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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre XVI

La débâcle

 

eux heures après, tous étaient rentrés au fort Espérance. Et le lendemain, 10 mars, le soleil illumina d’abord cette partie du littoral qui formait autrefois la portion occidentale de l’île. Le cap Bathurst, au lieu de pointer au nord, pointait au sud. La jeune Kalumah, à laquelle ce phénomène était connu, avait eu raison, et si le soleil ne s’était pas trompé, la boussole, du moins, n’avait pas eu tort!

Ainsi donc, l’orientation de l’île Victoria était encore une fois changée et plus complètement. Depuis le moment où elle s’était détachée de la terre américaine, l’île avait fait un demi-tour sur elle-même, et non seulement l’île, mais aussi l’immense icefield qui l’emprisonnait. Ce déplacement sur son centre prouvait que le champ de glace ne se reliait plus au continent, qu’il s’était détaché du littoral, et, conséquemment, que la débâcle ne pouvait tarder à se produire.

«En tout cas, dit le lieutenant Hobson à Mrs. Paulina Barnett, ce changement de front ne peut que nous être favorable. Le cap Bathurst et le fort Espérance se sont tournés vers le sud-est, c’est-à-dire vers le point qui se rapproche le plus du continent, et maintenant la banquise, qui n’eût laissé qu’un étroit et difficile passage à notre embarcation, ne s’élève plus entre l’Amérique et nous.

– Ainsi, tout est pour le mieux? demanda Mrs. Paulina Barnett, en souriant.

– Tout est pour le mieux, madame», répondit Jasper Hobson, qui avait justement apprécié les conséquences du changement d’orientation de l’île Victoria.

Du 10 au 21 mars, aucun incident ne se produisit, mais on pouvait déjà pressentir les approches de la saison nouvelle. La température se maintenait entre 43 et 50° Fahrenheit (6° et 10° centig. au-dessus de zéro). Sous l’influence du dégel, la rupture des glaces tendait à se faire subitement. De nouvelles crevasses s’ouvraient, et l’eau libre se projetait à la surface du champ. Suivant l’expression pittoresque des baleiniers, ces crevasses étaient autant de blessures par lesquelles l’icefield «saignait». Le fracas des glaçons qui se brisaient était comparable alors à des détonations d’artillerie. Une pluie assez chaude, qui tomba pendant plusieurs jours, ne pouvait manquer d’activer la dissolution de la surface solidifiée de la mer.

Les oiseaux qui avaient abandonné l’île errante au commencement de l’hiver revinrent en grand nombre, ptarmigans, guillemots, puffins, canards, etc. Marbre et Sabine en tuèrent un certain nombre, dont quelques-uns portaient encore au cou le billet que le lieutenant et la voyageuse leur avaient confié quelques mois auparavant. Des bandes de cygnes blancs reparurent aussi et firent retentir les airs du son de leur éclatante trompette. Quant aux quadrupèdes, rongeurs et carnassiers, ils continuaient de fréquenter, suivant leur habitude, les environs de la factorerie, comme de véritables animaux domestiques.

Presque chaque jour, toutes les fois que l’état du ciel le permettait, le lieutenant Hobson prenait hauteur. Quelquefois même, Mrs. Paulina Barnett, devenue fort habile au maniement du sextant, l’aidait ou le remplaçait même dans ses observations. Il était très important, en effet, de constater les moindres changements qui se seraient effectués en latitude ou en longitude dans la position de l’île. La grave question des deux courants était toujours pendante, et de savoir si, après la débâcle, on serait emporté au sud ou au nord, voilà ce qui préoccupait par-dessus tout Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett.

Il faut dire que cette vaillante femme montrait en tout et toujours une énergie supérieure à son sexe. Ses compagnons la voyaient chaque jour, bravant les fatigues, le mauvais temps, sous la pluie, sous la neige, opérant une reconnaissance de quelque partie de l’île, s’aventurant à travers l’icefield à demi décomposé; puis, à son retour, réglant la vie intérieure de la factorerie, prodiguant ses soins et ses conseils, et toujours activement secondée par sa fidèle Madge.

Mrs. Paulina Barnett avait courageusement envisagé l’avenir, et des craintes qui l’assaillaient parfois, de certains pressentiments que son esprit ne pouvait dissiper, elle ne laissait jamais rien paraître. C’était toujours la femme confiante, encourageante que l’on connaît, et personne n’aurait pu deviner sous son humeur égale les vives préoccupations dont elle ne pouvait être exempte. Jasper Hobson l’admirait profondément.

Il avait aussi une entière confiance en Kalumah, et il s’en rapportait souvent à l’instinct naturel de la jeune Esquimaude, absolument comme un chasseur se fie à l’instinct de son chien. Kalumah, très intelligente, d’ailleurs, était familiarisée avec tous les incidents comme avec tous les phénomènes des régions polaires. À bord d’un baleinier, elle eût certainement remplacé avec avantage «l’icemaster», ce pilote auquel est spécialement confiée la direction du navire au milieu des glaces. Chaque jour, Kalumah allait reconnaître l’état de l’icefield, et rien qu’au bruit des icebergs qui se fracassaient au loin, la jeune indigène devinait les progrès de la décomposition. Jamais, aussi, pied plus sûr que le sien ne s’était aventuré sur les glaçons. D’instinct, elle sentait lorsque la glace, «pourrie par-dessous», n’offrait plus qu’un point d’appui trop fragile, et elle cheminait sans une seule hésitation à travers l’icefield troué de crevasses.

Du 20 au 30 mars, le dégel fit de rapides progrès. Les pluies furent abondantes et activèrent la dissolution des glaces. On pouvait espérer qu’avant peu l’icefield se diviserait, et peut-être quinze jours ne se passeraient-ils pas sans que le lieutenant Hobson, profitant des eaux libres, pût lancer son navire à travers les glaces. Ce n’était point un homme à hésiter, quand il pouvait redouter, d’ailleurs, que l’île fût entraînée au nord, pour peu que le courant du Kamtchatka l’emportât sur le courant de Behring.

«Mais, répétait souvent Kalumah, cela n’est pas à craindre. La débâcle ne remonte pas, elle descend, et le danger est là!» disait-elle, en montrant le sud, où s’étendait l’immense mer du Pacifique.

La jeune Esquimaude était absolument affirmative. Le lieutenant Hobson connaissait son opinion bien arrêtée sur ce point, et il se rassurait, car il ne considérait pas comme un danger que l’île allât se perdre dans les eaux du Pacifique. En effet, auparavant, tout le personnel de la factorerie serait embarqué à bord de la chaloupe, et le trajet serait nécessairement court pour gagner l’un ou l’autre continent, puisque le détroit formait un véritable entonnoir entre le cap Oriental, sur la côte asiatique, et le cap du Prince-de-Galles, sur la côte américaine.

On comprend donc avec quelle attention il fallait surveiller les moindres déplacements de l’île. Le point dut donc être fait toutes les fois que le permit l’état du ciel, et, dès cette époque, le lieutenant Hobson et ses compagnons prirent toutes les précautions en prévision d’un embarquement prochain, et peut-être précipité.

Comme on le pense bien, les travaux spéciaux à l’exploitation de la factorerie, c’est-à-dire les chasses, l’entretien des trappes, furent abandonnés. Les magasins regorgeaient de fourrures, qui seraient perdues pour la plus grande partie. Les chasseurs et les trappeurs chômaient donc. Quant au maître charpentier et à ses hommes, ils avaient achevé l’embarcation, et en attendant le moment de la lancer à l’eau, quand la mer serait libre, ils s’occupèrent de consolider la maison principale du fort, qui, pendant la débâcle, serait peut-être exposée à subir une pression considérable des glaçons du littoral, si le cap Bathurst ne leur opposait pas un obstacle suffisant. De forts étançons furent donc appliqués aux murailles de bois. On disposa à l’intérieur des chambres des étais placés verticalement, qui multiplièrent les points d’appui aux poutres du plafond. Le toit de la maison, dont les fermes furent renforcées par des jambettes et des arcs-boutants, put dès lors supporter des poids considérables, car il était pour ainsi dire casematé. Ces divers travaux s’achevèrent dans les premiers jours d’avril, et l’on put constater bientôt non seulement leur utilité, mais aussi leur opportunité.

Cependant, les symptômes de la saison nouvelle s’accusaient davantage chaque jour. Ce printemps était singulièrement précoce, car il succédait à un hiver qui avait été si étrangement doux pour des régions polaires. Quelques bourgeons apparaissaient aux arbres. L’écorce des bouleaux, des saules, des arbousiers, se gonflait en maint endroit sous la sève dégelée. Les mousses nuançaient d’un vert pâle les talus exposés directement au soleil, mais elles ne devaient pas fournir une récolte abondante, car les rongeurs, accumulés aux environs du fort et friands de nourriture, leur laissaient à peine le temps de sortir de terre.

Si quelqu’un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l’honnête caporal. L’époux de Mrs. Joliffe était, on le sait, préposé à la garde des terrains ensemencés par sa femme. En toute autre circonstance, il n’aurait eu à défendre que du bec de ces pillards ailés, guillemots ou puffins, sa moisson d’oseille et de chochléarias. Un mannequin eût suffi à effrayer ces voraces oiseaux, et à plus forte raison le caporal en personne. Mais, cette fois, aux oiseaux se joignaient tous les rongeurs et ruminants de la faune arctique. L’hiver ne les avait point chassés; l’instinct du danger les retenait aux abords de la factorerie, et rennes, lièvres polaires, rats musqués, musaraignes, martres, etc., bravaient toutes les menaces du caporal. Le pauvre homme n’y pouvait suffire. Quand il défendait un bout de son champ, on dévorait l’autre.

Certes, il eût été plus sage de laisser à ces nombreux ennemis une récolte qu’on ne pourrait pas utiliser, puisque la factorerie devait être abandonnée sous peu. C’était même le conseil que Mrs. Paulina Barnett donnait à l’entêté caporal, quand celui-ci, vingt fois par jour, venait la fatiguer de ses condoléances; mais le caporal Joliffe ne voulait absolument rien entendre.

