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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XI

En suivant la côte

 

e large estuaire que le détachement venait d’atteindre, après six semaines de voyage, formait une échancrure trapézoïdale, nettement découpée dans le continent américain. À l’angle ouest s’ouvrait l’embouchure de la Coppermine. À l’angle est, au contraire, se creusait un boyau profondément allongé, qui a reçu le nom d’Entrée de Bathurst. De ce côté, le rivage, capricieusement festonné, creusé de criques et d’anses, hérissé de caps aigus et de promontoires abrupts, allait se perdre dans ce confus enchevêtrement de détroits, de pertuis, de passes, qui donne aux cartes des continents polaires un si bizarre aspect. De l’autre côté, sur la gauche de l’estuaire, à partir de l’embouchure même de la Coppermine, la côte remontait au nord et se terminait par le cap Kruzenstern.

Cet estuaire portait le nom de Golfe du Couronnement, et ses eaux étaient semées d’îles, îlets, îlots, qui constituaient l’Archipel du Duc-d’York.

Après avoir conféré avec le sergent Long, Jasper Hobson résolut d’accorder, en cet endroit, un jour de repos à ses compagnons.

L’exploration proprement dite, qui devait permettre au lieutenant Hobson de reconnaître le lieu propice à l’établissement d’une factorerie, allait véritablement commencer. La Compagnie avait recommandé à son agent de se maintenir autant que possible au-dessus du soixante-dixième parallèle, et sur les bords de la mer Glaciale. Or, pour remplir son mandat, le lieutenant ne pouvait chercher que dans l’ouest un point qui fût aussi élevé en latitude et qui appartînt au continent américain. Vers l’est, en effet, toutes ces terres si divisées font plutôt partie des territoires arctiques, sauf peut-être la terre de Boothia, franchement coupée par ce soixante-dixième parallèle, mais dont la conformation géographique est encore très indécise.

Longitude et latitude prises, Jasper Hobson, après avoir relevé sa position sur la carte, vit qu’il se trouvait encore à plus de cent milles au-dessous du soixante-dixième degré. Mais au delà du cap Kruzenstern, la côte, courant vers le nord-est, dépassait par un angle brusque le soixante-dixième parallèle, à peu près sur le cent trentième méridien, et précisément à la hauteur de ce cap Bathurst, indiqué comme lieu de rendez-vous par le capitaine Craventy. C’était donc ce point qu’il fallait atteindre, et c’est là que le nouveau fort s’élèverait, si l’endroit offrait les ressources nécessaires à une factorerie.

«Là, sergent Long, dit le lieutenant en montrant au sous-officier la carte des contrées polaires, là nous serons dans les conditions qui nous sont imposées par la Compagnie. En cet endroit, la mer, libre une grande partie de l’année, permettra aux navires du détroit de Behring d’arriver jusqu’au fort, de le ravitailler et d’en exporter les produits.

– Sans compter, ajouta le sergent Long, que, puisqu’ils se seront établis au delà du soixante-dixième parallèle, nos gens auront droit à une double paye!

– Cela va sans dire, répondit le lieutenant, et je crois qu’ils l’accepteront sans murmurer.

– Eh bien, mon lieutenant, il ne nous reste plus qu’à partir pour le cap Bathurst», dit simplement le sergent.

Mais, un jour de repos ayant été accordé, le départ n’eut lieu que le lendemain, 6 juin.

Cette seconde partie du voyage devait être et fut effectivement toute différente de la première. Les dispositions qui réglaient jusqu’ici la marche des traîneaux n’avaient pas été maintenues. Chaque attelage allait à sa guise. On marchait à petites journées, on s’arrêtait à tous les angles de la côte, et le plus souvent on cheminait à pied. Une seule recommandation avait été faite à ses compagnons par le lieutenant Hobson, – la recommandation de ne pas s’écarter à plus de trois milles du littoral et de rallier le détachement deux fois par jour, à midi et le soir. La nuit venue, on campait. Le temps, à cette époque, était constamment beau, et la température assez élevée, puisqu’elle se maintenait en moyenne à cinquante-neuf degrés Fahrenheit(15° centig. au-dessus de zéro). Deux ou trois fois, de rapides tempêtes de neige se déclarèrent, mais elles ne durèrent pas, et la température n’en fut pas sensiblement modifiée.

Toute cette partie de la côte américaine comprise entre le cap Kruzenstern et le cap Parry, qui s’étend sur un espace de plus de deux cent cinquante milles, fut donc examinée avec un soin extrême, du 6 au 20 juin. Si la reconnaissance géographique de cette région ne laissa rien à désirer, si Jasper Hobson, – très heureusement aidé dans cette tâche par l’astronome Thomas Black, – put même rectifier quelques erreurs du levé hydrographique, les territoires avoisinants furent non moins bien observés à ce point de vue plus spécial, qui intéressait directement la Compagnie de la baie d’Hudson.

En effet, ces territoires étaient-ils giboyeux? Pouvait-on compter avec certitude sur le gibier comestible non moins que sur le gibier à fourrure? Les seules ressources du pays permettraient-elles d’approvisionner une factorerie, au moins pendant la saison d’été? Telle était la grave question que se posait le lieutenant Hobson, et qui le préoccupait à bon droit. Or, voici ce qu’il observa.

Le gibier proprement dit, – celui auquel le caporal Joliffe, entre autres, accordait une préférence marquée, – ne foisonnait pas dans ces parages. Les volatiles, appartenant à la nombreuse famille des canards, ne manquaient pas, sans doute, mais la tribu des rongeurs était insuffisamment représentée par quelques lièvres polaires, qui ne se laissaient que difficilement approcher. Au contraire, les ours devaient être assez nombreux sur cette portion du continent américain. Sabine et Mac Nap avaient souvent relevé des traces fraîchement laissées par ces carnassiers. Plusieurs même furent aperçus et dépistés, mais ils se tenaient toujours à bonne distance. En tout cas, il était certain que, pendant la saison rigoureuse, ces animaux affamés, venant de plus hautes latitudes, devaient fréquenter assidûment les rivages de la mer Glaciale.

«Or, disait le caporal Joliffe, que cette question des approvisionnements préoccupait sans cesse, quand l’ours est dans le garde-manger, c’est un genre de venaison qui n’est point à dédaigner, tant s’en faut. Mais, quand il n’y est pas encore, c’est un gibier fort problématique, très sujet à caution, et qui, en tout cas, ne demande qu’à vous faire subir, à vous chasseurs, le sort que vous lui réservez!»

On ne pouvait parler plus sagement. Les ours ne pouvaient offrir une réserve assurée à l’office du fort. Très heureusement, ce territoire était visité par des bandes nombreuses d’animaux plus utiles que les ours, excellents à manger, et dont les Esquimaux et les Indiens font, dans certaines tribus, leur principale nourriture. Ce sont les rennes, et le caporal Joliffe constata avec une évidente satisfaction que ces ruminants abondaient sur cette partie du littoral. Et en effet, la nature avait tout fait pour les y attirer, en prodiguant sur le sol cette espèce de lichen dont le renne se montre extrêmement friand, qu’il sait adroitement déterrer sous la neige, et qui constitue son unique alimentation pendant l’hiver.

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Jasper Hobson fut non moins satisfait que le caporal en relevant, sur maint endroit, les empreintes laissées par ces ruminants, empreintes aisément reconnaissables, parce que le sabot des rennes, au lieu de correspondre à sa face interne par une surface plane, y correspond par une surface convexe, – disposition analogue à celle du pied du chameau. On vit même des troupeaux assez considérables de ces animaux qui, errant à l’état sauvage dans certaines parties de l’Amérique, se réunissent souvent à plusieurs milliers de têtes. Vivants, ils se laissent aisément domestiquer et rendent alors de grands services aux factoreries, soit en fournissant un lait excellent et plus substantiel que celui de la vache, soit en servant à tirer les traîneaux. Morts, ils ne sont pas moins utiles, car leur peau, très épaisse, est propre à faire des vêtements; leurs poils donnent un fil excellent; leur chair est savoureuse, et il n’existe pas un animal plus précieux sous ces latitudes. La présence des rennes, étant dûment constatée, devait donc encourager Jasper Hobson dans ses projets d’établissement sur un point de ce territoire.

Il eut également lieu d’être satisfait à propos des animaux à fourrures. Sur les petits cours d’eau s’élevaient de nombreuses huttes de castors et de rats musqués. Les blaireaux, les lynx, les hermines, les wolvérènes, les martres, les visons, fréquentaient ces parages, que l’absence des chasseurs avait laissés jusqu’alors si tranquilles. La présence de l’homme en ces lieux ne s’était encore décelée par aucune trace, et les animaux savaient y trouver un refuge assuré. On remarqua également des empreintes de ces magnifiques renards bleus et argentés, espèce qui tend à se raréfier de plus en plus, et dont la peau vaut pour ainsi dire son poids d’or. Sabine et Mac Nap eurent, pendant cette exploration, mainte occasion de tirer une tête de prix. Mais, très sagement, le lieutenant avait interdit toute chasse de ce genre. Il ne voulait pas effrayer ces animaux avant la saison venue, c’est-à-dire avant ces mois d’hiver pendant lesquels leur pelage, mieux fourni, est beaucoup plus beau. D’ailleurs, il était inutile de surcharger les traîneaux pendant la marche. Sabine et Mac Nap comprirent ces bonnes raisons, mais la main ne leur en démangeait pas moins, quand ils tenaient au bout de leur fusil une martre zibeline ou quelque renard précieux. Toutefois, les ordres de Jasper Hobson étaient formels, et le lieutenant ne permettait pas qu’on les transgressât.

Les coups de feu des chasseurs, pendant cette seconde période du voyage, n’eurent donc pour objectif que quelques ours polaires, qui se montrèrent parfois sur les ailes du détachement. Mais ces carnassiers, n’étant point poussés par la faim, détalaient promptement, et leur présence n’amena aucun engagement sérieux. Cependant, si les quadrupèdes de ce territoire n’eurent point à souffrir de l’arrivée du détachement, il n’en fut pas de même de la race volatile, qui paya pour tout le règne animal. On tua des aigles à tête blanche, énormes oiseaux au cri strident, des faucons-pêcheurs, ordinairement nichés dans les troncs d’arbres morts, et qui, pendant l’été, remontent jusqu’aux latitudes arctiques; puis, des oies de neige, d’une blancheur admirable, des bernaches sauvages, le meilleur échantillon de la tribu des ansérinées au point de vue comestible, des canards à tête rouge et à poitrine noire, des corneilles cendrées, sortes de geais moqueurs d’une laideur peu commune, des eiders, des macreuses et bien d’autres de cette gent ailée qui assourdissait de ses cris les échos des falaises arctiques. C’est par millions que vivent ces oiseaux en ces hauts parages, et leur nombre est véritablement au-dessus de toute appréciation sur le littoral de la mer Glaciale.

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On comprend que les chasseurs, auxquels la chasse des quadrupèdes était sévèrement interdite, se rabattirent avec passion sur ce monde des volatiles. Plusieurs centaines de ces oiseaux, appartenant principalement aux espèces comestibles, furent tuées pendant ces quinze premiers jours, et ajoutèrent à l’ordinaire de corn-beef et de biscuit un surcroît qui fut très apprécié.

Ainsi donc, les animaux ne manquaient point à ce territoire. La Compagnie pourrait facilement remplir ses magasins, et le personnel du fort ne laisserait pas vides ses offices. Mais ces deux conditions ne suffisaient pas pour assurer l’avenir de la factorerie. En effet, on ne pouvait s’établir dans un pays si haut en latitude, s’il ne fournissait pas, et abondamment, le combustible nécessaire pour combattre la rigueur des hivers arctiques.

