolivar, et de Ciudad-Bolivar à la Urbana, les deux amis avaient voulu reconnaître l’est du fleuve. Laissant leur pirogue et leurs bagages à la Urbana, l’un avait emporté ses instruments d’observation plus une excellente carabine Hammerless à répétition et à éjecteur Greener, l’autre s’était chargé de sa boîte de naturaliste, et d’une non moins excellente arme de la même maison, sans compter deux revolvers serrés dans leur étui de cuir.

En quittant la Urbana, Jacques Helloch et Germain Paterne s’étaient dirigés vers le massif de la sierra Matapey, imparfaitement visitée jusqu’alors. Une escorte de Mapoyos, chargée d’un léger matériel de campement, les accompagnait. Trois cents kilomètres les séparaient des rives de l’Orénoque, lorsqu’ils furent à la limite extrême de leur expédition, qui avait duré un peu plus de trois semaines. Après avoir étudié le cours du Suapure dans le sud, et du rio Tortuga ou rio Chaffanjon dans le nord, procédé à des levés orographiques et hydrographiques, colligé des plantes qui allaient enrichir l’herbier du naturaliste, ils avaient, quinze jours auparavant, commencé leur voyage de retour.

C’est alors que de graves et inattendues éventualités s’étaient produites.

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Et d’abord, les deux jeunes gens furent attaqués par un parti de ces Indiens Bravos qui errent en bandes à l’intérieur du territoire. Lorsqu’ils eurent, non sans péril, repoussé ces attaques, ils durent rétrograder avec l’escorte jusqu’au pied de la sierra Matapey, où le guide et ses hommes les abandonnèrent traîtreusement. Volés de leur matériel, réduits à leurs instruments et à leurs armes, quand ils se trouvaient encore à vingt lieues de la Urbana, ils résolurent de se diriger vers la bourgade, chassant pour assurer la nourriture quotidienne, couchant sous les arbres, l’un dormant, l’autre veillant tour à tour.

Et c’est ainsi que, quarante-huit heures auparavant, à la suite du tremblement de terre qui secouait la région, cet invraisemblable exode de tortues vint les surprendre à leur campement. S’ils ne purent devancer cette masse, c’est que le passage fut fermé par les fauves qu’elle repoussait devant elle. Alors ils n’hésitèrent pas à se faire véhiculer par ces chéloniens, carapaces ambulantes, qui se dirigeaient vers la rive droite de l’Orénoque, ce qui était à la fois prudent et profitable. Or, il n’y avait encore que les singes à les avoir imités, quand, à quelques lieues du fleuve, pendant cette journée, plusieurs couples d’animaux, affolés, prirent exemple sur les quadrumanes. La situation devint alors très périlleuse. Il fallut se défendre contre ces fauves, tigres, pumas et jaguars. Quelques-uns furent abattus par les Hammerless, tandis que la masse, semblable à ces trottoirs mouvants des grandes cités d’Amérique, continuait à se rapprocher de l’Orénoque. Toutefois, Jacques Helloch et Germain Paterne en étaient à leurs dernières cartouches, lorsqu’ils aperçurent les premières maisons de la Urbana, derrière ce rideau de flammes qui protégeait la bourgade, où ils arrivèrent dans les circonstances que l’on sait. Ainsi s’était terminée l’expédition des deux Français. Bref, les jeunes gens étaient sains et saufs, et la Urbana ayant échappé au danger d’être écrasée sous cette avalanche rampante, tout était pour le mieux.

Tel fut le récit que fit Jacques Helloch. Quant à son itinéraire, il ne songeait point à y rien changer. Germain Paterne devait rembarquer avec lui afin de continuer la reconnaissance du fleuve jusqu’à San-Fernando de Atabapo.

«Jusqu’à San-Fernando?… dit le sergent Martial, dont les sourcils se froncèrent.

Mais pas plus loin, répondit Jacques Helloch.

Ah!»

Et il est probable que, dans la bouche du sergent Martial, ce «ah!» indiquait moins de satisfaction que de contrariété.

Décidément, il devenait de plus en plus insociable, l’oncle intérimaire de Jean de Kermor!

