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Jules Verne

 

Le Pilote du Danube

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

Illustrations par George Roux

Imprimerie Gauthiers-Villars

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre XI

Au pouvoir d'un ennemi.

 

près que Karl Dragoch et ses hommes eurent battu en retraite, les vainqueurs étaient d’abord restés sur le lieu du combat, prêts à s’opposer à un retour offensif, tandis que la charrette s’éloignait dans la direction du Danube. Ce fut seulement quand le temps écoulé eut rendu certain le départ définitif des forces de police que, sur un ordre de son chef, la bande des malfaiteurs se mit en marche à son tour.

Ils eurent bientôt atteint le fleuve, qui coulait à moins de cinq cents mètres. La charrette les y attendait, en face d’un chaland, dont on apercevait la masse sombre à quelques mètres de la rive.

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La distance était médiocre et les travailleurs nombreux. En peu d’instants, le va-et-vient de deux bachots eut transporté à bord de ce chaland le chargement de la voiture. Aussitôt, celle-ci s’éloigna et disparut dans la nuit, tandis que la plupart des combattants de la clairière se dispersaient à travers la campagne, après avoir reçu leur part de butin. Du crime qui venait d’être commis, il ne subsistait plus d’autre trace qu’un amoncellement de colis encombrant le pont de la gabarre, à bord de laquelle ne s’étaient embarqués que huit hommes.

En réalité, la fameuse bande du Danube était exclusivement composée de ces huit hommes. Quant aux autres, ils représentaient une faible partie d’un personnel indéterminé de sous-ordres, dont telle ou telle fraction était utilisée, selon la région exploitée. Ceux-ci demeuraient toujours étrangers à l’exécution proprement dite des coups de main, et leur rôle, limité aux fonctions de porteurs, de vedettes ou de gardes du corps, ne commençait qu’au moment où il s’agissait d’évacuer vers le fleuve le butin conquis.

Cette organisation était des plus habiles. Par ce moyen, la bande disposait, sur tout le parcours du Danube, d’innombrables affiliés dont bien peu se rendaient compte du genre d’opérations auxquelles ils apportaient leur concours. Recrutés dans la classe la plus illettrée, de véritables brutes en général, ils croyaient participer à de vulgaires actes de contrebande et ne cherchaient pas à en savoir davantage. Jamais ils n’avaient songé à établir le moindre rapprochement entre celui qui commandait les expéditions auxquelles ils prenaient part et ce fameux Ladko qui, tout en leur cachant son nom, semblait se complaire étrangement à laisser une trace quelconque de son état civil sur chaque théâtre de ses crimes.

Leur indifférence paraîtra moins surprenante, si l’on veut bien considérer que ces crimes, commis sur tout le cours du Danube, étaient éparpillés sur une immense étendue. L’émotion publique avait donc, entre chacun d’eux, le temps de se calmer. C’est surtout dans les bureaux de la police, où venaient se centraliser toutes les plaintes des régions riveraines, que le nom de Ladko avait acquis sa triste célébrité. Dans les villes, la classe bourgeoise, à cause des manchettes ronflantes des journaux, lui accordait encore un intérêt spécial. Mais pour la masse du peuple, et, a fortiori, pour les paysans, il n’était qu’un malfaiteur comme un autre, dont on a à souffrir une fois et qu’on ne revoit plus ensuite.

Au contraire, les huit hommes restés à bord du chaland se connaissaient tous entre eux et formaient une véritable bande. A l’aide de leur bateau, ils montaient ou descendaient sans cesse le Danube. Que l’occasion d’une profitable opération se présentât, ils s’arrêtaient, recrutaient dans les environs le personnel nécessaire, puis, le butin en sûreté dans leur cachette flottante, ils repartaient, en quête de nouveaux exploits.

Quand le chaland était plein, ils gagnaient la mer Noire où un vapeur à leur dévotion venait croiser au jour fixé. Transportées à bord de ce vapeur, les richesses volées, et parfois acquises au prix d’un meurtre, y devenaient brave et loyale cargaison, capable d’être échangée contre de l’or, dans des contrées lointaines, au grand soleil des honnêtes gens.

C’est exceptionnellement que la bande, la nuit précédente, avait fait parler d’elle à si faible distance de son précédent méfait. Elle ne commettait pas, d’ordinaire, une telle faute, qui, répétée, eût pu donner l’éveil aux complices inconscients qu’elle embauchait dans le pays. Mais, cette fois, son capitaine avait eu une raison particulière de ne pas s’éloigner, et si cette raison n’était pas celle que lui avait attribuée Karl Dragoch, en causant à Ulm avec Friedrick Ulhman, la personnalité du policier n’y était cependant pas étrangère.

Reconnu à Vienne par le chef de bande lui-même, alors accompagné de son second, Titcha, il avait été, depuis cet instant, suivi à la piste, sans le savoir, par une série d’affiliés locaux auxquels on n’avait dit que l’essentiel, et le chaland s’était appliqué à ne précéder la barge que de quelques kilomètres. Cet espionnage, des plus malaisés dans une contrée souvent découverte et où abondaient en ce moment les gens de police, avait été forcément intermittent, et le hasard avait voulu que jamais Karl Dragoch et son hôte ne fussent aperçus en même temps. Rien n’avait donc permis de supposer que la barge eût deux habitants, ni d’admettre, par conséquent, la possibilité d’une erreur.

En instituant cette surveillance, le capitaine des bandits rêvait d’un coup de maître. Supprimer le détective? Il n’y songeait pas. Pour le moment tout au moins, il projetait seulement de s’en emparer. Karl Dragoch en son pouvoir, il aurait ensuite la partie belle pour traiter d’égal à égal, si jamais un sérieux danger le menaçait.

Pendant plusieurs jours, l’occasion de cet enlèvement ne s’était pas présentée. Ou bien la barge s’arrêtait le soir à trop faible distance d’un centre habité, ou bien on rencontrait dans son voisinage trop immédiat quelques-uns des agents égrenés sur la rive et dont la qualité ne pouvait échapper à un professionnel du crime.

Le matin du 29 août, enfin les circonstances avaient paru favorables. La tempête qui, la nuit précédente, avait protégé la bande pendant qu’elle s’attaquait à la villa du comte Hagueneau, devait avoir plus ou moins dispersé les policiers qui précédaient ou suivaient leur chef le long du fleuve. Peut-être celui-ci serait-il momentanément seul et sans défense. Il fallait en profiter.

Aussitôt la voiture chargée des dépouilles de la villa, Titcha avait été dépêché avec deux des hommes les plus résolus. On a vu comment les trois aventuriers s’étaient acquittés de leur mission, et comment le pilote Serge Ladko était devenu leur prisonnier, au lieu et place du détective Karl Dragoch.

Jusqu’ici, Titcha n’avait pu renseigner son capitaine sur l’heureuse issue de sa mission que par les quelques mots brefs échangés dans la clairière, au moment où l’escouade de police était survenue sur la route. L’entretien serait nécessairement repris à ce sujet, mais, pour l’instant, il ne pouvait en être question. Avant tout, il s’agissait de faire disparaître et de mettre à l’abri les nombreux colis entassés sur le pont, et c’est à quoi s’employèrent sans tarder les huit hommes formant l’équipage de la gabarre.

Soit à bras, soit en les faisant glisser sur des plans inclinés, ces colis furent d’abord introduits dans l’intérieur du bateau, premier travail qui n’exigea que quelques minutes, puis on procéda à l’arrimage définitif. Pour cela le plancher de la cale fut soulevé et laissa à découvert une ouverture béante, à la place où l’on se fût légitimement attendu à trouver l’eau du Danube. Une lanterne, descendue dans ce deuxième compartiment, permit d’y distinguer un amoncellement d’objets hétéroclites qui le remplissaient déjà en partie. Il restait assez de place, cependant, pour que les dépouilles du comte Hagueneau puissent être logées à leur tour dans l’introuvable cachette.

Merveilleusement truquée, en effet, était cette gabarre qui servait à la fois de moyen de transport, d’habitation et de magasin inviolable. Au-dessous du bateau visible, un autre plus petit s’appliquait, le pont de celui-ci formant le fond de celui-là. Ce second bateau, d’une profondeur de deux mètres environ, avait un déplacement tel, qu’il fût capable de porter le premier et de le soulever d’un pied ou deux au-dessus de la surface de l’eau. On avait remédié à cet inconvénient, qui aurait, sans cela, dévoilé la supercherie, en chargeant le bateau inférieur d’une quantité de lest suffisant à le noyer entièrement, de telle sorte que le chaland supérieur gardât la ligne de flottaison qu’il devait avoir à vide.

Vide, sa cale l’était toujours, les marchandises volées, qui allaient s’entasser dans le double fond, y remplaçaient un poids correspondant de lest, et l’aspect de l’extérieur n’était en rien modifié.

Par exemple cette gabarre, qui, lège, aurait dû normalement caler à peine un pied, s’enfonçait dans l’eau de près de sept. Cela n’était pas sans créer de réelles difficultés dans la navigation du Danube et rendait nécessaire le concours d’un excellent pilote. Ce pilote, la bande le possédait dans la personne de Yacoub Ogul, un Israélite natif lui aussi de Roustchouk. Très pratique du fleuve, Yacoub Ogul aurait pu lutter avec Serge Ladko lui-même pour la parfaite connaissance des passes, des chenals et des bancs de sable; d’une main sûre, il dirigeait le chaland à travers les rapides semés de rochers que l’on rencontre parfois sur son cours.

Quant à la police, elle pouvait examiner le bateau tant que cela lui plairait. Elle pouvait en mesurer la hauteur intérieure et extérieure sans trouver la plus petite différence. Elle pouvait sonder tout autour sans rencontrer la cachette sous-marine, établie suffisamment en retrait, et de lignes assez fuyantes pour qu’il fût impossible de l’atteindre. Toutes ses investigations l’amèneraient uniquement à constater que ce chaland était vide et que ce chaland vide enfonçait dans l’eau de la quantité strictement suffisante pour équilibrer son poids.

En ce qui concerne les papiers, les précautions n’étaient pas moins bien prises. Dans tous les cas, soit qu’elle descendit le courant, soit qu’elle le remontât, la gabarre, ou allait chercher des marchandises, ou, marchandises débarquées, retournait à son port d’attache. Selon le choix qui paraissait le meilleur, elle appartenait, tantôt à M. Constantinesco, tantôt à M. Wenzel Meyer, tous deux commerçants, l’un de Galatz, l’autre de Vienne. Les papiers, illustrés des cachets les plus officiels, étaient à ce point en règle, que jamais personne n’avait songé à les vérifier. L’eût-on fait, d’ailleurs, que l’on aurait constaté l’existence d’un Constantinesco ou d’un Wenzel Meyer dans l’une ou l’autre des deux villes indiquées.

En réalité, le propriétaire s’appelait Ivan Striga.

Le lecteur se rappellera peut-être que ce nom appartenait à un des individus les moins recommandables de Roustchouk, qui, après s’être vainement opposé au mariage de Serge Ladko et de Natcha Gregorevitch, avait disparu ensuite de la ville. Sans qu’on entendît parler positivement de lui, de mauvais bruits avaient alors couru sur son compte, et la rumeur publique l’accusait de tous les crimes.

Pour une fois, la rumeur publique ne se trompait pas. Avec sept autres misérables de son espèce, Ivan Striga avait, en effet, formé une bande de véritables pirates, qui, depuis lors, écumait littéralement les deux rives du Danube.

Avoir trouvé ainsi le chemin de la richesse facile, c’était quelque chose; s’assurer la sécurité, c’était mieux encore. Dans ce but, au lieu de cacher son nom et son visage, ainsi que l’aurait fait un malfaiteur vulgaire, il s’était arrangé de manière à ne pas être un anonyme pour ses victimes. Bien entendu, ce n’était pas son vrai nom qu’il leur faisait connaître. Non, celui qu’il avait résolu de laisser deviner avec une adroite imprudence, c’était celui de Serge Ladko.