Très heureusement, le littoral était boisé. Les collines, qui s’étageaient en arrière de la côte, se montraient couronnées d’arbres verts, parmi lesquels le pin dominait. C’étaient d’importantes agglomérations de ces essences résineuses, auxquelles on pouvait donner, quelquefois le nom de forêts. Quelquefois aussi, par groupes isolés, Jasper Hobson remarqua des saules, des peupliers, des bouleaux-nains et de nombreux buissons d’arbousiers. À cette époque de la saison chaude, tous ces arbres étaient verdoyants, et ils étonnaient un peu le regard, habitué aux profils âpres et nus des paysages polaires. Le sol, au pied des collines, se tapissait d’une herbe courte, que les rennes paissaient avec avidité, et qui devait les nourrir pendant l’hiver. On le voit, le lieutenant ne pouvait que se féliciter d’avoir cherché dans le nord-ouest du continent américain le nouveau théâtre d’une exploitation.

Il a été dit également que si les animaux ne manquaient pas à ce territoire, en revanche, les hommes semblaient y faire absolument défaut. On ne voyait ni Esquimaux, dont les tribus courent plus volontiers les districts rapprochés de la baie d’Hudson, ni Indiens, qui ne s’aventurent pas habituellement aussi loin au delà du Cercle polaire. Et en effet, à cette distance, les chasseurs peuvent être pris par des mauvais temps continus, par une reprise subite de l’hiver, et être alors coupés de toute communication. On le pense bien, le lieutenant Hobson ne pensa point à se plaindre de l’absence de ses semblables. Il n’aurait pu trouver que des rivaux en eux. C’était un pays inoccupé qu’il cherchait, un désert auquel les animaux à fourrure devaient avoir intérêt à demander asile, et, à ce sujet, Jasper Hobson tenait les propos les plus sensés à Mrs. Paulina Barnett, qui s’intéressait vivement au succès de l’entreprise. La voyageuse n’oubliait pas qu’elle était l’hôte de la Compagnie de la baie d’Hudson, et elle faisait tout naturellement des voeux pour la réussite des projets du lieutenant.

Que l’on juge donc du désappointement de Jasper Hobson, quand, dans la matinée du 20 juin, il se trouva en face d’un campement qui venait d’être plus ou moins récemment abandonné.

C’était au fond d’une petite baie étroite, qui porte le nom de baie Darnley, et dont le cap Parry forme la pointe la plus avancée dans l’ouest. On voyait en cet endroit, au bas d’une petite colline, des piquets qui avaient servi à tracer une sorte de circonvallation, et des cendres refroidies entassées sur l’emplacement de foyers éteints.

Tout le détachement s’était réuni auprès de ce campement. Chacun comprenait que cette découverte devait singulièrement déplaire au lieutenant Hobson.

«Voilà une fâcheuse circonstance, dit-il en effet, et certes, j’aurais mille fois mieux aimé rencontrer sur mon chemin une famille d’ours polaires!

– Mais les gens, quels qu’ils soient, qui ont campé en cet endroit, répondit Mrs. Paulina Barnett, sont déjà loin sans doute, et il est probable qu’ils ont déjà regagné plus au sud leurs territoires habituels de chasse.

– Cela dépend, madame, répondit le lieutenant. Si ceux dont nous voyons ici les traces sont des Esquimaux, ils auront plutôt continué leur route vers le nord. Si, au contraire, ce sont des Indiens, ils sont peut-être en train d’explorer ce nouveau district de chasse, comme nous le faisons nous-mêmes, et, je le répète, c’est pour nous une circonstance véritablement fâcheuse.

– Mais, demanda Mrs. Paulina Barnett, peut-on reconnaître à quelle race ces voyageurs appartiennent? Ne peut-on savoir si ce sont des Esquimaux du nord ou des Indiens du sud? Il me semble que des tribus si différentes de moeurs et d’origine ne doivent pas camper de la même manière.»

Mrs. Paulina Barnett avait raison, et il était possible que cette importante question fût résolue après une plus complète inspection du campement.

Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se livrèrent donc à cet examen, et recherchèrent minutieusement quelque trace, quelque objet oublié, quelque empreinte même, qui pût les mettre sur la voie. Mais ni le sol ni ces cendres refroidies n’avaient gardé aucun indice suffisant. Quelques ossements d’animaux, abandonnés çà et là, ne disaient rien non plus. Le lieutenant, fort dépité, allait donc abandonner cet inutile examen, quand il s’entendit appeler par Mrs. Joliffe, qui s’était éloignée d’une centaine de pas sur la gauche.

Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent, le caporal, quelques autres, se dirigèrent aussitôt vers la jeune Canadienne, qui restait immobile, considérant le sol avec attention.

Lorsqu’ils furent arrivés près d’elle:

«Vous cherchiez des traces? dit Mrs. Joliffe au lieutenant Hobson. Eh bien, en voilà!»

Et Mrs. Joliffe montrait d’assez nombreuses empreintes de pas, très nettement conservées sur un sol glaiseux.

Ceci pouvait être un indice caractéristique, car le pied de l’Indien et le pied de l’Esquimau, aussi bien que leur chaussure, diffèrent complètement.

Mais, avant toutes choses, Jasper Hobson fut frappé de la singulière disposition de ces empreintes. Elles provenaient bien de la pression d’un pied humain, et même d’un pied chaussé, mais, circonstance bizarre, elles semblaient n’avoir été faites qu’avec la plante de ce pied. La marque du talon leur manquait. En outre, ces empreintes étaient singulièrement multipliées, rapprochées, croisées, quoiqu’elles fussent, cependant, contenues dans un cercle très restreint.

Jasper Hobson fit observer cette singularité à ses compagnons.

«Ce ne sont pas là les pas d’une personne qui marche, dit-il.

– Ni d’une personne qui saute, puisque le talon manque, ajouta Mrs. Paulina Barnett.

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– Non, répondit Mrs. Joliffe, ce sont les pas d’une personne qui danse!»

Mrs. Joliffe avait certainement raison. À bien examiner ces empreintes, il n’était pas douteux qu’elles n’eussent été faites par le pied d’un homme qui s’était livré à quelque exercice chorégraphique, – non point une danse lourde, compassée, écrasante, mais plutôt une danse légère, aimable, gaie. Cette observation était indiscutable. Mais quel pouvait être l’individu assez joyeux de caractère pour avoir été pris de cette idée ou de ce besoin de danser aussi allègrement sur cette limite du continent américain, à quelques degrés au-dessus du cercle polaire?

«Ce n’est certainement point un Esquimau, dit le lieutenant.

– Ni un Indien! s’écria le caporal Joliffe.

– Non! c’est un Français!» dit tranquillement le sergent Long.

Et, de l’avis de tous, il n’y avait qu’un Français qui eût été capable de danser en un tel point du globe!

 

 

Chapitre XII

Le soleil de minuit

 

ette affirmation du sergent Long n’était-elle pas peut-être un peu hasardée. On avait dansé, c’était un fait évident, mais, quelle que soit sa légèreté, pouvait-on en conclure que seul, un Français avait pu exécuter cette danse?

Cependant, le lieutenant Jasper Hobson partagea l’opinion de son sergent, – opinion que personne, d’ailleurs, ne trouva trop affirmative. Et tous tinrent pour certain qu’une troupe de voyageurs, dans laquelle on comptait au moins un compatriote de Vestris, avait séjourné récemment en cet endroit.

On le comprend, cette découverte ne satisfit pas le lieutenant. Jasper Hobson dut craindre d’avoir été devancé par des concurrents sur les territoires du nord-ouest de l’Amérique anglaise, et, si secret que la Compagnie eût tenu son projet, il avait été sans doute divulgué dans les centres commerciaux du Canada ou des États de l’Union.

Lors donc qu’il reprit sa marche un instant interrompue, le lieutenant parut singulièrement soucieux; mais, à ce point de son voyage, il ne pouvait songer à revenir sur ses pas.

Après cet incident, Mrs. Paulina Barnett fut naturellement amenée à lui faire cette question:

«Mais, monsieur Jasper, on rencontre donc encore des Français sur les territoires du continent arctique?

– Oui, madame, répondit Jasper Hobson, ou sinon des Français, du moins, ce qui est à peu près la même chose, des Canadiens, qui descendent des anciens maîtres du Canada, au temps où le Canada appartenait à la France, – et, à vrai dire, ces gens-là sont nos plus redoutables rivaux.

– Je croyais cependant, reprit la voyageuse, que, depuis qu’elle avait absorbé l’ancienne Compagnie du nord-ouest, la Compagnie de la baie d’Hudson se trouvait sans concurrents sur le continent américain?

– Madame, répondit Jasper Hobson, s’il n’existe plus d’association importante qui se livre maintenant au trafic des pelleteries en dehors de la nôtre, il se trouve encore des associations particulières parfaitement indépendantes. En général, ce sont des sociétés américaines, qui ont très judicieusement conservé à leur service des agents ou des descendants d’agents français.

– Ces agents étaient donc tenus en haute estime? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Certainement, madame, et à bon droit. Pendant les quatre-vingt-quatorze ans que dura la suprématie de la France au Canada, ces agents français se montrèrent constamment supérieurs aux nôtres. Il faut savoir rendre justice, même à ses rivaux.

– Surtout à ses rivaux! ajouta Mrs. Paulina Barnett.

– Oui… surtout… À cette époque, les chasseurs français, quittant Montréal, leur principal établissement, s’avançaient dans le nord plus hardiment que tous autres. Ils vivaient pendant des années au milieu des tribus indiennes. Ils s’y mariaient quelquefois. On les nommait «coureurs des bois» ou «voyageurs canadiens», et ils se traitaient entre eux de cousins et de frères. C’étaient des hommes audacieux, habiles, très experts dans la navigation fluviale, très braves, très insouciants, se pliant à tout avec cette souplesse particulière à leur race, très loyaux, très gais, et toujours prêts, en n’importe quelle circonstance, à chanter comme à danser!

– Et vous supposez que cette troupe de voyageurs, dont nous venons de reconnaître les traces, ne s’est avancée si loin que dans le but de chasser les animaux à fourrure?

– Aucune autre hypothèse ne peut être admise, madame, répondit le lieutenant Hobson, et, certainement, ces gens-là sont en quête de nouveaux territoires de chasse. Mais puisqu’il n’y a aucun moyen de les arrêter, tâchons d’atteindre au plus tôt notre but, et nous lutterons courageusement contre toute concurrence!»

Le lieutenant Hobson avait pris son parti d’une concurrence probable, à laquelle, d’ailleurs, il ne pouvait s’opposer, et il pressa la marche de son détachement afin de s’élever plus promptement au-dessus du soixante-dixième parallèle. Peut-être, – il l’espérait du moins, – ses rivaux ne le suivraient-ils pas jusque-là.

Pendant les jours suivants, la petite troupe redescendit d’une vingtaine de milles vers le sud, afin de contourner plus aisément la baie Franklin. Le pays conservait toujours son aspect verdoyant. Les quadrupèdes et les oiseaux, déjà observés le fréquentaient en grand nombre, et il était probable que toute l’extrémité nord-ouest du continent américain était ainsi peuplée.

La mer qui baignait ce littoral s’étendait alors sans limites devant le regard. Les cartes les plus récentes ne portaient, d’ailleurs, aucune terre au nord du littoral américain. C’était l’espace libre, et la banquise seule avait pu empêcher les navigateurs du détroit de Behring de s’élever jusqu’au pôle.

