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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre X-XII)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Dernières étapes

 

 

Chapitre X

À Dublin.

 

ublin!… P’tit-Bonhomme est à Dublin!… Regardez-le!… C’est l’acteur qui aborde les grands rôles, et passe d’un théâtre de bourgade au théâtre d’une grande cité.

Dublin, ce n’est plus un modeste chef-lieu de comté, ce n’est pas Limerick avec ses quarante-cinq mille habitants, ni Cork avec ses quatre-vingt-six mille. C’est une capitale, – la capitale de l’Irlande, – qui possède une population de trois cent vingt mille âmes. Administrée par un lord-maire, gouverneur à la fois militaire et civil, qui est le second fonctionnaire de l’île, assisté de vingt-quatre aldermen, de deux shériffs et de cent quarante-quatre conseillers, Dublin compte parmi les villes importantes des Iles-Britanniqnes. Commerçante avec ses docks, industrielle avec ses fabriques, savante avec son Université et ses Académies, pourquoi faut-il que les workhouses soient encore insuffisants pour ses pauvres, et les ragged-schools pour ses déguenillés?

N’ayant pas l’intention de réclamer l’assistance ni des ragged-schools ni des workhouses, il ne restait à P’tit-Bonhomme qu’à devenir un savant, un commerçant, un industriel, en attendant que l’avenir en eût fait un rentier. Rien de plus simple, on le voit.

En cet instant, notre héros eut-il le regret d’avoir quitté Cork? Lui parut-il téméraire d’avoir suivi les conseils de Grip, – conseils en parfaite concordance, d’ailleurs, avec ses propres instincts? Le pressentiment lui vint-il que la lutte pour l’existence serait autrement laborieuse au milieu de cette foule de combattants?… Non!… Il était parti confiant, et sa confiance n’avait point faibli en route.

Le comté de Dublin appartient à la province de Leinster. Montagneux au sud, plat et ondulé vers le nord, il est plus spécialement productif de lin et d’avoines. Là n’est point sa richesse cependant. C’est à la mer qu’il la demande, c’est au commerce maritime, lequel se chiffre par un mouvement annuel de trois millions et demi de tonnes et de douze mille navires, – ce qui assigne à la capitale de l’Irlande le septième rang parmi les ports du Royaume-Uni.

La baie de Dublin, au fond de laquelle s’élève cette cité dont le périmètre est de onze milles, peut soutenir la comparaison avec les plus belles de l’Europe. Elle s’étend du port méridional de Kingstown au port septentrional de Howth. Celui de Dublin est formé par l’estuaire de la Liffey. Deux «walls», prolongés en mer pour contenir l’ensablement, ont détruit la barre qui en rendait l’accès difficile, et permettent aux bâtiments tirant vingt pieds de remonter la rivière jusqu’au premier pont, Carlisle-bridge.

C’est par mer, un jour de beau soleil, alors que le rideau des brumes a largement dégagé l’horizon, qu’il convient d’arriver dans cette capitale, si l’on veut embrasser d’un coup d’œil son magnifique ensemble. Bob et P’tit-Bonhomme n’avaient pas eu cette bonne fortune. La nuit était sombre, l’atmosphère épaissie, lorsqu’ils atteignirent les premières maisons d’un faubourg, après avoir suivi la route, le long du railway qui met Kingstown à vingt minutes de Dublin.

Peu enchanteur, peu réconfortant, cet aspect que présentaient les bas quartiers de la ville, au milieu de la brume, trouée de quelques becs de gaz. La charrette, traînée par Birk, avait suivi des rues étroites et enchevêtrées. Ça et là, maisons sordides, boutiques fermées, publics-houses ouverts. Partout la tourbe des misérables sans domicile, fourmillement des familles au fond des taudis, partout l’abjection de l’ivresse, celle du wiskey, la plus épouvantable de toutes, engendrant les querelles, les injures, les violences…

Les deux enfants avaient déjà vu cela ailleurs. Ce n’était pas pour les surprendre ni même les inquiéter. Et, cependant, qu’ils étaient nombreux, les petits de leur âge, étendus sur les marches des portes, au coin des bornes, en tas comme des ordures, nu-pieds, nu-tête, à peine couverts de haillons! P’tit-Bonhomme et Bob passèrent devant la masse confuse d’une église, l’une des deux cathédrales protestantes, restaurée grâce aux millions du grand brasseur Lee Guiness et du grand distillateur Roe. De la tour, surmontée d’une flèche octogone, toute palpitante sous l’ébranlement des huit cloches de son carillon, s’échappaient les tintements de la neuvième heure.

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Bob, très fatigué par cette longue et rapide étape depuis Bray, avait pris place dans la charrette. P’tit-Bonhomme poussait, afin de soulager Birk. Il cherchait une auberge, un garni quelconque pour la nuit, quitte à trouver mieux le lendemain. Sans le savoir, il traversait le quartier qui s’appelle «les Libertés», à l’entrée de sa principale rue, Saint-Patrick, laquelle va de la cathédrale susdite à l’autre cathédrale de Christ-Church. Rue large, bordée de maisons, confortables autrefois, maintenant pauvres, accostée de ruelles malsaines, de «lanes» infectes, où les bouges abondent, d’horribles masures à faire regretter le cabin de la Hard. Ce fut même comme un souvenir effrayant qui impressionna l’esprit de P’tit-Bonhomme… Et pourtant, il n’était plus dans un village du Donegal, il était à Dublin, la capitale de l’Ile-Émeraude, il possédait alors plus de guinées, gagnées par son commerce, que tous ces déguenillés n’avaient de farthings dans leur poche. Aussi chercha-t-il, non point un de ces endroits suspects, où la sécurité est douteuse, mais une auberge à peu près décente, où la nourriture et le coucher seraient à des prix abordables.

Cela se rencontra, par bonne chance, au milieu de Saint-Patrick-street, – un hôtel de modeste apparence, assez convenablement tenu, où la charrette fut remisée. Après souper, les deux enfants montèrent dans une étroite chambre. Cette nuit-là, tous les carillons des cathédrales, tout le tumulte des Libertés, n’auraient pu interrompre leur sommeil.

Le lendemain, on se leva dès l’aube. Il s’agissait d’opérer une reconnaissance, ainsi que fait un stratégiste du terrain sur lequel il s’apprête à combattre. Aller à la recherche de Grip, c’était indiqué; le rencontrer, rien ne serait plus facile, si le Vulcan était de retour à Dublin, son port d’attache.

«Nous emmenons Birk?… demanda Bob.

– Sans doute, répondit P’tit-Bonhomme. Il faut qu’il apprenne à connaître la ville.»

Et Birk ne se fit point prier.

Dublin décrit un ovale d’un grand diamètre de trois milles. La Liffey, entrant par l’ouest et sortant par l’est, le divise en deux parties à peu près équivalentes. A son embouchure, cette artère se raccorde avec un double canal, faisant ceinture à la cité, – au nord le Royal-Canal, qui longe le Midland-Great-Western-railway, au sud, le Grand-Canal, dont le tracé, en se prolongeant jusqu’à Galway, met en communication l’océan Atlantique et la mer d’Irlande.

Saint-Patrick-street compte parmi ses habitants, – et ce sont les plus riches, – des fripiers, juifs d’origine. C’est chez ces revendeurs que s’achètent toutes ces vieilles nippes qui composent l’accoutrement usuel des Paddys de la basse classe, chemises rapiécées, jupes en loques, pantalons faufilés de morceaux hétéroclites, chapeaux d’homme indescriptibles, chapeaux de femme encore ornés de fleurs. Là aussi, on engage les haillons pour quelques pence, dont les ivrognes et les ivrognesses ont bientôt bu le plus clair dans les «inns» du voisinage, où se débitent le wiskey et le gin. Ces boutiques attirèrent l’attention de P’tit-Bonhomme.

L’animation des rues était presque nulle à cette heure matinale. On se lève tard à Dublin, où, du reste, l’industrie est médiocre. Peu d’usines, si ce n’est quelques établissements qui travaillent la soie, le lin, la laine, et principalement les popelines, dont la fabrication fut autrefois importée par les Français émigrés après la révocation de l’Édit de Nantes. Il est vrai, brasseries et distilleries sont florissantes. Ici s’élève l’importante et renommée distillerie de wiskey de M. Roe. Là s’étend la brasserie de stout de M. Guiness, d’une valeur de cent cinquante millions de francs, reliée par un réseau de conduites souterraines au dock Victoria, d’où partent cent navires qui déversent sa bière sur les deux continents. Mais, si l’industrie périclite, le commerce, au contraire, tend à s’accroître sans cesse, et Dublin est devenu le premier marché du Royaume-Uni en ce qui concerne l’exportation des porcs et du gros bétail. P’tit-Bonhomme savait ces choses pour les avoir apprises dans les statistiques et mercuriales, qu’il lisait tout en colportant journaux et brochures.

En gagnant du côté de la Liffey, Bob et lui ne perdaient rien de ce qui s’offrait à leur vue. Bob, très loquace, bavardait suivant son habitude.

«Ah? cette église!… Ah! cette place!… Quelle énorme bâtisse!… Quel beau square!»

La bâtisse, c’était la Bourse, le Royal-Exchange. Au long de Dame-street, c’était le City-Hall, c’était le Commercial-Building, salle de rendez-vous destinée aux négociants de la ville. Plus loin apparaissait le château, juché sur la croupe de Cork-Hill, avec sa grosse tour ronde à créneaux, ses lourdes constructions de briques. Autrefois forteresse restaurée par Élisabeth, dont on retrouverait malaisément les vestiges, elle sert de résidence au lord-lieutenant et de siège au gouvernement civil et militaire. Au delà se dessinait le square de Stephen, orné de la statue galopante d’un Georges Ier en bronze, tapissé de vertes pelouses, ombragé de beaux arbres, bordé de maisons aussi tristes que symétriques, dont le palais de l’archevêque protestant et le Board-room sont les plus vastes. Puis, sur la droite, s’étend le square Merrion, où s’élève l’ancien manoir de Leinster, l’hôtel de la Société Royale, à façade corinthienne et vestibule dorique, et aussi la maison qui a vu naître O’Connell.

P’tit-Bonhomme, laissant jaser Bob, réfléchissait. Il cherchait à tirer de ce qu’il observait quelque idée pratique. Comment ferait-il fructifier sa petite fortune?… A quel genre de commerce demanderait-il de la doubler, de la tripler?…

Sans doute, en allant au hasard, à travers des rues misérables confinant à des quartiers riches, les deux enfants s’égarèrent plus d’une fois. Cela explique pourquoi, une heure après avoir quitté Saint-Patrick-street, ils n’avaient pas encore atteint les quais de la Liffey.

«Il n’y a donc pas de rivière? répétait Bob.

– Si… une rivière qui débouche dans le port,» répondait P’tit-Bonhomme.