S’abriter, afin d’échapper aux conséquences d’un forfait, derrière une personnalité d’emprunt, c’est un stratagème assez commun, mais Striga l’avait rénové par le choix intelligent du pseudonyme qu’il s’attribuait.

Si le nom de Ladko n’était, ni plus ni moins qu’un autre, capable de créer une confusion et, par suite, hors le cas de flagrant délit, de détourner les soupçons au profit du coupable, il possédait quelques avantages qui lui étaient propres.

En premier lieu, Serge Ladko n’était pas un mythe. Il existait, si le coup de fusil qui l’avait salué à son départ de Roustchouk ne l’avait pas abattu pour jamais. Bien que Striga se vantât volontiers d’avoir supprimé son ennemi, la vérité est qu’il n’en savait rien. Peu importait, d’ailleurs, au point de vue de l’enquête qui pouvait être faite à Roustchouk. Si Ladko était mort, la police ne pourrait rien comprendre aux accusations dont il serait l’objet. S’il était vivant, elle trouverait un homme de chair et d’os, d’une honorabilité si bien établie que l’enquête, selon toute vraisemblance, en resterait là. Sans doute, on rechercherait alors ceux qui auraient la malchance d’être ses homonymes. Mais, avant qu’on eût passé au crible tous les Ladkos du monde, il coulerait de l’eau sous les ponts du Danube!

Que si, d’aventure, les soupçons, à force d’être dirigés dans la même direction, finissaient par entamer la cuirasse d’honorabilité de Serge Ladko, ce serait alors un résultat doublement heureux. Outre qu’il est toujours agréable à un bandit de savoir qu’un autre est inquiété à sa place, cette substitution lui devient plus agréable encore quand il a voué à sa victime une haine mortelle.

Alors même que ces déductions eussent été déraisonnables, l’absence de Serge Ladko, dont personne ne connaissait la patriotique mission, les eût rendues logiques. Pourquoi le pilote était-il parti sans crier gare? La section locale de la police du fleuve commençait précisément à se poser cette question au moment où Karl Dragoch découvrait ce qu’il croyait être la vérité, et, comme chacun sait, lorsque la police commence à se poser des questions, il y a peu de chances qu’elle y réponde avec bienveillance.

Ainsi, la situation était bien nette dans sa dramatique complication. Une longue série de crimes que des maladresses voulues faisaient toujours attribuer à un certain Ladko, de Roustchouk; le pilote du même nom, vaguement, très vaguement encore soupçonné, à cause de son absence, d’être le coupable, tandis qu’à des centaines de kilomètres un Ladko, accusé par de plus sérieuses présomptions, était dépisté sous le déguisement du pêcheur Ilia Brusch; et Striga, pendant ce temps, reprenant, après chaque expédition, son état civil authentique, pour circuler librement sur le Danube.

Toutefois, pour que sa sécurité ne fût pas menacée, la condition essentielle était que l’on fît disparaître toute trace compromettante dans le plus bref délai possible. C’est pourquoi, ce soir-là, le butin nouvellement conquis fut, comme de coutume, rapidement déposé dans l’introuvable cachette. C’est le bruit de cet arrimage que le véritable Serge Ladko entendit dans son cachot pris aux dépens de cette même cale sous-marine, au fond de laquelle nulle puissance humaine n’était capable de le secourir. Puis, le parquet remis en place, les hommes remontèrent sur le pont dont les panneaux furent refermés. La police pouvait venir désormais.

Il était, à ce moment, près de trois heures du matin. L’équipage de la gabarre, surmené par les fatigues de cette nuit et par celles de la nuit précédente, aurait eu grand besoin de repos, mais il ne pouvait en être question. Striga, désireux de s’éloigner au plus vite du lieu de son dernier crime, donna l’ordre de se mettre en route en profitant de l’aube naissante, ordre qui fut exécuté sans un murmure, chacun comprenant la force des raisons qui le dictaient.

Pendant qu’on s’occupait de ramener l’ancre à bord et de pousser le chaland au milieu du fleuve, Striga s’enquit des péripéties de l’expédition de la matinée.

«Ça a été tout seul, lui répondit Titcha. Le Dragoch a été pris au premier coup de filet comme un simple brochet.

– Vous a-t-il vus?

– Je ne crois pas. Il avait autre chose à penser.

– Il ne s’est pas débattu?

– Il a essayé, la canaille. J’ai dû l’assommer à moitié pour le faire tenir tranquille.

– Tu ne l’as pas tué, au moins? demanda vivement Striga.

– Que non pas! Étourdi tout au plus. J’en ai profité pour le ligoter proprement. Mais je n’avais pas fini le paquetage que le colis respirait comme père et mère.

– Et maintenant?

– Il est dans la cale. Dans le double fond, naturellement.

– Sait-il où on l’a transporté?

– Il faudrait alors qu’il soit rudement malin, déclara Titcha en riant bruyamment. Tu dois bien penser que je n’ai oublié ni le bâillon, ni le bandeau. On ne les a retirés que le particulier en cage. Là, il peut, si ça lui convient, chanter des romances et admirer le paysage.

Striga sourit sans répondre. Titcha reprit:

– J’ai fait ce que tu as commandé, mais où cela nous mènera-t-il?

– Ne serait-ce qu’à désorganiser la brigade privée de son chef, répondit Striga.

Titcha haussa les épaules.

– On en nommera un autre, dit-il.

– Possible, mais il ne vaudra peut-être pas celui que nous tenons. Dans tous les cas, nous pourrons causer. Au besoin, nous le rendrions en échange des passeports qui nous seraient nécessaires. Il est donc essentiel de le garder vivant.

– Il l’est, affirma Titcha.

– A-t-on pensé à lui donner à manger?

– Diable!… fit Titcha en se grattant la tête. On l’a tout à fait oublié. Mais douze heures d’abstinence n’ont jamais fait de mal à personne, et je lui porterai son dîner dès que nous serons en marche… A moins que tu ne veuilles le lui porter toi-même, pour te rendre compte par tes yeux?

– Non, dit vivement Striga. Je préfère qu’il ne me voie pas. Je le connais et il ne me connaît pas. C’est un avantage que je ne veux pas perdre.

– Tu pourrais mettre un masque.

– Ça ne prendrait pas avec Dragoch. Pas besoin qu’on lui montre son visage. La taille, la carrure, le moindre détail lui suffit pour reconnaître les gens.

– Alors, je suis frais, moi, qui suis obligé de lui porter sa pitance!

– Il faut bien que quelqu’un le fasse… D’ailleurs, Dragoch n’est pas bien dangereux actuellement, et, s’il le redevient jamais, c’est que nous serons à l’abri.

– Amen!… fit Titcha.

– Pour le moment, reprit Striga, on va le laisser dans sa boîte. Pas trop longtemps, par exemple, sans quoi il finirait par mourir asphyxié. On le remontera dans une cabine du pont quand nous aurons dépassé Budapest, demain matin, après mon départ.

– Tu as l’intention de t’absenter? demanda Titcha.

– Oui, répondit Striga. Je quitterai le chaland de temps en temps afin de recueillir des informations sur la rive. Je verrai ce qu’on dit de notre dernière affaire et de la disparition de Dragoch.

– Et si tu te fais pincer? objecta Titcha.

– Pas de danger. Personne ne me connaît, et la police du fleuve doit être dans le marasme. Pour les autres, j’aurai, s’il le faut une identité toute neuve.

– Laquelle?

– Celle du célèbre Ilia Brusch, pêcheur insigne et lauréat de la Ligue Danubienne.

– Quelle idée!

– Excellente. J’ai le bateau d’Ilia Brusch. Je lui emprunterai sa peau, à l’exemple de Karl Dragoch.

– Et si l’on te demande du poisson?

– J’en achèterai, s’il le faut, pour le revendre.

– Tu as réponse à tout.

– Parbleu!»

La conversation prit fin sur ce mot. Le chaland avait commencé à suivre le fil du courant. Il soufflait une légère brise du Nord qui serait très favorable quand, un peu au-dessus de Visegrad, le Danube, revenant sur lui-même, suivrait la direction du Sud. Jusque-là, au contraire, cette brise du Nord retardait singulièrement le bateau, et Striga, pressé de s’éloigner du théâtre de ses exploits, donna l’ordre de border deux longs avirons qui aideraient à gagner contre le vent.

Il fallut trois heures pour parcourir dix kilomètres et atteindre le premier coude du fleuve, puis deux heures encore pour suivre la courbe que dessine le Danube avant d’adopter franchement la direction du Sud. Un peu en amont de Waitzen, on put enfin abandonner les avirons, et, sous la poussée de la voile, la marche du bateau fut notablement accélérée.

Vers onze heures on passa devant Saint-André où les deux charretiers Kaiserlick et Vogel prétendu se rendre au cours de la nuit précédente. Il ne fut pas question de s’y arrêter, et le chaland continua à dériver vers Budapest, encore distante de vingt-cinq à trente kilomètres.

A mesure qu’on gagnait vers l’aval, l’aspect des rives devenait plus sévère. Les îles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant parfois entre elles que d’étroits canaux, interdits aux chalands, mais suffisants pour la navigation de plaisance.

Dans cette partie du Danube, la batellerie commence à devenir assez active. Il y a même de fréquents encombrements, car le cours du fleuve est resserré entre les premières ramifications des Alpes Norriques et les dernières ondulations des Karpathes. Quelquefois se produisent des échouages ou des abordages, peu dommageables en somme, pour peu que l’attention des pilotes soit un seul instant en défaut. En général, le malheur se réduit à une perte de temps. Mais que de cris, que de querelles, au moment de la collision!

Le chaland, dont Striga était le capitaine, devait être compté parmi les mieux dirigés. De grande taille, puisque sa capacité dépassait deux cents tonnes, le pont proprement dit en était recouvert d’une sorte de superstructure, d’un spardeck, qui formait, à l’arrière, le toit du rouf habité par le personnel. Un mâtereau à l’avant servait à hisser le pavillon national, et, à la poupe, un gouvernail à large safran permettait au pilote de maintenir le bateau en bonne direction.

A mesure qu’on descendait le courant, l’animation du fleuve allait croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cités. Des embarcations légères, à vapeur ou à voiles, chargées de promeneurs ou de touristes, se glissaient entre les îles. Bientôt, dans le lointain, la fumée de cheminées d’usines empâta l’horizon, annonçant les faubourgs de Budapest.

A ce moment, il se produisit un fait singulier. Sur un signe de Striga, Titcha pénétra dans le rouf de l’arrière, avec un de ses compagnons de l’équipage. Les deux hommes en ressortirent bientôt. Ils escortaient une femme d’une taille élancée, mais dont il était malaisé de voir les traits à demi cachés par un bâillon. Les mains liées derrière le dos, cette femme marchait entre ses deux gardiens, sans essayer d’une résistance dont l’expérience lui avait sans doute démontré l’inutilité. Docilement, elle descendit dans la cale par l’échelle du grand panneau, puis dans un compartiment du double fond dont la trappe fut refermée sur elle.

Cela fait, Titcha et son compagnon reprirent leurs occupations, comme si de rien n’était.

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Vers trois heures de l’après-midi, le chaland s’engagea entre les quais de la capitale de la Hongrie. A droite, c’était Buda, l’ancienne ville turque; à gauche, Pest, la ville moderne. A cette époque Buda était, plus qu’elle ne l’est restée de nos jours, une de ces vieilles et pittoresques cités que le progrès égalitaire tend à faire disparaître. Par contre, Pest, si son importance était déjà considérable, n’avait pas encore atteint le prodigieux développement qui a fait d’elle la plus importante et la plus belle métropole de l’Europe orientale.