Le 4 juillet, le détachement avait tourné une autre baie très profondément échancrée, la baie Whasburn, et il atteignit la pointe extrême d’un lac peu connu jusqu’alors, qui ne couvrait qu’une petite surface du territoire, – à peine deux milles carrés. Ce n’était véritablement qu’un lagon d’eau douce, un vaste étang, et non point un lac.

Les traîneaux cheminaient paisiblement et facilement. L’aspect du pays était tentant pour le fondateur d’une factorerie nouvelle, et il était probable qu’un fort, établi à l’extrémité du cap Bathurst, ayant derrière lui ce lagon, devant lui le grand chemin du détroit de Behring, c’est-à-dire la mer libre alors, libre toujours pendant les quatre ou cinq mois de la saison chaude, se trouverait ainsi dans une situation très favorable pour son exportation et son ravitaillement.

Le lendemain, 5 juillet, vers trois heures après midi, le détachement s’arrêtait enfin à l’extrémité du cap Bathurst. Restait à relever la position exacte de ce cap, que les cartes plaçaient au-dessus du soixante-dixième parallèle. Mais on ne pouvait se fier au levé hydrographique de ces côtes, qui n’avait encore pu être fait avec une précision suffisante. En attendant, Jasper Hobson résolut de s’arrêter en cet endroit.

«Qui nous empêche de nous fixer définitivement ici? demanda le caporal Joliffe. Vous conviendrez, mon lieutenant, que l’endroit est séduisant!

– Il vous séduira sans doute bien davantage, répondit le lieutenant Hobson, si vous y touchez une double paye, caporal!

– Cela n’est pas douteux, répondit le caporal Joliffe, et il faut se conformer aux instructions de la Compagnie.

– Patientez donc jusqu’à demain, ajouta Jasper Hobson, et si, comme je le suppose, ce cap Bathurst est réellement situé au delà du soixante-dixième degré de latitude septentrionale, nous y planterons notre tente!»

L’emplacement était favorable, en effet, pour y fonder une factorerie. Les rivages du lagon, bordés de collines boisées, pouvaient fournir abondamment les pins, les bouleaux et autres essences nécessaires à la construction, puis au chauffage du nouveau fort. Le lieutenant, s’étant avancé avec quelques-uns de ses compagnons jusqu’à l’extrémité même du cap, fit l’observation que, dans l’ouest, la côte se courbait suivant un arc très allongé. Des falaises assez élevées fermaient l’horizon à quelques milles au delà. Quant aux eaux du lagon, on reconnut qu’elles étaient douces, et non saumâtres comme on eût pu le penser, à raison du voisinage de la mer. Mais, en tout cas, l’eau douce n’eût pas manqué à la colonie, même au cas où ces eaux eussent été impotables, car une petite rivière, alors limpide et fraîche, coulait vers l’océan Glacial et s’y jetait par une étroite embouchure, à quelques centaines de pas dans le sud-est du cap Bathurst. Cette embouchure, protégée, non par des roches, mais par un amoncellement assez singulier de terre et de sable, formait un port naturel, dans lequel deux ou trois navires eussent été parfaitement couverts contre les vents du large. Cette disposition pouvait être avantageusement utilisée pour le mouillage des bâtiments qui viendraient, dans la suite, du détroit de Behring. Jasper Hobson, par galanterie pour la voyageuse, donna à ce petit cours d’eau le nom de Paulina-river, et au petit port le nom de Port-Barnett, ce dont la voyageuse se montra enchantée.

En construisant le fort un peu en arrière de la pointe formée par le cap Bathurst, la maison principale aussi bien que les magasins devaient être abrités absolument des vents les plus froids. L’élévation même du cap contribuerait à les défendre contre ces violents chasse-neige, qui, en quelques heures, peuvent ensevelir des habitations entières sous leurs épaisses avalanches. L’espace compris entre le pied du promontoire et le rivage du lagon était assez vaste pour recevoir les constructions nécessitées par l’exploitation d’une factorerie. On pouvait même l’entourer d’une enceinte palissadée, qui s’appuierait aux premières rampes de la falaise, et couronner le cap lui-même d’une redoute fortifiée, – travaux purement défensifs, mais utiles au cas où des concurrents songeraient à s’établir sur ce territoire. Aussi, Jasper Hobson, sans songer à les exécuter encore, observa-t-il avec satisfaction que la situation était facile à défendre.

Le temps était alors très beau et la chaleur assez forte. Aucun nuage, ni à l’horizon, ni au zénith. Seulement, ce ciel limpide des pays tempérés et des pays chauds, il ne fallait pas le chercher sous ces hautes latitudes. Pendant l’été, une légère brume restait presque incessamment suspendue dans l’atmosphère; mais, à la saison d’hiver, quand les montagnes de glace s’immobilisaient, lorsque le rauque vent du nord battait de plein fouet les falaises, quand une nuit de quatre mois s’étendait sur ces continents, que devait être ce cap Bathurst? Pas un seul des compagnons de Jasper Hobson n’y songeait alors, car le temps était superbe, le paysage verdoyant, la température chaude, la mer étincelante.

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Un campement provisoire, dont les traîneaux fournirent tout le matériel, avait été disposé pour la nuit, sur les bords mêmes du lagon. Jusqu’au soir, Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, Thomas Black lui-même et le sergent Long parcoururent le pays environnant afin d’en reconnaître les ressources. Ce territoire convenait sous tous les rapports. Jasper Hobson avait hâte d’être au lendemain, afin d’en relever la situation exacte, et de savoir s’il se trouvait dans les conditions recommandées par la Compagnie de la baie d’Hudson.

«Eh bien, lieutenant, lui dit l’astronome, quand ils eurent achevé leur exploration, voilà une contrée véritablement charmante, et je n’aurais jamais cru qu’un tel pays pût se trouver au delà du Cercle polaire.

– Eh! monsieur Black, c’est ici que se voient les plus beaux pays du monde! répondit Jasper Hobson, et je suis impatient de déterminer la latitude et la longitude de celui-ci.

– La latitude surtout! reprit l’astronome, qui ne pensait jamais qu’à sa future éclipse, et je crois que vos braves compagnons ne sont pas moins impatients que vous, monsieur Hobson. Double paye, si vous vous fixez au delà du soixante-dixième parallèle!

– Mais vous-même, monsieur Black, demanda Mrs. Paulina Barnett, n’avez-vous pas un intérêt, – un intérêt purement scientifique, – à dépasser ce parallèle?

– Sans doute, madame, sans doute, j’ai intérêt à le dépasser, mais pas trop, cependant, répondit l’astronome. Suivant les calculs des éphémérides, qui sont d’une exactitude absolue, l’éclipse de soleil, que je suis chargé d’observer, ne sera totale que pour un observateur placé un peu au delà du soixante-dixième degré. Je suis donc aussi impatient que notre lieutenant de relever la position du cap Bathurst!

– Mais j’y pense, monsieur Black, dit la voyageuse, cette éclipse de soleil, ce n’est que le 18 juillet qu’elle doit se produire, si je ne me trompe?

– Oui, madame, le 18 juillet 1860.

– Et nous ne sommes encore qu’au 5 juillet 1859! Le phénomène n’aura donc lieu que dans un an!

– J’en conviens, madame, répondit l’astronome. Mais si je n’était parti que l’année prochaine, convenez que j’aurais couru le risque d’arriver trop tard!

– En effet, monsieur Black, répliqua Jasper Hobson, et vous avez bien fait de partir un an d’avance. De cette façon, vous êtes certain de ne point manquer votre éclipse. Car, je vous l’avoue, notre voyage du fort Reliance au cap Bathurst s’est accompli dans des conditions très favorables et très exceptionnelles. Nous n’avons éprouvé que peu de fatigues, et conséquemment, peu de retards. À vous dire vrai, je ne comptais pas avoir atteint cette partie du littoral avant la mi-août, et si l’éclipse avait dû se produire le 18 juillet 1859, c’est-à-dire cette année, vous auriez fort bien pu la manquer. Et d’ailleurs, nous ne savons même pas encore si nous sommes au-dessus du soixante-dixième parallèle.

– Aussi, mon cher lieutenant, répondit Thomas Black, je ne regrette point le voyage que j’ai fait en votre compagnie, et j’attendrai patiemment mon éclipse jusqu’à l’année prochaine. La blonde Phoebé est une assez grande dame, j’imagine, pour qu’on lui fasse l’honneur de l’attendre!»

Le lendemain, 6 juillet, peu de temps avant midi, Jasper Hobson et Thomas Black avaient pris leurs dispositions pour obtenir un relèvement rigoureusement exact du cap Bathurst, c’est-à-dire sa position en longitude et en latitude. Ce jour-là, le soleil brillait avec une netteté suffisante pour qu’il fût possible d’en relever rigoureusement les contours. De plus, à cette époque de l’année, il avait acquis son maximum de hauteur au-dessus de l’horizon, et, par conséquent, sa culmination, lors de son passage au méridien, devait rendre plus facile le travail des deux observateurs.

Déjà, la veille, et dans la matinée, en prenant différentes hauteurs, et au moyen d’un calcul d’angles horaires, le lieutenant et l’astronome avaient obtenu avec une extrême précision la longitude du lieu. Mais son élévation en latitude était la circonstance qui préoccupait surtout Jasper Hobson. Peu importait, en effet, le méridien du cap Bathurst, si le cap Bathurst se trouvait situé au delà du soixante-dixième parallèle.

Midi approchait. Tous les hommes composant le détachement entouraient les observateurs qui s’étaient munis de leurs sextants. Ces braves gens attendaient le résultat de l’observation avec une impatience qui se comprendra facilement. En effet, il s’agissait pour eux de savoir s’ils étaient arrivés au but de leur voyage, ou s’ils devaient continuer à chercher sur un autre point du littoral un territoire placé dans les conditions voulues par la Compagnie?

Or, cette dernière alternative n’aurait probablement amené aucun résultat satisfaisant. En effet, – d’après les cartes, fort imparfaites, il est vrai, de cette portion du rivage américain, – la côte, à partir du cap Bathurst, s’infléchissant vers l’ouest, redescendait au-dessous du soixante-dixième parallèle, et ne le dépassait de nouveau que dans cette Amérique russe sur laquelle des Anglais n’avaient encore aucun droit à s’établir. Ce n’était pas sans raison que Jasper Hobson, après avoir consciencieusement étudié la cartographie de ces terres boréales, s’était dirigé vers le cap Bathurst. Ce cap, en effet, s’élance comme une pointe au-dessus du soixante-dixième parallèle, et, entre les cent et cent-cinquantième méridiens, nul autre promontoire, appartenant au continent proprement dit, c’est-à-dire à l’Amérique anglaise, ne se projette au delà de ce cercle. Restait donc à déterminer si réellement le cap Bathurst occupait la position que lui assignaient les cartes les plus modernes.

Telle était, en somme, l’importante question que les observations précises de Thomas Black et de Jasper Hobson allaient résoudre.

Le soleil s’approchait, en ce moment, du point culminant de sa course. Les deux observateurs braquèrent alors la lunette de leur sextant sur l’astre qui montait encore. Au moyen des miroirs inclinés, disposés sur l’instrument, le soleil devait être, en apparence, ramené à l’horizon même, et le moment où il semblerait le toucher par le bord inférieur de son disque, serait précisément celui auquel il occuperait le plus haut point de l’arc diurne, et, par conséquent, le moment exact où il passerait au méridien, c’est-à-dire le midi du lieu.

Tous regardaient et gardaient un profond silence.

«Midi! s’écria bientôt Jasper Hobson.

– Midi!» répondit au même instant Thomas Black.