«Tant de peine perdue! répétait-il. Quitter un tel établissement quand il est en voie de prospérité! Sacrifier ces graines que madame Joliffe et moi, nous avons semées avec tant de sollicitude!… Ah! madame! il me prend quelquefois l’envie de vous laisser partir, vous et tous les autres, et de rester ici avec mon épouse! Je suis sûr que la Compagnie consentirait à nous abandonner cette île en toute propriété…»

À cette réflexion saugrenue, Mrs. Paulina Barnett ne pouvait s’empêcher de rire, et elle renvoyait le caporal à sa petite femme, qui, elle, avait fait depuis longtemps le sacrifice de son oseille, de ses chochléarias et autres antiscorbutiques, désormais sans emploi.

Il convient d’ajouter ici que la santé des hiverneurs, hommes et femmes, était excellente. La maladie, au moins, les avait épargnés. Le bébé lui-même avait parfaitement repris et poussait à merveille sous les premiers rayons de printemps.

Pendant les journées des 2, 3, 4 et 5 avril, le dégel continua franchement. La chaleur était sensible, mais le temps couvert. La pluie tombait fréquemment, et à grosses gouttes. Le vent soufflait du sud-ouest, tout chargé des chaudes molécules du continent. Mais dans cette atmosphère embrumée, il fut impossible de faire une seule observation. Ni soleil, ni lune, ni étoile n’apparurent à travers ce rideau opaque. Circonstance regrettable, puisqu’il était si important d’observer les moindres mouvements de l’île Victoria.

Ce fut dans la nuit du 7 au 8 avril, que la débâcle commença véritablement. Au matin, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina, Kalumah et le sergent Long, s’étant portés sur le sommet du cap Bathurst, constatèrent une certaine modification de la banquise. L’énorme barrière, partagée presque en son milieu, formait alors deux parties distinctes, et il semblait que la portion supérieure cherchait à s’élever vers le nord.

Était-ce donc l’influence du courant kamtchatkale qui se faisait sentir? L’île errante allait-elle prendre la même direction? On comprend combien furent vives les craintes du lieutenant et de ses compagnons. Leur sort pouvait se décider en quelques heures, car si la fatalité les entraînait au nord pendant quelques centaines de milles encore, ils auraient grand-peine à regagner le continent sur une embarcation aussi petite que la leur.

Malheureusement, les hiverneurs n’avaient aucun moyen d’apprécier la valeur et la nature du déplacement qui se produisait. Toutefois, on put constater que l’île ne se mouvait pas encore, – du moins dans le sens de la banquise, puisque le mouvement de celle-ci était sensible. Il paraissait donc probable qu’une portion de l’icefield s’était séparée et remontait au nord, tandis que celle qui enveloppait l’île demeurait encore immobile.

Du reste, ce déplacement de la haute barrière de glace n’avait aucunement modifié les opinions de la jeune Esquimaude. Kalumah soutenait que la débâcle se ferait vers le sud, et que la banquise elle-même ne tarderait pas à ressentir l’influence du courant de Behring. Kalumah, au moyen d’un petit morceau de bois, avait figuré sur le sable la disposition du détroit, afin de se mieux faire comprendre, et, après en avoir tracé la direction, elle montrait que l’île, en le suivant, se rapprocherait de la côte américaine. Aucune objection ne put ébranler son idée à cet égard, et, vraiment, on se sentait presque rassuré en écoutant l’intelligente indigène s’expliquer d’une manière si affirmative.

Cependant, les journées du 8, du 9 et du 10 avril semblèrent donner tort à Kalumah. La portion septentrionale de la banquise s’éloigna de plus en plus vers le nord. La débâcle s’opérait à grand bruit et sur une vaste échelle. La dislocation se manifestait sur tous les points du littoral avec un fracas assourdissant. Il était impossible de s’entendre en plein air. Des détonations retentissaient incessamment, comparables aux décharges continues d’une formidable artillerie. À un demi-mille du rivage, dans tout le secteur dominé par le cap Bathurst, les glaçons commençaient déjà à s’élever les uns sur les autres. La banquise s’était alors cassée en morceaux nombreux, qui faisaient autant de montagnes et dérivaient vers le nord. Du moins, c’était le mouvement apparent de ces icebergs. Le lieutenant Hobson, sans le dire, était de plus en plus inquiet, et les affirmations de Kalumah ne parvenaient pas à le rassurer. Il faisait des objections, auxquelles la jeune Esquimaude résistait opiniâtrement.

Enfin, un jour – dans la matinée du 11 avril –, Jasper Hobson montra à Kalumah les derniers icebergs qui allaient disparaître dans le nord, et il la pressa encore une fois d’arguments que les faits semblaient rendre irréfutables.

«Eh bien, non! non! répondit Kalumah avec une conviction plus enracinée que jamais dans son esprit, non! Ce n’est pas la banquise qui remonte au nord, c’est notre île qui descend au sud!»

Kalumah avait raison peut-être! Jasper Hobson fut extrêmement frappé de sa réponse. Il était vraiment possible que le déplacement de la banquise ne fût qu’apparent, et qu’au contraire, l’île Victoria, entraînée par le champ de glace, dérivât vers le détroit. Mais cette dérive, si elle existait, on ne pouvait la constater, on ne pouvait l’estimer, on ne pouvait relever ni la longitude, ni la latitude de l’île.

En effet, le temps non seulement demeurait couvert et impropre aux observations, mais, par malheur, un phénomène, particulier aux régions polaires, le rendit encore plus obscur et restreignit absolument le champ de la vision.

En effet, précisément au moment de cette débâcle, la température s’était abaissée de plusieurs degrés. Un brouillard intense enveloppa bientôt tous ces parages de la mer Arctique, mais ce n’était point un brouillard ordinaire. Le sol se recouvrit, à sa surface, d’une croûte blanche, très distincte de la gelée, – celle-ci n’étant qu’une vapeur aqueuse qui se congèle après sa précipitation. Les particules très déliées qui composaient ce brouillard s’attachaient aux arbres, aux arbustes, aux murailles du fort, à tout ce qui faisait saillie, et y formaient bientôt une couche épaisse, que hérissaient des fibres prismatiques ou pyramidales, dont la pointe se dirigeait du côté du vent.

Jasper Hobson reconnut alors ce météore dont les baleiniers et les hiverneurs ont souvent noté l’apparition, au printemps, dans les régions polaires.

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«Ce n’est point un brouillard, dit-il à ses compagnons, c’est un «frost-rime», une fumée-gelée, une vapeur dense, qui se maintient dans un état complet de congélation.»

Mais, brouillard ou fumée-gelée, l’apparition de ce météore n’en était pas moins regrettable, car il occupait une hauteur de cent pieds, au moins, au-dessus du niveau de la mer, et telle était sa complète opacité que, placées à trois pas l’une de l’autre, deux personnes ne pouvaient s’apercevoir.

Le désappointement des hiverneurs fut grand. Il semblait que la nature ne voulût leur épargner aucun ennui. C’était au moment où se produisait la débâcle, au moment où l’île errante allait redevenir libre des liens qui l’enchaînaient depuis tant de mois, au moment enfin où ses mouvements devaient être surveillés avec plus d’attention, que ce brouillard venait empêcher toute observation!

Et ce fut ainsi pendant quatre jours! Le «frost-rime» ne se dissipa que le 15 avril. Pendant la matinée, une violente brise du sud le déchira et l’anéantit.

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Le soleil brillait. Le lieutenant Hobson se jeta sur ses instruments. Il prit hauteur, et le résultat de ses calculs pour les coordonnées actuelles de l’île fut celui-ci:

Latitude: 69° 57’;

Longitude: 179° 33’.

Kalumah avait eu raison. L’île Victoria, saisie par le courant de Behring, dérivait vers le sud.

 

 

Chapitre XVII

L’avalanche

 

es hiverneurs se rapprochaient donc enfin des parages plus fréquentés de la mer de Behring. Ils n’avaient plus à craindre d’être entraînés au nord. Il ne s’agissait plus que de surveiller le déplacement de l’île et d’en estimer la vitesse, qui, en raison des obstacles, devait être fort inégale. C’est à quoi s’occupa très minutieusement Jasper Hobson, qui prit tour à tour des hauteurs de soleil et d’étoiles. Le lendemain même, 16 avril, après observation, il calcula que si la vitesse restait uniforme, l’île Victoria atteindrait vers le commencement de mai le Cercle polaire, dont 4° au plus la séparaient en latitude.

Il était supposable qu’alors l’île, engagée dans la partie resserrée du détroit, demeurerait stationnaire jusqu’au moment où la débâcle lui ferait place. À ce moment, l’embarcation serait mise à flot, et l’on ferait voile vers le continent américain.

On le sait, grâce aux précautions prises, tout était prêt pour un embarquement immédiat.

Les habitants de l’île attendirent donc avec plus de patience et surtout plus de confiance que jamais. Ils sentaient bien, ces pauvres gens tant éprouvés, qu’ils touchaient au dénouement et qu’ils passeraient si près de l’une ou de l’autre côte, que rien ne pourrait les empêcher d’y atterrir en quelques jours.

Cette perspective ranima le coeur et l’esprit des hiverneurs. Ils retrouvèrent cette gaieté naturelle que les dures épreuves avaient chassée depuis longtemps. Les repas redevinrent joyeux, d’autant plus que les provisions ne manquaient pas, et que le programme nouveau n’en prescrivait pas l’économie. Au contraire. Puis, l’influence du printemps se faisait sentir, et chacun aspirait avec une véritable ivresse les brises plus tièdes qu’il apportait.

Pendant les jours suivants, plusieurs excursions furent faites à l’intérieur de l’île et sur le littoral. Ni les animaux à fourrures, ni les ruminants, ni les carnassiers ne pouvaient songer maintenant à l’abandonner, puisque le champ de glace qui l’emprisonnait, détaché de la côte américaine – ce que prouvait son mouvement de dérive –, ne leur eût pas permis de mettre pied sur le continent.

Aucun changement ne s’était produit sur l’île, ni au cap Esquimau, ni au cap Michel, ni sur aucune autre partie du littoral. Rien à l’intérieur, ni dans les bois taillis, ni sur les bords du lagon. La grande entaille, qui s’était creusée pendant la tempête aux environs du cap Michel, s’était entièrement refermée pendant l’hiver, et aucune autre fissure ne se manifestait à la surface du sol.

Pendant ces excursions, on aperçut des bandes de loups qui parcouraient à grand train les diverses portions de l’île. De toute la faune, ces farouches carnassiers étaient les seuls que le sentiment d’un danger commun n’eût pas familiarisés.