Et ils continuaient leur reconnaissance, s’allongeant de multiples détours. C’est ainsi qu’au delà du château, ils débouchèrent devant un vaste ensemble de constructions à quatre étages en pierre de Portland, possédant une façade grecque longue de cent mètres, un fronton porté sur quatre colonnes corinthiennes, deux pavillons d’angles décorés de pilastres et d’attiques. Autour se déroule un véritable parc, où des jeunes gens se livraient déjà aux divers exercices de sport. Était-ce donc un gymnase?… Non, c’était l’Université, qui fut fondée sous Élisabeth, Trinity-College de son nom officiel; ces jeunes gens, c’étaient des étudiants irlandais, enragés sportmen qui rivalisent d’audace et d’entrain avec leurs camarades de Cambridge et d’Oxford. Cela ne ressemblait guère à la ragged-school de Galway, et le recteur devait être un bien autre personnage que M. O’Bodkins!

Bob et P’tit-Bonhomme prirent alors vers la droite, et ils n’avaient pas fait une centaine de pas, que le garçonnet s’écriait:

«Des mâts… J’aperçois des mâts…

– Donc, Bob… il y a une rivière!»

Mais, de cette mâture, on ne voyait poindre que l’extrémité au-dessus des maisons d’un quai. De là, nécessité de trouver une rue qui descendît vers la Liffey, et tous deux de courir dans cette direction, précédés de Birk, le nez à terre, la queue remuante, comme s’il eût suivi quelque piste.

Il en résulta qu’ils n’accordèrent qu’un regard distrait à la cathédrale de Christ-Church, et il fallait qu’ils se fussent singulièrement égarés, car, entre les deux cathédrales, il n’y a que la distance mesurée par Saint-Patrick-street. Une assez curieuse église, cependant, la plus ancienne de Dublin, datant du XIIe siècle, en forme de croix latine, flanquée d’une tour carrée comme un donjon, surmontée de quatre pinacles à toits pointus. Bah! ils auraient le temps de la visiter plus tard.

Bien que Dublin possède deux cathédrales protestantes et un archevêque anglican, n’allez pas croire que la capitale de l’Irlande appartienne à la religion réformée. Non! les catholiques, sous la direction de leur archevêque, y sont dans la proportion des deux tiers au moins, et il existe des églises où le culte romain est célébré dans toute sa magnificence, – telles la Conception, Saint-André, une chapelle métropolitaine de style grec, l’église des jésuites, sans parler d’une basilique que l’on songe à élever sur un plan monumental au quartier de Thomas-street.

Enfin P’tit-Bonhomme et Bob atteignirent la rive droite de la Liffey.

«Que c’est beau! dit l’un.

– Jamais nous n’avons vu si beau!» répondit l’autre.

Et, de fait, à Limerick ou à Cork, sur le Shannon ou la Lee, on chercherait en vain cette admirable perspective de quais en granit, bordés d’habitations superbes, – à droite ceux d’Ushers, d’Aleschants, de Wood, d’Essex; à gauche, ceux d’Ellis, d’Aran, de King’s Inn, et autres vers l’amont.

Ce n’est point en cette partie de la Liffey que viennent s’amarrer les navires. Leur forêt de mâts ne se montrait qu’en aval, dans une profonde entaille de la rive gauche, où la forêt semblait être plus épaisse encore.

«Ce sont les docks, sans doute?… dit P’tit-Bonhomme.

– Allons-y!» répondit Bob, dont ce mot «dock» piquait la curiosité.

Traverser la Liffey, rien de plus facile. Les deux quartiers de Dublin sont desservis par neuf ponts, et le dernier à l’est, Carlisle-bridge, le plus remarquable de tous, met en communication Westmoreland-street et Sackeville-street, citées parmi les plus belles rues de la capitale.

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Les deux enfants ne prirent point Sackeville-street. Cela les eût éloignés des docks, où ce pêle-mêle de bâtiments les attirait. Mais, en premier lieu, ils examinèrent un à un les navires mouillés dans la Liffey, au-dessous de Carlisle-bridge. Peut-être le Vulcan était-il là sur ses ancres? Ils l’auraient reconnu entre mille, le steamer de Grip. On n’oublie pas un bâtiment que l’on a visité, – surtout lorsque Grip en est le premier chauffeur.

Le Vulcan n’était pas aux quais de la Liffey. Il se pouvait qu’il ne fût point de retour. Il se pouvait aussi qu’il eût été s’amarrer au milieu des docks ou même au bassin de radoub pour quelque opération de carénage.

P’tit-Bonhomme et Bob suivirent le quai en descendant la rive gauche. Peut-être l’un, tout à la pensée du Vulcan, ne vit-il pas le Custom-house, la Douane, qui est pourtant un vaste édifice quadrangulaire, surmonté d’un dôme de cent pieds, que décore la statue de l’Espérance. Quant à l’autre, il s’arrêta un instant à le contempler. Aurait-il jamais des marchandises à lui, qui seraient soumises aux visites de cette douane?… Est-il rien de plus enviable que d’acquitter des droits pour les cargaisons rapportées des pays lointains?… Cette satisfaction lui serait-elle jamais donnée?…

On arriva aux docks Victoria. Dans ce bassin, cœur de la ville commerçante, dont les veines rayonnent sur l’immensité des mers, y en avait-il de ces navires, ceux-ci en chargement, ceux-là en déchargement!

Un cri échappa à Bob.

«Le Vulcan…là… là!…»

Il ne se trompait pas. Le Vulcan était à quai, embarquant des marchandises.

Quelques instants après, Grip, que nulle occupation ne retenait à bord, rejoignit ses deux amis.

«Enfin… vous v’là…» répétait-il en les serrant entre ses bras à les étouffer.

Tous les trois remontèrent le quai, et, désireux de causer plus à l’aise, gagnèrent la berge du Royal-Canal, à l’endroit où il débouche sur la Liffey.

Cet endroit était presque désert.

«Et d’puis quand qu’vous êtes à Dublin? demanda Grip, qui les tenait un sous chaque bras.

– Depuis hier au soir, répondit P’tit-Bonhomme.

– Seul’ment?… Je vois, mon boy, que t’as mis quèqu’ façon à t’décider…

– Non, Grip, et, après ton départ, j’avais pris la résolution de quitter Cork.

– Bon… il y a d’çà trois mois déjà… et j’ai eu l’temps d’aller deux fois en Amérique et d’en r’venir. Chaqu’ fois que je m’suis r’trouvé à Dublin, j’ai couru la ville, espérant t’rencontrer… Pas l’moind’ P’tit-Bonhomme… pas l’ombre de c’mousse d’Bob ni d’cett’ bonn’ bête de Birk!… Alors j’t’ai écrit… T’as pas reçu ma lettre?…

– Non, Grip, et cela tient à ce que nous ne devions plus être à Cork quand elle est arrivée. Il y a deux mois que nous nous sommes mis en route.

– Deux mois! s’écria Grip. Ah ça! que train qu’vous avez donc pris pour v’nir?

– Quel train? répliqua Bob, en regardant le chauffeur d’un œil rayonnant de malice. Eh! le train de nos jambes.

– Vous avez fait tout’ la route à pied?…

– A pied et par le grand tour.

– Deux mois d’voyage! s’écria Grip.

– Qui ne nous a rien coûté, dit Bob.

– Et qui nous a même rapporté une jolie somme!» ajouta P’tit-Bonhomme.

Il fallut faire à Grip le récit de cette fructueuse expédition, la charrette traînée par Birk, la vente des divers articles dans les villages et dans les fermes, la spéculation des oiseaux – une idée de Bob, s’il vous plaît…

Et les prunelles de monsieur Bob scintillaient comme deux pointes de braise.

Puis, ce fut la halte à Bray, la rencontre de l’héritier des Piborne, la mauvaise action du jeune comte, et ce qui s’en suivit.

«T’as cogné dur, au moins?… demanda Grip.

– Non, mais ce méchant Ashton était plus humilié d’être à terre sous mon genou que si je l’avais frappé!

– C’t’égal… j’aurais cogné d’ssus, moi!» répondit le premier chauffeur du Vulcan.

Pendant le narré de ces intéressantes aventures, le joyeux trio remontait la rive droite du canal. Grip demandait toujours de nouveaux détails. Il ne cachait point son admiration à l’égard de P’tit-Bonhomme. Quelle entente il possédait des choses du commerce… Quel génie, qui savait acheter et vendre, qui savait compter – atout le moins aussi bien que M. O’Bodkins!… Et, lorsque P’tit-Bonhomme lui eut fait connaître l’importance du capital qu’il avait «en caisse», soit cent cinquante livres:

«Allons, dit-il, te v’là aussi riche que je l’suis, mon boy!… Seul’ment, j’ai mis six ans à gagner c’que t’as gagné en six mois!… J’te répète ce que j’t’ai dit à Cork… tu réussiras dans tes affaires… tu f’ras fortune…

– Où?… demanda P’tit-Bonhomme.

– Partout où qu’ t’iras, répondit Grip avec l’accent de la plus absolue conviction. A Dublin, si t’y restes… ailleurs, si tu vas ailleurs!

– Et moi?… demanda Bob.

– Toi aussi, bambin, à c’te condition qui t’vienne souvent des idées comme l’idée des oiseaux.

– J’en aurai, Grip.

– Et d’ne rien faire sans consulter l’patron…

– Qui… le patron?…

– P’tit-Bonhomme!… Est-ce qu’il n’te fait pas l’effet d’en être un, d’patron?…

– Eh bien, dit celui-ci, causons de tout cela…

– Oui… mais après l’déjeuner, répondit Grip. J’suis libre d’ma journée. J’connais la ville comm’ la chaufferie ou les soutes du Vulcan…Il faut que j’te pilote, et qu’nous courions Dublin ensemble… Tu verras c’qui s’ra l’mieux à entreprendre…»

On déjeuna dans un cabaret de marins, sur le quai. On fit convenablement les choses, sans renouveler toutefois les magnificences de l’inoubliable festin de Cork. Grip raconta ses voyages, au grand plaisir de Bob. P’tit-Bonhomme écoutait, toujours pensif, supérieur à son âge par le développement de son intelligence, le sérieux de ses idées, la tension permanente de son esprit. On eût dit qu’il était né à vingt ans, et qu’il en avait maintenant trente!

Grip dirigea ses deux amis vers le centre de la ville, en se rapprochant de la Liffey. Là était le centre opulent. Violent contraste avec les milieux pauvres, car il n’y a point de transition en cette capitale de l’Irlande. La classe moyenne manque à Dublin. Luxe et pauvreté se coudoient et se rudoient. Le quartier du beau monde, après avoir enjambé la rivière, se développe jusqu’au Stephen’s-square. Là habite cette haute bourgeoisie, que distingue une éducation aimable, une instruction cultivée, qui, par malheur, se divise sur les questions de religion et de politique.

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Une rue splendide, Sackeville-street, bordée d’élégantes maisons en façade, avec des magasins somptueux, des appartements à larges fenêtres. Cette large artère est inondée de lumière, quand il fait beau, et d’air, quand elle s’emplit des âpres brises de l’est. Si elle s’appelle Sackeville-street officiellement, on la nomme O’Connell-street patriotiquement. C’est là que la Ligue nationale a fondé son comité central, dont l’enseigne éclate en lettres d’or.