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Sur les deux rives, et notamment sur la rive gauche, se succédaient les maisons à arcades et à terrasses, que dominaient les clochers des églises dorés par les rayons du soleil, et la longue enfilade des quais ne manquait ni de noblesse ni de grandeur.

Le personnel du chaland n’accordait pas son attention à ce spectacle enchanteur. La traversée de Budapest pouvant ménager de désagréables surprises à des gens si sujets à caution, l’équipage n’avait d’yeux que pour le fleuve où se croisaient de nombreuses embarcations. Ce prudent souci permit à Striga de distinguer en temps voulu, au milieu des autres, un bateau conduit par quatre nommes, qui se dirigeait en droite ligne vers le chaland. Ayant reconnu un canot de la police fluviale, il avertit d’un coup d’œil Titcha, qui, sans autre explication, s’affala par le panneau dans la cale.

Striga ne s’était pas trompé. En quelques minutes, ce canot eut rallié la gabarre. Deux hommes montèrent à bord.

«Le patron? demanda l’un des nouveaux arrivants.

– C’est moi, répondit Striga en faisant un pas en avant de ses compagnons.

– Votre nom?

– Ivan Striga.

– Votre nationalité?

– Bulgare.

– D’où vient cette gabarre?

– De Vienne.

– Où va-t-elle?

– A Galatz.

– Son propriétaire?

– M. Constantinesco, de Galatz.

– Chargement?

– Néant. Nous retournons à vide.

– Vos papiers?

– Les voici, dit Striga, en offrant au questionneur les documents demandés.

– C’est bon, approuva celui-ci, après un examen consciencieux. Nous allons jeter un coup d’oeil dans votre cale.

– A votre aise, concéda Striga. Je vous ferai toutefois remarquer que c’est la quatrième visite que nous subissons depuis notre départ de Vienne. Ce n’est pas agréable.»

Le policier, déclinant du geste toute responsabilité personnelle dans les ordres dont il n’était que l’exécuteur, descendit sans répondre par le panneau. Arrivé au bas de l’échelle, il s’avança de quelques pas dans la cale dont son regard fît le tour, puis il remonta. Rien n’était venu l’avertir que sous ses pieds gisaient deux créatures humaines, un homme, d’un côté, une femme, de l’autre, toutes deux réduites à l’impuissance et hors d’état de demander du secours. La visite ne pouvait être plus consciencieuse ni plus longue. Le chaland étant complètement vide, il n’y avait pas lieu de s’enquérir de la provenance de son chargement, ce qui simplifiait beaucoup les choses.

Le policier reparut donc au jour, et, sans poser d’autres questions, regagna son canot, qui s’éloigna vers de nouvelles perquisitions, tandis que la gabarre continuait lentement sa route vers l’aval.

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Quand les dernières maisons de Budapest eurent été laissées en arrière, le moment parut venu de s’occuper de la prisonnière de la cale. Titcha et son compagnon disparurent dans l’intérieur, pour en ressortir bientôt, escortant cette même femme qui y avait été incarcérée quelques heures plus tôt, et qui fut réintégrée dans le rouf. Des autres hommes de l’équipage, nul ne sembla prêter la moindre attention à cet incident.

On ne fit halte qu’à la nuit, entre les bourgs d’Ercsin et d’Adony, à plus de trente kilomètres au-dessous de Budapest, et l’on repartit le lendemain dès l’aube. Au cours de cette journée du 31 août, la dérive fut interrompue par quelques arrêts, pendant lesquels Striga quitta le bord, en utilisant la barge, conquise, à ce qu’il pensait, sur Karl Dragoch. Loin de se cacher, il accostait dans les villages, se présentait aux habitants comme étant ce fameux lauréat de la Ligue Danubienne, dont la renommée n’avait pu manquer de parvenir jusqu’à eux, et engageait des conversations qu’il aiguillait adroitement sur les sujets qui lui tenaient au cœur.

Très maigre fut sa récolte de renseignements. Le nom d’Ilia Brusch ne paraissait pas être populaire dans cette région. Sans doute, à Mohacs, Apatin, Neusatz, Semlin ou Belgrade, qui sont des villes importantes, il en serait autrement. Mais Striga n’avait pas l’intention de s’y risquer et il comptait bien se borner à prendre langue dans des villages, où la police exerçait nécessairement une surveillance moins effective. Par malheur, les paysans ignoraient généralement le concours de Sigmarin-gen et se montraient très rebelles aux interviews. D’ailleurs, ils ne savaient rien. Ils ignoraient Karl Dragoch plus encore qu’Ilia Brusch, et Striga déploya en vain tous les raffinements de sa diplomatie.

Ainsi que cela avait été convenu la veille, c’est pendant une des absences de Striga que Serge Ladko fut remonté au jour et transporté dans une petite cabine dont la porte fut soigneusement verrouillée. Précaution peut-être exagérée, tout mouvement étant interdit au prisonnier étroitement ligoté.

Les journées du 1er au 6 septembre s’écoulèrent paisiblement. Poussé à la fois par le courant et par un vent favorable, le chaland continuait à dériver, à raison d’une soixantaine de kilomètres par vingt-quatre heures. La distance parcourue aurait même été sensiblement plus grande sans les arrêts que rendaient nécessaires les absences de Striga.

Si les excursions de celui-ci étaient toujours aussi stériles au point de vue spécial des renseignements, une fois, du moins, il réussit, en utilisant ses talents professionnels, à les rendre profitables à d’autres égards.

Ceci se passait le 5 septembre. Ce jour-là, le chaland étant venu mouiller à la nuit en face d’un petit bourg du nom de Szuszek, Striga descendit à terre comme de coutume. La soirée était avancée. Les paysans, qui se couchent d’ordinaire avec le soleil, ayant pour la plupart réintégré leurs demeures, il déambulait solitairement, quand il avisa une maison d’apparence assez cossue, dont le propriétaire, plein de confiance dans la probité publique, avait laissé la porte ouverte, en s’absentant pour quelque course dans le voisinage.

Sans hésiter, Striga s’introduisit dans cette maison, qui se trouva être un magasin de détail, ainsi que l’existence d’un comptoir le lui démontra. Prendre dans le tiroir de ce comptoir la recette de la journée, cela ne demanda qu’un instant. Puis, non content de cette modeste rapine, il eut tôt fait de découvrir dans le corps inférieur d’un bahut, dont l’effraction ne fut qu’un jeu pour lui, un sac rondelet, qui rendit au toucher un son métallique de bon augure.

Ainsi nanti, Striga s’empressa de regagner son chaland, qui, l’aube venue, était déjà loin.

Telle fut la seule aventure du voyage.

A bord, Striga avait d’autres occupations. De temps à autre, il disparaissait dans le rouf, et s’introduisait dans une cabine située en face de celle où l’on avait déposé Serge Ladko. Parfois, sa visite ne durait que quelques minutes, parfois elle se prolongeait davantage. Il n’était pas rare, dans ce dernier cas, qu’on entendît jusque sur le pont l’écho d’une violente discussion, où l’on discernait une voix de femme répondant avec calme à un homme en fureur. Le résultat était alors toujours le même: indifférence générale de l’équipage et sortie furibonde de Striga, qui s’empressait de quitter le bord pour calmer ses nerfs irrités.

C’est principalement sur la rive droite qu’il poursuivait ses investigations. Rares, en effet, sont les bourgs et les villages de la rive gauche au-delà de laquelle s’étend à perte de vue l’immense puzsta.

Cette puzsta, c’est la plaine hongroise par excellence, que limitent, à près de cent lieues, les montagnes de la Transylvanie. Les lignes de chemins de fer qui la desservent traversent une infinie étendue de landes désertes, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le gibier aquatique. Cette puzsta, c’est la table toujours généreusement servie pour d’innombrables convives à quatre pattes, ces milliers et ces milliers de ruminants qui constituent l’une des principales richesses du royaume de Hongrie. A peine s’il s’y rencontre quelques champs de blé ou de maïs.

La largeur du fleuve est devenue considérable alors, et de nombreux îlots ou îles en divisent le cours. Telles de ces dernières sont de grande étendue et laissent de chaque côté deux bras où le courant acquiert une certaine rapidité.

Ces îles ne sont point fertiles. A leur surface ne poussent que des bouleaux, des trembles, des saules, au milieu du limon déposé par les inondations qui sont fréquentes. Cependant on y récolte du foin en abondance, et les barques, chargées jusqu’au plat bord, le charrient aux fermes ou aux bourgades de la rive.

Le 6 septembre, le chaland mouilla à la tombée de la nuit. Striga était absent à ce moment. S’il n’avait voulu se risquer, ni à Neusatz, ni à Peterwardein qui lui fait face, l’importance relative de ces villes pouvant être une cause de dangers, il s’était du moins arrêté, afin d’y continuer son enquête, au bourg de Karlovitz, situé une vingtaine de kilomètres en aval. Sur son ordre, le chaland n’avait fait halte que deux ou trois lieues plus bas, pour attendre son capitaine, qui le rejoindrait en s’aidant du courant.

Vers neuf heures du soir, celui-ci n’en était plus fort éloigné. Il ne se pressait pas. Laissant fuir la barge au gré du courant, il s’abandonnait à des pensées en somme assez riantes. Son stratagème avait pleinement réussi. Personne ne l’avait suspecté et rien ne s’était opposé à ce qu’il se renseignât librement. A vrai dire, de renseignements, il n’en avait guère récolté. Mais cette ignorance publique, qui confinait à l’indifférence, était, en somme, un symptôme favorable. Bien certainement, dans cette région, on n’avait que très vaguement entendu parler de la bande du Danube, et l’on ignorait jusqu’à l’existence de Karl Dragoch, dont la disparition ne pouvait, par suite, causer d’émotion.

D’un autre côté, que ce fût à cause de la suppression de son chef ou en raison de la pauvreté de la région traversée, la vigilance de la police paraissait grandement diminuée. Depuis plusieurs jours, Striga n’avait aperçu personne qui eût la tournure d’un agent, et nul ne parlait de la surveillance fluviale si active deux ou trois cents kilomètres en amont.

Il y avait donc toutes chances pour que le chaland arrivât heureusement au terme de son voyage, c’est-à-dire à la mer Noire, où son chargement serait transporté à bord du vapeur accoutumé. Demain, on serait au-delà de Semlin et de Belgrade. Il suffirait ensuite de longer de préférence la rive serbe pour se mettre à l’abri de toute fâcheuse surprise. La Serbie devait être, en effet, plus ou moins désorganisée par la guerre qu’elle soutenait contre la Turquie, et il n’y avait pas apparence que les autorités riveraines perdissent leur temps à s’occuper d’une gabarre descendant à vide le cours du fleuve.

Qui sait? Ce serait peut-être le dernier voyage de Striga. Peut-être se retirerait-il au loin, après fortune faite, riche, considéré – et heureux, songeait-il, en pensant à la prisonnière enfermée dans la gabarre.

Il en était là de ses réflexions quand ses yeux tombèrent sur les coffres symétriques dont les couvercles avaient si longtemps servi de couchettes à Karl Dragoch et à son hôte, et tout à coup cette pensée lui vint que, depuis huit jours qu’il était maître de la barge, il n’avait pas songé à en explorer le contenu. Il était grand temps de réparer cet inconcevable oubli.

En premier lieu, il s’attaqua au coffre de tribord qu’il fractura en un tour de main. Il n’y trouva que des piles de linge et de vêtements rangés en bon ordre. Striga, qui n’avait que faire de cette défroque, referma le coffre et s’attaqua au suivant.

Le contenu de celui-ci n’était pas fort différent du précédent, et Striga désappointé allait y renoncer, quand il découvrit dans un des coins un objet plus intéressant. Si les articles d’habillement ne pouvaient rien lui apprendre, il n’en serait peut-être pas de même de ce gros portefeuille qui, selon toute vraisemblance, devait contenir des papiers. Or, les papiers ont beau être muets, rien n’égale, dans certains cas, leur éloquence.