On revit plusieurs fois le sauveur de Kalumah. Ce digne ours se promenait mélancoliquement sur les plaines désertes, et s’arrêtait quand les explorateurs venaient à passer. Quelquefois même, il les suivait jusqu’au fort, sachant bien qu’il n’avait rien à craindre de ces braves gens qui ne pouvaient lui en vouloir.

Le 20 avril, le lieutenant Hobson constata que l’île errante n’avait point suspendu son mouvement de dérive vers le sud. Ce qui restait de la banquise, c’est-à-dire les icebergs de sa partie sud, la suivaient dans son déplacement, mais les points de repère manquaient, et on ne pouvait reconnaître ces changements de position que par les observations astronomiques.

Jasper Hobson fit alors faire plusieurs sondages en quelques endroits du sol, notamment au pied du cap Bathurst et sur les rives du lagon. Il voulait connaître quelle était l’épaisseur de la croûte de glace qui supportait la terre végétale. Il fut constaté que cette épaisseur ne s’était pas accrue pendant l’hiver, et que le niveau général de l’île ne semblait point s’être relevé au-dessus de la mer. On en conclut donc qu’on ne saurait trop tôt quitter ce sol fragile, qui se dissoudrait rapidement, dès qu’il serait baigné par les eaux plus chaudes du Pacifique.

Vers cette époque, le 25 avril, l’orientation de l’île fut encore une fois changée. Le mouvement de rotation de tout l’icefield s’accomplit de l’est à l’ouest sur un quart et demi de circonférence. Le cap Bathurst projeta dès lors sa pointe vers le nord-ouest. Les derniers restes de banquise fermèrent alors l’horizon du nord. Il était donc bien prouvé que le champ de glace se mouvait librement dans le détroit et ne confinait encore à aucune terre.

Le moment fatal approchait. Les observations diurnes ou nocturnes donnaient avec précision la situation de l’île et, par conséquent, celle de l’icefield. Au 30 avril, tout l’ensemble dérivait par le travers de la baie Kotzebue, large échancrure triangulaire qui mord profondément la côte américaine. Dans sa partie méridionale s’allongeait le cap du Prince-de-Galles, qui arrêterait peut-être l’île errante, pour peu qu’elle ne tînt pas exactement le milieu de l’étroite passe.

Le temps était assez beau alors, et, fréquemment, la colonne de mercure accusait 50° Fahrenheit (10° centig. au-dessus de zéro). Les hiverneurs avaient quitté depuis quelques semaines leurs vêtements d’hiver. Ils étaient toujours prêts à partir. L’astronome Thomas Black avait déjà transporté dans la chaloupe, qui reposait sur le chantier, son bagage de savant, ses instruments, ses livres. Une certaine quantité de provisions était également embarquée, ainsi que quelques-unes des plus précieuses fourrures.

Le 2 mai, d’une observation très minutieuse, il résulta que l’île Victoria avait une tendance à se porter vers l’est, et, conséquemment, à rechercher le continent américain. C’était là une circonstance heureuse, car le courant du Kamtchatka, on le sait, longe le littoral asiatique, et on ne pouvait, par conséquent, plus craindre d’être repris par lui. Les chances se déclaraient donc enfin pour les hiverneurs!

«Je crois que nous avons fatigué le sort contraire, madame, dit alors le sergent Long à Mrs. Paulina Barnett. Nous touchons au terme de nos malheurs, et j’estime que nous n’avons plus rien à redouter.

– En effet, répondit Mrs. Paulina Barnett, je le crois comme vous, sergent Long, et il est sans doute heureux que nous ayons dû renoncer, il y a quelques mois, à ce voyage à travers le champ de glace. La Providence nous protégeait en rendant l’icefield impraticable pour nous».

Mrs. Paulina Barnett avait raison, sans doute, de parler ainsi. En effet, que de dangers, que d’obstacles semés sur cette route pendant l’hiver, que de fatigues au milieu d’une longue nuit arctique, et à cinq cents milles de la côte!

Le 5 mai, Jasper Hobson annonça à ses compagnons que l’île Victoria venait de franchir le Cercle polaire. Elle rentrait enfin dans cette zone du sphéroïde terrestre que le soleil n’abandonne jamais, même pendant sa plus grande déclinaison australe. Il sembla à tous ces braves gens qu’ils revenaient dans le monde habité.

On but quelques bons coups ce jour-là, et on arrosa le Cercle polaire comme on eût fait de l’Équateur, à bord d’un bâtiment coupant la ligne pour la première fois.

Désormais, il n’y avait plus qu’à attendre le moment où les glaces, disloquées et à demi fondues, pourraient livrer passage à l’embarcation qui emporterait toute la colonie avec elle!

Pendant la journée du 7 mai, l’île éprouva encore un changement d’orientation d’un quart de circonférence. Le cap Bathurst pointait maintenant au nord, ayant au-dessus de lui les masses qui étaient restées debout de l’ancienne banquise. Il avait donc à peu près repris l’orientation que lui assignaient les cartes géographiques, à l’époque où il était fixé au continent américain. L’île avait fait un tour complet sur elle-même, et le soleil levant avait successivement salué tous les points de son littoral.

L’observation du 8 mai fit aussi connaître que l’île, immobilisée, tenait à peu près le milieu de la passe, à moins de quarante milles du cap du Prince-de-Galles. Ainsi donc, la terre était là, à une distance relativement courte, et le salut de tous dut paraître assuré.

Le soir, on fit un bon souper dans la grande salle. Des toasts furent portés à Mrs. Paulina Barnett et au lieutenant Hobson.

Cette nuit même, le lieutenant résolut d’aller observer les changements qui avaient pu se produire au sud dans le champ de glace, qui présenterait peut-être quelque ouverture praticable.

Mrs. Paulina Barnett voulait accompagner Jasper Hobson pendant cette exploration, mais celui-ci obtint qu’elle prendrait quelque repos, et il n’emmena avec lui que le sergent Long.

Mrs. Paulina Barnett se rendit aux instances du lieutenant, et elle rentra dans la maison principale avec Madge et Kalumah. De leur côté, les soldats et les femmes avaient regagné leurs couchettes accoutumées dans l’annexe qui leur était réservée.

La nuit était belle. En l’absence de la lune, les constellations brillaient d’un éclat magnifique. Une sorte de lumière extrêmement diffuse, réverbérée par l’icefield, éclairait légèrement l’atmosphère et prolongeait la portée du regard.

Le lieutenant Hobson et le sergent Long, quittant le fort à neuf heures, se dirigèrent vers la portion du littoral comprise entre le port Barnett et le cap Michel.

Les deux explorateurs suivirent le rivage sur un espace de deux à trois milles. Mais quel aspect présentait toujours le champ de glace! Quel bouleversement! quel chaos! Qu’on se figure une immense concrétion de cristaux capricieux, une mer subitement solidifiée au moment où elle est démontée par l’ouragan. – De plus, les glaces ne laissaient encore aucune passe libre entre elles, et une embarcation n’eût pu s’y aventurer.

Jasper Hobson et le sergent Long, causant et observant, demeurèrent sur le littoral jusqu’à minuit. Voyant que toutes choses demeuraient dans l’état, ils résolurent alors de retourner au fort Espérance, afin de prendre, eux aussi, quelques heures de repos.

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Tous deux avaient fait une centaine de pas et se trouvaient déjà sur l’ancien lit desséché de la Paulina-river, quand un bruit inattendu les arrêta. C’était comme un grondement lointain qui se serait produit dans la partie septentrionale du champ de glace. L’intensité de ce bruit s’accrut rapidement, et même il prit bientôt des proportions formidables. Quelque phénomène puissant s’accomplissait évidemment dans ces parages, et, particularité peu rassurante, le lieutenant Hobson crut sentir le sol de l’île trembler sous ses pieds.

«Ce bruit-là vient du côté de la banquise! dit le sergent Long. Que se passe-t-il?…»

Jasper Hobson ne répondit pas, et, inquiet au plus haut point, il entraîna son compagnon vers le littoral.

«Au fort! Au fort! s’écria le lieutenant Hobson. Peut-être une dislocation des glaces se sera-t-elle produite, et pourrons-nous lancer notre embarcation à la mer!»

Et tous deux coururent à perte d’haleine par le plus court et dans la direction du fort Espérance.

Mille pensées assiégeaient leur esprit. Quel nouveau phénomène produisait ce bruit inattendu? Les habitants endormis du fort avaient-ils connaissance de cet incident? Oui, sans doute, car les détonations, dont l’intensité redoublait d’instant en instant, eussent suffi, suivant la vulgaire expression, «à réveiller un mort!»

En vingt minutes, Jasper Hobson et le sergent Long eurent franchi les deux milles qui les séparaient du fort Espérance. Mais, avant même d’être arrivés à l’enceinte palissadée, ils avaient aperçu leurs compagnons, hommes, femmes, qui fuyaient en désordre, épouvantés, poussant des cris de désespoir.

Le charpentier Mac Nap vint au lieutenant, tenant son petit enfant dans ses bras.

«Voyez! monsieur Hobson,» dit-il en entraînant le lieutenant vers un monticule qui s’élevait à quelques pas en arrière de l’enceinte.

Jasper Hobson regarda.

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Les derniers restes de la banquise, qui, avant son départ, se trouvaient encore à deux milles au large, s’étaient précipités sur le littoral. Le cap Bathurst n’existait plus, et sa masse de terre et de sable, balayée par les icebergs, recouvrait l’enceinte du fort. La maison principale et les bâtiments y attenant au nord avaient disparu sous l’énorme avalanche. Au milieu d’un bruit épouvantable, on voyait des glaçons monter les uns sur les autres et retomber en écrasant tout sur leur passage. C’était comme un assaut de blocs de glace qui marchait sur l’île.

Quant au bateau construit au pied du cap, il était anéanti. La dernière ressource des infortunés hiverneurs avait disparu!

En ce moment même, le bâtiment qu’occupaient naguère les soldats, les femmes, et dont tous avaient pu se tirer à temps, s’effondra sous la chute d’un énorme bloc de glace. Ces malheureux jetèrent au ciel un cri de désespoir.

«Et les autres!… nos compagnes!… s’écria le lieutenant avec l’accent de la plus effroyable épouvante.

– Là!» répondit Mac Nap, en montrant la masse de sable, de terre et de glaçons, sous laquelle avait entièrement disparu la maison principale.