Mais, dans cette belle rue, que de pauvres en guenilles, couchés sur les trottoirs, accroupis au pas des portes, accoudés aux piédestaux des statues! Tant de misères ne laissa pas d’impressionner P’tit-Bonhomme, si accoutumé qu’il y fût. En vérité, ce qui semblait presque acceptable dans le quartier de Saint-Patrick, détonnait à Sackeville-street.

Une particularité surprenante aussi, c’était le grand nombre d’enfants occupés à la vente des journaux, la Gazette de Dublin, le Dublin Express, la National Press, le Freeman’s Journal, les principaux organes catholiques et protestants, et bien d’autres.

«Hein, fît Grip, que tas d’vendeurs dans les rues, aux abords des gares, su’ l’bord des quais…

– Un métier qui n’est pas à tenter ici, observa P’tit-Bonhomme. Il a réussi à Cork, il ne réussirait pas à Dublin!»

Rien de plus juste, la concurrence eût été redoutable, et la charrette de Birk, pleine le matin, aurait risqué de l’être encore le soir.

On découvrit, en continuant la promenade, d’autres rues magnifiques, de beaux édifices, le Post-office dont le portique central repose sur des colonnes d’ordre ionique. Et P’tit-Bonhomme songeait à l’énorme quantité de lettres, qui s’abattent là comme une nuée d’oiseaux ou qui s’envolent sur le monde entier.

«C’est pour qu’t’en uses qu’on l’a bâti, mon boy, dit Grip, et c’qu’il t’arrivera d’lettres à ton adresse: Master P’tit-Bonhomme, négociant, à Dublin!»

Le jeune garçon ne pouvait s’empêcher de sourire aux manifestations exagérées et enthousiastes de son ancien compagnon de la ragged-school.

Enfin, on aperçut le bâtiment des quatre cours de justice, réunies sous le même toit, sa longue façade de soixante-trois toises, sa coupole, percée de douze fenêtres, que le soleil daignait illuminer ce jour-là de quelques rayons.

«Par exemple, fit observer Grip, j’compte que t’auras jamais d’ rapport avec c’te bâtisse-là!

– Et pourquoi?…

– Parce que c’est un’ chaufferie comme celle du Vulcan. Seulement, c’n’est pas du charbon qu’on y consomme, ce sont des clients qu’on y brûle à p’tit feu, et qu’les solicitors, les attorneys, les proctors, et autres marchands d’lois enfournent… enfournent… enfournent…

– On ne fait pas d’affaires sans risquer d’avoir des procès, Grip…

– Enfin tâche d’en avoir l’moins possible! Ça vous coût’ cher quand on gagne, et ça vous ruine quand on perd!»

Et Grip secouait la tête d’un air très entendu. Mais comme il changea de ton, lorsque tous trois furent en train d’admirer un édifice circulaire, dont le dessin architectural reproduisait les splendeurs de l’ordre dorique.

«La Banque d’Irlande! s’écria-t-il en saluant. Via, mon boy, où j’te souhaite d’entrer vingt fois par jour… C’te bâtisse vous a des coffres grands comme des maisons!… Est-ce que t’aimerais à d’meurer dans une de ces maisons-là, Bob?

– Sont-elles en or?…

– Non, mais c’est en or, tout c’qui est d’dans!… Et j’espère que P’tit-Bonhomme y logera son argent un jour!»

Toujours les mêmes exagérations de Grip, qui venaient d’un cœur si convaincu! P’tit-Bonhomme l’écoutait à demi regardant ce spacieux édifice, où tant de fortunes accumulées formaient «des tas de millions les uns sur les autres», à en croire le chauffeur du Vulcan.

La promenade fut reprise, allant sans transition des rues misérables aux rues heureuses; ici les riches, flânant pour la plupart; là les pauvres, tendant la main, sans trop chercher à apitoyer le passant. Et partout des policemen, le skiff à la main, et aussi, pour assurer la sécurité de l’île-sœur, le revolver à la ceinture. C’est l’effervescence des passions politiques qui veut cela!… Frères, les Paddys?… Oui, tant qu’une dispute de religion ou une question de home-rule ne vient pas les exciter les uns contre les autres! Alors ils sont incapables de se posséder! Ce n’est plus le même sang des anciens Gaëls qui coule dans leurs veines, et ils iraient jusqu’à justifier ce dicton de leur pays: Mettez un Irlandais à la broche et vous trouverez toujours un autre Irlandais pour la tourner.

Et que de statues Grip montra à ses deux amis pendant cette excursion ! Encore un demi-siècle, ily en aura autant que d’habitants. L’imaginez-vous, cette population de bronze et de marbre des Wellington, des O’Connell, des O’Brien, des Burke, des Goldsmith, des Grawan, des Thomas Moore, des Crampton, des Nelson, et des Guillaume d’Orange, et des Georges, qui, à cette époque, n’étaient encore numérotés que de un à quatre! Jamais P’tit-Bonhomme et Bob n’avaient vu pareille foule d’illustres personnages sur leurs piédestaux!

Et alors, ils s’offrirent une excursion en tram, et, tandis que la voiture défilait devant d’autres édifices qui attiraient l’attention par leur grandeur ou leur disposition, ils questionnaient Grip, et Grip n’était jamais à court. Tantôt c’était un de ces pénitenciers où l’on enferme les gens, tantôt l’un de ces workhouses, où on les oblige à travailler, moyennant une très insuffisante rétribution.

«Et ça?…» demanda Bob, en désignant un vaste bâtiment dans Coombe-street.

– Ça?… répondit Grip, c’est la ragged-school!»

Que de souvenirs douloureux ce nom éveilla chez P’tit-Bonhomme! Mais si c’était sous un de ces tristes abris qu’il avait tant souffert, c’était là qu’il avait connu Grip… et cela faisait compensation. Ainsi, il y avait, derrière ces murs, tout un monde d’enfants abandonnés! Il est vrai, avec leur jersey bleu, leur pantalon grisâtre, de bons souliers aux pieds, un béret sur la tête, ils ne ressemblent guère aux déguenillés de Galway, dont M. O’Bodkins prenait si peu souci! Cela tenait à ce que la Société des Missions de l’Église d’Irlande, propriétaire de cette école, cherche des pensionnaires autant pour les élever et les nourrir, que pour leur inculquer les principes de la religion anglicane. Ajoutons que les ragged-schools catholiques, tenues par des religieuses, ne laissent pas de leur faire une très heureuse concurrence.

Enfin, toujours pilotés par leur guide, P’tit-Bonhomme et Bob quittèrent le tram à l’entrée d’un jardin, situé à l’ouest de la ville, et dont le cours de la Liffey forme la limite inférieure.

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Un jardin?… C’est, ma foi, bien un parc, – un parc de dix-sept cent cinquante acres1, Phœnix-Park, dont Dublin a le droit d’être fière. Des futaies d’ormes d’une venue superbe, des pelouses verdoyantes où paissent vaches et moutons, des taillis profonds entre lesquels bondissent les chevreuils, des parterres étincelants de fleurs, des champs de manœuvres pour les revues, de vastes enclos appropriés aux exercices du polo et du foot-ball, que manque-t-il à ce morceau de campagne conservé au milieu de la ville? Non loin de la grande allée centrale, s’élève la résidence d’été du lord-lieutenant, – ce qui a nécessité la création d’une école et d’un hospice militaires, d’un quartier d’artillerie et d’une caserne pour les policemen.

On assassine cependant à Phœnix-Park, et Grip montra aux enfants deux entailles disposées en forme de croix le long d’un fossé. C’est là que, près de trois mois avant, le 6 mai, presque sous les yeux du lord-lieutenant, le poignard des Invincibles avait mortellement frappé le secrétaire et le sous-secrétaire d’État pour l’Irlande M. Burke et lord Frédérik Cavendish.

Une promenade dans Phœnix-Park, puis jusqu’au Zoological-Garden, qui lui est annexé, termina cette excursion à travers la capitale. Il était cinq heures, lorsque les deux amis prirent congé de Grip pour revenir à leur garni de Saint-Patrick-street. Il était convenu que l’on devait se revoir chaque jour, si cela était possible, jusqu’au départ du steamer.

Mais voici que Grip dit à P’tit-Bonhomme, au moment où ils allaient se séparer:

«Eh bien, mon boy, t’est-il v’nu quèqu’ bonne idée pendant c’tte après-midi?…

– Une idée, Grip?…

– Oui… que qu’t’as décidé qu’tu fras?…

– Ce que je ferai… non, Grip, mais ce que je ne ferai pas, oui. Reprendre notre commerce de Cork, cela ne réussirait guère à Dublin… Vendre des journaux, vendre des brochures, il y aurait trop de concurrence.

– C’est m’n avis, répliqua Grip.

– Quant à courir les rues en poussant la charrette… je ne sais… Quels articles pourrait-on débiter?… Et puis, ils sont en quantité à faire ce métier-là!… Non! peut-être serait-il préférable de s’établir… de louer une petite boutique…

– Via qu’est trouvé, mon boy!

– Une boutique dans un quartier où il passe beaucoup de monde… du monde pas trop riche… une de ces rues – des Libertés, par exemple…

– On n’pourrait imaginer mieux! répliqua Grip.

– Mais qu’est-ce qu’on vendrait?… demanda Bob.

– Des choses utiles, répondit P’tit-Bonhomme, de ces choses dont on a le plus généralement besoin…

– Des choses qui se mangent alors? repartit Bob. Des gâteaux, n’est-ce pas?…

– Que gourmand! s’écria Grip. C’n’est guère utile, des gâteaux…

– Si… puisque c’est bon…

– Ça ne suffît pas, il faut surtout que ce soit nécessaire! répondit P’tit-Bonhomme. Enfin… nous verrons… je réfléchirai… je parcourrai le quartier là-bas… Il y a de ces revendeurs qui paraissent avoir un bon commerce… Je pense qu’une sorte de bazar…

– Un bazar… c’est ça! s’écria Grip, qui voyait déjà le magasin de P’tit-Bonhomme avec une devanture peinturlurée et une enseigne en lettres d’or.

– J’y penserai, Grip… Ne soyons pas trop impatients… Il convient de réfléchir avant de se décider…

– Et n’oublie pas, mon boy, que tout m’n argent, je l’mets à ta disposition… Je n’sais c’ment l’employer… et positiv’ment, ça m’gêne de l’avoir toujours sur moi…

– Toujours?…

– Toujours… dans ma ceinture!

– Pourquoi ne le places-tu pas, Grip?

– Oui… chez toi… L’veux-tu?…

– Nous verrons… plus tard… si notre commerce marche bien… Ce n’est pas l’argent qui nous manque, c’est la manière de s’en servir… sans trop de risques et avec profit…

– N’aie pas peur, mon boy!… J’te répète, tu f’ras fortune, c’est sûr!… J’te vois de centaines et des milliers de livres…

– Quand part le Vulcan, Grip?…

– Dans un’ huitaine.