Striga ouvrit ce portefeuille, et, conformément à son espoir, il s’en échappa de nombreux documents, dont il entreprit le patient examen. Les quittances, les lettres défilèrent, toutes au nom d’Ilia Brusch, puis ses yeux, agrandis par la surprise, s’arrêtèrent sur le portrait qui, déjà, avait éveillé les soupçons de Karl Dragoch.

D’abord Striga ne comprit pas. Qu’il y eût dans cette barge des papiers au nom d’Ilia Brusch, et qu’il n’y en eût aucun au nom du policier, c’était déjà passablement étonnant. Toutefois, l’explication de cette anomalie pouvait être des plus naturelles. Peut-être Karl Dragoch, au lieu de doubler le lauréat de la Ligue Danubienne, comme Striga l’avait cru jusqu’ici, avait-il emprunté à l’amiable la personnalité du pêcheur, et peut-être, dans ce cas, avait-il conservé, d’un commun accord avec le véritable Ilia Brusch, les documents nécessaires pour justifier au besoin de son identité. Mais pourquoi ce nom de Ladko, ce nom dont, avec une habileté diabolique, Striga signait tous ses crimes? Et que venait faire là ce portrait d’une femme, à laquelle celui-ci n’avait jamais renoncé malgré l’échec de ses précédentes tentatives? Quel était donc le légitime propriétaire de cette barge pour avoir en sa possession un document si intime et si singulier? A qui appartenait-elle en définitive, à Karl Dragoch, à Ilia Brusch ou à Serge Ladko, et lequel de ces trois hommes, dont deux l’intéressaient à un si haut point, tenait-il prisonnier en fin de compte dans le chaland? Le dernier, il proclamait, cependant, l’avoir tué, le soir où, d’un coup de feu, il avait abattu l’un des deux hommes de ce canot qui s’éloignait furtivement de Roustchouk. Vraiment, s’il avait mal visé alors, il aimerait encore mieux, plutôt que le policier, tenir entre ses mains le pilote, qu’il ne manquerait pas une seconde fois, dans ce cas. Celui-là, il ne serait pas question de le garder comme otage. Une pierre au cou ferait l’affaire, et, débarrassé ainsi d’un ennemi mortel, il supprimerait en même temps le principal obstacle à des projets dont il poursuivait âprement la réalisation.

Impatient d’être fixé, Striga, gardant par-devers lui le portrait qu’il venait de découvrir, saisit la godille et pressa la marche de l’embarcation.

Bientôt la masse de la gabarre apparut dans la nuit. Il accosta rapidement, sauta sur le pont, et, se dirigeant vers la cabine faisant face à celle qu’il visitait d’ordinaire, introduisit la clef dans la serrure.

Moins avancé que son geôlier, Serge Ladko n’avait même pas le choix entre plusieurs explications de son aventure. Le mystère lui en paraissait toujours aussi impénétrable, et il avait renoncé à imaginer des conjectures sur les motifs que l’on pouvait avoir de le séquestrer.

Quand, après un fiévreux sommeil, il s’était réveillé au fond de son cachot, la première sensation qu’il éprouva fut celle de la faim. Plus de vingt-quatre heures s’étaient alors écoulées depuis son dernier repas, et la nature ne perd jamais ses droits, quelle que soit la violence de nos émotions.

Il patienta d’abord, puis, la sensation devenant de plus en plus impérieuse, il perdit le beau calme qui l’avait soutenu jusque-là. Allait-on le laisser mourir d’inanition? Il appela. Personne ne répondit. Il appela plus fort. Même résultat. Il s’égosilla enfin en hurlements furieux, sans obtenir plus de succès.

Exaspéré, il s’efforça de briser ses liens. Mais ceux-ci étaient solides et c’est en vain qu’il se roula sur le parquet en tendant ses muscles à les rompre.

Dans un de ces mouvements convulsifs, son visage heurta un objet déposé près de lui. Le besoin affine les sens. Serge Ladko reconnut immédiatement du pain et un morceau de lard qu’on avait sans doute mis là pendant son sommeil. Profiter de cette attention de ses geôliers n’était pas des plus faciles, dans la situation où il se trouvait. Mais la nécessité rend industrieux, et, après plusieurs essais infructueux, il réussit à se passer du secours de ses mains.

Sa faim satisfaite, les heures coulèrent lentes et monotones. Dans le silence, un murmure, un frissonnement, semblable à celui des feuilles agitées par une brise légère, venait frapper son oreille. Le bateau qui le portait était évidemment en marche et fendait, comme un coin, l’eau du fleuve.

Combien d’heures s’étaient-elles succédé, quand une trappe fut soulevée au-dessus de lui? Suspendue au bout d’une ficelle, une ration semblable à celle qu’il avait découverte à son premier réveil, oscilla dans l’ouverture qu’éclairait une lumière incertaine et vint se poser à sa portée.

Des heures coulèrent encore, puis la trappe s’ouvrit de nouveau. Un homme descendit, s’approcha du corps inerte, et Serge Ladko, pour la seconde fois, sentit qu’on lui recouvrait la bouche d’un large bâillon. C’est donc qu’on avait peur de ses cris et qu’il passait à proximité d’un secours? Sans doute, car, l’homme à peine remonté, le prisonnier entendit que l’on marchait sur le plafond de son cachot. Il voulut appeler… aucun son ne sortit de ses lèvres… Le bruit de pas cessa.

Le secours devait être déjà loin, quand, peu d’instants plus tard, on revint, sans plus d’explications, supprimer son bâillon. Si on lui permettait d’appeler, c’est que cela n’offrait plus de danger. Dès lors, à quoi bon?

Après le troisième repas, identique aux deux premiers, l’attente fut plus longue. C’était la nuit sans doute. Serge Ladko calculait que sa captivité remontait environ à quarante-huit heures, lorsque, par la trappe de nouveau ouverte, on insinua une échelle, à l’aide de laquelle quatre hommes descendirent au fond du cachot.

Ces quatre hommes, Serge Ladko n’eut pas le temps de distinguer leurs traits. Rapidement, un bâillon était encore appliqué sur sa bouche, un bandeau sur ses yeux, et, redevenu colis aveugle et muet, il était comme la première fois transporté de mains en mains.

Aux heurts qu’il subit, il reconnut l’ouverture étroite – la trappe, il le comprenait – qu’il avait déjà franchie et qu’il franchissait maintenant en sens inverse. L’échelle qui avait meurtri ses reins pendant la descente, les meurtrit également, tandis qu’on le remontait. Un bref trajet horizontal suivit, puis, brutalement jeté sur le parquet, il sentit qu’on lui enlevait comme auparavant bandeau et bâillon. Il ouvrait à peine les yeux, qu’une porte se refermait avec bruit.

Serge Ladko regarda autour de lui. S’il n’avait fait que changer de prison, celle-ci était infiniment supérieure à la précédente. Par une petite fenêtre, le jour entrait à flots, lui permettant d’apercevoir, déposée auprès de lui, sa pitance ordinaire qu’il avait été contraint jusqu’ici de chercher à tâtons. La lumière du soleil lui rendait le courage et sa situation lui apparaissait moins désespérée. Derrière cette fenêtre, c’était la liberté. Il s’agissait de la conquérir.

Longtemps il désespéra d’en trouver le moyen, quand enfin, en parcourant pour la millième fois du regard la cabine exiguë qui lui servait de prison, il découvrit, appliquée contre la paroi, une sorte de ferrure plate qui, sortie du plancher et s’élevant verticalement jusqu’au plafond, servait probablement à relier entre eux les madriers du bordé. Cette ferrure formait saillie, et, bien qu’elle ne présentât aucun angle tranchant, il n’était peut-être pas impossible de s’en servir pour user ses liens, sinon pour les couper. Difficile à coup sûr, l’entreprise méritait tout au moins d’être tentée.

Ayant réussi avec beaucoup de peine à ramper jusqu’à ce morceau de fer, Serge Ladko commença aussitôt à limer contre lui la corde qui retenait ses mains. L’immobilité presque totale que ses entraves lui imposaient rendait ce travail extrêmement pénible, et le va-et-vient des bras, ne pouvant être obtenu que par une série de contractions de tout le corps, restait forcément contenu dans d’étroites limites. Outre que la besogne avançait lentement ainsi, elle était en même temps véritablement exténuante, et, toutes les cinq minutes, le pilote était contraint de prendre du repos.

Deux fois par jour, aux heures des repas, il lui fallait s’interrompre. C’était toujours le même geôlier qui venait lui apporter sa nourriture et, bien que celui-ci dissimulât son visage sous un masque de toile, Serge Ladko le reconnaissait sans hésitation à ses cheveux gris et à la remarquable largeur de ses épaules. D’ailleurs, bien qu’il n’en pût discerner les traits, l’aspect de cet homme lui donnait l’impression de quelque chose de déjà vu. Sans qu’il lui fût possible de rien préciser, cette carrure puissante, cette démarche lourde, ces cheveux grisonnants que l’on distinguait au-dessus du masque de toile, ne lui semblaient pas inconnus.

Les rations lui étaient servies à heure fixe, et jamais, hors de ces instants, on ne pénétrait dans sa prison. Rien n’en aurait même troublé le silence, si, de temps à autre, il n’avait entendu une porte s’ouvrir en face de la sienne. Presque toujours, le bruit de deux voix, celle d’un homme et celle d’une femme, parvenait ensuite jusqu’à lui. Serge Ladko tendait alors l’oreille, et, interrompant son patient travail, il cherchait à mieux discerner ces voix qui remuaient en lui des sensations vagues et profondes.

En dehors de ces incidents, le prisonnier mangeait d’abord, dès le départ de son geôlier, puis il se remettait obstinément à l’œuvre.

Cinq jours s’étaient écoulés depuis qu’il l’avait commencée, et il en était encore à se demander s’il faisait ou non quelques progrès, quand, à la tombée de la nuit, le soir du 6 septembre, le lien qui encerclait ses poignets se brisa tout à coup.

Le pilote dut refouler le cri de joie qui allait lui échapper. On ouvrait sa porte. Le même homme que chaque jour entrait dans sa cellule et déposait près de lui le repas habituel.

Dès qu’il se retrouva seul, Serge Ladko voulut mouvoir ses membres libérés. Il lui fut d’abord impossible d’y parvenir. Immobilisés pendant toute une longue semaine, ses mains et ses bras étaient comme frappés de paralysie. Peu à peu, cependant le mouvement leur revint et augmenta graduellement d’amplitude. Après une heure d’efforts, il put exécuter des gestes encore maladroits et délivrer ses jambes à leur tour.

Il était libre. Du moins il avait fait le premier pas vers la liberté. Le second, ce serait de franchir cette fenêtre qu’il était en son pouvoir d’atteindre maintenant, et par laquelle il apercevait l’eau du Danube, sinon la rive invisible dans l’obscurité. Les circonstances étaient favorables. Il faisait dehors un noir d’encre. Bien malin qui le rattraperait par cette nuit sans lune, où l’on ne voyait rien à dix pas. D’ailleurs, on ne reviendrait plus dans sa cellule que le lendemain. Quand on s’apercevrait de son évasion, il serait loin.

Une grave difficulté, plus qu’une difficulté, une impossibilité matérielle l’arrêta à la première tentative. Assez large pour un adolescent souple et svelte, la fenêtre était trop étroite pour livrer passage à un homme dans la force de l’âge et doué d’une aussi respectable carrure que Serge Ladko. Celui-ci, après s’être épuisé en vain, dut reconnaître que l’obstacle était infranchissable et se laissa retomber tout haletant dans sa prison.

Était-il donc condamné à n’en plus sortir? Un long moment, il contempla le carré de nuit dessiné par l’implacable fenêtre, puis, décidé à de nouveaux efforts, il se dépouilla de ses vêtements et, d’un élan furieux, se lança dans l’ouverture béante, résolu à la franchir coûte que coûte.