Oui! sous cet entassement était enfouie Mrs. Paulina Barnett, et, avec elle, Madge, Kalumah, Thomas Black, que l’avalanche avait surpris dans leur sommeil!

 

 

Chapitre XVIII

Tous au travail

 

n cataclysme épouvantable s’était produit. La banquise s’était jetée sur l’île errante! Enfoncée à une grande profondeur au-dessous du niveau de la mer, à une profondeur quintuple de la hauteur dont elle émergeait, elle n’avait pu résister à l’action des courants sous-marins. S’ouvrant un chemin à travers les glaces disjointes, elle s’était précipitée en grand sur l’île Victoria, qui, poussée par ce puissant moteur, dérivait rapidement vers le sud.

Au premier moment, avertis par les bruits de l’avalanche qui écrasait le chenil, l’étable et la maison principale de la factorerie, Mac Nap et ses compagnons avaient pu quitter leur logement menacé. Mais déjà l’oeuvre de destruction s’était accomplie. De ces demeures, il n’y avait plus trace! Et maintenant l’île entraînait ses habitants avec elle vers les abîmes de l’Océan! Mais peut-être, sous les débris de l’avalanche, leur vaillante compagne, Paulina Barnett, Madge, la jeune Esquimaude, l’astronome vivaient-ils encore! Il fallait arriver à eux, ne dût-on plus trouver que leurs cadavres.

Le lieutenant Hobson, d’abord atterré, reprit son sang-froid, et s’écria:

«Aux pioches et aux pics! La maison était solide! Elle a pu résister. À l’ouvrage!»

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Les outils et les pics ne manquaient pas. Mais, en ce moment, on ne pouvait s’approcher de l’enceinte. Les glaçons y roulaient du sommet des icebergs découronnés, dont quelques-uns, parmi les restes de cette banquise, s’élevaient encore à deux cents pieds au-dessus de l’île Victoria. Que l’on s’imagine dès lors la puissance d’écrasement de ces masses ébranlées qui semblaient surgir de toute la partie septentrionale de l’horizon. Le littoral, dans cette portion comprise entre l’ancien cap Bathurst et le cap Esquimau, était non seulement dominé, mais envahi par ces montagnes mouvantes. Irrésistiblement poussées, elles s’avançaient déjà d’un quart de mille au-delà du rivage. À chaque instant, un tressaillement du sol et une détonation éclatante annonçaient qu’une de ces masses s’abattait. Conséquence effroyable, on pouvait craindre que l’île ne fût submergée sous un tel poids. Une dénivellation très sensible indiquait que toute cette partie du rivage s’enfonçait peu à peu, et déjà la mer s’avançait en longues nappes jusqu’aux approches du lagon.

La situation des hiverneurs était terrible, et, pendant tout le reste de la nuit, sans rien pouvoir tenter pour sauver leurs compagnons, repoussés de l’enceinte par les avalanches, incapables de lutter contre cet envahissement, incapables de le détourner, ils durent attendre, en proie au plus sombre désespoir.

Le jour parut enfin. Quel aspect offraient ces environs du cap Bathurst! Là où s’étendait le regard, l’horizon était maintenant fermé par la barrière de glace. Mais l’envahissement semblait être arrêté, au moins momentanément. Cependant, çà et là, quelques blocs s’écroulaient encore du sommet des icebergs mal équilibrés. Mais leur masse entière, profondément engagée sous les eaux, par sa base, communiquait maintenant à l’île toute la force de dérive qu’elle puisait dans les profondeurs du courant, et l’île s’en allait au sud, c’est-à-dire à l’abîme, avec une vitesse considérable.

Ceux qu’elle entraînait avec elle ne s’en apercevaient seulement pas. Ils avaient des victimes à sauver, et, parmi elles, cette courageuse et bien-aimée femme, pour laquelle ils auraient donné leur vie. C’était maintenant l’heure d’agir. On pouvait aborder l’enceinte. Il ne fallait pas perdre un instant. Depuis six heures déjà, les malheureux étaient enfouis sous les débris de l’avalanche.

On l’a dit, le cap Bathurst n’existait plus. Repoussé par un énorme iceberg, il s’était renversé en grand sur la factorerie, brisant l’embarcation, couvrant ensuite le chenil et l’étable, qu’il avait écrasés avec les animaux qu’ils renfermaient. Puis, la maison principale avait disparu sous la couche de sable et de terre, que des blocs amassés sur une hauteur de cinquante à soixante pieds accablaient de leur poids. La cour du fort était comblée. De la palissade on ne voyait plus un seul poteau. C’était sous cette masse de glaçons, de terre et de sable, et au prix d’un travail effrayant, qu’il fallait chercher les victimes.

Avant de se remettre à l’oeuvre, le lieutenant Hobson appela le maître charpentier.

«Mac Nap, lui demanda-t-il, pensez-vous que la maison ait pu supporter le poids de l’avalanche?

– Je le crois, mon lieutenant, répondit Mac Nap, et je serais presque tenté de l’affirmer. Nous avions consolidé cette maison, vous le savez. Son toit était casematé, et les poutres placées verticalement entre les planchers et les plafonds ont dû résister. Remarquez aussi que la maison a été d’abord recouverte d’une couche de sable et de terre, qui a pu amortir le choc des blocs précipités du haut de la banquise.

– Dieu vous donne raison, Mac Nap! répondit Jasper Hobson, et qu’il nous épargne une telle douleur!»

Puis il fit venir Mrs. Joliffe.

«Madame, lui demanda-t-il, est-il resté des vivres dans la maison?

– Oui, monsieur Jasper, répondit Mrs. Joliffe, l’office et la cuisine contenaient encore une certaine quantité de conserves.

– Et de l’eau?

– Oui, de l’eau et du brandevin, répondit Mrs. Joliffe.

– Bon, fit le lieutenant Hobson, ils ne périront ni par la faim ni par la soif! Mais l’air ne leur manquera-t-il pas?»

À cette question, le maître charpentier ne put répondre. Si la maison avait résisté, comme il le croyait, le manque d’air était alors le plus grand danger qui menaçât les quatre victimes. Mais enfin, ce danger, on pouvait le conjurer en les délivrant rapidement, ou, tout au moins, en établissant aussi vite que possible une communication entre la maison ensevelie et l’air extérieur.

Tous, hommes et femmes s’étaient mis à la besogne, maniant le pic et la pioche. Tous s’étaient portés sur le massif de sable, de terre et de glaces, au risque de provoquer de nouveaux éboulements. Mac Nap avait pris la direction des travaux, et il les dirigea avec méthode.

Il lui parut convenable d’attaquer la masse par son sommet. De là, on put faire rouler du côté du lagon les blocs entassés. Le pic et les leviers aidant, on eut facilement raison des glaçons de médiocre grosseur, mais les énormes morceaux durent être brisés à coups de pioche. Quelques-uns même, dont la masse était très considérable, furent fondus au moyen d’un feu ardent, alimenté à grand renfort de bois résineux. Tout était employé à la fois pour détruire ou repousser la masse des glaçons dans le plus court laps de temps.

Mais l’entassement était énorme, et, bien que ces courageux travailleurs eussent travaillé sans relâche et qu’ils ne se fussent reposés que pour prendre quelque nourriture, c’est à peine, lorsque le soleil disparut au-dessous de l’horizon, si l’entassement des glaçons semblait avoir diminué. Cependant, il commençait à se niveler à son sommet. On résolut donc de continuer ce travail de nivellement pendant toute la nuit; puis, cela fait, lorsque les éboulements ne seraient plus à craindre, le maître charpentier comptait creuser un puits vertical à travers la masse compacte, ce qui permettrait d’arriver plus directement et plus rapidement au but, et de donner accès à l’air extérieur.

Donc, toute la nuit, le lieutenant Hobson et ses compagnons s’occupèrent de ce déblaiement indispensable. Le feu et le fer ne cessèrent d’attaquer et de réduire cette matière incohérente des glaçons. Les hommes maniaient le pic et la pioche. Les femmes entretenaient les feux. Tous n’avaient qu’une pensée: sauver Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black!

Mais quand le matin reparut, il y avait déjà trente heures que ces infortunés étaient ensevelis, au milieu d’un air nécessairement raréfié sous l’épaisse couche.

Le charpentier, après les travaux accomplis dans la nuit, songea à creuser le puits vertical, qui devait aboutir directement au faîte de la maison. Ce puits, suivant son calcul, ne devait pas mesurer moins de cinquante pieds. Le travail serait facile, sans doute, dans la glace, c’est-à-dire pendant une vingtaine de pieds; mais ensuite les difficultés seraient grandes pour creuser la couche de terre et de sable, nécessairement très friable, et qu’il serait nécessaire d’étayer sur une épaisseur de trente pieds au moins. De longues pièces de bois furent donc préparées à cet effet, et le forage du puits commença. Trois hommes seulement y pouvaient travailler ensemble. Les soldats eurent donc la possibilité de se relayer souvent, et l’on put espérer que le creusement se ferait vite.

Comme il arrive en ces terribles circonstances, ces pauvres gens passaient par toutes les alternatives de l’espoir et du désespoir. Lorsque quelque difficulté les retardait, lorsque quelque éboulement survenait et détruisait une partie du travail accompli, ils sentaient le découragement les prendre, et il fallait que la voix ferme et confiante du maître charpentier les ranimât. Pendant qu’ils creusaient à tour de rôle, les trois femmes, Mrs. Raë, Joliffe et Mac Nap, groupées au pied d’un monticule, attendaient, parlant à peine, priant quelquefois. Elles n’avaient d’autre occupation que de préparer les aliments que leurs compagnons dévoraient aux instants de repos.

Cependant, le puits se forait sans grandes difficultés, mais la glace était extrêmement dure et le forage ne s’accomplissait pas très rapidement. À la fin de cette journée, Mac Nap avait seulement atteint la couche de terre et de sable, et il ne pouvait pas espérer qu’elle fut entièrement percée avant la fin du jour suivant.

La nuit vint. Le creusement ne devait pas être suspendu. Il fut convenu que l’on travaillerait à la lueur des résines. On creusa à la hâte une sorte de maison de glace dans un des hummocks du littoral pour servir d’abri aux femmes et au petit enfant. Le vent avait passé au sud-ouest, et il tombait une pluie assez froide, à laquelle se mêlaient parfois de grandes rafales. Ni le lieutenant Hobson, ni ses compagnons ne songèrent à suspendre leur travail.