Les lunettes furent immédiatement abaissées. Le lieutenant et l’astronome lurent sur les limbes gradués la valeur des angles qu’ils venaient d’obtenir, et se mirent immédiatement à chiffrer leurs observations.

Quelques minutes après, le lieutenant Hobson se levait, et, s’adressant à ses compagnons:

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«Mes amis, leur dit-il, à partir de ce jour, 6 juillet, la Compagnie de la baie d’Hudson, s’engageant par ma parole, élève au double la solde qui vous est attribuée!

– Hurrah! hurrah! hurrah pour la Compagnie!» s’écrièrent d’une commune voix les dignes compagnons du lieutenant Hobson.

En effet, le cap Bathurst et le territoire y confinant se trouvaient indubitablement situés au-dessus du soixante-dixième parallèle.

Voici, d’ailleurs, à une seconde près, ces coordonnées, qui devaient avoir plus tard une importance si grande dans l’avenir du nouveau fort:

Longitude: 127° 36’ 12” à l’ouest du méridien de Greenwich.

Latitude: 70° 44’ 37” septentrionale.

Et ce soir même, ces hardis pionniers, campés, en ce moment, si loin du monde habité, à plus de huit cents milles du fort Reliance, virent l’astre radieux raser les bords de l’horizon occidental, sans même y échancrer son disque flamboyant.

Le soleil de minuit brillait pour la première fois à leurs yeux.

 

 

Chapitre XIII

Le fort Espérance

 

’emplacement du fort était irrévocablement arrêté. Aucun autre endroit ne pouvait être plus favorable que ce terrain, naturellement plat, situé au revers du cap Bathurst, sur la rive orientale du lagon. Jasper Hobson résolut donc de commencer immédiatement la construction de la maison principale. En attendant, chacun dut s’organiser un peu à sa guise, et les traîneaux furent utilisés d’une manière ingénieuse pour former le campement provisoire.

D’ailleurs, grâce à l’habileté de ses hommes, le lieutenant comptait qu’en un mois, au plus, la maison principale serait construite. Elle devait être assez vaste pour contenir provisoirement les dix-neuf personnes qui composaient le détachement. Plus tard, avant l’arrivée des grands froids, si le temps ne manquait pas, on élèverait les communs destinés aux soldats, et les magasins dans lesquels les fourrures et les pelleteries devaient être déposées. Mais Jasper Hobson ne supposait pas que ces travaux pussent être achevés avant la fin du mois de septembre. Or, après septembre, les nuits déjà longues, le mauvais temps, la saison d’hiver, les premières gelées, suspendraient forcément toute besogne.

Des dix soldats qui avaient été choisis par le capitaine Craventy, deux étaient plus spécialement chasseurs, Sabine et Marbre. Les huit autres maniaient la hache avec autant d’adresse que le mousquet. Ils étaient, comme des marins, propres à tout, sachant tout faire. Mais en ce moment, ils devaient être utilisés plutôt comme ouvriers que comme soldats, puisqu’il s’agissait de l’érection d’un fort qu’aucun ennemi encore ne songeait à attaquer. Petersen, Belcher, Raë, Garry, Pond, Hope, Kellet, formaient un groupe de charpentiers habiles et zélés, que Mac Nap, un Écossais de Stirling, fort capable dans la construction des maisons et même des navires, s’entendait à commander. Les outils ne manquaient pas, haches, besaiguës, égoïnes, herminettes, rabots, scies à bras, masses, marteaux, ciseaux, etc. L’un de ces hommes, Raë, plus spécialement forgeron, pouvait même fabriquer, au moyen d’une petite forge portative, toutes les chevilles, tenons, boulons, clous, vis et écrous nécessaires au charpentage. On ne comptait aucun maçon parmi ces ouvriers, et de fait, il n’en était pas besoin, puisque toutes ces maisons des factoreries du nord sont construites en bois. Très heureusement, les arbres ne manquent pas aux environs du cap Bathurst, mais par une singularité que Jasper Hobson avait déjà remarquée, pas un rocher, pas une pierre ne se rencontrait sur ce territoire, pas même un caillou, pas même un galet. De la terre, du sable, rien de plus. Le rivage était semé d’une innombrable quantité de coquilles bivalves, brisées par le ressac, et de plantes marines ou de zoophytes, consistant principalement en oursins et en astéries. Mais, ainsi que le lieutenant le fit observer à Mrs. Paulina Barnett, il n’existait pas, aux environs du cap, une seule pierre, un seul morceau de silex, un seul débris de granit. Le cap n’était formé lui-même que par l’amoncellement de terres meubles, dont quelques végétaux reliaient à peine les molécules.

Ce jour-là, dans l’après-midi, Jasper Hobson et maître Mac Nap, le charpentier, allèrent choisir l’emplacement que la maison principale devait occuper sur le plateau qui s’étendait au pied du cap Bathurst. De là, le regard pouvait embrasser le lagon et le territoire situé dans l’ouest jusqu’à une distance de dix à douze milles. Sur la droite, mais à quatre milles au moins, s’étageaient des falaises assez élevées, que l’éloignement noyait en partie dans la brume. Sur la gauche, c’étaient, au contraire, d’immenses plaines, de vastes steppes, que, pendant l’hiver, rien ne devait distinguer des surfaces glacées du lagon et de l’Océan.

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Cette place ayant été choisie, Jasper Hobson et maître Mac Nap tracèrent au cordeau le périmètre de la maison. Ce tracé formait un rectangle qui mesurait soixante pieds sur son grand côté, et trente sur son petit. La façade de la maison devait donc se développer sur une longueur de soixante pieds, et être percée de quatre ouvertures: une porte et trois fenêtres du côté du promontoire, sur la partie qui servirait de cour intérieure, et quatre fenêtres du côté du lagon. La porte, au lieu de s’ouvrir au milieu de la façade postérieure, fut reportée sur l’angle gauche de manière à rendre la maison plus habitable. En effet, cette disposition ne permettait pas à la température extérieure de pénétrer aussi facilement jusqu’aux dernières chambres, reléguées à l’autre extrémité de l’habitation.

Un premier compartiment formant antichambre et soigneusement défendu contre les rafales par une double porte; – un second compartiment servant uniquement aux travaux de la cuisine, afin que la cuisson n’introduisît aucun principe d’humidité dans les pièces plus spécialement habitées; – un troisième compartiment, vaste salle dans laquelle les repas devaient chaque jour se prendre en commun; – un quatrième compartiment, divisé en plusieurs cabines, comme le carré d’un navire: tel fut le plan, très simple, arrêté entre le lieutenant et son maître charpentier.

Les soldats devaient provisoirement occuper la grande salle, au fond de laquelle serait établi une sorte de lit de camp. Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett, Thomas Black, Madge, Mrs. Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raë devaient se loger dans les cabines du quatrième compartiment. Pour employer une expression assez juste, «on serait un peu les uns sur les autres», mais cet état de choses ne devait pas durer, et, dès que le logement des soldats serait construit, la maison principale serait uniquement réservée au chef de l’expédition, à son sergent, à Mrs. Paulina Barnett, que sa fidèle Madge ne quitterait pas, et à l’astronome Thomas Black. Peut-être alors pourrait-on diviser le quatrième compartiment en trois chambres seulement, et détruire les cabines provisoires, car il est une règle que les hiverneurs ne doivent point oublier: «faire la guerre aux coins!» En effet, les coins, les angles, sont autant de réceptacles à glaces; les cloisons empêchent la ventilation de s’opérer convenablement, et l’humidité, bientôt transformée en neige, rend les chambres inhabitables, malsaines, et provoque les maladies les plus graves chez ceux qui les occupent. Aussi, la plupart des navigateurs, lorsqu’ils se préparent à hiverner au milieu des glaces, disposent-ils à l’intérieur de leur navire une salle unique, que tout l’équipage, officiers et matelots, habite en commun. Mais Jasper Hobson ne pouvait agir ainsi, pour diverses raisons qu’il est aisé de comprendre.

On le voit, par cette description anticipée d’une demeure qui n’existait pas encore, la principale habitation du fort ne se composait que d’un rez-de-chaussée, au-dessus duquel devait s’élever un vaste toit, dont les pentes très raides devaient faciliter l’écoulement des eaux. Quand aux neiges, elles sauraient bien s’y fixer, et, une fois tassées, elles avaient le double avantage de clore hermétiquement l’habitation et d’y conserver la température intérieure à un degré constant. La neige, en effet, est de sa nature très mauvaise conductrice de la chaleur; elle ne permet pas à celle-ci d’entrer, il est vrai, mais, ce qui est beaucoup plus important pendant les hivers arctiques, elle l’empêche de sortir.

Au-dessus du toit, le charpentier devait dresser deux cheminées, l’une correspondant à la cuisine, l’autre au poêle de la grande salle, qui devait chauffer en même temps les cabines du quatrième compartiment. De cet ensemble il ne résulterait certainement pas une oeuvre architecturale, mais l’habitation serait dans les meilleures conditions possibles d’habitabilité. Que pouvait-on demander de plus? D’ailleurs, sous ce sombre crépuscule, au milieu des rafales de neige, à demi enfouie sous les glaces, blanche de la base au sommet, avec ses lignes empâtées, ses fumées grisâtres tordues par le vent, cette maison d’hiverneurs présenterait encore un aspect étrange, sombre, lamentable, qu’un artiste ne saurait oublier.

Le plan de la nouvelle maison était conçu. Restait à l’exécuter. Ce fut l’affaire de maître Mac Nap et de ses hommes. Pendant que les charpentiers travailleraient, les chasseurs de la troupe, chargés du ravitaillement quoditien, ne demeureraient pas oisifs. La besogne ne manquerait à personne.

Maître Mac Nap alla d’abord choisir les arbres nécessaires à sa construction. Il trouva sur les collines un grand nombre de ces pins qui ressemblent beaucoup au pin écossais. Ces arbres étaient de moyenne taille, et très convenables pour la maison qu’il s’agissait d’édifier. Dans ces demeures grossières, en effet, murailles, planchers, plafonds, murs de refend, cloisons, chevrons, faîtage, arbalétriers, bardeaux, tout est planches, poutres et poutrelles.

On le comprend, ce genre de construction ne demande qu’une main-d’oeuvre très élémentaire, et Mac Nap put procéder sommairement, – ce qui ne devait nuire en rien à la solidité de l’habitation.

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Maître Mac Nap choisit des arbres bien droits, qui furent coupés à un pied au-dessus du sol. Ces pins, ébranchés au nombre d’une centaine, ni écorcés ni équarris, formèrent autant de poutrelles longues de vingt pieds. La hache et la besaiguë ne les entamèrent qu’à leurs extrémités, pour y entailler les tenons et les mortaises, qui devaient les fixer les unes aux autres. Cette opération ne demanda que quelques jours pour être achevée, et bientôt tous ces bois, traînés par des chiens, furent transportés au plateau que devait occuper la maison principale.

Préalablement, ce plateau avait été soigneusement nivelé. Le sol, mêlé de terre et de sable fin, fut battu et tassé à grands coups de pilon. Les herbes courtes et les maigres arbrisseaux qui le tapissaient avaient été brûlés sur place, et les cendres résultant de l’incinération formèrent à la surface une couche épaisse, absolument imperméable à toute humidité. Mac Nap obtint ainsi un emplacement net et sec, sur lequel il put établir avec sécurité ses premiers entrecroisements.