Celui-ci dut alors narrer sa propre histoire, et on ne s’étonnera pas que Jacques Helloch se sentît pris d’un vif intérêt pour ce jeune garçon de dix-sept ans à peine, qui ne reculait pas devant les risques d’un tel voyage. Son compagnon et lui ne connaissaient pas personnellement le colonel de Kermor; mais, en Bretagne, ils avaient entendu parler de sa disparition, et voici que le hasard les mettait précisément sur la route de cet enfant parti à la recherche de son père… Et Germain Paterne, qui avait conservé quelques souvenirs de la famille de Kermor, cherchait à les retrouver au fond de sa mémoire…

«Monsieur Jean, dit Jacques Helloch, lorsque l’histoire eut été terminée, nous sommes heureux de cette circonstance qui nous fait rencontrer sur la même route, et puisque notre intention était d’aller à San-Fernando, nous irons ensemble. Là, je l’espère, vous aurez de nouveaux renseignements concernant le colonel de Kermor, et si nous pouvons vous êtres utiles, comptez sur nous.»

Le jeune garçon remercia ses compatriotes, tandis que le sergent Martial murmurait à part lui:

«Les trois géographes, d’une part, les deux Français de l’autre!… Mille tonnerres de carambas!… ils sont trop… beaucoup trop à vouloir nous rendre service!… Attention… et garde à nous!»

Cette après-midi, les préparatifs furent achevés, c’est-à-dire ceux qui se rapportaient à la troisième pirogue, car les deux autres étaient, depuis le matin, prêtes à partir. Cette falca se nommait la Moriche, ayant pour patron un Banivas, appelé Parchal, et pour équipage neuf Indiens, dont il n’y avait qu’à se louer. Les approvisionnements renouvelés, Jacques Helloch n’eut à regretter que la perte de son matériel de campement, volé au cours de l’expédition à la sierra Matapey. Quant à Germain Paterne, comme il avait sauvé, intacte et bien garnie, sa boîte de botaniste, il aurait eu mauvaise grâce à se plaindre.

Le lendemain, 28 août, dès la pointe de l’aube, les passagers des trois pirogues prirent congé du chef civil de la Urbana, de M. Marchal et des habitants qui leur avaient fait si cordial accueil.

L’excellent vieillard voulut serrer dans ses bras le jeune garçon, qu’il espérait bien revoir, lorsque le colonel de Kermor et lui repasseraient devant le hato de la Tigra, où ils ne refuseraient pas de s’arrêter quelques jours. Puis, l’embrassant:

«Courage, mon cher enfant, lui dit-il, mes vœux vous accompagnent, et Dieu vous conduise!»

Les trois falcas démarrèrent l’une après l’autre. Le vent qui remontait favorisait la marche, et comme il tendait à fraîchir, on pouvait compter sur une rapide navigation. Leurs voiles hissées, les pirogues, après un dernier adieu à la Urbana, longèrent la rive droite, où le courant était moins accentué.

A partir de la Urbana, l’Orénoque va presque en droite ligne du nord au sud jusqu’à San-Fernando. Ces deux bourgades occupent chacune l’angle des deux principales courbures du fleuve et à peu près sur le même méridien. Donc, si le vent tenait, le voyage n’éprouverait aucun retard.

Les trois falcas marchaient de conserve, sensiblement animées de la même vitesse, tantôt en file comme les chalands de la Loire, lorsque l’étroitesse du chenal l’exigeait, tantôt de front, lorsque la passe présentait une largeur suffisante.

Ce n’est pas que le lit de l’Orénoque ne fût assez étendu d’une rive à l’autre; mais, en amont de la Urbana, son lit est obstrué de vastes plages sablonneuses. A cette époque, il est vrai, ces plages, rétrécies par la crue des eaux, formaient autant d’îles, avec une partie centrale, à l’abri des inondations, qui se montrait toute verdoyante. De là, nécessité de s’aventurer entre ces îles, et à travers les quatre bras qu’elles dessinent, et dont deux seulement sont navigables pendant la période de sécheresse.