En ce moment commencèrent les grandes difficultés. En effet, on ne pouvait forer dans cette matière mouvante. Il devint donc indispensable d’établir une sorte de cuvelage en bois afin de maintenir ces terres meubles à l’intérieur du puits. Puis, avec un seau suspendu à une corde, les hommes, placés à l’orifice du puits, enlevaient les terres dégagées. Dans ces conditions, on le comprend, le travail ne pouvait être rapide. Les éboulements étaient toujours à craindre, et il fallait prendre des précautions minutieuses, pour que les foreurs ne fussent pas enfouis à leur tour.

Le plus souvent, le maître charpentier se tenait lui-même au fond de l’étroit boyau, dirigeant le creusement et sondant fréquemment avec un long pic. Mais il ne sentait aucune résistance qui prouvât qu’il eût atteint le toit de la maison.

D’ailleurs, le matin venu, dix pieds seulement avaient été creusés dans la masse de terre et de sable, et il s’en fallait de vingt pieds encore qu’on fût arrivé à la hauteur que le faîte occupait avant l’avalanche, en admettant qu’il n’eût pas cédé.

Il y avait cinquante-quatre heures que Mrs. Paulina Barnett, les deux femmes et l’astronome étaient ensevelis!

Plusieurs fois, le lieutenant et Mac Nap se demandèrent si les victimes, ne tentaient pas ou n’avaient pas tenté de leur côté d’ouvrir une communication avec l’extérieur. Avec le caractère intrépide, le sang-froid qu’on lui connaissait, il n’était pas douteux que Mrs. Paulina Barnett, si elle avait ses mouvements libres, n’eût essayé de se frayer un passage au-dehors. Quelques outils étaient restés dans la maison, et l’un des hommes du charpentier, Kellet, se rappelait parfaitement avoir laissé sa pioche dans la cuisine. Les prisonniers n’avaient-ils donc point brisé une des portes, et commencé le percement d’une galerie à travers la couche de terre? Mais cette galerie, ils ne pouvaient la mener que dans une direction horizontale, et c’était un travail bien autrement long que le forage du puits entrepris par Mac Nap, car l’amoncellement produit par l’avalanche, qui ne mesurait qu’une soixantaine de pieds en hauteur, couvrait un espace de plus de cinq cents pieds de diamètre. Les prisonniers ignoraient nécessairement cette disposition, et en admettant qu’ils eussent réussi à creuser leur galerie horizontale, ils n’auraient pu crever la dernière croûte de glace avant huit jours au moins. Et d’ici là, sinon les vivres, l’air, du moins, leur aurait absolument manqué.

Cependant, Jasper Hobson surveillait lui-même toutes les parties du massif, écoutant si quelque bruit ne décèlerait pas un travail souterrain. Mais rien ne se fit entendre.

Les travailleurs avaient repris avec plus d’activité leur rude besogne avec la venue du jour. La terre et le sable remontaient incessamment à l’orifice du puits, qui se creusait régulièrement. Le grossier cuvelage maintenait suffisamment la matière friable. Quelques éboulements se produisirent, cependant, qui furent rapidement contenus, et, pendant cette journée, on n’eut aucun nouveau malheur à déplorer. Le soldat Garry fut seulement blessé à la tête par la chute d’un bloc, mais sa blessure n’était pas grave, et il ne voulut même pas abandonner sa besogne.

À quatre heures, le puits avait atteint une profondeur totale de cinquante pieds, soit vingt pieds creusés dans la glace, et trente pieds dans la terre et le sable.

C’était à cette profondeur que Mac Nap avait compté atteindre le faîte de la maison, si le toit avait tenu solidement contre la pression de l’avalanche.

Il était en ce moment au fond du puits. Que l’on juge de son désappointement, de son désespoir, quand le pic, profondément enfoncé, ne rencontra aucune résistance.

Il resta un instant les bras croisés, regardant Sabine, qui se trouvait avec lui.

«Rien? dit le chasseur.

– Rien, répondit le charpentier. Rien. Continuons. Le toit aura fléchi sans doute, mais il est impossible que le plancher du grenier n’ait pas résisté! Avant dix pieds, nous devons rencontrer ce plancher lui-même… ou bien…»

Mac Nap n’acheva pas sa pensée, et, Sabine l’aidant, il reprit son travail avec l’ardeur d’un désespéré.

À six heures du soir, une nouvelle profondeur de dix à douze pieds avait été atteinte.

Mac Nap sonda de nouveau. Rien encore. Son pic s’enfonçait toujours dans la terre meuble.

Le charpentier, abandonnant un instant son outil, se prit la tête à deux mains.

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«Les malheureux!» murmura-t-il.

Puis, s’élevant sur les étrésillons qui maintenaient le cuvelage de bois, il remonta jusqu’à l’orifice du puits.

Là, il trouva le lieutenant Hobson et le sergent plus anxieux que jamais, et, les prenant à l’écart, il leur fit connaître l’horrible désappointement qu’il venait d’éprouver.

«Mais alors, demanda Jasper Hobson, alors la maison a été écrasée par l’avalanche, et ces infortunés…

– Non, répondit le maître charpentier d’un ton d’inébranlable conviction. Non! la maison n’a pas été écrasée! Elle a dû résister, renforcée comme elle l’était! Non! elle n’a pas été écrasée! Ce n’est pas possible!

– Mais alors qu’est-il arrivé, Mac Nap? demanda le lieutenant, dont les yeux laissaient échapper deux grosses larmes.

– Ceci, évidemment, répondit le charpentier Mac Nap. La maison a résisté, elle, mais le sol sur lequel elle reposait a fléchi. Elle s’est enfoncée tout d’une pièce! Elle a passé au travers de cette croûte de glace qui forme la base de l’île! Elle n’est pas écrasée, mais engloutie… Et les malheureuses victimes…

– Noyées! s’écria le sergent Long.

– Oui! sergent! noyées avant d’avoir pu faire un mouvement! noyées comme les passagers d’un navire qui sombre!»

Pendant quelques instants, ces trois hommes demeurèrent sans parler. L’hypothèse de Mac Nap devait toucher de bien près à la réalité. Rien de plus logique que de supposer un fléchissement en cet endroit, et sous une telle pression, du banc de glace qui formait la base de l’île. La maison, grâce aux étais verticaux qui soutenaient les poutres du plafond en s’appuyant sur celles du plancher, avait dû crever le sol de glace et s’enfoncer dans l’abîme.

«Eh bien, Mac Nap, dit le lieutenant Hobson, si nous ne pouvons les retrouver vivants…

– Oui, répondit le maître charpentier, il faut au moins les retrouver morts!»

Cela dit, Mac Nap, sans rien faire connaître à ses compagnons de cette terrible hypothèse, reprit au fond du puits son travail interrompu. Le lieutenant Hobson y était descendu avec lui.

Pendant toute la nuit, le forage fut continué, les hommes se relayant d’heure en heure; mais tout ce temps, pendant que deux soldats creusaient la terre et le sable, Mac Nap et Jasper Hobson se tenaient au-dessus d’eux suspendus à un des étrésillons.

À trois heures du matin, le pic de Kellet, en s’arrêtant subitement sur un corps dur, rendit un son sec. Le maître Charpentier le sentit plutôt qu’il ne l’entendit.

«Nous y sommes, s’était écrié le soldat. Sauvés!

– Tais-toi, et continue!» répondit le lieutenant Hobson d’une voix sourde.

Il y avait en ce moment près de soixante-seize heures que l’avalanche s’était abattue sur la maison.

Kellet et son compagnon, le soldat Pond, avaient repris leur travail. La profondeur du puits devait presque avoir atteint le niveau de la mer, et, par conséquent, Mac Nap ne pouvait conserver aucun espoir.

En moins de vingt minutes, le corps dur, heurté par le pic, était à découvert. C’était un des chevrons du toit. Le charpentier, s’élançant au fond du puits, saisit une pioche et fit voler les lattes du faîtage. En quelques instants, une large ouverture fut pratiquée…

À cette ouverture, apparut une figure à peine reconnaissable dans l’ombre.

C’était la figure de Kalumah!

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«À nous! À nous!» murmura faiblement la pauvre Esquimaude.

Jasper Hobson se laissa glisser par l’ouverture. Un froid très vif le saisit. L’eau lui montait à la ceinture. Contrairement à ce qu’on croyait, le toit n’avait point été écrasé, mais aussi, comme l’avait supposé Mac Nap, la maison s’était enfoncée à travers le sol, et l’eau était là. Mais cette eau ne remplissait pas le grenier, elle ne s’élevait que d’un pied à peine au-dessus du plancher. Il y avait encore un espoir!…

Le lieutenant, s’avançant dans l’obscurité, rencontra un corps sans mouvement! Il le traîna jusqu’à l’ouverture, à travers laquelle Pond et Kellet le saisirent et l’enlevèrent. C’était Thomas Black.

Un autre corps fut amené, celui de Madge. Des cordes avaient été jetées de l’orifice du puits. Thomas Black et Madge, enlevés par leurs compagnons, reprenaient peu à peu leurs sens à l’air extérieur.

Restait Mrs. Paulina Barnett à sauver. Jasper Hobson, conduit par Kalumah, avait dû gagner l’extrémité du grenier, et, là, il avait enfin trouvé celle qu’il cherchait, sans mouvement, la tête à peine hors de l’eau. La voyageuse était comme morte.

Le lieutenant Hobson la prit dans ses bras, il la porta près de l’ouverture, et, peu d’instants après, elle et lui, Kalumah et Mac Nap apparaissaient à l’orifice du puits.

Tous les compagnons de la courageuse femme étaient là, ne prononçant pas une parole, désespérés.

La jeune Esquimaude, si faible elle-même, s’était jetée sur le corps de son amie.

Mrs. Paulina Barnett respirait encore, et son coeur battait. L’air pur, aspiré par ses poumons desséchés, ramena peu à peu la vie en elle. Elle ouvrit enfin les yeux.

Un cri de joie s’échappa de toutes les poitrines, un cri de reconnaissance qui monta vers le ciel, et qui certainement fut entendu là-haut.

En ce moment, le jour se faisait, le soleil débordait de l’horizon et jetait ses premiers rayons dans l’espace.

Mrs. Paulina Barnett, par un suprême effort, se redressa. Du haut de cette montagne, formée par l’avalanche, et qui dominait toute l’île, elle regarda. Puis, avec un étrange accent:

«La mer! la mer!» murmura-t-elle.