Son sang coula, ses os craquèrent, mais une épaule d’abord, un bras ensuite passèrent, et le montant de la fenêtre vint buter contre sa hanche gauche. Malheureusement l’épaule droite avait buté, elle aussi, de telle sorte que tout effort supplémentaire serait évidemment inutile.

Une partie du corps à l’air libre et surplombant le courant, l’autre partie demeurée prisonnière, ses côtes écrasées par la pression, Serge Ladko ne tarda pas à trouver la position intenable. Puisque s’enfuir ainsi était impraticable, il fallait aviser à d’autres moyens. Peut-être, pourrait-il arracher l’un des montants de la fenêtre et agrandir ainsi l’infranchissable ouverture.

Mais, pour cela, il était nécessaire de réintégrer la prison, et Ladko fut obligé de reconnaître l’impossibilité de ce retour en arrière. Il ne lui était permis ni d’avancer, ni de reculer, et, à moins d’appeler à son aide, il était irrémédiablement condamné à rester dans sa cruelle position.

C’est en vain qu’il se débattit. Tout fut inutile. Il s’était lui-même pris au piège par la violence de son élan.

Serge Ladko reprenait haleine, quand un bruit insolite le fit tressaillir. Un nouveau danger se révélait, menaçant. Fait qui ne s’était jamais produit à pareille heure depuis qu’il occupait cette prison, on s’arrêtait à sa porte, une clef cherchait en tâtonnant le trou de la serrure, s’y introduisait enfin…

Soulevé par le désespoir, le pilote raidit tous ses muscles dans un effort surhumain…

Au-dehors, cependant, la clef tournait dans la serrure… entraînait le pêne avec elle… lui faisait faire un premier pas hors de la gâche…

 

 

Chapitre XII

Aunom de la loi.

 

triga, la porte ouverte, s’arrêta hésitant sur le seuil. Une obscurité profonde emplissait la cellule. Il ne distinguait rien, si ce n’est un carré d’ombre plus claire vaguement découpé par l’ouverture de la fenêtre. Dans un coin, quelque part, gisait le prisonnier. On ne pouvait l’apercevoir.

«Titcha! appela Striga d’une voix impatiente, de la lumière!»

Titcha s’empressa d’apporter une lanterne dont la tremblante lueur, soudainement projetée, parut illuminer la pièce. Les deux hommes, l’ayant parcourue d’un rapide coup d’œil, échangèrent un regard troublé. La cabine était vide. Sur le parquet, des liens rompus, des vêtements jetés à la volée: du prisonnier, nulle autre trace.

«M’expliqueras-tu?… commença Striga.

Avant de répondre, Titcha alla jusqu’à la fenêtre, et passa le doigt sur l’un des montants.

– Envolé, dit-il, en montrant son doigt rouge.

– Envolé!… répéta Striga, qui proféra un juron.

– Mais pas depuis longtemps, continua Titcha. Le sang est encore frais. D’ailleurs, il n’y a pas plus de deux heures que je lui ai apporté sa ration.

– Et tu n’as rien vu d’anormal à ce moment?

– Absolument rien. Je l’ai laissé ficelé comme un saucisson.

– Imbécile! gronda Striga.

Titcha, ouvrant les bras, exprima clairement par ce geste qu’il ignorait comment l’évasion avait pu s’accomplir et qu’il en déclinait, dans tous les cas, la responsabilité. Striga n’accepta pas cette commode défaite.

– Oui, imbécile, répéta-t-il d’une voix furieuse en arrachant des mains de son compagnon la lanterne qu’il promena sur le pourtour de la cabine. Il fallait visiter ton prisonnier et ne pas te fier aux apparences… Tiens! regarde ce morceau de fer poli par le frottement. C’est là qu’il a usé la corde qui retenait ses mains… Il a dû y mettre des jours et des jours… Et tu ne t’es aperçu de rien!… On n’est pas stupide à ce point-là!

– Ah ça, mais, quand tu auras fini!… répliqua Titcha qui sentait la colère le gagner à son tour. Est-ce que tu me prends pour ton chien?… Après tout, puisque tu tenais tant à boucler le Dragoch, il fallait le garder toi-même.

– J’aurais mieux fait, approuva Striga. Mais, d’abord, est-ce bien Dragoch que nous tenions?

– Qui veux-tu que ce soit?

– Le sais-je?… Je suis en droit de m’attendre à tout, en voyant la manière dont tu t’acquittes d’une mission. L’as-tu reconnu, quand tu l’as pris?

– Je ne peux pas dire que je l’aie reconnu, confessa Titcha, vu qu’il tournait le dos…

– Là!…

– Mais j’ai parfaitement reconnu le bateau. C’est bien celui que tu m’as montré à Vienne. Ça, par exemple, j’en suis sûr.

– Le bateau!… Le bateau!… Enfin, comment était-il, ton prisonnier? Était-il grand?

Serge Ladko et Ivan Striga avaient en réalité une taille sensiblement égale. Mais un homme couché paraît, on ne l’ignore pas, beaucoup plus grand qu’un homme debout, et Titcha n’avait guère vu le pilote qu’étendu sur le parquet de sa prison. C’est donc de la meilleure foi du monde qu’il répondit:

– La tête de plus que toi.

– Ce n’est pas Dragoch!… murmura Striga, qui se savait d’une stature plus élevée que le détective.

Il réfléchit quelques instants, puis demanda:

– Le prisonnier ressemblait-il à quelqu’un de ta connaissance?

– De ma connaissance? protesta Titcha. Jamais de la vie!

– Par exemple, il ne ressemblerait pas… à Ladko?

– En voilà une idée! s’écria Titcha. Pourquoi diable veux-tu que Dragoch ressemble à Ladko?

– Et si notre prisonnier n’était pas Dragoch?

– Il ne serait pas davantage Ladko, que je connais assez, parbleu, pour ne pas m’y tromper.

– Réponds toujours à ma question, insista Striga. Lui ressemblait-il?

– Tu rêves, protesta Titcha. D’abord, le prisonnier n’avait pas de barbe, et Ladko en a.

– Ça se coupe, la barbe, fit observer Striga.

– Je ne dis pas non… Et puis, le prisonnier avait des lunettes.

Striga haussa les épaules.

– Était-il brun ou blond? demanda-t-il.

– Brun, répondit Titcha avec conviction.

– Tu en es sûr?

– Ce n’est pas Ladko!… murmura de nouveau Striga. Ce serait donc Ilia Brusch…

– Quel Ilia Brusch?

– Le pêcheur.

– Bah!… fît Titcha abasourdi. Mais alors, si le prisonnier n’était ni Ladko, ni Karl Dragoch, peu importe qu’il ait pris la clef des champs.

Striga, sans répondre, s’approcha à son tour de la fenêtre. Après avoir examiné les traces de sang, il se pencha au-dehors et s’efforça vainement de percer les ténèbres.

– Depuis combien de temps est-il parti?… se demandait-il à demi-voix.

– Pas plus de deux heures, dit Titcha.

– S’il court depuis deux heures, il doit être loin! s’écria Striga, qui maîtrisait avec peine sa colère.

Après un instant de réflexion, il ajouta:

– Rien à faire pour le moment. La nuit est trop noire. Puisque l’oiseau est envolé, bon voyage. Quant à nous, nous nous mettrons en route un peu avant l’aube, de manière à être le plus tôt possible au-delà de Belgrade.»

Il resta un instant songeur, puis, sans rien ajouter, il quitta la cabine pour entrer dans celle qui lui faisait face. Titcha prêta l’oreille. D’abord, il n’entendit rien; mais bientôt, à travers la porte fermée, arrivèrent jusqu’à lui des éclats de voix dont le diapason montait progressivement. Haussant les épaules avec dédain, Titcha s’éloigna et regagna son lit.

C’est à tort que Striga avait jugé inutile de se livrer à des recherches immédiates. Ces recherches n’eussent peut-être pas été vaines, car le fugitif n’était pas loin.

En entendant le bruit de la clef tournant dans la serrure, Serge Ladko, d’un effort désespéré, avait vaincu l’obstacle. Sous la violente traction des muscles, l’épaule d’abord, la hanche ensuite s’étaient effacées, et il avait glissé comme une flèche hors de la fenêtre trop étroite, pour tomber, la tête la première, dans l’eau du Danube, qui s’était ouverte et refermée’ sans bruit. Quand après une courte immersion, il revint à la surface, le courant l’avait déjà emporté à quelque distance de l’endroit de sa chute. Un instant plus tard, il dépassait l’arrière du chaland, évité la proue vers l’amont. Devant lui la route était libre.

Il n’avait pas à hésiter. Le seul parti à prendre était de se laisser dériver quelque temps encore. Une fois hors d’atteinte, il nagerait vigoureusement vers l’une des rives. Il y arriverait, il est vrai, dans un état de nudité qui pouvait être une source de grandes difficultés ultérieures, mais il n’avait pas le choix. Le plus pressé était de s’éloigner de la prison flottante où il venait de passer de si pénibles jours. Quand il aurait pris terre, il aviserait.

Tout à coup, dans la nuit, la masse sombre d’une seconde embarcation se dressa devant lui. Quelle ne fut pas son émotion, en reconnaissant sa barge retenue par une bosse amarrée au chaland et que tendait la poussée du courant. Il se cramponna instinctivement au gouvernail, et, un instant, demeura immobile.

Dans la paix nocturne, un bruit de voix parvenait jusqu’à lui. Sans doute, on discutait les circonstances de sa fuite. Il attendit, la tête seule hors de l’eau noire qui le couvrait de son impénétrable voile.

Les voix grandirent, puis se turent, et tout retomba dans le silence. Serge Ladko, s’accrochant au plat bord, se hissa lentement dans la barge et disparut sous le tôt. Là, l’oreille tendue, il écouta de nouveau. Il n’entendit rien. Plus aucun bruit autour de lui.

Sous le tôt, l’obscurité de la nuit se faisait plus épaisse encore. Dans l’impossibilité de rien distinguer, Serge Ladko tâtonna comme un aveugle pour reconnaître les objets familiers. Il ne semblait pas que l’on eût rien touché. Là étaient ses instruments de pêche; à ce clou pendait encore le bonnet de loutre qu’il y avait lui-même accroché. À droite, c’était sa couchette; à gauche, celle où M. Jaeger avait si longtemps dormi… Mais pourquoi étaient-ils ouverts, les coffres ménagés au-dessous de ces couchettes? On les avait donc forcés?… Invisibles dans l’ombre, ses mains hésitantes firent l’inventaire de ses modestes richesses… Non, on ne lui avait rien pris. Linge et vêtements paraissaient en bon ordre, comme il les avait laissés… Jusqu’à son couteau qu’il retrouva à la place même où il l’avait rangé. Ce couteau, Serge Ladko l’ouvrit, puis, rampant sur le ventre dans le fond de la barge, il s’avança vers l’étrave.

Quel voyage! L’oreille aux aguets, les yeux vainement ouverts dans les ténèbres, s’arrêtant, la respiration coupée, au moindre clapotis de l’eau, il lui fallut dix minutes pour arriver au but. Enfin, sa main put saisir la bosse, qu’il trancha d’un seul coup.

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La corde coupée fouetta l’eau à grand bruit. Ladko, le cœur battant, retomba dans la barge. Impossible qu’on n’ait pas entendu la chute de cette corde, dans un silence si profond…

Non… rien ne bougeait… Le pilote, peu à peu redressé, comprit qu’il était déjà loin de ses ennemis. À peine libre, en effet, la barge avait commencé à dériver, et il n’avait fallu qu’un instant pour qu’entre elle et le chaland s’élevât le mur inexpugnable de la nuit.