Lorsque les pirogues n’étaient séparées que par un intervalle de quelques mètres, on causait d’un bord à l’autre. Jean, interpellé, ne pouvait se dispenser de répondre. On parlait surtout du voyage à la recherche du colonel de Kermor, de ses chances de succès, et Jacques Helloch ne ménageait pas ses encouragements au garçon.

Entre-temps, Germain Paterne, son objectif posé à l’avant de la Moriche, prenait des vues instantanées, dès que le paysage en valait la peine.

Toutefois, ce n’était pas uniquement entre leur embarcation et la Gallinetta que s’échangeaient ces propos. Les deux Français s’intéressaient aussi à l’expédition géographique de MM. Miguel, Felipe et Varinas. Ils les entendaient souvent discuter, et avec quelle animation, lorsqu’ils croyaient pouvoir tirer argument d’une observation recueillie en route. La diversité de caractère des trois collègues, ils l’avaient reconnue dès le début, et, comme de juste, c’était M. Miguel qui leur inspirait à la fois plus de sympathie et de confiance. Au total, ce petit monde s’entendait bien, et Jacques Helloch excusait même chez le sergent Martial son humeur grommelante de vieux soldat.

Par exemple, il avait été amené à se faire cette réflexion, qui ne semblait pas être venue à l’esprit de M. Miguel et de ses amis, et il l’avait communiquée à Germain Paterne:

«Est-ce que tu ne trouves pas singulier que ce grognard soit l’oncle du jeune de Kermor?…

Pourquoi serait-ce singulier, si le colonel et lui sont beaux-frères?…

En effet, mais alors, – tu l’avoueras, – ils n’ont guère marché du même pas… L’un devenu colonel, tandis que l’autre est resté sergent…

Cela s’est vu, Jacques… cela se voit… et cela se verra encore…

Soit, Germain!… Après tout, s’il leur convient d’être oncle et neveu, cela les regarde.»

En réalité, Jacques Helloch avait quelque raison de trouver la chose bizarre, et son opinion était qu’il n’y avait peut-être là qu’une parenté occasionnelle, improvisée pour les facilités du voyage.

Pendant la matinée, la flottille passa à l’ouvert de la bouche du Capanaparo, puis de celle de l’Indabaro, qui n’est qu’un bras de ce dernier affluent.

Il va sans dire que les principaux chasseurs des pirogues, M. Miguel d’une part, Jacques Helloch de l’autre, tiraient volontiers le gibier qui venait à portée de fusil. Les canards et les ramiers, convenablement accommodés, variaient d’une façon agréable la viande séchée et les conserves.

La rive gauche offrait alors un curieux aspect avec sa falaise de rochers, taillés à pic, premières assises des cerros de Baraguan, au pied desquels le fleuve a encore une largeur de dix-huit cents mètres. Au-delà, il se rétrécit vers l’embouchure du Mina, et le courant, qui devient plus rapide, menaçait de retarder la marche des falcas.

Par bonne chance, le vent soufflait en fraîche brise, au point que les mâts tortus, de simples troncs à peine écorcés, pliaient sous la tension des voiles. Rien ne craqua, en somme, et dans l’après-midi, vers trois heures, on arriva devant le hato de la Tigra, propriété de M. Marchal.

Nul doute que si l’hospitalier vieillard eût été chez lui, il aurait fallu, bon gré mal gré, bon gré certainement, faire escale pendant une journée à tout le moins. M. Marchal n’eût permis ni à Jacques Helloch ni à Germain Paterne de ne pas le favoriser d’une seconde visite, en outre de celle que les deux Français lui avaient promise à leur retour.

Mais, si les pirogues ne débarquèrent pas leurs passagers, ceux-ci voulurent emporter une vue du pittoresque hato de la Tigra, dont Germain Paterne fit une photographie très réussie.

A partir de ce point, la navigation devint plus difficile, et l’eût été davantage, si le vent n’avait conservé une direction et une force suffisantes pour permettre aux falcas de gagner contre le courant. En effet, la largeur de l’Orénoque était alors réduite à douze cents mètres, et de nombreux récifs encombraient son lit assez sinueux.