Et en effet, sur les deux côtés de l’horizon, à l’est, à l’ouest, la mer, dégagée de glaces, la mer entourait l’île errante!

 

 

Chapitre XIX

La mer de Behring

 

insi, l’île, poussée par la banquise, avait, sous une vitesse excessive, reculé jusque dans les eaux de la mer de Behring, après avoir passé le détroit sans se fixer à ses bords! Elle dérivait, pressée par cette irrésistible barrière qui prenait sa force dans les profondeurs du courant sous-marin, et la banquise la repoussait toujours vers ces eaux plus chaudes qui ne pouvaient tarder à se changer en abîme pour elle! Et l’embarcation, écrasée, était hors d’usage!

Lorsque Mrs. Paulina Barnett eut entièrement repris l’usage de ses sens, elle put en quelques mots raconter l’histoire de ces soixante-quatorze heures passées dans les profondeurs de la maison engloutie. Thomas Black, Madge, la jeune Esquimaude avaient été surpris par la brusquerie de l’avalanche. Tous s’étaient précipités à la porte, aux fenêtres. Plus d’issue, la couche de terre ou de sable, qui s’appelait un instant auparavant le cap Bathurst, recouvrait la maison entière. Presque aussitôt, les prisonniers purent entendre le choc des glaçons énormes que la banquise projetait sur la factorerie.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, et déjà Mrs. Paulina Barnett, son compagnon, ses deux compagnes sentaient la maison, qui résistait à cette épouvantable pression, s’enfoncer dans le sol de l’île. La base de glace s’effondrait. L’eau de la mer apparaissait.

S’emparer de quelques provisions demeurées dans l’office, se réfugier dans le grenier, ce fut l’affaire d’un instant. Cela se fit par un vague instinct de conservation. Et cependant, ces infortunés pouvaient-ils garder une lueur d’espoir! En tout cas, le grenier semblait devoir résister, et il était probable que deux blocs de glace, s’arc-boutant au-dessus du faîte, l’avaient sauvé d’un écrasement immédiat.

Pendant qu’ils étaient emprisonnés dans ce grenier, ils entendaient au-dessus d’eux les énormes débris de l’avalanche qui tombaient sans cesse. Au-dessous, l’eau montait toujours. Écrasés ou noyés!

Mais par un miracle, on peut le dire, le toit de la maison, supporté sur ses solides fermes, résista, et la maison elle-même, après s’être enfoncée à une certaine profondeur, s’arrêta, mais alors l’eau dépassait d’un pied le niveau du grenier.

Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black, avaient dû se réfugier jusque dans l’entrecroisement des fermes. C’est là qu’ils restèrent pendant tant d’heures. La dévouée Kalumah s’était faite la servante de tous, et portait à travers la nappe d’eau la nourriture à l’un et à l’autre. Il n’y avait rien à tenter pour le salut! Le secours ne pouvait venir que du dehors!

Situation épouvantable. La respiration était douloureuse dans cet air comprimé, qui, bientôt désoxygéné et chargé d’acide carbonique, devint à peu près irrespirable… Quelques heures encore d’emprisonnement dans cet étroit espace, et le lieutenant Hobson n’eût plus trouvé que les cadavres des victimes!

En outre, aux tortures physiques s’étaient jointes les tortures morales. Mrs. Paulina Barnett avait à peu près compris ce qui s’était passé. Elle avait deviné que la banquise s’était jetée sur l’île, et aux bouillonnements de l’eau qui grondait sous la maison, elle sentait bien que l’île dérivait irrésistiblement vers le sud. Et voilà pourquoi, dès que ses yeux se rouvrirent, elle regarda autour d’elle, et prononça ces mots, que la destruction de la chaloupe rendait si terribles en cette circonstance:

«La mer! la mer!»

Mais, en ce moment, tous ceux qui l’entouraient ne voulaient voir, ne voulaient comprendre qu’une chose, c’est qu’ils avaient sauvé celle pour laquelle ils eussent donné leur vie, et, avec elle, Madge, Thomas Black, Kalumah. Enfin, et jusqu’alors, malgré tant d’épreuves, tant de dangers, pas un de ceux que le lieutenant Jasper Hobson avait emmenés dans cette désastreuse expédition ne manquait encore à l’appel.

Mais les circonstances allaient devenir plus graves que jamais et hâter sans nul doute la catastrophe finale dont le dénouement ne pouvait être éloigné.

Le premier soin du lieutenant Hobson, pendant cette journée, fut de relever la situation de l’île. Il ne fallait plus songer à la quitter, puisque la chaloupe était détruite, et que la mer, libre enfin, n’offrait pas un point solide autour d’elle. En fait d’icebergs, il ne restait plus que ce reste de banquise, dont le sommet venait d’écraser le cap Bathurst, nais dont la base, profondément immergée poussait l’île vers le sud.

En fouillant les ruines de la maison principale, on avait pu retrouver les instruments et les cartes de l’astronome que Thomas Black avait tout d’abord emportés avec lui, et qui n’avaient point été brisés fort heureusement. Le ciel était couvert de nuages, mais le soleil apparaissait parfois, et le lieutenant Hobson put prendre hauteur en temps utile et avec une approximation suffisante.

De cette observation, il résulta que ce jour même, 12 mai, à midi, l’île Victoria occupait en longitude 168° 12’ à l’ouest du méridien de Greenwich, et en latitude 63° 37’. Le point, rapporté sur la carte, se trouvait être par le travers du golfe Norton, entre la pointe asiatique de Tchaplin et le cap américain Stephens, mais à plus de cent milles de l’une et de l’autre côte.

«Il faut donc renoncer à atterrir sur le continent? dit alors Mrs. Paulina Barnett.

– Oui, madame, répondit Jasper Hobson, tout espoir est fermé de ce côté. Le courant nous porte au large avec une extrême vitesse, et nous ne pouvons compter que sur la rencontre d’un baleinier qui passerait en vue de l’île.

– Mais, reprit la voyageuse, si nous ne pouvons atterrir au continent, pourquoi le courant ne nous porterait-il pas sur une des îles de la mer de Behring?»

C’était encore là un frêle espoir, et ces désespérés s’y accrochèrent, comme l’homme qui se noie, à la planche de salut. Les îles ne manquaient pas à ces parages de la mer de Behring, Saint-Laurent, Saint-Mathieu, Nouniwak, Saint-Paul, Georges, etc. Précisément, l’île errante n’était pas très éloignée de Saint-Laurent, assez vaste terre entourée d’îlots, et, en tout cas, si on la manquait, il était permis d’espérer que ce semis des Aléoutiennes qui ferme la mer de Behring au sud, l’arrêterait dans sa marche.

Oui, sans doute, l’île Saint-Laurent pouvait être un port de salut pour les hiverneurs. S’ils le manquaient, Saint-Mathieu et tout ce groupe d’îlots dont il forme le centre se trouveraient peut-être encore sur leur passage. Mais ces Aléoutiennes, dont plus de huit cents milles les séparaient, il ne fallait pas espérer les atteindre. Avant, bien avant, l’île Victoria, minée, dissoute par les eaux chaudes, fondue par ce soleil qui s’avançait déjà dans le signe des Gémeaux, serait abîmée au fond de la mer!

On devait le supposer. En effet, la distance à laquelle les glaces se rapprochent de l’Équateur est très variable. Elle est plus courte dans l’hémisphère austral que dans l’hémisphère boréal. On les a rencontrées quelquefois par le travers du cap de Bonne-Espérance, soit au 36ème parallèle environ, tandis que les icebergs qui descendent la mer Arctique n’ont jamais dépassé le 40ème degré de latitude. Mais la limite de fusion des glaces est évidemment liée à l’état de la température, et elle dépend des conditions climatériques. Par des hivers prolongés, les glaces persistent sous des parallèles relativement bas, et c’est tout le contraire avec des printemps précoces.

Or, précisément, cette précocité de la saison chaude, en cette année 1861, devait promptement amener la dissolution de l’île Victoria. Déjà ces eaux de la mer de Behring étaient vertes et non plus bleues, comme elles le sont aux approches des icebergs, suivant la remarque du navigateur Hudson. On devait donc, à tout moment, redouter une catastrophe, maintenant que la chaloupe n’existait plus.

Jasper Hobson résolut d’y parer en faisant construire un radeau assez vaste pour porter toute la petite colonie, et qui pût naviguer, tant bien que mal, vers le continent. Il fit réunir les bois nécessaires à la construction d’un appareil flottant sur lequel on pourrait tenir la mer sans crainte de sombrer. Après tout, les chances de rencontre étaient possibles à une époque où les baleiniers remontent vers le nord à la poursuite des baleines. Mac Nap eut donc mission d’établir un radeau large et solide, qui surnagerait au moment où l’île Victoria s’engloutirait dans la mer.

Mais auparavant, il était nécessaire de préparer une demeure quelconque qui pût abriter les malheureux habitants de l’île. Le plus simple parut être de déblayer l’ancien logement des soldats, annexe de la maison principale, dont les murs pourraient encore servir. Tous se mirent résolument à l’ouvrage, et en quelques jours on put se garder contre les intempéries d’un climat très capricieux, que les rafales et les pluies attristaient fréquemment.

On pratiqua aussi des fouilles dans la maison principale, et on put extraire des chambres submergées nombre d’objets plus ou moins utiles, des outils, des armes, de la literie, quelques meubles, les pompes d’aération, le réservoir à air, etc.

Dès le lendemain de ce jour, le 13 mai, on avait dû renoncer à l’espoir de dériver sur l’île Saint-Laurent. Le point de relèvement indiqua que l’île Victoria passait fort à l’est de cette île, et, en effet, les courants, généralement, ne viennent point butter contre les obstacles naturels; ils les tournent plutôt, et le lieutenant Hobson comprit bien qu’il fallait renoncer à l’espoir d’atterrir de cette façon. Seules, les îles Aléoutiennes, tendues comme un immense filet semi-circulaire sur un espace de plusieurs degrés, auraient pu arrêter l’île, mais, on l’a dit, pouvait-on espérer de les atteindre? L’île était emportée avec une extrême vitesse, sans doute, mais n’était-il pas probable que cette vitesse diminuerait singulièrement, lorsque les icebergs qui la poussaient en avant se détacheraient par une raison quelconque, ou se dissoudraient, eux qu’une couche de terre ne protégeait pas contre l’action des rayons du soleil?