Ce premier travail terminé, à chaque angle de la maison et à l’aplomb des murs de refend, se dressèrent verticalement les maîtresses poutres, qui devaient soutenir la carcasse de la maison. Elles furent enfoncées de quelques pieds dans le sol, après que leur bout eut été durci au feu. Ces poutres, un peu évidées sur leurs faces latérales, reçurent les poutrelles transversales de la muraille proprement dite, entre lesquelles la baie des portes et fenêtres avait été préalablement ménagée. À leur partie supérieure, ces poutres furent réunies par des élongis qui, étant bien encastrés dans les mortaises, consolidèrent ainsi l’ensemble de la construction. Ces élongis figuraient l’entablement des deux façades, et ce fut à leur extrémité que reposèrent les hautes fermes du toit, dont l’extrémité inférieure surplombait la muraille, comme la toiture d’un chalet. Sur le carré de l’entablement s’allongèrent les poutrelles du plafond, et sur la couche de cendres, celles du plancher.

Il va sans dire que ces poutrelles, celles des murailles extérieures comme celles des murs de refend, ne furent que juxtaposées. À de certains endroits, et pour en assurer la jonction, le forgeron Raë les avait taraudées et liées par de longues chevilles de fer, forcées à grands coups de masse. Mais la juxtaposition ne pouvait être parfaite, et les interstices durent être hermétiquement bouchés. Mac Nap employa avec succès le calfatage, qui rend le bordé des navires si impénétrable à l’eau et qu’un simple bouffetage ne tiendrait pas étanches. Pour ce calfatage, on employa, en guise d’étoupe, une certaine mousse sèche, dont tout le revers oriental du cap Bathurst était abondamment tapissé. Cette mousse fut engagée dans les interstices au moyen de fers à calfat battus à coups de maillet, et, dans chaque rainure, le maître charpentier fit étendre à chaud plusieurs couches de goudron que les pins fournirent à profusion. Les murailles et les planchers, ainsi construits, présentaient une imperméabilité parfaite, et leur épaisseur était une garantie contre les rafales et les froids de l’hiver.

La porte et les fenêtres, percées dans les deux façades, furent grossièrement, mais solidement établies. Les fenêtres, à petits vitraux, n’eurent d’autres vitres que cette substance cornée, jaunâtre, à peine diaphane, que fournit la colle de poisson séchée, mais il fallait s’en contenter. D’ailleurs, pendant la belle saison, on devait tenir ces fenêtres constamment ouvertes, afin d’aérer la maison. Pendant la mauvaise saison, comme on n’avait aucune lumière à attendre de ce ciel obscurci par la nuit arctique, les fenêtres devaient être hermétiquement fermées par d’épais volets à grosses ferrures, capables de résister à tous les efforts de la tourmente.

À l’intérieur de la maison, les aménagements furent assez rapidement exécutés. Une double porte, installée en arrière de la première dans le compartiment qui formait antichambre, permettait aux entrants comme aux sortants de passer par une température moyenne entre la température intérieure et la température extérieure. De cette façon, le vent, tout chargé de froidures aiguës et d’humidités glaciales, ne pouvait plus arriver directement jusqu’aux chambres. D’ailleurs, les pompes à air qui avaient été apportées du fort Reliance furent installées ainsi que leur réservoir, de manière à pouvoir modifier dans une juste proportion l’atmosphère de l’habitation, pour le cas où des froids trop vifs eussent empêché d’ouvrir portes et fenêtres. L’une de ces pompes devait rejeter l’air du dedans, lorsqu’il serait trop chargé d’éléments délétères, et l’autre devait amener sans inconvénient l’air pur du dehors dans le réservoir d’où on le distribuerait suivant le besoin. Le lieutenant Hobson donna tous ses soins à cette installation, qui, le cas échéant, devait rendre de grands services.

Le principal ustensile de la cuisine fut un vaste fourneau de fonte, qui avait été apporté, par pièces, du fort Reliance. Le forgeron Raë n’eut que la peine de le remonter, ce qui ne fut ni long ni difficile. Mais les tuyaux destinés à la conduite de la fumée, celui de la cuisine comme celui du poêle de la grande salle, exigèrent plus de temps et d’ingéniosité. On ne pouvait se servir de tuyaux de tôle, qui n’eussent pas résisté longtemps aux coups de vent d’équinoxe, et il fallait de toute nécessité employer des matériaux plus résistants. Après plusieurs essais qui ne réussirent pas, Jasper Hobson se décida à utiliser une autre matière que le bois. S’il avait eu de la pierre à sa disposition, la difficulté eût été rapidement vaincue. Mais, on l’a dit, par une étrangeté assez inexplicable, les pierres manquaient absolument aux environs du cap Bathurst.

En revanche, on l’a dit aussi, les coquillages s’accumulaient par millions sur le sable des grèves.

«Eh bien, dit le lieutenant Hobson à maître Mac Nap, nous ferons nos tuyaux de cheminée en coquillages!

– En coquillages! s’écria le charpentier.

– Oui, Mac Nap, répondit Jasper Hobson, mais en coquillages écrasés, brûlés, réduits en chaux. Avec cette chaux, nous fabriquerons des espèces de plaquettes, et nous les disposerons comme des briques ordinaires.

– Va pour les coquillages!» répondit le charpentier.

L’idée du lieutenant Hobson était bonne, et elle fut mise aussitôt en pratique. Le rivage était recouvert d’une innombrable quantité de ces coquilles calcaires qui forment en partie les pierres à chaux dont se compose l’étage inférieur des terrains tertiaires. Le charpentier Mac Nap en fit ramasser plusieurs tonnes, et une sorte de four fut construit afin de décomposer par la cuisson le carbonate qui entre dans la composition de ces coquilles. On obtint ainsi une chaux très propre aux travaux de maçonnerie.

Cette opération dura une douzaine d’heures. Dire que Jasper Hobson et Mac Nap produisirent par ces procédés élémentaires une belle chaux grasse, pure de toute matière étrangère, se délitant bien au contact de l’eau, foisonnant comme les produits de bonne qualité, et pouvant former une pâte liante avec un excès de liquide, ce serait peut-être exagérer. Mais telle était cette chaux, lorsqu’elle fut réduite en briquettes, qu’elle put être convenablement utilisée pour la construction des cheminées de la maison. En quelques jours, deux tuyaux coniques s’élevaient au-dessus du faîtage, et leur épaisseur en garantissait la solidité contre les coups de vent.

Mrs. Paulina Barnett félicita le lieutenant et le charpentier Mac Nap d’avoir mené à bien et en peu de temps cet ouvrage difficile.

«Pourvu que vos cheminées ne fument pas! ajouta-t-elle en riant.

– Elles fumeront, madame, répondit philosophiquement Jasper Hobson, elles fumeront, gardez-vous d’en douter. Toutes les cheminées fument!»

Le grand ouvrage fut complètement terminé dans l’espace d’un mois. Le 6 août, l’inauguration de la maison devait être faite. Mais, pendant que maître Mac Nap et ses hommes travaillaient sans relâche, le sergent Long, le caporal Joliffe, – tandis que Mrs. Joliffe organisait le service culinaire, – puis les deux chasseurs Marbre et Sabine, dirigés par Jasper Hobson, avaient battu les alentours du cap Bathurst. Ils avaient, à leur grande satisfaction, reconnu que les animaux de poil et de plume y abondaient. Les chasses n’étaient pas encore organisées, et les chasseurs cherchaient plutôt à explorer le pays. Cependant ils parvinrent à s’emparer de quelques couples de rennes vivants, que l’on résolut de domestiquer. Ces animaux devaient fournir des petits et du lait. Aussi se hâta-t-on de les parquer dans une enceinte palissadée, qui fut établie à une cinquantaine de pas de l’habitation. La femme du charpentier Mac Nap, qui était une Indienne, s’entendait à ce service, et elle fut spécialement chargée du soin de ces animaux.

Quant à Mrs. Paulina Barnett, secondée par Madge, elle voulut s’occuper d’organisation intérieure, et l’on ne devait pas tarder à sentir l’influence de cette femme intelligente et bonne dans une multitude de détails dont Jasper Hobson et ses compagnons ne se seraient probablement jamais préoccupés.

Après avoir exploré le territoire sur un rayon de plusieurs milles, le lieutenant reconnut qu’il formait une vaste presqu’île, d’une superficie de cent cinquante milles carrés environ. Un isthme, large de quatre milles au plus, la rattachait au continent américain, et s’étendait depuis le fond de la baie Whasburn, à l’est, jusqu’à une échancrure correspondante de la côte opposée. La délimitation de cette presqu’île, à laquelle le lieutenant donna le nom de presqu’île Victoria, était très nettement accusée.

Jasper Hobson voulut savoir ensuite quelles ressources offraient le lagon et la mer. Il eut lieu d’être satisfait. Les eaux du lagon, très peu profondes d’ailleurs, mais fort poissonneuses, promettaient une abondante réserve de truites, de brochets et autres poissons d’eau douce, dont on devait tenir compte. La petite rivière Paulina donnait asile à des saumons qui en remontaient aisément le cours, et à des familles frétillantes de blanches et d’éperlans. La mer, sur ce littoral, semblait moins richement peuplée que le lagon. Mais, de temps en temps, on voyait passer au large d’énormes souffleurs, des baleines, des cachalots, qui fuyaient sans doute le harpon des pêcheurs de Behring, et il n’était pas impossible qu’un de ces gros mammifères vînt s’échouer sur la côte. C’était à peu près le seul moyen que les colons du cap Bathurst eussent de s’en emparer. Quant à la partie du rivage située dans l’ouest, elle était fréquentée, en ce moment, par de nombreuses familles de phoques; mais Jasper Hobson recommanda à ses compagnons de ne point donner inutilement la chasse à ces animaux. On verrait plus tard s’il ne conviendrait pas d’en tirer parti.

Ce fut le 6 août que les colons du cap Bathurst prirent possession de leur nouvelle demeure. Auparavant, et après discussion publique, ils lui donnèrent un nom de bon augure, qui réunit l’unanimité des voix.

Cette habitation, ou plutôt ce fort, – alors le poste le plus avancé de la Compagnie sur le littoral américain, – fut nommé fort Espérance.

Et s’il ne figure pas actuellement sur les cartes les plus récentes des régions arctiques, c’est qu’un sort terrible l’attendait dans un avenir très rapproché, au détriment de la cartographie moderne.

 

 

Chapitre XIV

Quelques excursions

 

’aménagement de la nouvelle demeure s’opéra rapidement. Le lit de camp, établi dans la grande salle, n’attendit bientôt plus que des dormeurs. Le charpentier Mac Nap avait fabriqué une vaste table, à gros pieds, lourde et massive, que le poids des mets, si considérable qu’il fût, ne ferait jamais gémir. Autour de cette table étaient disposés des bancs non moins solides, mais fixes et par conséquent peu propres à justifier ce qualificatif de «meubles» qui n’appartient qu’aux objets mobiles. Enfin quelques sièges volants et deux vastes armoires complétaient le matériel de cette pièce.

La chambre du fond était prête aussi. Des cloisons épaisses la divisaient en six cabines, dont deux seulement étaient éclairées par les dernières fenêtres ouvertes sur les façades antérieure et postérieure. Le mobilier de chaque cabine se composait uniquement d’un lit et d’une table. Mrs. Paulina Barnett et Madge occupaient ensemble celle qui prenait directement vue sur le lac. Jasper Hobson avait offert à Thomas Black l’autre cabine éclairée sur la façade de la cour, et l’astronome en avait immédiatement pris possession. Quant à lui, en attendant que ses hommes fussent logés dans des bâtiments nouveaux, il se contenta d’une sorte de cellule à demi sombre, attenant à la salle à manger, et qui s’éclairait tant bien que mal au moyen d’un oeil-de-boeuf percé dans le mur de refend. Mrs. Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raë occupaient avec leurs maris les autres cabines. C’étaient trois bons ménages, forts unis, qu’il eût été cruel de séparer. D’ailleurs, la petite colonie ne devait pas tarder à compter un nouveau membre, et maître Mac Nap, – un certain jour, – n’avait pas hésité à demander à Mrs Paulina Barnett si elle voudrait lui faire l’honneur d’être marraine vers la fin de la présente année. Ce que Mrs. Paulina Barnett accepta avec grande satisfaction.