Quand il s’estima assez loin pour n’avoir plus rien à craindre, Serge Ladko arma un aviron, et quelques coups de godille augmentèrent rapidement la distance. Alors seulement, il s’aperçut qu’il grelottait et s’occupa de se couvrir. Décidément, on n’avait pas touché au contenu de ses coffres, où il trouva sans peine le linge et les vêtements nécessaires. Cela fait, il saisit de nouveau l’aviron et se remit à godiller avec rage.

Où était-il? Il n’en avait aucune idée. Rien ne pouvait le renseigner sur le parcours effectué par le chaland dans lequel il avait été incarcéré. Sa prison flottante avait-elle monté ou descendu le fleuve, il l’ignorait.

En tous cas, c’est dans le sens du courant qu’il devait maintenant se diriger, puisque c’est dans cette direction qu’étaient Roustchouk et Natcha. Si on l’avait ramené en arrière, ce serait du temps à regagner à grands renforts de bras, voilà tout. Pour le moment, il commencerait par naviguer toute la nuit, de manière à s’éloigner le plus possible de ses ennemis inconnus. Il pouvait compter sur environ sept heures d’obscurité. En sept heures, on fait du chemin. Le jour venu, il s’arrêterait, pour prendre du repos, dans la première ville rencontrée.

Serge Ladko godillait vigoureusement depuis une vingtaine de minutes, quand un cri affaibli par la distance s’éleva dans la nuit. Ce qu’il exprimait, joie, colère ou terreur, trop vague était ce cri lointain pour que l’on pût le dire. Et pourtant, si vague qu’elle fût, cette voix, qui lui arrivait des confins de l’horizon, emplit d’un trouble obscur le cœur du pilote. Où avait-il entendu une voix semblable?… Un peu plus, il eût juré que c’était celle de Natcha… Il avait cessé de godiller, l’oreille tendue aux sourdes rumeurs de la nuit.

Le cri ne se renouvela pas. L’espace était redevenu muet autour de la barge que le courant entraînait en silence. Natcha!… Il n’avait que ce nom-là en tête… Serge Ladko, d’un mouvement d’épaules, rejeta cette obsession, cette idée fixe, et se remit au travail.

Le temps passa. Il pouvait être minuit, quand, sur la rive droite, se dessinèrent confusément des maisons. Ce n’était qu’un village, Szlankament, que Ladko laissa en arrière sans l’avoir reconnu.

Quelques heures plus tard, au moment du lever de l’aube, un autre bourg, Nove Banoveze, apparut à son tour. Il ne le reconnut pas davantage et le dépassa pareillement.

Puis les rives redevinrent désertes, tandis que le jour se levait.

Dès que la lumière fut suffisante, Serge Ladko s’empressa de réparer les dégâts causés à son déguisement par une si longue captivité. En quelques minutes, ses cheveux redevinrent noirs de leur racine à leur pointe, un coup de rasoir fit tomber la barbe naissante et ses lunettes faussées furent remplacées par des neuves. Cela fait, il se remit à godiller avec le même inlassable courage.

De temps à autre, il jetait un coup d’œil en arrière, sans rien apercevoir de suspect. Les ennemis étaient loin, décidément.

Libérant son esprit de ses préoccupations les plus immédiates, le sentiment de sa sécurité reconquise lui permettait de songer de nouveau à l’étrangeté de sa situation. Quels étaient ces ennemis qui le contraignaient à fuir? Que lui voulaient-ils? Pourquoi l’avaient-ils tenu durant tant de jours en leur pouvoir? Autant de questions auxquelles il était dans l’impossibilité de répondre. Quels que fussent ces ennemis, il fallait en tous cas, se défier d’eux à l’avenir, et ce souci allait fâcheusement compliquer son voyage, à moins qu’il ne prît le parti de réclamer, malgré les dangers d’une telle démarche, la protection de la police contre ses ravisseurs inconnus, à la première ville qu’il traverserait.

Cette ville, quelle serait-elle? Cela non plus, il ne le savait pas, et rien n’était de nature à le renseigner, sur ces rives désertes où, séparés par de longs espaces, s’égrenaient de rares et pauvres hameaux.

Ce fut seulement vers huit heures du matin, que, toujours sur la rive droite, de hauts clochers piquèrent le ciel, tandis que, devant la barge, une autre ville plus lointaine montait à l’horizon. Serge Ladko eut un sursaut de joie. Ces villes, il les connaissait bien. L’une, la plus proche, c’était Semlin, dernière cité danubienne de l’empire austro-hongrois; l’autre, juste en face de lui, c’était Belgrade, la capitale serbe, située également sur la rive droite, après un coude brusque du fleuve, au confluent de la Save.

Ainsi donc, pendant son incarcération, il avait continué à descendre le courant, sa prison flottante l’avait rapproché du but, et, sans même s’en rendre compte, il avait franchi plus de cinq cents kilomètres.

Pour l’instant, Semlin, c’était le salut. Autant que besoin serait, il y trouverait aide et protection. Mais se résoudrait-il à demander du secours? S’il se plaignait, s’il racontait son inexplicable aventure, n’allait-on pas ouvrir une enquête, dont il serait la première victime? Peut-être voudrait-on savoir qui il était, d’où il venait, où il se rendait, et peut-être parviendrait-on à découvrir le nom qu’il s’était juré de ne jamais révéler, quoi qu’il arrivât.

Remettant à prendre un parti à ce sujet, Serge Ladko activa la marche de son embarcation. La demie de huit heures sonnait aux horloges de la ville comme il fixait son amarre à un anneau du quai. Il procéda ensuite à quelques rapides rangements, puis examina de nouveau ce problème: parler ou se taire. Finalement il se décida pour l’abstention. Tout bien considéré, mieux valait garder le silence, aller chercher sous le tôt un repos bien gagné, et s’éloigner inaperçu de Semlin comme il y était arrivé.

À ce moment, quatre hommes parurent sur le quai et s’arrêtèrent en face de la barge. Ces hommes sautèrent à bord, et l’un d’eux, s’approchant de Serge Ladko, qui le regardait faire avec étonnement, demanda:

«Vous êtes bien le nommé Ilia Brusch?

– Oui, répondit le pilote, en fixant sur le questionneur un regard inquiet.

Celui-ci entr’ouvrit son vêtement, afin de montrer une écharpe aux couleurs hongroises, qui lui enserrait la taille.

– Au nom de la loi, je vous arrête,» dit-il en touchant le pilote à l’épaule.

 

 

Chapitre XIII

Un commission rogatoire.

 

arl Dragoch n’avait pas souvenir de s’être occupé, dans tout le cours de sa carrière, d’une affaire aussi fertile en incidents inattendus et ayant autant le caractère du mystère que cette affaire de la bande du Danube. L’incroyable mobilité de l’insaisissable bande, son ubiquité, la soudaineté de ses coups, avaient déjà quelque chose d’insolite. Et voici que son chef, à peine dépisté, devenait introuvable, et semblait se rire des mandats d’amener lancés contre lui dans toutes les directions!

Tout d’abord, on eût été fondé à croire qu’il s’était évaporé. De lui, aucune trace, ni en amont, ni en aval. La police de Budapest, notamment, malgré une surveillance, incessante, n’avait rien signalé qui lui ressemblât. Il fallait bien qu’il fût passé à Budapest, cependant, puisque, dès le 31 août, il était vu à Duna Földvar, soit près de quatre-vingt-dix kilomètres plus bas que la capitale de la Hongrie. Ignorant que le rôle du pêcheur fût joué à ce moment par Ivan Striga, à qui le chaland assurait un refuge, Karl Dragoch n’y pouvait rien comprendre.

Les jours suivants, c’est à Szekszard, à Vukovar, à Cserevics, à Karlovitz enfin que l’on signalait sa présence. Ilia Brusch ne se cachait pas. Loin de là, il disait son nom à qui voulait l’entendre, et parfois même vendait quelques livres de poisson. D’aucuns, il est vrai, prétendaient aussi l’avoir surpris au moment où il en achetait, ce qui ne laissait pas d’être assez singulier.

Le soi-disant pêcheur faisait preuve en tout cas d’une infernale habileté. La police, aussitôt prévenue de son apparition, avait beau faire diligence, elle arrivait toujours trop tard. C’est en vain qu’elle sillonnait ensuite le fleuve en tous sens, elle n’y découvrait pas le plus petit vestige de la barge qui semblait littéralement volatilisée.

Karl Dragoch se désespérait en apprenant les échecs successifs de ses sous-ordres. Le gibier allait-il décidément lui glisser entre les mains?

Toutefois, deux choses étaient certaines. La première, c’est que le prétendu lauréat continuait à descendre le fleuve. La seconde, c’est qu’il semblait fuir les villes, dont, sans doute, il redoutait la police.

Karl Dragoch fit donc redoubler de surveillance à toutes les cités de quelque importance situées en aval de Budapest, telles que Mohacs, Apatin et Neusatz, et lui-même établit son quartier-général à Semlin. Ces villes constituaient ainsi autant de barrages élevés sur la route du fugitif.

Malheureusement, il paraissait bien que celui-ci ne fît que rire de la série d’obstacles accumulés devant lui. De même qu’on avait appris son passage en aval de Budapest, sa présence fut constatée, mais toujours trop tard, en aval de Mohacs, d’Apatin et de Neusatz. Dragoch, transporté de colère et comprenant qu’il jouait sa dernière carte, réunit alors une véritable flottille. Sur son ordre, plus de trente embarcations croisèrent nuit et jour au-dessous de Semlin. Bien adroit serait l’adversaire s’il parvenait à franchir leur ligne serrée.

Pour remarquables qu’elles fussent, ces dispositions n’auraient eu cependant aucun succès, si Serge Ladko fût resté prisonnier dans la gabarre de Striga. Heureusement pour le repos de Dragoch, il ne devait pas en être ainsi.

La journée du 6 septembre s’était écoulée dans ces conditions, sans que rien de nouveau fût survenu, et Dragoch, dès les premières heures du 7, se disposait à rejoindre sa flottille, quand il vit un agent accourir à sa rencontre. Son homme, enfin arrêté, venait d’être incarcéré dans la prison de Semlin.

Il se hâta de se rendre au parquet. L’agent avait dit vrai. Le trop célèbre Ladko était bien réellement sous les verrous.

La nouvelle se répandit avec la rapidité de l’éclair et mit la ville en rumeur. On ne causait pas d’autre chose, et, sur le quai, des groupes compacts stationnèrent toute la journée devant la barge du fameux malfaiteur.

Ces groupes ne purent manquer d’attirer l’attention d’une gabarre qui, vers trois heures de l’après-midi, passa au large de Semlin. Cette gabarre qui descendait innocemment le fleuve, c’était celle de Striga.

«Qu’y a-t-il donc à Semlin? dit celui-ci à son fidèle Titcha, en remarquant l’animation des quais. Serait-ce une émeute?

Il s’aida d’une jumelle, qu’il écarta de ses yeux après un rapide examen.

– Le diable m’emporte, Titcha, s’écria-t-il, si ce n’est pas l’embarcation de notre particulier!

– Tu crois?… fit Titcha en s’emparant de la jumelle.

– Il faut que j’en aie le cœur net, déclara Striga qui paraissait en proie à une vive agitation. Je vais à terre.

– Pour te faire pincer. C’est malin!… Si cette embarcation est celle de Dragoch, c’est que Dragoch est à Semlin. C’est se jeter dans la gueule du loup.

– Tu as raison, approuva Striga, qui disparut dans le rouf. Mais nous allons prendre nos précautions.»

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Un quart d’heure plus tard, il revenait «camouflé» de main de maître, si l’on veut nous permettre cette expression empruntée à l’argot commun aux malfaiteurs et aux gens de police. Sa barbe coupée et remplacée par des favoris postiches, ses cheveux dissimulés sous une perruque, un large bandeau recouvrant l’un de ses yeux, il s’appuyait péniblement sur une canne, comme un homme qui sortirait à peine d’une grave maladie.