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent Long et le maître charpentier causèrent souvent de ces choses, et, après mûres réflexions, ils furent de cet avis que l’île ne pourrait, en aucun cas, atteindre le groupe des Aléoutiennes, soit que sa vitesse diminuât, soit qu’elle fût rejetée hors du courant de Behring, soit enfin qu’elle fondît sous la double influence combinée des eaux et du soleil.

Le 14 mai, maître Mac Nap et ses hommes s’étaient mis à l’ouvrage et avaient commencé la construction d’un vaste radeau. Il s’agissait de maintenir cet appareil à un niveau aussi élevé que possible au-dessus des flots, afin de le soustraire au balayage des lames. C’était là un gros ouvrage, mais devant lequel le zèle de ces travailleurs ne recula pas. Le forgeron Raë avait heureusement retrouvé, dans un magasin attenant au logement, une grande quantité de ces chevilles de fer qui avaient été apportées du fort Reliance, et elles servirent à fixer fortement entre elles les diverses pièces qui formaient les bâtis du radeau.

Quant à l’emplacement sur lequel il fut construit, il importe de le signaler. Ce fut d’après l’idée du lieutenant que Mac Nap prit les mesures suivantes. Au lieu de disposer les poutres et poutrelles sur le sol, le charpentier les établit immédiatement à la surface du lagon. Les diverses pièces, taraudées et mortaisées sur la rive, étaient ensuite lancées isolément à la surface du petit lac, et là on les ajustait sans peine. Cette manière d’opérer présentait deux avantages: 1° le charpentier pouvait juger immédiatement du point de flottaison et du degré de stabilité qu’il convenait de donner à l’appareil; 2° lorsque l’île Victoria viendrait à se dissoudre, le radeau flotterait déjà et ne serait point soumis aux dénivellations, aux chocs même que le sol disloqué pouvait lui imprimer à terre. Ces deux raisons, très sérieuses, engagèrent donc le maître charpentier à procéder comme il est dit.

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Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantôt seul, tantôt accompagné de Mrs. Paulina Barnett, errait sur le littoral. Il observait l’état de la mer et les sinuosités changeantes du rivage que le flot rongeait peu à peu. Son regard parcourait l’horizon absolument désert. Dans le nord, on ne voyait plus aucune montagne de glace se profiler à l’horizon. En vain cherchait-il, comme tous les naufragés, ce navire «qui n’apparaît jamais!» La solitude de l’Océan n’était troublée que par le passage de quelques souffleurs, qui fréquentaient les eaux vertes où pullulent ces myriades d’animalcules microscopiques dont ils font leur unique nourriture. Puis c’étaient aussi des bois qui flottaient, des essences diverses arrachées aux pays chauds, et que les grands courants du globe entraînaient jusque dans ces parages.

Un jour, le 16 mai, Mrs. Paulina Barnett et Madge se promenaient ensemble sur cette partie de l’île comprise entre le cap Bathurst et l’ancien port. Il faisait un beau temps. La température était chaude. Depuis bien des jours déjà, il n’existait plus trace de neige à la surface de l’île. Seuls, les glaçons que la banquise y avait entassés dans sa partie septentrionale rappelaient l’aspect polaire de ces climats. Mais ces glaçons se dissolvaient peu à peu, et de nouvelles cascades s’improvisaient chaque jour au sommet et sur les flancs des icebergs. Certainement, avant peu, le soleil aurait fondu ces dernières masses agglomérées par le froid.

C’était un curieux aspect que celui de l’île Victoria! Des yeux moins attristés l’eussent contemplé avec intérêt. Le printemps s’y déclarait avec une force inaccoutumée. Sur ce sol, ramené à des parallèles plus doux, la vie végétale débordait. Les mousses, les petites fleurs, les plantations de Mrs. Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. Toute la puissance végétative de cette terre, soustraite aux âpretés du climat arctique, s’épanchait au-dehors, non seulement par la profusion des plantes qui s’épanouissaient à sa surface, mais aussi par la vivacité de leurs couleurs. Ce n’étaient plus ces nuances pâles et noyées d’eau, mais des tons chauds, colorés, dignes du soleil qui les éclairait. Les diverses essences, arbousiers ou saules, pins ou bouleaux, se couvraient d’une verdure sombre. Leurs bourgeons éclataient sous la sève échauffée à de certaines heures par une température de 68° Fahrenheit (20° centig. au-dessus de zéro). La nature arctique se transformait sous un parallèle qui était déjà celui de Christiana ou de Stockholm, en Europe, c’est-à-dire celui des plus verdoyants pays des zones tempérées.

Mais Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements que lui donnait la nature. Pouvait-elle changer l’état de son domaine éphémère? Pouvait-elle lier cette île errante à l’écorce solide du globe? Non, et le sentiment d’une suprême catastrophe était en elle. Elle en avait l’instinct, comme ces centaines d’animaux qui pullulaient aux abords de la factorerie. Ces renards, ces martres, ces hermines, ces lynx, ces castors, ces rats musqués, ces visons, ces loups même que le sentiment d’un danger prochain, inévitable, rendaient moins farouches, toutes ces bêtes se rapprochaient de plus en plus de leurs anciens ennemis, les hommes, comme si les hommes eussent pu les sauver! C’était comme une reconnaissance tacite, instinctive de la supériorité humaine, et précisément dans une circonstance où cette supériorité ne pouvait rien!

Non! Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir toutes ces choses, et ses regards ne quittaient plus cette impitoyable mer, immense, infinie, sans autre horizon que le ciel qui se confondait avec elle!

«Ma pauvre Madge, dit-elle, c’est moi qui t’ai entraînée à cette catastrophe, toi, qui m’as suivie partout, toi, dont le dévouement et l’amitié méritaient un autre sort! Me pardonnes-tu?

– Il n’y a qu’une chose au monde que je ne t’aurais pas pardonnée, ma fille, répondit Madge. C’eût été une mort que je n’eusse pas partagée avec toi!

– Madge! Madge! s’écria la voyageuse, si ma vie pouvait sauver celle de tous ces infortunés, je la donnerais sans hésiter!

– Ma fille, répondit Madge, tu n’as donc plus d’espoir?

– Non!…» murmura Mrs. Paulina Barnett en se cachant dans les bras de sa compagne.

La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile, et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves.

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Mrs. Paulina Barnett sanglotait! Son coeur débordait. Des larmes s’échappaient de ses yeux.

Madge la consola par ses caresses et par ses baisers.

«Madge! Madge! dit la voyageuse en relevant la tête, ne leur dis pas, au moins, que j’ai pleuré!

– Non, répondit Madge. D’ailleurs, ils ne me croiraient pas. C’est un instant de faiblesse! Relève-toi, ma fille, toi, notre âme à tous, ici! Relève-toi et reprends courage!

– Mais tu espères donc encore? s’écria Mrs. Paulina Barnett, regardant dans les yeux sa fidèle compagne.

– J’espère toujours!» répondit simplement Madge.

Et cependant, aurait-on pu conserver encore une lueur d’espérance lorsque, quelques jours après, l’île errante, passant au large du groupe de Saint-Mathieu, n’avait plus une terre où se raccrocher sur toute cette mer de Behring!

 

 

Chapitre XX

Au large!

 

’île Victoria flottait alors dans la partie la plus vaste de la mer de Behring, à six cents milles encore des premières Aléoutiennes et à plus de deux cents milles de la côte la plus rapprochée dans l’est. Son déplacement s’opérait toujours avec une vitesse relativement considérable. Mais, en admettant qu’il ne subît aucune diminution, trois semaines, au moins, lui seraient encore nécessaires pour qu’elle atteignît cette barrière méridionale de la mer de Behring.

Pourrait-elle durer jusque-là, cette île, dont la base s’amincissait chaque jour sous l’action des eaux déjà tièdes, et portées à une température moyenne de 50° Fahrenheit (10° centig. au-dessus de zéro)? Son sol ne pouvait-il à chaque instant s’entrouvrir?

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Le lieutenant Hobson pressait de tout son pouvoir la construction du radeau, dont le bâtis inférieur flottait déjà sur les eaux du lagon. Mac Nap voulait donner à cet appareil une très grande solidité, afin qu’il pût résister pendant un long temps, s’il le fallait, aux secousses de la mer. En effet, il était à supposer, s’il ne rencontrait pas quelque baleinier dans les parages de Behring, qu’il dériverait jusqu’aux îles Aléoutiennes, et un long espace de mer lui restait à franchir.

Toutefois, l’île Victoria n’avait encore éprouvé aucun changement de quelque importance dans sa configuration générale. Des reconnaissances étaient journellement faites, mais les explorateurs ne s’aventuraient plus qu’avec une extrême circonspection, car, à chaque instant, une fracture du sol, un morcellement de l’île pouvait les isoler du centre commun. Ceux qui partaient ainsi, on pouvait toujours craindre de ne plus les revoir.

La profonde entaille située aux approches du cap Michel, que les froids de l’hiver avaient refermée, s’était peu à peu rouverte. Elle s’étendait maintenant sur l’espace d’un mille à l’intérieur jusqu’au lit desséché de la petite rivière. On pouvait craindre même qu’elle ne suivît ce lit, qui, déjà creusé, amincissait d’autant la croûte de glace. Dans ce cas, toute cette portion comprise entre le cap Michel et le port Barnett, limitée à l’ouest par le lit de la rivière, aurait disparu, – c’est-à-dire un morceau énorme, d’une superficie de plusieurs milles carrés. Le lieutenant Hobson recommanda donc à ses compagnons de ne point s’y aventurer sans nécessité, car il suffisait d’un fort mouvement de la mer pour détacher cette importante partie du territoire de l’île.

Cependant, on fit pratiquer des sondages sur plusieurs points, afin de connaître ceux qui présentaient le plus de résistance à la dissolution par suite de leur épaisseur. On reconnut que cette épaisseur était plus considérable précisément aux environs du cap Bathurst, sur l’emplacement de l’ancienne factorerie, non pas l’épaisseur de la couche de terre et de sable – ce qui n’eût point été une garantie –, mais bien l’épaisseur de la croûte de glace. C’était, en somme, une heureuse circonstance. Ces trous de sondage furent tenus libres, et chaque jour on put constater ainsi la diminution que subissait la base de l’île. Cette diminution était lente, mais, chaque jour, elle faisait quelques progrès. On pouvait estimer que l’île ne résisterait pas trois semaines encore, en tenant compte de cette circonstance fâcheuse, qu’elle dérivait vers des eaux de plus en plus échauffées par les rayons solaires.