Toutes ces difficultés furent vaincues, grâce à l’habileté des mariniers. Vers cinq heures et demie du soir, les falcas, ayant dépassé le rio Caripo, vinrent prendre leur poste de nuit à l’embouchure du rio Sinaruco.

A peu de distance gisait l’île Macupina, couverte de massifs d’arbres étroitement serrés et qui présente un sous-bois presque impénétrable. Il se compose en partie de nombreux palmas llaneras, sorte de palmiers, dont les feuilles déploient quatre à cinq mètres de longueur. Ces feuilles servent à fabriquer la toiture des paillotes indiennes, lorsque les indigènes n’ont besoin que d’un abri temporaire à l’époque de la pêche.

Il y avait là, précisément, quelques familles de Mapoyos, avec lesquels M. Miguel et Jacques Helloch prirent contact. Alors, dès que les pirogues eurent accosté, ils débarquèrent, afin de se mettre en chasse, et non sans succès, du moins l’espéraient-ils.

Au premier abord, suivant l’habitude du pays, les femmes s’enfuirent à l’approche de ces étrangers, et ne reparurent qu’après avoir revêtu la longue chemise qui les couvre d’une façon à peu près décente. Elles ne portaient, quelques instants avant, que le guayuco, comme les hommes, et n’avaient pour tout voile que leur longue chevelure. Ces Indiens méritent d’être remarqués entre ces diverses peuplades qui forment la population indigène du Venezuela central. Robustes, bien musclés, bien bâtis, ils donnent l’idée de la force et de la santé.

Les chasseurs, grâce à leur concours, purent pénétrer à travers l’épaisse forêt, qui se masse à l’embouchure du Sinaruco.

Deux coups de fusils mirent à terre deux pécaris de grande taille, sans parler de ceux qui au cours de cette chasse furent adressés à une bande de capucins, – singes dignes sans doute de cette désignation congréganiste, mais dont aucun ne put être atteint.

«On ne dira pas de ceux-là, fit observer Jacques Helloch, qu’ils tombent comme des capucins de cartes!

Il est, en effet, difficile d’approcher ces quadrumanes, répondit M. Miguel, et pour mon compte, ce que j’ai perdu de poudre et de plomb!… Jamais je n’en ai touché un seul…

Eh! c’est regrettable; monsieur Miguel, car cette bête, cuite à point, offre aux gourmets un excellent régal!»

Tel est aussi l’avis de M. Chaffanjon, ainsi que Jean le déclara: un singe, vidé, flambé, rôti à petit feu suivant la mode indienne, et d’une couleur dorée des plus appétissantes, c’est un manger de premier choix.

Ce soir-là, il fallut se contenter des pécaris, qui furent partagés entre les trois pirogues. Assurément, le sergent Martial aurait eu mauvaise grâce à refuser la part que lui apporta Jacques Helloch, attention dont le jeune garçon le remercia en disant:

«Si notre compatriote fait l’éloge du singe à la broche, il ne vante pas moins les mérites du pécari, et il affirme même quelque part n’avoir rien goûté de meilleur pendant le cours de son exploration…

Et il a raison, monsieur Jean… répondit Jacques Helloch; mais, faute de singes…

On mange des merles!» répliqua le sergent Martial, qui regarda cette réponse comme un remerciement.

En réalité, ces pécaris, appelés boquiros en langue indigène, étaient délicieux, et le sergent Martial dut en convenir. Toutefois il déclara à Jean qu’il entendait ne plus jamais manger que de ceux qu’il aurait tués de sa propre main.

«Cependant, mon oncle, il est difficile de refuser… M. Helloch est fort complaisant…

Trop complaisant, mon neveu!… D’ailleurs, je suis là, que diable! et qu’on me mette un pécari à bonne portée, je l’abattrai tout aussi bien que ce M. Helloch!»

Le jeune garçon ne put s’empêcher de sourire, en tendant la main à son brave compagnon.

«Heureusement, murmura celui-ci, toutes ces politesses, qui ne me vont guère, prendront fin à San-Fernando, et ce ne sera pas trop tôt, je pense!»