«Et maintenant?… demanda-t-il, non sans quelque vanité.

– Merveilleux! admira Titcha.

– Écoute, reprit Striga. Tandis que je serai à Semlin, vous continuerez votre route. Deux ou trois lieues au-delà de Belgrade, vous mouillerez et vous attendrez mon retour.

– Comment feras-tu pour nous rejoindre?

– Ne t’inquiète pas de ça, et dis à Ogul de me conduire dans le bachot.»

Pendant ce temps, le chaland avait laissé Semlin en arrière. Ayant pris terre assez loin de la ville, Striga revint à grands pas vers les maisons. Dès qu’il les eut atteintes, il modéra son allure, et, se mêlant aux groupes qui stationnaient au bord du fleuve, il recueillit avidement les propos échangés autour de lui.

Il ne s’attendait guère à ce que ces propos lui apprirent. Personne, dans ces groupes animés, ne parlait de Dragoch. On ne s’entretenait pas davantage d’Ilia Brusch. Il n’était question que de Ladko. De quel Ladko? Non pas du pilote de Roustchouk, dont le nom avait été utilisé par Striga de la manière qu’on sait, mais précisément de ce Ladko imaginaire qu’il avait ainsi créé de toutes pièces, du Ladko malfaiteur, du Ladko pirate, c’est-à-dire de lui-même, Striga. C’est sa propre arrestation qui formait le sujet de la conversation générale. Il ne parvenait pas à comprendre. Que la police commit une erreur et arrêtât un innocent au lieu et place du coupable, il n’y avait à cela rien de bien surprenant. Mais quel rapport avait cette erreur, dont il pouvait mieux que personne certifier la réalité, avec la présence de ce bateau, que son chaland, la veille encore, avait à la traîne?

On estimera, sans doute, qu’il faisait preuve de faiblesse en accordant quelque intérêt à ce côté de la question. L’essentiel, c’était qu’un autre fût poursuivi à sa place. Pendant qu’on suspecterait celui-là, on ne songerait pas à s’occuper de lui. C’était le point important. Le reste ne comptait pas.

Rien n’eût été plus vrai, s’il n’avait eu des motifs particuliers de vouloir être renseigné à cet égard. A en juger d’après les apparences, tout portait à croire que l’homme incarcéré et le maître de la barge ne faisaient qu’un. Quel était cet inconnu, qui, après avoir été, huit jours durant, prisonnier à bord du chaland, en remplaçait si complaisamment le propriétaire entre les griffes de la police? Striga, certes, ne quitterait pas Semlin avant d’être fixé sur ce point.

Il lui fallut s’armer de patience. M. Izar Rona, juge chargé de cette affaire, ne paraissait pas disposé à mener rondement l’instruction. Trois jours s’écoulèrent sans qu’il donnât signe de vie. Cette attente préalable faisait partie de sa méthode. D’après lui, il est excellent de laisser tout d’abord un accusé aux prises avec la solitude. L’isolement est un grand destructeur de force nerveuse, et quelques jours de secret dépriment merveilleusement l’adversaire que le juge va trouver en face de lui.

M. Izar Rona, quarante-huit heures après l’arrestation, exprimait ces idées à Karl Dragoch venu aux informations. Le détective ne pouvait que donner aux théories de son chef une approbation hiérarchique.

«Enfin, monsieur le Juge, se risqua-t-il à demander, quand comptez-vous procéder au premier interrogatoire?

– Demain.

– Je viendrai donc demain soir en apprendre le résultat. Inutile de vous répéter, je pense, sur quoi se fondent les présomptions?

– Inutile, affirma M. Rona. J’ai nos conversations antérieures présentes à l’esprit, et, d’ailleurs, mes notes sont très complètes.

– Vous me permettrez toutefois de vous rappeler, monsieur le Juge, le désir que j’ai pris la liberté de vous exprimer?

– Quel désir?

– Celui de ne pas paraître dans cette affaire, au moins jusqu’à nouvel ordre. Ainsi que je vous l’ai exposé, l’inculpé ne me connaît que sous le nom de Jaeger. Cela peut éventuellement nous servir. Évidemment, lorsque nous serons devant la Cour, il me faudra décliner mon nom véritable. Mais nous n’en sommes pas là, et il me paraît préférable, pour la recherche des complices, de ne pas me brûler avant l’heure…

– C’est entendu,» promit le juge.

Dans la cellule où on l’avait enfermé, Serge Ladko attendait qu’on voulût bien s’occuper de lui. Suivant de si près sa précédente aventure, ce nouveau malheur aussi inexplicable pour lui que l’autre n’avait pas abattu son courage. Sans tenter la moindre résistance au moment de son arrestation, il s’était laissé conduire à la prison, après avoir vainement formulé une question restée sans réponse. Que risquait-il, d’ailleurs? Cette arrestation résultait nécessairement d’une erreur qui serait dissipée dès qu’on l’interrogerait.

Par malheur, le premier interrogatoire se faisait singulièrement attendre. Serge Ladko, maintenu au secret le plus rigoureux, demeurait seul, jour et nuit, dans sa cellule, où, de temps à autre, un gardien venait jeter un furtif coup d’œil par un judas percé dans la porte. Ce gardien espérait-il, obéissant aux ordres de M. Izar Rona, constater les résultats progressifs de la méthode d’isolement? En ce cas, il ne devait pas se retirer satisfait. Les heures et les jours s’écoulaient, sans que rien, dans l’attitude du prisonnier, révélât un changement de ses intimes pensées. Assis sur une chaise, les mains appuyées sur les genoux, les yeux baissés, la face froide, il semblait profondément réfléchir, et gardait une immobilité presque absolue, sans donner aucun signe d’impatience. Dès la première minute, Serge Ladko s’était résolu au calme, et rien ne l’en ferait sortir; mais il en arrivait, en constatant la fuite du temps, à regretter sa prison flottante qui, du moins, le rapprochait de Roustchouk.

Le troisième jour, enfin, – on était alors au 10 septembre – sa porte s’ouvrit, et il fut invité à quitter sa cellule. Encadré par quatre soldats, baïonnette au canon, il suivit un long couloir, descendit un interminable escalier, puis traversa une rue, au-delà de laquelle il pénétra dans le Palais de Justice, bâti en face de la prison.

Dans cette rue, le populaire grouillait, se pressant derrière un cordon d’agents de police. Quand le prisonnier apparut, de féroces clameurs s’élevèrent de cette foule, avide d’exprimer sa haine pour le malfaiteur redouté et si longtemps impuni. Quel que fût le sentiment de Serge Ladko en se voyant en butte à cette injure imméritée, il n’en laissa rien paraître. D’un pas ferme, il entra dans le Palais, et, après une nouvelle attente, se trouva enfin devant son juge.

M. Izar Rona, petit homme malingre, blond, la barbe rare, au teint jaune et bilieux, était un magistrat de la manière forte. Procédant par affirmations tranchantes, par dénégations brutales, il attaquait l’adversaire à coups de boutoir, plus désireux d’inspirer la terreur que de gagner la confiance.

Les gardes s’étaient retirés sur un signe du juge. Debout au milieu de la pièce, Serge Ladko attendait qu’il plût à celui-ci de l’interroger. Dans un angle, le greffier prêt à écrire.

«Asseyez-vous, dit M. Rona d’un ton brusque.

Serge Ladko obéit. Le magistrat reprit:

– Votre nom?

– Ilia Brusch.

– Votre domicile?

– Szalka.

– Votre profession?

– Pêcheur.

– Vous mentez, formula le juge, en surveillant du regard le prévenu.

Une légère rougeur colora le visage de Serge Ladko dont les yeux eurent un rapide éclair. Toutefois, il se contraignit au calme et garda le silence.

– Vous mentez, répéta M. Rona. Vous vous appelez Ladko. Votre domicile est Roustchouk.

Le pilote tressaillit. Ainsi son identité véritable était connue. Comment cela avait-il pu se faire? Cependant le juge, à qui le tressaillement du prévenu n’avait pas échappé, poursuivait d’une voix cinglante:

– Vous êtes accusé de trois vols simples, de dix-neuf vols qualifiés perpétrés avec les circonstances aggravantes d’escalade et d’effraction, de trois assassinats et de six tentatives de meurtre, lesdits crimes et délits accomplis avec préméditation depuis moins de trois ans. Qu’avez-vous à répondre?

Le pilote avait écouté, stupéfait, cette incroyable nomenclature. Eh quoi! la confusion qu’il avait redoutée, en apprenant de la bouche de M. Jaeger l’existence de son sinistre homonyme, cette confusion s’était produite en effet. Dès lors, à quoi bon avouer qu’il s’appelait Serge Ladko? Tout à l’heure, il avait eu la pensée de le reconnaître, en implorant la discrétion du juge. Il comprenait maintenant qu’un tel aveu serait plus nuisible qu’utile. C’était bien lui, Serge Ladko, de Roustchouk, et non un autre, qui était accusé de cette effroyable série de crimes. Sans doute, même définitivement identifié, il parviendrait à établir son innocence. Mais combien de temps faudrait-il pour y arriver? Non, mieux valait soutenir jusqu’au bout le rôle du pêcheur Ilia Brusch, puisque Ilia Brusch était le nom d’un innocent.

– J’ai à répondre que vous vous trompez, répliqua-t-il d’une voix ferme. Je me nomme Ilia Brusch et je demeure à Szalka. Il est bien facile, d’ailleurs, de vous en assurer.

– Ce sera fait, dit le juge en prenant une note. En attendant, je vais vous faire connaître quelques-unes des charges qui pèsent sur vous.

Serge Ladko se fit plus attentif. On touchait au point intéressant.

– Pour le moment, commença le juge, nous laisserons de côté la plus grande partie des crimes qui vous sont reprochés, et nous nous occuperons seulement des plus récents, de ceux qui ont été perpétrés pendant le voyage au cours duquel vous avez été arrêté.

M. Rona, ayant repris haleine, poursuivit:

– C’est à Ulm que l’on signale pour la première fois votre présence. C’est donc à Ulm que nous placerons l’origine de ce voyage.

– Pardon, Monsieur, interrompit vivement Serge Ladko. Mon voyage avait commencé bien avant Ulm, puisque j’ai remporté deux prix au concours de pêche de Sigmaringen et que j’ai ensuite remonté le fleuve jusqu’à Donaueschingen.

– Il est exact, en effet, répliqua le juge, qu’un certain Ilia Brusch a été proclamé lauréat du concours de pêche institué par la Ligue Danubienne à Sigmaringen, et que cet Ilia Brusch a été vu à Donaueschingen. Mais, ou bien vous aviez déjà adopté à Sigmaringen une personnalité d’emprunt, ou bien vous vous êtes substitué audit Ilia Brusch pendant qu’il allait de Donaueschingen à Ulm. C’est un point que nous éluciderons en son temps, soyez tranquille.

Serge Ladko, les yeux écarquillés par la surprise, écoutait comme dans un rêve ces fantaisistes déductions. Un peu plus, on eût compté l’imaginaire Ilia Brusch au nombre de ses victimes! Sans prendre la peine de répondre, il haussait dédaigneusement les épaules, quand le juge, en le regardant fixement, lui demanda tout à coup à brûle-pourpoint:

– Qu’êtes-vous allé faire à Vienne, le 26 août dernier, chez le juif Simon Klein?

Malgré lui, Serge Ladko tressaillit une seconde fois. Voilà qu’on connaissait cette visite, maintenant! Certes, elle n’avait rien de répréhensible, mais l’avouer, c’était avouer en même temps son identité, et, puisqu’il avait adopté le parti de la nier, force lui était de persister dans cette voie.

– Simon Klein?… répéta-t-il d’un air interrogateur, en homme qui ne comprend pas.