On avait entièrement déchargé les traîneaux et transporté la literie dans les différentes chambres. Dans le grenier, auquel on arrivait par une échelle placée au fond du couloir d’entrée, on relégua les ustensiles, les provisions, les munitions, dont on ne devait pas faire un usage immédiat. Les vêtements d’hiver, bottes ou casaques, fourrures et pelleteries, y trouvèrent place dans de vastes armoires, à l’abri de l’humidité.

Ces premiers travaux terminés, le lieutenant s’occupa du chauffage futur de la maison. Il fit faire, sur les collines boisées, une provision considérable de combustible, sachant bien que, par certaines semaines de l’hiver, il serait impossible de s’aventurer au dehors. Il songea même à utiliser la présence des phoques sur le littoral, de manière à se procurer une abondante réserve d’huile, – le froid polaire devant être combattu par les plus énergiques moyens. D’après son ordre et sous sa direction, on établit dans la maison des condensateurs destinés à recueillir l’humidité interne, appareils qu’il serait facile de débarrasser de la glace dont ils se rempliraient pendant l’hiver.

Cette question du chauffage, très grave assurément, préoccupait beaucoup le lieutenant Hobson.

«Madame, disait-il quelquefois à la voyageuse, je suis un enfant des régions arctiques, j’ai quelque expérience de ces choses, et j’ai surtout lu et relu bien des récits d’hivernage. On ne saurait prendre trop de précautions quand il s’agit de passer la saison du froid dans ces contrées arctique. Il faut tout prévoir, car un oubli, un seul, peut amener d’irréparables catastrophes pendant les hivernages.

– Je vous crois, monsieur Hobson, répondait Mrs. Paulina Barnett, et je vois bien que le froid aura en vous un terrible adversaire. Mais la question d’alimentation ne vous paraît-elle pas aussi importante?

– Tout autant, madame, et je compte bien vivre sur le pays pour économiser nos réserves. Aussi, dans quelques jours, dès que nous serons à peu près installés, nous organiserons des chasses de ravitaillement. Quant à la question des animaux à fourrure, nous verrons à la résoudre plus tard et à remplir les magasins de la Compagnie. D’ailleurs, ce n’est pas le moment de chasser la martre, l’hermine, le renard et autres animaux à fourrure. Ils n’ont pas encore le pelage d’hiver, et les peaux perdraient vingt-cinq pour cent de leur valeur, si on les emmagasinait en ce moment. Non. Bornons-nous d’abord à approvisionner l’office du fort Espérance. Les rennes, les élans, les wapitis, si quelques-uns se sont avancés jusqu’à ces parages, doivent seuls attirer nos chasseurs. En effet, vingt personnes à nourrir et une soixantaine de chiens, cela vaut la peine que l’on s’en préoccupe!»

On voit que le lieutenant était un homme d’ordre. Il voulait agir avec méthode, et, si ses compagnons le secondaient, il ne doutait pas de mener à bonne fin sa difficile entreprise.

Le temps, à cette époque de l’année, était presque invariablement beau. La période des neiges ne devait pas commencer avant cinq semaines. Lorsque la maison principale eut été achevée, Jasper Hobson fit donc continuer les travaux de charpentage, en construisant un vaste chenil destiné à abriter les attelages de chiens. Cette «dog-house» fut bâtie au pied même du promontoire, et s’appuya sur le talus même, à une quarantaine de pas sur le flanc droit de la maison. Les futurs communs, appropriés pour le logement des hommes, devaient faire face au chenil, sur la gauche, tandis que les magasins et la poudrière occuperaient la partie antérieure de l’enceinte.

Cette enceinte, par une prudence peut-être exagérée, Jasper Hobson résolut de l’établir avant l’hiver. Une bonne palissade, solidement plantée, faite de poutres pointues, devait garantir la factorerie non seulement de l’attaque des gros animaux, mais aussi contre l’agression des hommes, au cas où quelque parti ennemi, Indiens ou autres, se présenterait. Le lieutenant n’avait point oublié ces traces, qu’une troupe quelconque avait laissées sur le littoral, à moins de deux cents milles du fort Espérance. Il connaissait les procédés violents de ces chasseurs nomades, et il pensait que mieux valait, en tout cas, se mettre à l’abri d’un coup de main. La ligne de circonvallation fut donc tracée de manière à entourer la factorerie, et aux deux angles antérieurs qui couvraient le côté du lagon, maître Mac Nap se chargea de construire deux petites poivrières en bois, très convenables pour abriter des hommes de garde.

Avec un peu de diligence, – et ces braves ouvriers travaillaient sans relâche, – il était possible d’achever ces nouvelles constructions avant l’hiver.

Pendant ce temps, Jasper Hobson organisa diverses chasses. Il remit à quelques jours l’expédition qu’il méditait contre les phoques du littoral, et il s’occupa plus spécialement des ruminants dont la chair, séchée et conservée, devait assurer l’alimentation du fort pendant la mauvaise saison.

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Donc, à partir du 8 août, Sabine et Marbre, quelquefois seuls, quelquefois suivis du lieutenant et du sergent Long qui s’y entendaient, battirent chaque jour le pays dans un rayon de plusieurs milles. Souvent aussi, l’infatigable Mrs. Paulina Barnett les accompagnait, ayant à la main un fusil qu’elle maniait adroitement, et elle ne restait pas en arrière de ses compagnons de chasse.

Pendant tout ce mois d’août, ces expéditions furent très fructueuses, et le grenier aux provisions se remplit à vue d’oeil. Il faut dire que Marbre et Sabine n’ignoraient aucune des ruses qu’il convient d’employer sur ces territoires, particulièrement avec les rennes, dont la défiance est extrême. Quelle patience les deux chasseurs mettaient à prendre le vent pour échapper au subtil odorat de ces animaux! Quelquefois, ils les attiraient en agitant au-dessus des buissons de bouleaux nains quelque magnifique andouiller, trophée des chasses précédentes, et ces rennes, – ou plutôt ces «caribous», pour leur restituer leur nom indien, – trompés par l’apparence, s’approchaient à portée des chasseurs, qui ne les manquaient point. Souvent aussi, un oiseau délateur, bien connu de Sabine et de Marbre, un petit hibou de jour, gros comme un pigeon, trahissait la retraite des caribous. Il appelait les chasseurs en poussant comme un cri aigu d’enfant, et justifiait ainsi le nom de «moniteur» qui lui a été donné par les Indiens. Une cinquantaine de ruminants furent abattus. Leur chair, découpée en longues lanières, forma un approvisionnement considérable, et leurs peaux, une fois tannées, devaient servir à la confection des chaussures.

Les caribous ne contribuèrent pas seuls à accroître la réserve alimentaire. Les lièvres polaires, qui s’étaient prodigieusement multipliés sur ce territoire, y concoururent pour une part notable. Ils se montraient moins fuyards que leurs congénères d’Europe, et se laissaient tuer assez stupidement. C’étaient de grands rongeurs à longues oreilles, aux yeux bruns, avec une fourrure blanche comme un duvet de cygne, et qui pesaient de dix à quinze livres. Les chasseurs abattirent un grand nombre de ces animaux, dont la chair est véritablement succulente. C’est par centaines qu’on les prépara en les fumant, sans compter ceux qui, sous la main habile de Mrs. Joliffe, se transformèrent en pâtés excellents.

Mais, tandis que les ressources de l’avenir s’amassaient ainsi, l’alimentation quotidienne n’était point négligée. Beaucoup de ces lièvres polaires servirent au repas du jour, et les chasseurs comme les travailleurs de maître Mac Nap n’étaient pas gens à dédaigner un morceau de venaison fraîche et savoureuse. Dans le laboratoire de Mrs. Joliffe, ces rongeurs subissaient les combinaisons culinaires les plus variées, et l’adroite petite femme se surpassait, au grand enchantement du caporal, qui quêtait incessamment pour elle des éloges qu’on ne lui marchandait pas, d’ailleurs.

Quelques oiseaux aquatiques varièrent aussi fort agréablement le menu quotidien. Sans parler des canards de diverses sortes, qui pullulaient sur les rives du lagon, il convient de citer certains oiseaux qui s’abattaient par bandes nombreuses dans les endroits où poussaient quelques maigres saules. C’étaient des volatiles appartenant à l’espèce des perdrix, et auxquels les dénominations zoologiques ne manquent pas. Aussi, lorsque Mrs. Paulina Barnett demanda pour la première fois à Sabine quel était le nom de ces oiseaux:

«Madame, lui répondit le chasseur, les Indiens les appellent des «tétras de saules», mais pour nous autres, chasseurs européens, ce sont de véritables coqs de bruyère.»

En vérité, on eût dit des perdrix blanches, avec de grandes plumes mouchetées de noir à l’extrémité de la queue. C’était un gibier excellent, qui n’exigeait qu’une cuisson rapide devant un feu clair et pétillant.

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À ces diverses sortes de venaison, les eaux du lac et de la petite rivière ajoutaient encore leur contingent. Personne ne s’entendait mieux à pêcher que le calme et paisible sergent Long. Soit qu’il laissât le poisson mordre à son hameçon amorcé, soit qu’il cinglât les eaux avec sa ligne armée d’hameçons vides, personne ne pouvait rivaliser avec lui d’habileté et de patience, – si ce n’était la fidèle Madge, la compagne de Mrs. Paulina Barnett. Pendant des heures entières, ces deux disciples du célèbre Isaac Walton1 restaient assis l’un près de l’autre, la ligne à la main, guettant leur proie d’un oeil sévère, ne prononçant pas une parole; mais, grâce à eux, la «marée ne manqua jamais», et le lagon ou la rivière leur livraient journellement de magnifiques échantillons de la famille des salmonées.

Pendant ces excursions qui se poursuivirent presque quotidiennement jusqu’à la fin du mois d’août, les chasseurs eurent souvent affaire à des animaux fort dangereux. Jasper Hobson constata, non sans une certaine appréhension, que les ours étaient nombreux sur cette partie du territoire. Il était rare, en effet, qu’un jour se passât sans qu’un couple de ces formidables carnassiers ne fût signalé. Bien des coups de fusil furent adressés à ces terribles visiteurs. Tantôt, c’était une bande de ces ours bruns qui sont fort communs sur toute la région de la Terre maudite, tantôt, une de ces familles d’ours polaires d’une taille gigantesque, que les premiers froids amèneraient sans doute en plus grand nombre aux environs du cap Bathurst. Et, en effet, dans les récits d’hivernage, on peut observer que les explorateurs ou les baleiniers sont plusieurs fois par jour exposés à la rencontre de ces animaux.

Marbre et Sabine aperçurent aussi, à plusieurs reprises, des bandes de loups qui, à l’approche des chasseurs, détalaient comme une vague mouvante. On les entendait «aboyer», surtout quand ils étaient lancés sur les talons d’un renne ou d’un wapiti. C’étaient de grands loups gris, hauts de trois pieds, à longue queue, dont la fourrure devait blanchir aux approches de l’hiver. Ce territoire, très peuplé, leur offrait une nourriture facile, et ils y abondaient. Il n’était pas rare de rencontrer, en de certains endroits boisés, des trous à plusieurs entrées, dans lesquels ces animaux se terraient à la façon des renards. À cette époque, bien repus, ils fuyaient les chasseurs du plus loin qu’ils les apercevaient, avec cette couardise qui distingue leur race. Mais, aux heures de la faim, ces animaux pouvaient devenir terribles par leur nombre, et, puisque leurs terriers étaient là, il fallait conclure qu’ils ne quittaient point la contrée, même pendant la saison d’hiver.