– Et quand reviendra-t-il?

– Pas avant deux mois, car nous d’vons aller à Boston, à Baltimore… j’sais pas où… ou plutôt… partout où il y aura une cargaison à prendre…

– Et à rapporter!…» répondit P’tit-Bonhomme, avec un soupir d’envie.

Enfin ils se séparèrent. Grip prit du côté des docks, tandis que P’tit-Bonhomme, suivi de Bob et de Birk, traversait la Liffey, afin de regagner le quartier de Saint-Patrick.

Et que de pauvres, que de pauvresses ils rencontrèrent sur leur chemin, que de gens abrutis, titubant sous l’influence du wiskey, du gin!…

Et à quoi a-t-il servi que l’archevêque Jean, au concile de 1186, réuni dans la capitale de l’Irlande, eût si furieusement tonné contre l’ivrognerie? Sept siècles après, Paddy buvait encore outre mesure, et ni un autre archevêque ni un autre concile n’auront jamais raison de ce vice héréditaire!

 

 

Chapitre XI

Le bazar des «petites poches».

 

otre héros avait alors onze ans et demi, Bob en avait huit, – deux âges qui, ensemble, n’auraient pas même donné la majorité légale. P’tit-Bonhomme lancé dans les affaires, fondant une maison de commerce… Il fallait être Grip, c’est-à-dire une créature qui l’aimait d’une affection aveugle, irraisonnée, pour croire qu’il réussirait dès son début, que son négoce prendrait peu à peu de l’extension, qu’enfin il ferait fortune!

Ce qui est certain, c’est que, deux mois après l’arrivée des deux enfants dans la capitale de l’Irlande, le quartier de Saint-Patrick possédait un bazar, qui avait le privilège d’attirer l’attention, – l’attention et aussi la clientèle du quartier.

N’allez pas chercher ce bazar dans une de ces rues pauvres des Libertés, qui s’entrecroisent autour de Saint-Patrick-street. P’tit-Bonhomme avait préféré se rapprocher de la Liffey, s’établir dans Bedfort-street, le quartier du bon marché, où l’on fait emplette, non du superflu, mais du nécessaire. Il y a toujours des acheteurs pour les articles usuels, s’ils sont de bonne qualité et à des prix abordables. C’est ce que la «grande expérience commerciale» du jeune patron lui avait appris, lorsqu’il promenait sa charrette le long des rues de Cork, puis à travers les comtés du Munster et du Leinster.

Un vrai magasin, ma foi, et celui-là, Birk le surveillait avec la fidélité d’un chien de garde, au lieu de le traîner avec la résignation d’un baudet. Une enseigne alléchante: Aux petites poches, humble invitation qui s’adressait au plus grand nombre, et au-dessous: Little Boy and Co.

Little Boy, c’était P’tit-Bonhomme. And Co, c’était Bob… et Birk aussi sans doute.

La maison de Bedfort-street se composait de plusieurs appartements, répartis sur trois étages. Le premier étage était occupé par le propriétaire en personne, M. O’Brien, négociant en denrées coloniales, actuellement retiré des affaires après fortune faite, un robuste célibataire de soixante-cinq ans, qui avait la réputation d’un brave homme et qui la méritait. M. O’Brien ne laissa pas d’être fort surpris, lorsqu’il entendit un enfant de onze ans et demi lui proposer de louer l’un des magasins du rez-de-chaussée, vacant depuis quelques mois déjà. Mais comment n’eût-il pas été satisfait des réponses sages et pratiques qu’il fit aux questions posées? Comment n’aurait-il pas éprouvé une réelle sympathie à l’égard de ce garçon, qui lui demandait de consentir un bail, dont il offrait de payer une année d’avance?

Il ne faut pas oublier que le héros de ce roman, – et non un héros de roman, ne point confondre, – paraissait plus âgé qu’il n’était, grâce au développement de sa taille, à la carrure de ses épaules. Cela dit, quand bien même il aurait eu quatorze ou quinze ans, est-ce qu’il n’était pas trop jeune pour entreprendre un commerce, fonder un magasin, même sous cette modeste enseigne: Aux petites poches?

Toutefois, M. O’Brien n’agit pas comme d’autres eussent peut-être agi de prime abord. Ce garçon, proprement habillé, se présentant, avec une certaine assurance, s’expliquant d’une façon convenable, il ne reconduisit pas, il l’écouta jusqu’au bout. L’histoire de ce pauvre abandonné, sans famille, ses luttes contre la misère, les épreuves auxquelles il avait été soumis, son commerce de journaux et brochures à Cork, sa tournée foraine jusqu’à la capitale, tout ce récit l’intéressa vivement. Il reconnut chez P’tit-Bonhomme des qualités si sérieuses, il l’entendit raisonner avec tant de clarté et de bon sens, en s’appuyant sur des arguments solides, il vit dans son passé – le passé d’un enfant de cet âge! – des garanties si sûres pour l’avenir, qu’il fut absolument séduit. L’ancien négociant fit donc bon accueil à P’tit-Bonhomme, il lui promit de l’aider de ses conseils à l’occasion, sa résolution étant prise de suivre de près les essais de son jeune locataire.

Le bail signé, une année payée d’avance, c’est ainsi que P’tit-Bonhomme devint l’un des patentés de Bedfort-street.

Le rez-de-chaussée, loué par Little Boy and Co, se composait de deux pièces, l’une sur la rue, l’autre sur une cour. La première devait servir de magasin, la seconde de chambre à coucher. En retour, s’ouvrait un étroit cabinet et une cuisine, avec fourneau au coke, destinée à la cuisinière, le jour où P’tit-Bonhomme en prendrait une. On n’en était pas là. Pour ce qu’il leur fallait de nourriture, à deux, c’eût été une dépense inutile. Ils mangeraient quand ils auraient le temps, lorsqu’il n’y aurait plus de clientèle à servir. Avant tout, la clientèle.

Et pourquoi la clientèle n’aurait-elle pas fréquenté ce magasin aménagé avec tant de soin, disposé avec tant d’intelligence et de propreté? Il offrait un grand choix d’articles. Sur l’argent qui lui restait, après avoir payé son bail, notre jeune patron avait acheté comptant, chez les marchands en gros ou chez les fabricants, les objets rangés sur les tables et sur les rayons du bazar des Petites Poches.

Et, d’abord, la salle de vente du quartier avait fourni à bon marché six chaises et un comptoir… Oui, un comptoir, avec cartons étiquetés et tiroirs fermant à clef, pupitre, plumes, encrier et registres. Quant au mobilier de l’autre chambre, il comprenait un lit, une table, une armoire destinée aux habits et au linge, enfin le strict nécessaire, rien de plus. Et pourtant, des cent cinquante livres apportées à Dublin et qui formaient le capital disponible, les deux tiers avaient été dépensés. Aussi n’était-il que prudent de ne pas aller au delà et de se garder une réserve. Les marchandises qui s’écouleraient seraient remplacées au fur et à mesure, de manière que le bazar fût toujours approvisionné.

Il va de soi que la comptabilité tenue avec une parfaite régularité exigeait le journal pour les ventes quotidiennes, puis le grand-livre, – le grand-livre de P’tit-Bonhomme! – où les opérations devaient être balancées, afin que l’état de la caisse – la caisse de P’tit-Bonhomme! – fût vérifié chaque soir. M. O’Bodkins, de la ragged-school, n’aurait pas fait mieux.

Et maintenant, que trouvait-on au bazar de Little Boy?…Un peu de tout ce qui était de vente courante dans le quartier. Si le papetier n’offre au client que de la papeterie, le quincaillier que de la quincaillerie, le ferronnier que de la ferronnerie, le libraire que de la librairie, ici notre jeune marchand s’était ingénié à fusionner les articles de bureau, les ustensiles de ménage, les bouquins à l’usage de tous, almanachs et manuels, etc. On pouvait se fournir aux Petites Poches sans grande dépense, à prix fixe, ainsi que l’indiquaient les pancartes de la devanture. Puis, à côté du rayon des choses utiles, se dressai: le rayon des jouets, bateaux, râteaux, pelles, balles, raquettes, crockets et tennis pour tous les âges, – de cinq ans jusqu’à douze, s’entend, et non ce qui convient aux gentlemen majeurs du Royaume-Uni. Voilà un rayon que Bob aimait à surveiller, un étalage qu’il aimait à disposer! Avec quel soin il époussetait ces jouets que la main lui démangeait de manier, les bateaux surtout – des bateaux de quelques pence. Hâtons-nous d’ajouter qu’il se fût bien gardé de défraîchir la marchandise de son patron, lequel ne plaisantait pas et lui répétait:

«Sois sérieux, Bob! Si tu ne l’es pas, c’est à croire que tu ne le seras jamais!»

En effet, Bob allait sur ses huit ans, et si l’on n’est pas raisonnable à cet âge-là, c’est qu’on ne devra jamais l’être.

Il n’y a pas lieu de suivre jour par jour les progrès que le bazar de Little Boy and Co fît dans l’estime et aussi dans la confiance du public. Qu’il suffise de savoir que le succès de cette entreprise se déclara très promptement. M. O’Brien fut émerveillé des dispositions que son locataire montrait pour le commerce. Acheter et vendre, c’est bien, mais savoir acheter et savoir vendre, c’est mieux: tout est là. Telle avait été la méthode de l’ancien négociant pendant nombre d’années, opérant avec grand sens et grande économie, en vue d’édifier sa fortune. Il est vrai, c’était à vingt ou vingt-cinq ans qu’il avait commencé, – non à douze. Aussi, partageant à cet égard les idées de ce brave Grip, entrevoyait-il, en ce qui concernait P’tit-Bonhomme, une fortune rapidement faite.

«Surtout ne va pas trop vite, mon garçon! ne cessait-il de lui dire à là fin de chaque entretien.

– Non, monsieur, répondait P’tit-Bonhomme, j’irai doucement, prudemment, car j’ai une longue route à parcourir, et il faut ménager mes jambes!»

Il importe d’observer, – afin d’expliquer cette réussite un peu extraordinaire, – que la renommée des Petites Poches s’était répandue à tire d’aile à travers toute la ville. Un bazar, fondé et tenu par deux enfants, un chef de maison, à l’âge où l’on est à l’école, et un associé, – and Co – à l’âge où l’on joue aux billes, n’était-ce pas là plus qu’il ne fallait pour forcer l’attention, attirer la clientèle, mettre l’établissement à la mode? P’tit-Bonhomme, d’ailleurs, n’avait point négligé de faire dans les gazettes quelques annonces qu’il dut payer à tant la ligne. Mais ce fut sans bourse délier qu’il obtint des articles sensationnels en première page de la Gazette de Dublin, du Freeman’s Journal, et autres feuilles de la capitale. Les reporters ne tardèrent pas à s’en mêler, et Little Boy and Co – oui! Bob lui-même! – furent interwievés avec autant de minutie que l’excellent M. Gladstone. Nous n’allons pas jusqu’à dire que la célébrité de P’tit-Bonhomme balança celle de M. Parnell, bien que l’on parlât beaucoup de ce jeune négociant de Bedfort-street, de sa tentative qui ralliait toutes les sympathies. Il devint le héros du jour, et, – ce qui était d’une tout autre importance, – on rendit visite à son bazar.