Départ le lendemain, dès le petit jour, alors que les passagers reposaient encore sous leurs roufs. Le vent paraissant bien établi au nord, les patrons Valdez, Martos et Parchal, en démarrant de bonne heure, espéraient arriver, le soir même, à Cariben, une quarantaine de kilomètres en aval de l’embouchure du Meta.

La journée ne fut marquée par aucun incident. Les eaux du fleuve étaient alors assez hautes, et les pirogues purent franchir les capricieux angosturas, entre l’arête des récifs, principalement à la pointe d’amont de l’île Parguaza, nom du rio qui débouche sur la rive droite.

Cette passe formait une sorte de raudal, d’un accès peu facile pendant la saison sèche. Toutefois, sa longueur n’est pas comparable à celle des autres raudals que les falcas devaient rencontrer aux approches d’Atures, à une trentaine de lieues sur le cours supérieur de l’Orénoque. Il n’y eut donc pas lieu d’opérer le débarquement du matériel, ni de procéder à ces portages, qui occasionnent tant de fatigues et de retards.

Le territoire, à droite du fleuve, présentait un aspect très différent. Ce n’était plus l’immensité de ces plaines qui s’étendaient jusqu’à l’horizon, où se profilait le cadre des montagnes. Les mouvements du sol, très accentués et très rapprochés, formaient des mamelons isolés, des bancos de structure bizarre, disposition orographique qui se rattachait dans l’est à de véritables chaînes. On eût cru voir une sorte de cordillère riveraine, qui tranchait avec les llanos de la rive gauche. Entre ces cerros, il y avait lieu de distinguer ceux de Carichana, capricieusement dessinés au milieu d’une région très boisée et couverte d’une luxuriante verdure.

Dans l’après-midi, lorsque la rive droite fut devenue plate, les pirogues durent s’élever vers la gauche, afin de remonter le raudal de Cariben, le seul passage praticable que le fleuve offre en cet endroit.

A l’est, s’étendaient ces vastes battures, ces larges plages à tortues, si fructueusement exploitées autrefois, et qui valaient celles de la Urbana. Mais cette exploitation, mal réglée, conduite sans aucune méthode, livrée à l’avidité déraisonnable des indigènes, amènera certainement la totale destruction de ces chéloniens. Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que les tortues ont à peu près abandonné les plages de cette partie du bassin. Aussi, la station de Cariben, agréablement située à peu de distance en aval du Meta, l’un des grands affluents du fleuve, a-t-elle perdu toute son importance. Au lieu de devenir bourgade, elle n’est plus qu’un village à peine, et finira par descendre au rang des infimes hameaux du moyen Orénoque.

En longeant les berges granitiques d’une île qui porte le nom de Piedra del Tigre, les passagers des pirogues se trouvèrent en présence d’un curieux buffet de ces roches sonores, qui sont célèbres au Venezuela.

En premier lieu, leur oreille avait été frappée par une suite de sons musicaux très distincts, un ensemble harmonique d’une intensité particulière. Comme les falcas naviguaient alors l’une près de l’autre, on put entendre le sergent Martial s’écrier de l’avant de la Gallinetta:

«Ah çà! quel est le chef de musique qui nous donne une pareille sérénade?…»

Il ne s’agissait point d’une sérénade, bien que la région fût aussi espagnole de mœurs que la Castille ou l’Andalousie. Mais les voyageurs auraient pu se croire à Thèbes, au pied de la statue de Memnon.

M. Miguel s’empressa de donner l’explication de ce phénomène d’acoustique, qui n’est pas particulier à ce pays.

«Au lever du soleil, dit-il, cette musique que perçoivent nos oreilles, eût été plus perceptible encore, et voici quelle en est la cause. Ces roches contiennent en grand nombre des paillettes de mica. Sous les rayons solaires, l’air dilaté s’échappe des fissures de ces roches, et, en s’échappant, fait vibrer ces paillettes.

Eh! répondit Jacques Helloch, le soleil est un habile exécutant!…

Ça ne vaut pas le biniou de notre Bretagne! dit le sergent Martial.

Non, sans doute, répliqua Germain Paterne. Tout de même un orgue naturel, cela fait bien dans le paysage…

Mais il y a trop de monde à l’entendre!» grommela le sergent Martial.

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