Un jour, les chasseurs rapportèrent au fort Espérance un animal assez hideux que n’avaient encore vu ni Mrs. Paulina Barnett, ni l’astronome Thomas Black. Cet animal était un plantigrade qui ressemblait assez au glouton d’Amérique, un affreux carnassier, ramassé de torse, court de jambes, armé de griffes recourbées et de mâchoires formidables, les yeux durs et féroces, la croupe souple comme celle de tous les félins.

«Quelle est cette horrible bête? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Madame, répondit Sabine, qui était toujours un peu dogmatique dans ses réponses, un Écossais vous dirait que c’est un «quickhatch», un Indien, que c’est un «okelcoo-haw-gew», un Canadien, que c’est un «carcajou…»

– Et pour vous autres? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Nous, nous appelons cela un «wolverène»», répondit Sabine, évidemment enchanté de la tournure qu’il avait donnée à sa réponse.

En effet, wolverène était la véritable dénomination zoologique de ce singulier quadrupède, redoutable rôdeur nocturne, qui gîte dans les trous d’arbres ou les rochers creux, grand destructeur de castors, de rats musqués et autres rongeurs, ennemi déclaré du renard et du loup, auxquels il ne craint pas de disputer leur proie, animal très rusé, très fort de muscles, très fin d’odorat, qui se rencontre jusque sous les latitudes les plus élevées, et, dont la fourrure, à poils courts, presque noire pendant l’hiver, figure pour un chiffre assez important dans les exportations de la Compagnie.

Pendant ces excursions, la flore du pays avait été observée avec autant d’attention que la faune. Mais les végétaux étaient nécessairement moins variés que les animaux, n’ayant point comme ceux-ci la faculté d’aller chercher, pendant la mauvaise saison, des climats plus doux. C’étaient le pin et le sapin qui se multipliaient le plus abondamment sur les collines qui formaient la lisière orientale du lagon. Jasper Hobson remarqua aussi quelques «tacamahacs», sortes de peupliers-baumiers, d’une grande hauteur, dont les feuilles, jaunes quand elles poussent, prennent dans l’arrière-saison une teinte verdoyante. Mais ces arbres étaient rares, ainsi que quelques mélèzes assez étiques, que les obliques rayons du soleil ne parvenaient pas à vivifier. Certains sapins noirs réussissaient mieux, surtout dans les gorges abritées contre les vents du nord. La présence de cet arbre fut accueillie avec satisfaction, car on fabrique avec ses bourgeons une bière estimée, connue dans le North-Amérique sous le nom de «bière de sapin». On fit une bonne récolte de ces bourgeons, qui fut transportée dans le cellier du fort Espérance.

Les autres végétaux consistaient en bouleaux nains, arbrisseaux hauts de deux pieds, qui sont particuliers aux climats très froids, et en bouquets de cèdres, qui fournissent un bois excellent pour le chauffage.

Quant aux végétaux sauvages, qui poussaient spontanément sur cette terre avare et pouvaient entrer dans l’alimentation, ils étaient extrêmement rares. Mrs. Joliffe, que la botanique «positive» intéressait fort, n’avait jusqu’alors rencontré que deux plantes dignes de figurer dans sa cuisine.

L’une, racine bulbeuse, difficile à reconnaître, puisque ses feuilles tombent précisément au moment où elle entre dans la période de floraison, n’était autre que le poireau-sauvage. Ce poireau fournissait une ample récolte d’oignons, gros comme un oeuf, qui furent judicieusement employés en guise de légumes.

L’autre plante, connue dans tout le nord de l’Amérique sous le nom de «thé du Labrador», poussait en grande abondance sur les bords du lagon, entre les bouquets de saules et d’arbousiers, et elle formait la nourriture favorite des lièvres polaires. Ce thé, infusé dans l’eau bouillante et additionné de quelques gouttes de brandy ou de gin, composait une excellente boisson, et cette plante réserve, permit d’économiser la provision de thé chinois apporté du fort Reliance.

Mais, pour obvier à la pénurie des végétaux alimentaires, sous cette latitude, Jasper Hobson s’était muni d’une certaine quantité de graines qu’il comptait semer, quand le moment en serait venu. C’étaient principalement des graines d’oseille et de cochléariase, qu’il avait emprtées, et dont les propriétés antiscorbutiques sont très appréciées sous ces zone. On pouvait espérer qu’en choisissant un terrain abrité contre les brises aiguës qui brûlent toute végétation comme une flamme, ces graines réussiraient pour la saison prochaine.

Au surplus, la pharmacie du nouveau fort n’était pas dépourvue d’antiscorbutiques. La Compagnie avait fourni quelques caisses de citrons et de «lime-juice», précieuse substance dont aucune expédition polaire ne saurait se passer. Mais il importait d’économiser cette réserve comme bien d’autres, car une série de mauvais temps pouvait compromettre les communications entre le fort Espérance et les factoreries du Sud.

 

 

Chapitre XV

À quinze milles du cap Bathurst

 

es premiers jours de septembre étaient arrivés. Dans trois semaines, même en admettant les chances les plus favorables, la mauvaise saison allait nécessairement interrompre les travaux. Il fallait donc se hâter. Très heureusement, les nouvelles constructions avaient été rapidement conduites. Maître Mac Nap et ses hommes faisaient des prodiges d’activité. La «dog-house» n’attendit bientôt plus qu’un dernier coup de marteau, et la palissade se dressait presque en entier déjà sur le périmètre assigné au fort. On s’occupa alors d’établir la poterne qui devait donner accès dans la cour intérieure. Cette enceinte, faite de gros pieux pointus, hauts de quinze pieds, formait une sorte de demi-lune ou de cavalier sur sa partie antérieure. Mais afin de compléter le système de fortification, il fallait couronner le sommet du cap Bathurst qui commandait la position. On le voit, le lieutenant Jasper Hobson admettait le système de l’enceinte continue et des forts détachés: grand progrès dans l’art des Vauban et des Cormontaigne. Mais, en attendant le couronnement du cap, la palissade suffisait à mettre les nouvelles constructions à l’abri «d’un coup de patte», sinon d’un coup de main.

Le 4 septembre, Jasper Hobson décida que ce jour serait employé à chasser les amphibies du littoral. Il s’agissait, en effet, de s’approvisionner à la fois en combustible et en luminaire, avant que la mauvaise saison ne fût arrivée.

Le campement des phoques était éloigné d’une quinzaine de milles. Jasper Hobson proposa à Mrs. Paulina Barnett de suivre l’expédition. La voyageuse accepta. Non pas que le massacre projeté fût très attrayant par lui-même, mais voir le pays, observer les environs du cap Bathurst, et précisément cette partie du littoral que bordaient de hautes falaises, il y avait de quoi tenter sa curiosité.

Le lieutenant Hobson désigna pour l’accompagner le sergent Long et les soldats Petersen, Hope et Kellet.

On partit à huit heures du matin. Deux traîneaux, attelés chacun de six chiens, suivaient la petite troupe, afin de rapporter au fort le corps des amphibies.

Ces traîneaux étant vides, le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons y prirent place. Le temps était beau, mais les basses brumes de l’horizon tamisaient les rayons du soleil, dont le disque jaunâtre disparaissait déjà, à cette époque de l’année, pendant quelques heures de la nuit.

Cette partie du littoral, dans l’ouest du cap Bathurst, présentait une surface absolument plane, qui s’élevait à peine de quelques mètres au-dessus du niveau de l’océan Polaire. Or cette disposition du sol attira l’attention du lieutenant Hobson, et voici pourquoi.

Les marées sont assez fortes dans les mers arctiques, ou, du moins, elles passent pour telles. Bien des navigateurs qui les ont observées, Parry, Franklin, les deux Ross, Mac Clure, Mac Clintock, ont vu la mer, à l’époque des syzygies, monter de vingt à vingt-cinq pieds au-dessus du niveau moyen. Si cette observation était juste, – et il n’existait aucune raison de mettre en doute la véracité des observateurs, – le lieutenant Hobson devait forcément se demander comment il se faisait que l’Océan, gonflé sous l’action de la lune, n’envahît pas ce littoral peu élevé au-dessus du niveau de la mer, puisque aucun obstacle, ni dune, ni extumescence quelconque du sol, ne s’opposait à la propagation des eaux; comment il se faisait que ce phénomène des marées n’entraînât pas la submersion complète du territoire jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon, et ne provoquât pas la confusion des eaux du lac et de l’océan Glacial? Or il était évident que cette submersion ne se produisait pas, et ne s’était jamais produite.

Jasper Hobson ne put donc s’empêcher de faire cette remarque, ce qui amena sa compagne à lui répondre que, sans doute, quoi qu’on en eût dit, les marées étaient insensibles dans l’océan Glacial arctique.

«Mais au contraire, madame, répondit Jasper Hobson, tous les rapports des navigateurs s’accordent sur ce point, que le flux et le reflux sont très prononcés dans les mers polaires, et il n’est pas admissible que leur observation soit erronée.

– Alors, monsieur Hobson, reprit Mrs. Paulina Barnett, veuillez m’expliquer pourquoi les flots de l’Océan ne couvrent point ce pays, qui ne s’élève pas à dix pieds au-dessus du niveau de la basse mer?

– Eh, madame! répondit Jasper Hobson, voilà précisément mon embarras, je ne sais comment expliquer ce fait. Depuis un mois que nous sommes sur ce littoral, j’ai constaté, à plusieurs reprises, que le niveau de la mer s’élevait d’un pied à peine, en temps ordinaire, et j’affirmerais presque que dans quinze jours, au 22 septembre, en plein équinoxe, c’est-à-dire au moment même où le phénomène atteindra son maximum, le déplacement des eaux ne dépassera pas un pied et demi sur les rivages du cap Bathurst. Du reste, nous le verrons bien.

– Mais enfin, l’explication, monsieur Hobson, l’explication de ce fait, car tout s’explique en ce monde?

– Eh bien, madame, répondit le lieutenant, de deux choses l’une: ou les navigateurs ont mal observé, ce que je ne puis admettre quand il s’agit de personnages tels que Franklin, Parry, Ross et autres, – ou bien, les marées sont nulles spécialement sur ce point du littoral américain, et peut-être pour les mêmes raisons qui les rendent insensibles dans certaines mers resserrées, la Méditerranée entre autres, dan laquelle le rapprochement des continents riverains et l’étroitesse des pertuis ne donnent pas un accès suffisant aux eaux de l’Atlantique.

– Admettons cette dernière hypothèse, monsieur Jasper, répondit Mrs. Paulina Barnett.

– Il le faut bien, répondit le lieutenant en secouant la tête, et pourtant elle ne me satisfait pas, et je sens là quelque singularité naturelle dont je ne puis me rendre compte.»

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À neuf heures, les deux traîneaux, après avoir suivi un rivage constamment plat et sablonneux, étaient arrivés à la baie ordinairement fréquentée par les phoques. On laissa les attelages en arrière, afin de ne point effrayer ces animaux, qu’il importait de surprendre sur le rivage.

Combien cette partie du territoire différait de celle qui confinait au cap Bathurst!