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Inutile de dire avec quelle politesse, avec quelle prévenance était accueillie la clientèle, P’tit-Bonhomme, la plume à l’oreille, ayant l’œil à tout, Bob, la mine éveillée, les yeux pétillants, la chevelure bouclée, une vraie tête de caniche, que les dames caressaient comme celle d’un toutou! Oui! de vraies dames, des ladies et des misses, qui venaient de Sackeville-street, de Rutland-place, des divers quartiers habités par le beau monde. C’est alors que le rayon des jouets se vidait en quelques heures, voitures et brouettes prenant la route des parcs, bateaux se dirigeant vers les bassins. Par Saint-Patrick! Bob ne chômait pas. Les babys, frais et rosés, enchantés d’avoir affaire à un marchand de leur âge, ne voulaient être servis que de ses mains.

Ce que c’est que la vogue, et comme le succès est certain, à la condition qu’elle dure! Durerait-elle, celle de Little Boy and Co? En tout cas, P’tit-Bonhomme n’y épargnerait ni son travail ni son intelligence.

Il est superflu d’ajouter que, dès l’arrivée du Vulcan à Dublin, la première visite de Grip était pour ses amis. Se servir du mot «émerveillé», cela ne suffirait pas pour peindre son état d’âme. Un sentiment d’admiration le débordait. Jamais il n’avait rien vu de pareil à ce magasin de Bedfort-street, et, à l’en croire, depuis l’installation des Petites Poches, Bedfort-street aurait pu soutenir la comparaison avec la rue Sackeville de Dublin, avec le Strand de Londres, avec le Broadway de New-York, avec le boulevard des Italiens de Paris. A chaque visite, il se croyait obligé d’acheter une chose ou une autre pour «faire aller le commerce», qui, d’ailleurs, allait bien sans lui. Un jour, c’était un portefeuille destiné à remplacer celui qu’il n’avait jamais eu. Un autre, c’était un joli brick peinturluré qu’il devait donner aux enfants de l’un de ses camarades du Vulcan, lequel n’avait jamais été père de sa vie. Par exemple, ce qu’il acheta de plus coûteux, ce fut une admirable pipe en fausse écume, munie d’un magnifique bout d’ambre en verre jaune.

Et, de répéter à P’tit-Bonhomme qu’il obligeait à recevoir le prix de ses acquisitions:

«Hein, mon boy, ça va!… Ça va même à plus d’cent tours d’hélice, pas vrai?… Te v’là commandant à bord des Petites Poches…et tu n’as plus qu’à pousser tes feux!… Il est loin, l’temps où tous deux, nous courions en gu’nilles les rues de Galway… où nous crevions d’faim et d’froid dans le gal’tas d’la ragged-school!… A propos, et c’coquin d’Carker, a-t-il été pendu?…

– Pas encore, que je sache, Grip.

– Ça viendra… ça viendra, et tu auras soin de m’mett’e à part l’journal qui racont’ra la cérémonie!»

Puis, Grip retournait à bord, le Vulcan reprenait la mer, et, à quelques semaines de là, on voyait le chauffeur reparaître au bazar, où il se ruinait en nouveaux achats.

Un jour, P’tit-Bonhomme lui dit:

«Tu crois toujours, Grip, que je ferai fortune?

– Si je l’crois, mon boy!… Comme j’crois que not’camarade Carker finira au bout d’une corde!»

C’était pour lui le dernier degré de certitude auquel on pût atteindre ici-bas.

«Eh bien, et toi, mon bon Grip, est-ce que tu ne songes pas à l’avenir?…

– Moi?… Pourquoi qu’j’y song’rais?… N’ai-je pas un métier que je n’changerai pas pour n’import’ l’quel?…

– Un métier pénible, et qu’on ne paie guère!

– Guère?… Quat’e livres par mois… et nourri… et logé… et chauffé… rôti même des fois!..

– Et dans un bateau! fît observer Bob, dont le plus grand bonheur eût été de pouvoir naviguer à bord de ceux qu’il vendait aux jeunes gentlemen.

– N’importe, Grip, reprit P’tit-Bonhomme, d’être chauffeur n’a jamais mené à la fortune, et Dieu veut que l’on fasse fortune en ce monde..

– En es-tu si sûr qu’ça? demanda Grip en hochant la tête. C’est-y dans ses commandements?…

– Oui, répondit P’tit-Bonhomme. Il veut que l’on fasse fortune non seulement pour être heureux, mais pour rendre heureux ceux qui ne le sont pas, et qui méritent de l’être!»

Et pensif, l’esprit au loin, peut-être notre jeune garçon voyait-il passer dans son souvenir Sissy, sa compagne au cabin de la Hard, et la famille Mac Carthy, dont il n’avait pu retrouver les traces, et sa filleule, Jenny, tous misérables sans doute… tandis que lui…

«Voyons, Grip, reprit-il, songe bien à ce que tu vas me répondre! Pourquoi ne restes-tu pas à terre?…

– Quitter lVulcan?

– Oui… le quitter pour t’associer avec moi… Tu sais bien… Little Boy and Co?…Eh bien, And Co n’est peut-être pas suffisamment représenté par Bob… et en t’adjoignant…

– Oh !… mon ami Grip!… répéta Bob. Ça nous ferait tant de plaisir à tous les deux!…

– A moi aussi, mes enfants, répliqua Grip, très touché de la proposition. Mais voulez-vous que j’vous dise?…

– Dis, Grip.

– Eh bien… j’suis trop grand!

– Trop grand?…

– Oui!… si on m’voyait dans la boutique, un long flandrin comme moi, ça n’serait plus ça!… Ça n’s’rait plus Little Boy and Co!… Il faut que And Co soit p’tit pour attirer l’monde!… J’déparerais la société… J’vous f’rais du tort!… C’est parce que vous êtes des enfants que vot’affaire marche si bien…

– Peut-être as-tu raison, Grip, répondit P’tit-Bonhomme. Mais nous grandirons…

– Nous grandissons! répliqua Bob en se redressant sur la pointe du pied.

– Certain’ment, et mêm’ prenez garde d’pousser trop vite!

– On ne peut pas s’empêcher! fit observer Bob.

– Non… comm’de juste…Aussi, tâchez d’avoir fait vot’affaire pendant qu’vous êtes des boys!… Que diable! j’ai cinq pieds six pouces, bonn’ mesure, et, au-d’ssus de cinq pieds, on n’est plus prop’ à rien dans votre partie! D’ailleurs, si je n’puis être ton associé, P’tit-Bonhomme, tu sais qu’mon argent est à toi…

– Je n’en ai pas besoin.

– Enfin, à ta conv’nance, si l’envie t’prend d’étend’e ton commerce…

– Nous ne pourrions pas y suffire à deux…

– Eh bien… pourquoi qu’vous n’prendriez pas un’ femme pour vot’ ménage?…

– J’y ai déjà songé, Grip, et l’excellent M. O’Brien me l’a même conseillé.

– Il a raison, l’excellent M. O’Brien. Tu n’connaîtrais pas què’que brave servante en qui tu aurais confiance?…

– Non, Grip…

– Ça s’trouve… en cherchant…

– Attends donc… j’y pense… une vieille amie… Kat…»

Ce nom provoqua un jappement joyeux. C’était Birk qui se mêlait à la conversation. Au nom de la lessiveuse de Trelingar-castle, il fit deux ou trois bonds invraisemblables, sa queue s’affola comme une hélice qui tourne à vide, et ses yeux brillèrent d’un extraordinaire éclat.

«Ah! tu te souviens, mon Birk! lui dit son jeune maître. Kat… n’est-ce pas… la bonne Kat!.,.»

Et là-dessus, Birk, grattant à la porte, parut n’attendre qu’un ordre pour filer à toutes pattes dans la direction du château.

Grip fut mis au courant. On ne pouvait avoir mieux que Kat… Il fallait faire venir Kat… Kat était tout indiquée pour tenir le ménage… Kat s’occuperait de la cuisine… On ne la verrait pas… Elle ne compromettrait point par sa présence la raison sociale Little Boy and Co.

Mais était-elle toujours à Trelingar-castle… et même vivait-elle encore?…

P’tit-Bonhomme écrivit par le premier courrier. Le surlendemain, il recevait réponse d’une grosse écriture bien lisible, et, quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que Kat débarquait à la gare de Dublin.

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Comme elle fut accueillie de son protégé, après dix-huit mois de séparation! P’tit-Bonhomme tomba dans ses bras, et Birk lui sauta au cou. Elle ne savait plus auquel des deux répondre… Elle pleurait, et, lorsqu’elle se vit installée dans sa cuisine, lorsqu’elle eut fait la connaissance de Bob, cela recommença de plus belle.

Et, ce jour-là, Grip eut l’honneur et le bonheur de partager avec ses jeunes amis le premier dîner préparé par la bonne Kat! Le lendemain, quand il reprit la mer, le Vulcan n’avait jamais emporté un chauffeur plus satisfait de son sort.

Peut-être demandera-t-on si Kat devait avoir des gages, elle qui se fût contentée du logement et de la nourriture, du moment qu’elle était nourrie et logée par son cher enfant? Certes, elle en eut, et d’aussi beaux que n’importe quelle servante du quartier, et on l’augmenterait si elle faisait bien son service! Le service de Little Boy, après le service de Trelingar-castle, ce n’était point déchoir, on peut nous croire sur parole. Par exemple, elle ne voulut jamais en revenir à tutoyer son maître. Ce n’était plus le groom du comte Ashton, c’était le patron des Petites Poches. Bob lui-même, en sa qualité d’And Co, ne fut appelé que monsieur Bob, et Kat réserva son tutoiement pour Birk, qui ne pouvait s’en formaliser. Et puis, ils s’aimaient tant, Birk et Kat!

Quel avantage d’avoir cette brave femme dans la maison! Avec quel ordre fut tenu le ménage, avec quelle propreté les chambres et le magasin! D’aller prendre ses repas dans une restauration du voisinage, cela est plus d’un commis que d’un patron. Les convenances exigent que son «home» soit au complet, qu’il mange à sa propre table. C’est à la fois plus digne pour la situation et meilleur pour la santé, lorsqu’on possède une adroite cuisinière, et Kat s’entendait à faire la cuisine aussi bien qu’à lessiver, à repasser, à raccommoder le linge, à soigner les vêtements, enfin une servante modèle, d’une économie très précieuse, et d’une probité… dont se moquait volontiers la domesticité de Trelingar-castle. Mais à quoi sert de rappeler l’attention sur la famille des Piborne! Que le marquis, que la marquise continuent à végéter dans leur fastueuse inutilité, et qu’il n’en soit plus question.