Pendant cette semaine, du 19 au 25 mai, le temps fut fort mauvais. Une tempête assez violente se déclara. Le ciel s’illumina d’éclairs et les éclats de la foudre retentirent. La mer, soulevée par un grand vent du nord-ouest, se déchaîna en hautes lames qui fatiguèrent extrêmement l’île. Cette houle lui donna même quelques secousses très inquiétantes. Toute la petite colonie demeura sur le qui-vive, prête à s’embarquer sur le radeau, dont la plate-forme était à peu près achevée. On y transporta même une certaine quantité de provisions et d’eau douce, afin de parer à toutes les éventualités.

Pendant cette tempête, la pluie tomba très abondamment, pluie d’orage tiède, dont les larges gouttes pénétrèrent profondément le sol et durent attaquer la base de l’île. Ces infiltrations eurent pour effet de dissoudre la glace inférieure en de certains endroits et de produire des affouillements suspects. Sur les pentes de quelques monticules, le sol fut absolument raviné et la croûte blanche mise à nu. On se hâta de combler ces excavations avec de la terre et du sable, afin de soustraire la base à l’action de la température. Sans cette précaution, le sol eût été bientôt troué comme une écumoire.

Cette tempête causa aussi d’irréparables dommages aux collines boisées qui bordaient la lisière occidentale du lagon. Le sable et la terre furent entraînés par ces abondantes pluies, et les arbres, n’étant plus maintenus par le pied, s’abattirent en grand nombre. En une nuit, tout l’aspect de cette portion de l’île comprise entre le lac et l’ancien port Barnett fut changé. C’est à peine s’il resta quelques groupes de bouleaux, quelques bouquets de sapins isolés qui avaient résisté à la tourmente. Dans ces faits, il y avait des symptômes de décomposition qu’on ne pouvait méconnaître, mais contre lesquels l’intelligence humaine était impuissante. Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent, tous voyaient bien que leur île éphémère s’en allait peu à peu, tous le sentaient, – sauf peut-être Thomas Black, sombre, muet, qui semblait ne plus être de ce monde.

Pendant la tempête, le 23 mai, le chasseur Sabine, en quittant son logement, le matin, par une brume assez épaisse, faillit se noyer dans un large trou qui s’était creusé dans la nuit. C’était sur l’emplacement occupé autrefois par la maison principale de la factorerie.

Jusqu’alors, cette maison, ensevelie sous la couche de terre et de sable, et aux trois quarts engloutie, on le sait, paraissait être fixée à la croûte glacée de l’île. Mais, sans doute, les ondulations de la mer, choquant cette large crevasse à sa partie inférieure, l’agrandirent, et la maison, chargée de ce poids énorme des matières qui formaient autrefois le cap Bathurst s’abîma entièrement. Terre et sable se perdirent dans ce trou, au fond duquel se précipitèrent les eaux clapoteuses de la mer.

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Les compagnons de Sabine, accourus à ses cris, parvinrent à le retirer de cette crevasse, pendant qu’il était encore suspendu à ses parois glissantes, et il en fut quitte pour un bain très inattendu, qui aurait pu très mal finir.

Plus tard on aperçut les poutres et les planches de la maison, qui avaient glissé sous l’île, flottant au large du rivage, comme les épaves d’un navire naufragé. Ce fut le dernier dégât produit par la tempête, dégât qui dans une certaine proportion compromettait encore la solidité de l’île, puisqu’il permettait aux flots de la ronger à l’intérieur, C’était comme une sorte de cancer qui devait la ronger peu à peu.

Pendant la journée du 25 mai, le vent sauta au nord-est. La rafale ne fut plus qu’une forte brise, la pluie cessa, et la mer commença à se calmer. La nuit se passa paisiblement, et au matin, le soleil ayant reparu, Jasper Hobson put obtenir un bon relèvement.

Et, en effet, sa position à midi, ce jour-là, lui fut donnée par la hauteur du soleil:

Latitude: 56°,13’;

Longitude: 170°,23’.

La vitesse de l’île était donc excessive, puisqu’elle avait dérivé de près de huit cents milles depuis le point qu’elle occupait deux mois auparavant dans le détroit de Behring, au moment de la débâcle.

Cette rapidité de déplacement rendit quelque peu d’espoir à Jasper Hobson.

«Mes amis, dit-il à ses compagnons en leur montrant la carte de la mer de Behring, voyez-vous ces îles Aléoutiennes? Elles ne sont pas à deux cents milles de nous, maintenant! En huit jours, peut-être, nous pourrions les atteindre!

– Huit jours! répondit le sergent Long en secouant la tête. C’est long, huit jours!

– J’ajouterai, dit le lieutenant Hobson, que si notre île eût suivi le 168ème méridien, elle aurait déjà gagné le parallèle de ces îles. Mais il est évident qu’elle s’écarte dans le sud-ouest, par une déviation du courant de Behring.»

Cette observation était juste. Le courant tendait à rejeter l’île Victoria fort au large des terres, et peut-être même en dehors des Aléoutiennes, qui ne s’étendent que jusqu’au 170ème méridien.

Mrs. Paulina Barnett considérait la carte en silence! Elle regardait ce point, fait au crayon, qui indiquait la position actuelle de l’île. Sur cette carte, établie à une grande échelle, ce point paraissait presque imperceptible, tant la mer de Behring semblait immense. Elle revoyait alors toute sa route retracée depuis le lieu d’hivernage, cette route que la fatalité ou plutôt l’immutable direction des courants avait dessinée à travers tant d’îles, au large de deux continents, sans toucher nulle part, et devant elle s’ouvrait maintenant l’infini de l’océan Pacifique!

Elle songeait ainsi, perdue dans une sombre rêverie, et n’en sortit que pour dire:

«Mais cette île, ne peut-on donc la diriger? Huit jours, huit jours encore de cette vitesse, et nous pourrions peut-être atteindre la dernière des Aléoutiennes!

– Ces huit jours sont dans la main de Dieu! répondit le lieutenant Hobson d’un ton grave. Voudra-t-il nous les donner? Je vous le dis bien sincèrement, madame, le salut ne peut venir que du Ciel.

– Je le pense comme vous, monsieur Jasper, reprit Mrs. Paulina Barnett, mais le Ciel veut que l’on s’aide pour mériter sa protection. Y a-t-il donc quelque chose à faire, à tenter, quelque parti à prendre que j’ignore?»

Jasper Hobson secoua la tête d’un air de doute. Pour lui, il n’y avait plus qu’un moyen de salut, le radeau, mais fallait-il s’y embarquer dès maintenant, y établir une voilure quelconque au moyen de draps et de couvertures, et chercher à gagner la côte la plus prochaine?

Jasper Hobson consulta le sergent, le charpentier Mac Nap, en qui il avait grande confiance, le forgeron Raë, les chasseurs Sabine et Marbre. Tous, après avoir pesé le pour et le contre, furent d’accord sur ce point qu’il ne fallait abandonner l’île que lorsqu’on y serait forcé. En effet, ce ne pouvait être qu’une dernière et suprême ressource, ce radeau, que les lames balaieraient incessamment, qui n’aurait même pas la vitesse imprimée à l’île, que les icebergs poussaient vers le sud. Quant au vent, il soufflait le plus généralement de la partie est, et il tendrait plutôt à rejeter le radeau au large de toute terre.

Il fallait attendre, attendre encore, puisque l’île dérivait rapidement vers les Aléoutiennes. Aux approches de ce groupe, on verrait ce qu’il conviendrait de faire.

C’était, en effet, le parti le plus sage, et certainement, dans huit jours, si sa vitesse ne diminuait pas, ou bien l’île s’arrêterait sur cette frontière méridionale de la mer de Behring, ou, entraînée au sud-ouest sur les eaux du Pacifique, elle serait irrévocablement perdue.

Or, la fatalité qui avait tant accablé ces hiverneurs et depuis si longtemps, allait encore les frapper d’un nouveau coup. Cette vitesse de déplacement sur laquelle ils comptaient devait avant peu leur faire défaut.

En effet, pendant la nuit du 26 au 27 mai, l’île Victoria subit un dernier changement d’orientation, dont les conséquences furent extrêmement graves. Elle fit un demi-tour sur elle-même. Les icebergs, restes de l’énorme banquise qui la bornaient au nord, furent par ce changement reportés au sud.

Au matin, les naufragés, – ne peut-on leur donner ce nom? – virent le soleil se lever du côté du cap Esquimau et non plus sur l’horizon du port Barnett.

Là, se dressaient les icebergs, bien diminués par le dégel, mais considérables encore, qui poussaient l’île. De ce point, ils masquaient une grande partie de l’horizon.

Quelles allaient être les conséquences de ce changement d’orientation? Ces montagnes de glace n’allaient-elles pas se séparer de l’île errante, puisque aucun ciment ne les liait à elle?

Chacun avait le pressentiment d’un nouveau malheur, et chacun comprit ce que voulait dire le soldat Kellet, qui s’écria:

«Avant ce soir, nous aurons perdu notre hélice!»

Kellet voulait dire par là que les icebergs, à présent qu’ils n’étaient plus à l’arrière, mais à l’avant de l’île, ne tarderaient pas à se détacher. C’étaient eux, en effet, qui lui imprimaient cette excessive vitesse, parce que, pour chaque pied dont ils s’élevaient au-dessus du niveau de la mer, ils en avaient six ou sept au-dessous. Ainsi plongés, dans le courant sous-marin, ce courant leur communiquait toute la rapidité dont il était animé lui-même, rapidité qui, vu son peu «de tirant d’eau», manquerait à l’île abandonnée à sa seule impulsion.

Oui! le soldat Kellet avait raison. L’île serait alors comme un bâtiment désemparé de sa mâture, et dont l’hélice aurait été brisée!

À cette parole de Kellet, personne n’avait répondu. Mais un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que le bruit d’un craquement se faisait entendre. Le sommet des icebergs s’ébranlait, la masse se détachait, et tandis que l’île restait en arrière, les icebergs, irrésistiblement entraînés par le courant sous-marin, dérivaient rapidement vers le sud.

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