Au point où les chasseurs s’étaient arrêtés, le littoral, capricieusement échancré et rongé sur sa lisière, bizarrement convulsionné sur toute son étendue, trahissait de la façon la plus évidente une origine plutonienne, bien distincte des formations sédimentaires qui caractérisaient les environs du cap Bathurst. Le feu des époques géologiques, et non l’eau, avait évidemment produit ces terrains. La pierre, qui manquait au cap Bathurst, – particularité, pour le dire en passant, non moins inexplicable que l’absence de marées, – reparaissait ici sous forme de blocs erratiques, de roches profondément encastrées dans le sol. De tous côtés, sur un sable noirâtre, au milieu de laves vésiculaires, s’éparpillaient des cailloux appartenant à ces silicates alumineux compris sous le nom collectif de feldspath, et dont la présence démontrait irréfutablement que ce littoral n’était qu’un terrain de cristallisation. À sa surface scintillaient d’innombrables labradorites, galets variés, aux reflets vifs et changeants, bleus, rouges, verts, puis, çà et là, des pierres ponces et des obsidiennes. En arrière s’étageaient de hautes falaises, qui s’élevaient de deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Jasper Hobson résolut de gravir ces falaises jusqu’à leur sommet, afin d’examiner toute la partie orientale du pays. Il avait le temps, car l’heure de la chasse aux phoques n’était pas encore venue. On voyait seulement quelques couples de ces amphibies qui prenaient leurs ébats sur le rivage, et il convenait d’attendre qu’ils se fussent réunis en plus grand nombre, afin de les surprendre pendant leur sieste, ou plutôt pendant ce sommeil que le soleil de midi provoque chez les mammifères marins. Le lieutenant reconnut, d’ailleurs, que ces amphibies n’étaient point des phoques proprement dits, ainsi que ses gens le lui avaient annoncé. Ces mammifères appartenaient bien au groupe des pinnipèdes, mais c’étaient des chevaux marins et des vaches marines, qui forment dans la nomenclature zoologique le genre des morses, et sont reconnaissables à leurs canines supérieures, longues défenses dirigées de haut en bas.

Les chasseurs, tournant alors la petite baie que semblaient affectionner ces animaux, et à laquelle ils donnèrent le nom de Baie des Morses, s’élevèrent sur la falaise du littoral. Petersen, Hope et Kellet demeurèrent sur un petit promontoire, afin de surveiller les amphibies, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent gagnaient le sommet de la falaise de manière à dominer de cent cinquante à deux cents pieds le pays environnant. Ils ne devaient point perdre de vue leurs trois compagnons, chargés de les prévenir par un signal dès que la réunion des morses serait suffisamment nombreuse.

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En un quart d’heure, le lieutenant, sa compagne et le sergent eurent atteint le plus haut sommet. De ce point, ils purent aisément observer tout le territoire qui se développait sous leurs yeux.

À leurs pieds s’étendait la mer immense que fermait au nord l’horizon du ciel. Nulle terre en vue, nulle banquise, nul iceberg. L’océan était libre de glaces jusqu’au au delà des limites du regard, et, probablement, sous ce parallèle, cette portion de la mer Glaciale restait ainsi navigable jusqu’au détroit de Behring. Pendant la saison d’été, les navires de la Compagnie pourraient donc facilement atterrir au cap Bathurst, y importer les objets nécessaires aux factoreries et en exporter les productions par cette voie plus facile.

En se retournant vers l’ouest, Jasper Hobson découvrit une contrée toute nouvelle, et il eut alors l’explication de ces débris volcaniques dont le littoral était véritablement encombré.

À une dizaine de milles s’étageaient des collines ignivomes, à cône tronqué, qu’on ne pouvait apercevoir du cap Bathurst, parce qu’elles étaient cachées par la falaise. Elles se profilaient assez confusément sur le ciel, comme si une main tremblante en eût tracé la ligne terminale. Jasper Hobson, après les avoir observées avec attention, les montra au sergent et à Mrs. Paulina Barnett, sans prononcer une seule parole; puis il porta ses regards vers le côté opposé.

Dans l’est, c’était cette longue lisière de rivage, sans une irrégularité, sans un mouvement de terrain, qui se prolongeait jusqu’au cap Bathurst. Des observateurs, munis d’une bonne lorgnette, auraient pu reconnaître le fort Espérance, et même la petite fumée bleuâtre qui, à cette heure, devait s’échapper des fourneaux de Mrs. Joliffe.

En arrière, le territoire offrait deux aspects bien tranchés. Dans l’est et au sud, une vaste plaine confinait au cap, sur une étendue de plusieurs centaines de milles carrés. Au contraire, en arrière-plan des falaises, depuis la baie des Morses jusqu’aux montagnes volcaniques, le pays, effroyablement convulsionné, indiquait clairement qu’il devait son origine à un soulèvement éruptif.

Le lieutenant observait ce contraste si marqué entre ces deux parties du territoire, et il faut l’avouer, cela lui semblait presque «étrange».

«Pensez-vous, monsieur Hobson, demanda alors le sergent Long, que ces montagnes qui ferment l’horizon dans tout l’ouest de la côte soient des volcans?

– Sans aucun doute, sergent, répondit Jasper Hobson. Ce sont elles qui ont lancé jusqu’ici ces pierres ponces, ces obsidiennes, ces innombrables labradorites, et nous n’aurions pas trois milles à faire pour fouler du pied des laves et des cendres.

– Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore en activité? demanda le sergent.

– À cela, je ne puis vous répondre, sergent.

– Cependant, nous n’apercevons en ce moment aucune fumée à leur sommet.

– Ce n’est pas une raison, sergent Long. Est-ce que vous avez toujours la pipe à la bouche?

– Non, monsieur Hobson.

– Eh bien, Long, c’est exactement la même chose pour les volcans. Ils ne fument pas toujours.

– Je vous comprends, monsieur Hobson, répondit le sergent Long, mais ce que je comprends moins, c’est qu’il existe des volcans sur les continents polaires.

– Ils n’y sont pas très nombreux, dit Mrs. Paulina Barnett.

– Non, madame, répondit le lieutenant, mais on en compte, cependant, un certain nombre: à l’île de Jean-Mayen, aux îles Aléoutiennes, dans le Kamtchatka, dans l’Amérique russe, en Islande; puis dans le sud, à la Terre de Feu, sur les contrées australes. Ces volcans ne sont que les cheminées de cette vaste usine centrale où s’élaborent les produits chimiques du globe, et je pense que le Créateur de toutes choses a percé ces cheminées partout où elles étaient nécessaires.

– Sans doute, monsieur Hobson, répondit le sergent, mais au pôle, sous ces climats glacés!…

– Et qu’importe, sergent, qu’importe que ce soit au pôle ou à l’équateur! Je dirai même plus, les soupiraux doivent être plus nombreux aux environs des pôles qu’en aucun autre point du globe.

– Et pourquoi, monsieur Hobson? demanda le sergent, qui paraissait fort surpris de cette affirmation.

– Parce que si ces soupapes se sont ouvertes sous la pression des gaz intérieurs, c’est précisément aux endroits où la croûte terrestre était moins épaisse. Or, par suite de l’aplatissement de la terre aux pôles, il semble naturel que… Mais j’aperçois un signal de Kellet, dit le lieutenant, interrompant son argumentation. Voulez-vous nous accompagner, madame?

– Je vous attendrai ici, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. Ce massacre de morses n’a vraiment rien qui m’attire!

– C’est entendu, madame, répondit Jasper Hobson, et si vous voulez nous rejoindre dans une heure, nous reprendrons ensemble le chemin du fort.»

Mrs. Paulina Barnett resta donc sur le sommet de la falaise, contemplant le panorama si varié qui se déroulait sous ses yeux.

Un quart d’heure après, Jasper Hobson et le sergent Long arrivaient sur le rivage.

Les morses étaient alors en grand nombre. On pouvait en compter une centaine. Quelques-uns rampaient sur le sable au moyen de leurs pieds courts et palmés. Mais, pour la plupart, groupés par famille, ils dormaient. Un ou deux, des plus grands, des mâles longs de trois mètres, à pelage peu fourni, de couleur roussâtre, semblaient veiller comme des sentinelles sur le reste du troupeau.

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Les chasseurs durent s’avancer avec une extrême prudence, en profitant de l’abri des rochers et des mouvements de terrain, de manière à cerner quelques groupes de morses et à leur couper la retraite vers la mer. Sur terre, en effet, ces animaux sont lourds, peu mobiles, gauches. Ils ne marchent que par petits sauts, ou en produisant avec leur échine un certain mouvement de reptation. Mais dans l’eau, leur véritable élément, ils redeviennent des poissons agiles, des nageurs redoutables, qui souvent mettent en péril les chaloupes qui les poursuivent.

Cependant les grands mâles se défiaient. Ils sentaient un danger prochain. Leur tête se redressait, et leurs yeux se portaient de tous côtés. Mais, avant qu’ils eussent eu le temps de donner le signal d’alarme, Jasper Hobson et Kellet, s’élançant d’une part, le sergent, Petersen et Hope se précipitant de l’autre, frappèrent cinq morses de leurs balles, puis ils les achevèrent à coups de pique, pendant que le reste du troupeau se précipitait à la mer.

La victoire avait été facile. Les cinq amphibies étaient de grande taille. L’ivoire de leurs défenses, quoique un peu grenu, paraissait être de première qualité; mais, ce que le lieutenant Hobson appréciait davantage, leur corps gros et gras promettait de fournir une huile abondante. On se hâta de les placer sur les traîneaux, et les attelages de chiens en eurent leur charge suffisante.

Il était une heure alors. En ce moment, Mrs. Paulina Barnett rejoignit ses compagnons, et tous reprirent, en côtoyant le littoral, la route du fort Espérance.

Il va sans dire que ce retour se fit à pied, puisque les traîneaux étaient à pleine charge. Ce n’était qu’une dizaine de milles à franchir, mais en ligne droite. Or «rien n’est plus long qu’un chemin qui ne fait pas de coudes», dit le proverbe anglais, et ce proverbe a raison.

Aussi, pour tromper les ennuis de la route, les chasseurs causèrent-ils de choses et d’autres. Mrs. Paulina Barnett se mêlait fréquemment à leur conversation, et s’instruisait ainsi en profitant des connaissances spéciales à ces braves gens. Mais, en somme, on n’allait pas vite. C’était un lourd fardeau pour les attelages que ces masses charnues, et les traîneaux glissaient mal. Sur une couche de neige bien durcie, les chiens auraient franchi en moins de deux heures la distance qui séparait la baie des Morses du fort Espérance.

Plusieurs fois, le lieutenant Hobson dut faire halte pour donner quelques instants de repos à ses chiens, qui étaient à bout de forces.

Ce qui amena le sergent Long à dire:

«Ces morses, dans notre intérêt, auraient bien dû établir plus près du fort leur campement habituel.

– Ils n’y auraient point trouvé d’emplacement favorable, répondit le lieutenant en secouant la tête.

– Pourquoi donc, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett, assez surprise de cette réponse.

– Parce que ces amphibies ne fréquentent que les rivages à pente douce, sur lesquels ils peuvent ramper en sortant de la mer.

– Mais le littoral du cap?…

– Le littoral du cap, répondit Jasper Hobson, est accore comme un mur de courtine. Son rivage ne présente aucune déclivité. Il semble qu’il ait été coupé à pic. C’est encore là, madame, une inexplicable singularité de ce territoire, et quand nos pêcheurs voudront pêcher sur ses bords, leurs lignes ne devront pas avoir moins de trois cents brasses de fond! Pourquoi cette disposition? Je l’ignore, mais je suis porté à croire qu’il y a bien des siècles, une rupture violente, due à quelque action volcanique, aura séparé du littoral une portion du continent, maintenant engloutie dans la mer Glaciale!»

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1 Auteur d’un traité de la pêche à la ligne.