Ce qu’il importe de mentionner, c’est que l’année 1883 se termina par une balance très avantageuse au profit de Little Boy and Co. Pendant la dernière semaine, c’est à peine si le bazar put suffire aux commandes du Christmas et du nouveau jour de l’an. Le rayon des jouets dut être vingt fois renouvelé. Sans parler des autres objets à l’usage des enfants, on se figurerait difficilement ce que Bob vendit de chaloupes, de cutters, de goélettes, de bricks, de trois-mâts et même de paquebots mécaniques! Les articles d’autres sortes s’enlevèrent avec un égal entrain. Il était de bon ton, parmi le beau monde, de faire ses achats au magasin des Petites Poches. Un cadeau n’était «sélect» qu’à la condition de porter la marque de Little Boy and Co. Ah! la vogue, lorsque ce sont les babys qui la font, et lorsque les parents leur obéissent, comme c’est leur devoir!

P’tit-Bonhomme n’avait point à se repentir d’avoir abandonné Cork et son commerce de journaux. En venant chercher dans la capitale de l’Irlande un marché plus large, il avait vu juste. L’approbation de M. O’Brien lui était acquise, grâce à son activité, à sa prudence, dont témoignait l’extension croissante des affaires, et cela, rien qu’avec ses seules ressources. Le vieux négociant était frappé de ce que ce jeune garçon avait tenu à s’imposer cette règle de conduite, sans vouloir jamais s’en départir. Ses conseils, d’ailleurs, étaient respectueusement acceptés, s’il n’en avait pas été de même de son argent qu’il avait offert à plusieurs reprises, comme Grip avait offert le sien.

Bref, après avoir achevé son premier inventaire de fin d’année, – inventaire dont M. O’Brien reconnut la parfaite sincérité, – P’tit-Bonhomme eut lieu d’être satisfait: en six mois, depuis son arrivée à Dublin, il avait triplé son capital.

 

 

Chapitre XII

Comme on se retrouve.

 

es personnes qui seraient en possession de renseignements quelconques sur la famille Martin Mac Carthy, anciens tenanciers de la ferme de Kerwan, comté de Kerry, paroisse de Silton, sont instamment priées de les transmettre àLittle Boy and Co, Bedfort-street, Dublin.»

Si notre héros put lire cette information dans la Gazette de Dublin, à la date du 3 avril de l’année 1884, c’est que c’était lui-même qui l’avait rédigée, portée au journal, et payée deux shillings la ligne. Le lendemain, d’autres feuilles la reproduisirent au même prix. Dans sa pensée, impossible d’employer une demi-guinée à un meilleur usage. Oublier cette honnête et malheureuse famille, Martin et Martine Mac Carthy, Murdock, Kitty et leur fillette, Pat et Sim, est-ce que cela eût été admissible de la part de celui dont ils avaient fait leur enfant adoptif? Il était de son devoir de tout tenter pour les retrouver, pour leur venir en aide, et quelle joie déborderait de son âme, si jamais il leur rendait en bonheur ce qu’il avait reçu d’eux en affection!

Où ces braves gens étaient-ils allés chercher un abri après la destruction de la ferme? Étaient-ils restés en Irlande, gagnant péniblement leur pain au jour le jour? Afin d’échapper aux poursuites, Murdock avait-il pris passage à bord d’un navire d’émigrants, et son père, sa mère, ses deux frères, partageaient-ils son exil en quelque lointaine contrée, Australie ou Amérique? Pat naviguait-il encore? À la pensée que la misère accablait cette famille, P’tit-Bonhomme éprouvait un gros chagrin, une peine de tous les instants.

Aussi attendit-on avec une vive impatience l’effet de cette note qui fut reproduite par les journaux de Dublin chaque samedi, durant plusieurs semaines… Aucun renseignement ne parvint. Certainement, si Murdock avait été enfermé dans une prison d’Irlande, on aurait eu de ses nouvelles. Il fallait conclure de là que M. Martin Mac Carthy, en quittant la ferme de Kerwan, s’était embarqué pour l’Amérique ou l’Australie avec tous les siens. En reviendraient-ils, s’ils arrivaient à se créer là-bas une seconde patrie, et avaient-ils abandonné la première pour n’y jamais revenir?

Du reste, l’hypothèse d’une émigration en Australie fut confirmée par les renseignements qu’obtint M. O’Brien, grâce à l’entremise de plusieurs de ses anciens correspondants. Une lettre qu’il reçut de Belfast ne laissa plus aucun doute touchant le sort de la famille. D’après les notes relevées sur les livres d’une agence d’émigrants, c’était dans ce port que les Mac Carthy, au nombre de six, trois hommes, deux femmes et une enfant, s’étaient embarqués pour Melbourne, il y avait près de deux ans. Quant à retrouver ses traces sur ce vaste continent, ce fut impossible, et les démarches que fit M. O’Brien ne purent aboutir. P’tit-Bonhomme ne comptait donc plus que sur le deuxième des fils Mac Carthy, à la condition que celui-ci fût encore marin à bord d’un bâtiment de la maison Marcuard, de Liverpool. Aussi s’adressa-t-il au chef de cette maison; mais la réponse fut que Pat avait quitté le service depuis quinze mois, et l’on ne savait pas sur quel navire il s’était embarqué. Une chance restait: c’était que Pat, de retour dans un des ports de I’Irlande, eût connaissance de l’annonce informative qui concernait sa famille… Faible chance, nous en conviendrons, à laquelle on voulut pourtant se rattacher, faute de pouvoir mieux faire.

M. O’Brien essayait vainement de rendre une lueur d’espoir à son jeune locataire. Et, un jour que leur conversation portait sur cette éventualité:

«Je serais étonné, mon garçon, lui dit-il, si tu ne revoyais pas tôt ou tard la famille Mac Carthy.

– Eux… en Australie!… à des milliers de milles, monsieur O’Brien!

– Peux-tu parler de la sorte, mon enfant! Est-ce que l’Australie n’est pas dans notre quartier?… Est-ce qu’elle n’est pas à la porte de notre maison?… Il n’y a plus de distances aujourd’hui… La vapeur les a supprimées… M. Martin, sa femme et ses enfants reviendront au pays, j’en suis sûr!… Des Irlandais n’abandonnent pas leur Irlande, et, s’ils ont réussi là-bas…

– Est-il sage de l’espérer, monsieur O’Brien? répondit P tit-Bonhomme en secouant la tête.

– Oui… s’ils sont les travailleurs courageux et intelligents que tu dis.

– Le courage et l’intelligence ne suffisent pas toujours, monsieur O’Brien! Il faut encore la chance, et les Mac Carthy n’en ont guère eu jusqu’ici.

– Ce qu’on n’a pas eu, on peut l’avoir, mon garçon! Crois-tu que, pour ma part, j’aie été sans cesse heureux?… Non! j’ai éprouvé bien des vicissitudes, affaires qui ne marchaient pas, revers de fortune… jusqu’au jour où je me suis senti maître de la situation… Toi-même, n’en es-tu pas un exemple? Est-ce que tu n’as pas commencé par être le jouet de la misère?… tandis qu’aujourd’hui…

– Vous dites vrai, monsieur O’Brien, et quelquefois je me demande si tout cela n’est pas un rêve…

– Non, mon cher enfant, c’est de la belle et bonne réalité! Que tu aies dépassé de beaucoup ce qu’on aurait pu attendre d’un enfant, c’est très extraordinaire, car tu entres à peine dans ta douzième année! Mais la raison ne se mesure pas à l’âge, et c’est elle qui t’a continuellement guidé.

– La raison?… oui… peut-être! Et pourtant, lorsque je réfléchis à ma situation actuelle, il me semble que le hasard y est pour quelque chose…

– Il y a moins de hasards dans la vie que tu ne penses, et tout s’enchaîne avec une logique plus serrée qu’on ne l’imagine en général. Tu l’observeras, il est rare qu’un malheur ne soit pas doublé d’un bonheur…

– Vous le croyez, monsieur O’Brien?…

– Oui, et d’autant plus que cela n’est pas douteux en ce qui te concerne, mon garçon. C’est une réflexion que je fais souvent, lorsque je songe à ce qu’a été ton existence. Ainsi, tu es entré chez la Hard, c’était un malheur…

– Et c’est un bonheur que j’y aie connu Sissy, dont je n’ai jamais oublié les caresses, les premières que j’aie reçues! Qu’est-elle devenue, ma pauvre petite compagne, et la reverrai-je jamais?… Oui! ce fut là du bonheur…

– Et c’en est un aussi que la Hard ait été une abominable mégère, sans quoi tu serais resté au hameau de Rindok jusqu’au moment où l’on t’aurait remis dans la maison de charité de Donegal. Alors tu t’es enfui… et ta fuite t’a fait tomber entre les mains de ce montreur de marionnettes!…

– Oh! le monstre! s’écria P’tit-Bonhomme.

– Et cela est heureux qu’il l’ait été, car tu serais encore à courir les grandes routes, sinon dans une cage tournante, du moins au service de ce brutal Thornpipe. De là, tu entres à la ragged-school de Galway…

– Où j’ai rencontré Grip… Grip, qui a été si bon pour moi, auquel je dois la vie, qui m’a sauvé en s’exposant à la mort…

– Ce qui t’a conduit chez cette extravagante comédienne… Une tout autre existence, j’en conviens, mais qui ne t’aurait mené à rien d’honorable, et je considère comme un bonheur, qu’après s’être amusée de toi, elle t’ait un beau jour abandonné…

– Je ne lui en veux pas, monsieur O’Brien. Somme toute, elle m’avait recueilli, elle a été bonne pour moi… et depuis… j’ai compris bien des choses! D’ailleurs, en suivant votre raisonnement, c’est grâce à cet abandon que la famille Mac Carthy m’a recueilli à la ferme de Kerwan…

–Juste, mon garçon, et là encore…

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– Oh! là, monsieur O’Brien, vous auriez quelque peine à me persuader que le malheur de ces braves gens ait pu être une circonstance heureuse…

– Oui et non, répondit M. O’Brien.

– Non, monsieur O’Brien, non! affirma énergiquement P’tit-Bonhomme. Et si je fais fortune, j’aurai toujours le regret que le point de départ de cette fortune ait été la ruine des Mac Carthy! J’eusse si volontiers passé ma vie dans cette ferme, comme l’enfant de la maison… J’aurais vu grandir Jenny, ma filleule, et pouvais-je rêver un plus grand bonheur que celui de ma famille d’adoption…

– Je te comprends, mon enfant. Il n’en est pas moins vrai que cet enchaînement des choses te permettra, je l’espère, de reconnaître un jour ce qu’ils ont fait pour toi…

– Monsieur O’Brien, mieux vaudrait qu’ils n’eussent jamais eu besoin de recourir à personne!

– Je n’insisterai pas, et je respecte ces sentiments qui te font honneur… Mais continuons à raisonner et arrivons à Trelingar-castle.

– Oh! les vilaines gens, ce marquis, cette marquise, leur fils Ashton!… Quelles humiliations j’ai dû supporter!… C’est là que s’est écoulé le plus mauvais de mon existence…

– Et c’est heureux qu’il en ait été de même, pour en revenir à notre système de déductions. Si tu avais été bien traité à Trelingar-castle, tu y serais peut-être resté…

– Non, monsieur O’Brien! Des fonctions de groom?… Non!.. jamais… jamais!… Je n’étais laque pour attendre… et, dès que j’aurais eu des économies…

– Par exemple, fît observer M. O’Brien, quelqu’un qui doit être enchanté que tu sois venu dans ce château, c’est Kat!

– Oh! l’excellente femme!

– Et quelqu’un qui doit être enchanté que tu en sois parti, c’est Bob, car tu ne l’aurais pas rencontré sur la grande route… tu ne l’aurais pas sauvé… tu ne l’aurais pas amené à Cork, où vous avez si courageusement travaillé tous les deux, où vous avez retrouvé Grip, et, en ce moment, tu ne serais pas à Dublin…

– En train de causer avec le meilleur des hommes, qui nous a pris en amitié! répondit P’tit-Bonhomme, en saisissant la main du vieux négociant.

– Et qui ne t’épargnera pas ses conseils, quand tu en auras besoin!

– Merci, monsieur O’Brien, merci!… Oui! vous avez raison, et votre expérience ne peut vous tromper! Les choses s’enchaînent dans la vie!… Dieu veuille que je puisse être utile à tous ceux que j’aime et qui m’ont aimé!»

Et les affaires de Little Boy?… Elles prospéraient, n’ayez aucun doute à cet égard. La vogue ne s’amoindrissait pas, – au contraire. Il survint même une nouvelle source de bénéfices. Sur le conseil de M. O’Brien, le bazar s’adjoignit un fonds d’épiceries au détail, et l’on sait ce qu’on est arrivé à débiter d’articles divers sous cette rubrique. Le magasin fut bientôt trop étroit, et il y eut nécessité de louer l’autre partie du rez-de-chaussée. Ah! quel propriétaire accommodant, M. O’Brien, et quel locataire reconnaissant, Petit-Bonhomme! Tout le quartier voulut se fournir de comestibles aux Petites Poches. Kat dut s’y mettre, et elle s’y mit de bon cœur. Et tout cela si propre, si rangé, si affriolant! Quelle besogne, par exemple, – les achats à faire, les ventes à effectuer, une nombreuse clientèle à servir, avant comme après midi, les livres à tenir, les comptes à régler, la recette à vérifier chaque soir! A peine la journée suffisait-elle, et que de fois, sans l’intervention de l’ancien négociant, Little Boy and Co eût été débordé!

Bien sûr, il aurait fallu s’adjoindre un commis au courant de ce commerce. Mais à qui se fier? Le jeune patron répugnait à introduire un étranger chez lui. Quelqu’un d’honnête, d’actif et de sérieux, cela se rencontre cependant. Un bon comptable, on l’eût installé dans un bureau, derrière le second magasin. C’eût été se décharger d’autant. Ah! si Grip avait consenti!… Vaine tentative! On avait beau le presser, Grip ne se décidait pas, quoiqu’il semblât tout indiqué pour occuper cette place, assis sur un haut tabouret, près d’une table peinte en noir, la plume à l’oreille, le crayon à la main, au milieu de ses cartons, tenant un compte ouvert à chaque fournisseur… Cela valait mieux que de se griller le ventre devant la chaudière du Vulcan! Prières inutiles! Il va de soi que, dans l’intervalle de ses voyages, le premier chauffeur consacrait au bazar toutes les heures qu’il avait de libres. Volontiers, il se mettait à l’ouvrage. Cela durait une semaine; puis le Vulcan reprenait la mer, et quarante-huit heures après, Grip était à des centaines de milles de l’Ile-Emeraude. Son départ amenait toujours un chagrin, son retour toujours une joie. On eût dit un grand frère aîné qui revenait et s’en allait! Voyons, reste, ami Grip, reste donc avec eux!

D’ailleurs, le grand frère aine continuait de faire ses emplettes au Little Boy and Co. Il arrivait invariablement avec tout son avoir dans sa ceinture. Ce fut seulement à cette époque que, sur l’avis de M. O’Brien et de P’tit-Bonhomme, il consentit à s’en dessaisir. N’allez pas croire que le patron des Petites Poches eût accepté Grip comme bailleur de fonds ou commanditaire. Non! Il n’avait pas besoin de l’argent de Grip. Il possédait des économies sérieuses, déposées à la Banque d’Irlande, avec un carnet de chèques, et les économies du chauffeur furent placées à la Caisse d’épargne, – un établissement très solide, dont les dépôts s’élevaient alors à plus de quatre millions. Grip pouvait dormir tranquille, son capital serait en sûreté et s’accroîtrait chaque année par l’accumulation des intérêts. De par tous les saints de l’Irlande, la Caisse d’épargne valait bien sa ceinture!

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Une remarque: si l’entêté Grip refusait de changer la vareuse du marin pour le veston à manchettes de lustrine du comptable, il avait contribué cependant à augmenter la clientèle de Little Boy. Tous ses camarades du Vulcan et leurs familles venaient s’approvisionner au bazar. Il avait fait également parmi les matelots du port une propagande effrénée, comme s’il eût été le voyageur de la maison des Petites Poches.

«Tu verras, dit-il un jour à P’tit-Bonhomme, tu verras qu’les armateurs eux-mêmes finiront par s’fournir chez toi! C’est alors qu’il en faudra des caisses d’épiceries et d’conserves pour ces voyages d’long cours!… Tu d’viendras un négociant en gros…

– En gros? dit Bob, qui était de la conversation.

– Oui… en gros… avec des magasins, des caves, des entrepôts… ni plus ni moins qu’M. Roe ou M. Guiness.

– Oh! fit Bob.

– Certain’ment, And Co, répondit Grip, qui se plaisait à donner ce surnom à Bob, et rapp’lez-vous c’que j’vous dis…

– A chaque voyage… fit observer P’tit-Bonhomme.

– Oui… à chaqu’ voyage, répliqua Grip. Tu f’ras fortune, et une grande fortune…

– Alors, Grip, pourquoi ne veux-tu pas t’associer?…

– Moi?… qu’j’abandonne mon métier?…

– Espères-tu donc arriver plus haut, et de premier chauffeur devenir mécanicien?…

– Mécanicien?… Oh qu’non!… Pas si ambitieux qu’ça!… Il faudrait avoir étudié… A présent, j’pourrais pas… il est trop tard!… J’me contente de ce que je suis…

– Écoute, Grip, j’insiste… Nous avons besoin d’un commis, sur lequel nous puissions absolument compter… Pourquoi refuses-tu d’être le nôtre?

– J’n’entends rien à vot’comptabilité.

– Tu t’y mettrais sans peine!

– Au fait, j’ai tant vu fonctionner M. O’Bodkins, là-bas, à la ragged-school!… Non, mon boy, non!… J’ai été si malheureux sur terre, et j’suis si heureux sur mer!… La terre m’fait peur!… Ah! quand tu s’ras un gros négociant et qu’tu posséd’ras des navires à toi, eh bien… j’navigu’rai pour ta maison, j’te l’promets…

– Voyons, Grip; soyons sérieux, et pense que tu te trouveras bien seul plus tard!… Admettons que l’envie te prenne un jour de te marier?

– M’marier… Moi?…

– Oui… toi!

– Ce dégingandé de Grip, avoir un’ femme à lui et des enfants d’elle?…

– Sans doute… comme tout le monde, répondit Bob, du ton d’un homme qui possède une grande expérience de la vie.

– Tout l’monde?…

– Certainement, Grip, et moi-même…

– Entendez-vous c’mousse… qui s’en mêle!

– Il a raison, dit P’tit-Bonhomme.

– Et toi aussi, mon boy, tu penses…

– Cela m’arrivera peut-être.

– Bon! C’lui-ci n’a pas treize ans, c’lui-là n’en a pas neuf, et v’là qu’ça parle d’mariage !

– Il ne s’agit pas de nous, Grip, mais de toi qui auras bientôt vingt-cinq ans!

– Réfléchis donc un tantinet, mon boy! M’marier, moi… un chauffeur… un homme qui est noir comme un nègre d’l’Afrique pendant les deux tiers de son existence!

– Ah bon! Grip qui a peur que ses enfants soient des négrillons? s’écria Bob.

– Ce s’rait bien possible! répondit Grip. Je n’suis prop’ qu’à épouser un’ négresse, ou tout au plus un’ Peau-Rouge… là-bas… dans l’fin fond des États-Unis!

– Grip, reprit P’tit-Bonhomme, tu as tort de plaisanter… C’est dans ton intérêt que nous causons… Vienne l’âge, tu te repentiras de ne pas m’avoir écouté…

– Que qu’tu veux, mon boy… je l’sais… t’es raisonnable… et ce s’rait un grand bonheur de vivre ensemble… Mais mon métier m’a nourri… il m’nourrira encore, et je n’puis m’faire à l’idée dl’abandonner!

– Enfin… quand tu voudras, Grip… Ici, il y aura toujours une place pour toi. Et je serais bien étonné, si, un jour, tu n’étais pas installé devant un confortable bureau… une calotte sur la tête, la plume à l’oreille… avec un intérêt dans la maison…

– Il faudra donc que j’sois bien changé…

– Eh! tu changeras, Grip!… Tout le monde change… et il est sage de changer… quand c’est pour être mieux…»

Toutefois, en dépit des instances, Grip ne se rendit pas. La vérité est qu’il aimait son métier, que les armateurs du Vulcan lui témoignaient de la sympathie, qu’il était apprécié de son capitaine, aime de ses camarades. Aussi, désireux de ne pas trop chagriner P’tit-Bonhomme, il lui dit:

«Au retour… au retour… nous verrons!…»

Puis, lorsqu’il revenait, il ne disait rien que ce qu’il avait dit au départ:

«Nous verrons… nous verrons!,..»

Il suit de là qu’au Little Boy and Co, on fut obligé de prendre un commis pour tenir les écritures. M. O’Brien procura un ancien comptable, M. Balfour, dont il répondait, et qui connaissait la partie à fond. Mais enfin ce n’était pas Grip!…

L’année se termina dans d’excellentes conditions, et l’inventaire, établi par le susdit Balfour, donna, tant en marchandises qu’en argent placé à la Banque d’Irlande, ce superbe total d’un millier de livres.

A cette époque – janvier 1885 – P’tit-Bonhomme venait d’entrer dans sa quatorzième année, et Bob avait neuf ans et demi. Bien portants, vigoureux pour leur âge, ils ne se ressentaient aucunement des misères d’autrefois. C’était un sang généreux, le sang gaélique, qui coulait dans leurs veines, comme le Shannon, la Lee ou la Liffey coulent à travers l’Irlande – pour la vivifier.

Le bazar était en pleine prospérité. Manifestement, P’tit-Bonhomme marchait vers la fortune. Aucun doute à ce sujet, ses affaires n’étant pas de nature à le jeter dans des spéculations hasardeuses. Sa prudence naturelle l’eût retenu d’ailleurs, bien qu’il ne fût point «homme» – appliquons-lui ce mot, – à laisser échapper quelque bonne occasion, si elle se présentait.

Cependant, le sort des Mac Carthy ne cessait de l’inquiéter. Sur le conseil de M. O’Brien, il avait écrit en Australie, à Melbourne. D’après la réponse de l’agent d’émigration, on avait perdu les traces de la famille, – ce qui n’est que trop fréquent en cet immense pays dont les régions centrales étaient presque inconnues à cette époque. Sans capitaux, il est probable que M. Martin et ses enfants n’avaient pu trouver du travail que dans ces lointaines fermes où se fait en grand l’élevage des moutons!… En quelle province, en quel district de ce vaste continent?…

On ne savait rien non plus de Pat, depuis qu’il avait quitté la maison Marcuard, et il n’était pas impossible qu’il eût rejoint ses parents en Australie.

Il va sans dire que, de tous ceux qu’il avait connus autrefois, les Mac Carthy et Sissy, sa compagne chez la Hard, étaient les seuls à occuper le souvenir de P’tit-Bonhomme. De l’horrible mégère du hameau de Rindok, du farouche Thornpipe, de l’auguste famille des Piborne, il n’avait le moindre souci. Quant à miss Anna Waston, il s’étonnait de ne pas l’avoir encore vue réapparaître sur l’un des théâtres de Dublin. Serait-il allé lui rendre visite? Peut-être oui, peut-être non. Dans tous les cas, il n’avait pas eu à se prononcer, car, après la malencontreuse scène de Limerick, la célèbre comédienne s’était décidée à quitter l’Irlande et même la Grande-Bretagne, pour une «tournée bernardhtienne» à l’étranger.

«Et Carker… est-il pendu?»

Telle était l’invariable question que Grip faisait à chaque retour du Vulcan, lorsqu’il remettait le pied dans les magasins des Petites Poches. Invariablement, on lui répondait qu’on n’avait point entendu parler de Carker. Grip fouillait alors les vieux journaux, sans rien trouver qui eût rapport «au plus fameux garnement de la ragged-school!»

«Attendons! disait-il, faut d’la patience!

– Mais pourquoi Carker ne serait-il pas devenu un estimable garçon? lui demanda un jour M. O’Brien.

– Lui, s’écria Grip, lui… c’coquin?… Mais ce s’rait à dégoûter d’être honnête!»

Et Kat qui connaissait l’histoire des déguenillés de Galway, partageait l’opinion de Grip. D’ailleurs, la brave femme et le chauffeur s’entendaient au mieux, – excepté sur ce point: c’est que Kat pressait Grip d’abandonner la navigation, et que Grip se refusait obstinément aux désirs de Kat. De là des discussions à faire grelotter les vitres de la cuisine. Aussi, vers la fin de l’année, la question n’avait-elle pas avancé d’un pas, et le chauffeur était reparti sur le Vulcan dont – à l’entendre – il allumait les feux «rien qu’en les r’gardant!»

On était au 25 novembre, en plein hiver déjà. Il tombait de gros flocons de neige que la brise promenait en tourbillonnant au ras du sol comme des plumes de pigeon. Une de ces journées glaciales, où l’on est heureux de s’enfermer chez soi.

Cependant P’tit-Bonhomme ne resta pas au bazar. Le matin, il avait reçu une lettre de l’un de ses fournisseurs de Belfast. Une difficulté relative au règlement d’une facture pouvait occasionner un procès, et les procès, il convient de les éviter autant que possible, – même devant les juges à perruques du Royaume-Uni. C’était du moins l’avis de M. O’Brien qui s’y connaissait, et il engagea vivement le jeune garçon à partir pour Belfast, afin de terminer cette affaire aux meilleures conditions.

P’tit-Bonhomme reconnut la justesse de ce conseil, et il résolut de le suivre sans tarder d’un jour. Il ne s’agissait que d’un voyage en railway d’une centaine de milles. En profitant du train de neuf heures, il arriverait dans la matinée au chef-lieu du comté d’Antrim. L’après-midi lui suffirait, sans doute, pour se mettre d’accord avec son correspondant, et, par un train du soir, il serait de retour avant minuit.

Bob et Kat eurent donc la garde de Little Boy, et leur patron, après les avoir embrassés, alla prendre à la gare, près de la Douane, son billet pour Belfast.

Avec un pareil temps, un voyageur ne peut guère s’intéresser aux détails de la route. Et puis, le train marchait à grande vitesse, tantôt suivant le littoral, tantôt remontant vers l’intérieur. Au sortir du comté de Dublin, il traversa le comté de Meath, et stationna quelques minutes à Drogheda, port assez important dont P’tit-Bonhomme ne vit rien, pas plus qu’il n’aperçut, à un mille de là, le fameux champ de bataille de la Boyne, sur lequel tomba définitivement la dynastie des Stuarts. Puis, ce fut le comté de Louth, où le train s’arrêta à Dundalk, l’une des plus anciennes cités de l’Ile-Verte, lieu de couronnement du célèbre Robert Bruce. Il entra alors sur le territoire de la province de l’Ulster, – cette province dont le comté de Donegal rappelait à notre jeune voyageur le souvenir de ses premières misères. Enfin, après avoir desservi les comtés d’Armagh et de Down, le railway franchit la frontière de l’Antrim.

L’Antrim, aux terrains volcaniques, ce sauvage pays des cavernes, a Belfast pour chef-lieu. C’est la seconde ville de l’Irlande par son commerce et sa flotte marchande de trois millions de tonnes; par sa population qui atteindra bientôt le chiffre de deux cent mille habitants; par sa manutention agricole, presque entièrement consacrée à la culture du lin; par son industrie, qui n’occupe pas moins de soixante mille ouvriers répartis entre cent soixante filatures; par ses goûts littéraires enfin, dont le Queen’s-Collège atteste la haute valeur. Eh bien, le croirait-on? Cette cité appartient encore à l’un des descendants d’un favori de Jacques Ier? Il faut être en Irlande pour rencontrer de pareilles anomalies sociales.

Belfast est située à l’étroite embouchure de la rivière de Lagan, que prolonge un chenal à travers d’interminables bancs de sable. On admettra volontiers que, dans un centre si industriel, où les passions politiques s’alimentent au contact, ou mieux au choc des intérêts personnels, il existe une lutte ardente entre les protestants et les catholiques. Les premiers sont ennemis nés de l’indépendance réclamée par les seconds. Les uns avec le cri d’Orange pour ralliement, les autres un ruban jaune pour signe distinctif, se livrent à leurs traditionnelles bousculades, surtout le 7 juillet, anniversaire de la fameuse bataille de la Boyne.

Bien que ce jour-là ne fût pas le 7 juillet, et qu’il y eût quatre degrés au-dessous de zéro, la ville était en pleine effervescence. Certaine agitation parnelliste risquait de mettre aux prises les partisans de la «Land League» et ceux du landlordisme. Il avait même fallu garder le siège de la Société pour le développement de la culture du lin, à laquelle se rattachent étroitement la plupart des fabriques de la ville.

Cependant, P’tit-Bonhomme, venu pour toute autre affaire que des affaires politiques, s’occupa d’abord de son fournisseur, et eut la chance de le rencontrer chez lui.

Ce négociant fut quelque peu surpris à la vue du jeune garçon qui se présentait à son bureau, et non moins étonné de l’intelligence dont il témoigna en discutant ses intérêts. Enfin, tout se régla à la convenance des deux parties. Deux heures suffirent à cet arrangement, et P’tit-Bonhomme, qui voulait dîner avant de reprendre le train du soir, se dirigea vers un restaurant du quartier de la gare. S’il n’avait pas lieu de regretter ce voyage, puisqu’il évitait un procès, sa visite à Belfast lui réservait une bien autre surprise.

La nuit allait venir. Il ne neigeait plus. Néanmoins, grâce à cette âpre brise qui s’engouffrait dans l’estuaire de la rivière Lagan, le froid était extrêmement vif.

En passant devant une des plus importantes fabriques de la ville, P’tit-Bonhomme fut arrêté par un rassemblement. Une foule compacte barrait la rue. Il dut se faufiler à travers cette masse tumultueuse. C’était jour de paie. Il y avait là quantité d’ouvriers et d’ouvrières. Une diminution de salaires, annoncée pour la semaine suivante, venait de porter leur irritation au comble.

Il est indispensable de savoir que celte industrie du lin, culture et filature, fut autrefois importée en Irlande, et principalement à Belfast, par les protestants émigrés, après la révocation de l’Édit de Nantes. Ces familles ont conservé des intérêts considérables dans plusieurs de ces établissements. Cette fabrique, précisément, appartenait à une Compagnie anglicane. Or, comme le plus grand nombre de ses ouvriers étaient catholiques, on s’expliquera que ceux-ci fissent valoir leurs réclamations avec une redoutable violence.

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Bientôt les cris succédèrent aux menaces, les portes et les fenêtres de l’usine furent assaillies à coups de pierres. En ce moment, plusieurs escouades de policemen envahirent la rue, afin de dissiper le rassemblement et d’arrêter les meneurs.

P’tit-Bonhomme, craignant de manquer le train, chercha à se dégager; il ne put y parvenir. Exposé à être renversé, piétiné, écrasé sous la charge des agents, il dut se blottir dans l’embrasure d’une porte, au moment où cinq à six ouvriers, frappés brutalement, tombaient le long des murailles.

Près de lui gisait une jeune fille, – une de ces pauvres filles de fabriques, pâle, frêle, étiolée, maladive, qui, bien qu’elle fût âgée de dix-huit ans, paraissait à peine en avoir douze. Elle venait d’être renversée et s’écriait:

«A moi… à moi!»

Cette voix?… Il sembla la reconnaître, P’tit-Bonhomme!… Elle lui arrivait comme d’un souvenir lointain… Il ne pouvait dire… Son cœur palpitait…

Et, lorsque la foule, en partie repoussée, eut laissé la rue à peu près libre, il se pencha sur cette pauvre fille… Elle était inanimée. Il lui souleva la tête, il l’inclina de manière que les rayons d’un bec de gaz vinssent l’éclairer de face.

«Sissy… Sissy!…» murmura-t-il.

C’était Sissy… Elle ne pouvait l’entendre.

Alors, sans plus réfléchir à ses actes, disposant de cette malheureuse comme si elle lui eût appartenu, comme un frère eût fait de sa sœur, il la releva, il l’entraîna vers la gare, inconsciente de ce qui se passait.

Et, lorsque le train partit, Sissy, placée dans un des compartiments de première classe, était couchée sur les coussins, n’ayant pas repris connaissance, et, agenouillé près d’elle, P’tit-Bonhomme l’appelait… lui parlait… la serrait dans ses bras…

Eh bien! Est-ce qu’il n’avait pas le droit d’enlever Sissy, sa compagne de misère?… Et de qui la pauvre fille aurait-elle pu se réclamer, si ce n’est de l’enfant qu’elle avait si souvent défendu contre les mauvais traitements dans l’abominable cabin de la Hard?

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