– Vous niez?… fit M. Rona. Je m’y attendais. C’est donc à moi de vous apprendre qu’en vous rendant chez le juif Simon Klein – et le juge, ce disant, se souleva à demi sur son siège pour donner à ses paroles une plus écrasante autorité, – vous alliez vous entendre avec le receleur ordinaire de votre bande.

– De ma bande!… répéta le pilote ahuri.

– Il est vrai, rectifia ironiquement le juge, que vous ne savez pas ce que je veux dire, que vous ne faites partie d’aucune bande, que vous n’êtes pas Ladko, mais bien un inoffensif pêcheur à la ligne du nom d’Ilia Brusch. Mais alors, si vous vous nommez en effet Ilia Brusch, pourquoi vous cachez-vous?

– Je me cache, moi?… protesta Serge Ladko.

– Dame! ça m’en a tout l’air, répondit M. Izar Rona, à moins que ce ne soit pas se cacher que de dissimuler sous des lunettes noires des yeux qui semblent les meilleurs du monde – au fait! ayez donc l’obligeance de les enlever, ces lunettes! – et de teindre en noir des cheveux que l’on a naturellement blonds.

Serge Ladko était accablé.

La police était bien renseignée et la trame se resserrait autour de lui; sans paraître remarquer son trouble, M. Rona poursuivit son avantage:

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– Eh! eh! vous voilà moins fringant, mon gaillard. Vous ne nous saviez pas si avancés… mais je continue. A Ulm, vous aviez pris un passager avec vous.

– Oui, répondit Serge Ladko.

– Quel était son nom?

– M. Jaeger.

– Très exact. Voudriez-vous me dire ce qu’il est devenu, ce M. Jaeger?

– Je l’ignore. Il m’a quitté en pleine campagne, presque au confluent de l’Ipoly. J’ai été bien surpris de ne plus le trouver en revenant à bord.

– En revenant, dites-vous. Vous vous étiez donc absenté? Où étiez-vous allé?

– Dans un village des environs, afin de me procurer un cordial pour mon passager.

– Il était donc malade?

– Très malade. Il avait failli se noyer tout bonnement.

– Et c’est vous qui l’avez sauvé, je présume?

– Qui voulez-vous que ce soit, puisqu’il n’y avait que moi?

– Hum!… fit le juge un peu ébranlé. Mais, se ressaisissant:

– Vous comptez sans doute m’émouvoir avec cette histoire de sauvetage?

– Moi? protesta Ladko. Vous m’interrogez, je réponds. Voilà tout.

– C’est bon, conclut M. Izar Rona. Mais, dites-moi, avant cet incident, vous n’aviez jamais quitté votre barge, je crois?

– Une seule fois, pour aller chez moi, à Szalka.

– Pourriez-vous me préciser la date de cette excursion?

– Pourquoi pas, en cherchant un peu.

– Je vais vous aider. Ne serait-ce pas dans la nuit du 28 au 29 août?

– Peut-être bien.

– Vous ne le niez pas?

– Non.

– Vous l’avouez?

– Si vous voulez.

– Nous sommes d’accord… C’est sur la rive gauche du Danube, je crois, que se trouve Szalka? demanda M. Rona d’un air bonhomme.

– En effet.

– Et il faisait noir, je crois, dans cette nuit du 28 au 29 août?

– Très noir. Un temps affreux.

– Cela explique que vous vous soyez trompé. C’est par une erreur toute naturelle qu’en pensant aborder la rive gauche, vous avez débarqué sur la rive droite.

– Sur la rive droite?

M. Izar Rona se leva tout à fait, et, fixant le prévenu dans les yeux, prononça:

– Oui, sur la rive droite, juste en face de la villa du comte Hagueneau?

Serge Ladko chercha de bonne foi dans ses souvenirs. Hagueneau? Il ne connaissait pas ce nom.

– Vous êtes très fort, déclara le juge déçu dans son essai d’intimidation. Il est donc entendu que c’est la première fois que vous entendez prononcer le nom du comte Hagueneau et que, si, au cours de la nuit du 28 au 29 août, sa villa a été mise au pillage et son gardien Christian Hoel grièvement blessé, c’est à votre insu. Où diable avais-je la tête? Comment connaîtriez-vous ces crimes commis par un certain Ladko? Ladko, que diable! ce n’est pas votre nom!

– Mon nom est Ilia Brusch, affirma le pilote d’une voix moins assurée que la première fois.

– Parfait! parfait!… c’est convenu… mais alors, si vous ne vous appelez pas Ladko, pourquoi avez-vous disparu, juste après la perpétration de ce crime, pour ne rompre votre incognito – et encore bien modestement! – qu’à une distance respectable de la région qui en a été le théâtre? Pourquoi ne vous a-t-on vu, vous qui montriez auparavant si généreusement votre personne, ni à Budapest, ni à Neusatz, ni à aucune ville un peu importante? Pourquoi avez-vous abandonné votre rôle de pêcheur, au point même d’acheter parfois du poisson dans les villages où vous consentiez à vous arrêter?

Tout cela était de l’hébreu pour le malheureux pilote. S’il avait disparu, c’était bien malgré lui. Depuis cette nuit du 28 au 29 août, n’avait-il pas été constamment prisonnier? Dans ces conditions, quoi de surprenant à ce qu’il eût disparu? L’étonnant, au contraire, c’est qu’il se trouvât quelqu’un pour prétendre l’avoir aperçu.

Cette erreur du moins serait facile à dissiper. Il suffirait d raconter sincèrement l’aventure incompréhensible dont il avait été victime. La justice serait peut-être plus clairvoyante et peut-être arriverait-elle à débrouiller les fils de cet imbroglio. Bien décidé à faire ce récit, Serge Ladko attendait impatiemment que M. Rona lui permit de placer un mot. Mais le juge était lancé à toute vapeur. Il se promenait maintenant de long en large dans son cabinet, en jetant au visage de son prisonnier un flot d’arguments qu’il jugeait triomphants.

– Si vous n’êtes pas Ladko, continuait-il avec une véhémence croissante, comment se fait-il que, succédant au pillage de la villa du comte Hagueneau, pillage accompli, par un malheureux hasard, précisément au moment où vous aviez quitté votre barge, un vol, oh! un vol simple, celui-ci! ait été commis à Szuszek dans la nuit du 5 au 6 septembre, nuit que vous avez dû nécessairement passer en face de ce village? Si vous n’êtes pas Ladko, enfin, que faisait dans votre barge ce portrait adressé à son mari par votre femme, Natcha Ladko?

M. Rona avait touché juste, cette fois, et le dernier argument était en effet triomphant. Le pilote, anéanti, avait baissé la tête et de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son visage.

Cependant le juge poursuivait d’une voix plus haute:

– Si vous n’êtes pas Ladko, pourquoi ce portrait a-t-il été supprimé du jour où vous vous êtes senti menacé? Il était dans votre coffre, ce portrait; je précise, dans votre coffre de tribord. Il n’y est plus. Sa présence vous accusait; sa disparition vous condamne. Qu’avez-vous à répondre?

– Rien, murmura Ladko d’une voix sourde. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive.

– Vous comprendrez à merveille si vous voulez vous en donner la peine. Pour le moment, nous allons interrompre cet intéressant entretien. On va vous reconduire dans votre cellule, où vous aurez tout le temps de vous livrer à vos réflexions. Récapitulons, en attendant, l’interrogatoire d’aujourd’hui. Vous prétendez: 1° Vous nommer Ilia Brusch; 2° Avoir remporté le prix au concours de pêche de Sigmaringen; 3° Habiter Szalka; 4° Avoir passé chez vous, à Szalka, la nuit du 28 au 29 août. Ces points seront vérifiés. De mon côté je prétends: 1° Que votre nom est Ladko; 2° Que votre domicile est Roustchouk; 3° Que, dans la nuit du 28 au 29 août, avec l’aide de nombreux complices, vous avez mis au pillage la villa du comte Hagueneau et vous êtes rendu coupable d’une tentative de meurtre sur la personne du gardien Christian Hoël; 4° Qu’un vol dont le nommé Kellermann, de Szuszek, a été victime, dans la nuit du 5 au 6 septembre, doit être mis à votre passif; 5° Que de nombreux autres vols et meurtres commis dans les régions baignées par le Danube doivent pareillement vous être imputés. L’instruction de ces crimes est ouverte. Des témoins sont cités. Vous serez mis en leur présence… Voulez-vous signer votre interrogatoire?… Non?… A votre aise?… Gardes, reconduisez le prévenu!»

Pour regagner sa prison, Serge Ladko dut passer de nouveau au milieu de la foule et en subir encore les vociférations hostiles. La colère populaire semblait s’être accrue pendant la durée de l’interrogatoire et la police eut quelque peine à protéger le prisonnier.

Au premier rang de cette foule hurlante, figurait Ivan Striga. Celui-ci dévora des yeux l’individu qui prenait sa place avec tant de complaisance. Le pilote passa à deux mètres de lui et il put le voir tout à son aise. Mais il ne reconnut pas cet homme imberbe, aux cheveux bruns, dont le visage était orné d’une superbe paire de lunettes noires, et ses perplexités n’en furent pas atténuées.

Striga s’éloigna tout songeur avec le reste de la foule quand furent refermées les portes de la prison. Décidément, il ne connaissait pas l’homme arrêté. Ce n’était, en tout cas, ni Dragoch, ni Ladko. Dès lors, qu’il s’agît d’Ilia Brusch ou de tout autre, que lui importait? Quelle que fût la personnalité de l’accusé, l’essentiel était qu’il absorbât l’attention de la justice, et Striga n’avait plus de raison de s’attarder à Semlin. C’est pourquoi il se résolut à partir dès le lendemain pour regagner son chaland.

Mais, à son réveil, la lecture des journaux le fit changer d’avis. Cette affaire Ladko étant menée dans le secret le plus rigoureux, c’était une raison péremptoire pour que la Presse s’ingéniât à percer le mystère. Elle y avait réussi. Ample était sa moisson d’informations.

Les journaux relataient, en effet, assez exactement le premier interrogatoire, en faisant suivre leur récit de commentaires qui n’étaient pas précisément favorables à l’accusé. En général, ils s’étonnaient de l’obstination avec laquelle celui-ci soutenait être un simple pêcheur, du nom d’Ilia Brusch, habitant seul la petite ville de Szalka. Quel intérêt pouvait-il avoir à soutenir un pareil système, dont la fragilité était évidente? Déjà, d’après eux, le juge d’instruction, M. Izar Rona, avait envoyé à Gran une commission rogatoire. D’ici très peu de jours, un magistrat se transporterait donc à Szalka et se livrerait à une enquête qui aurait comme résultat de ruiner les allégations du prévenu. On chercherait cet Ilia Brusch, et on le trouverait… s’il existait, ce qui, en somme, était fort douteux.

Cette nouvelle modifia les projets de Striga. Tandis qu’il poursuivait sa lecture, une idée singulière lui était venue, et l’idée prit corps, quand il eut achevé de lire. Certes, il était très bon que la justice tînt un innocent. Mais il serait meilleur encore qu’elle le gardât. Pour cela, que fallait-il? Lui fournir un Ilia Brusch en chair et en os, ce qui convaincrait ipso facto d’imposture le véritable Ilia Brusch qu’on retenait prisonnier à Semlin. Cette charge s’ajouterait à celles qu’on possédait déjà forcément contre lui, puisqu’on l’avait arrêté, et suffirait peut-être à motiver sa condamnation définitive, au grand profit du vrai coupable.

Sans plus attendre, Striga quitta la ville. Seulement, au lieu de regagner son chaland, il lui tournait le dos. Emporté par une rapide voiture, il allait rejoindre la ligne ferrée qui l’emmènerait à toute vapeur vers Budapest et vers le Nord.

Pendant ce temps, Serge Ladko, gardant son immobilité coutumière, comptait tristement les heures. De sa première entrevue avec le juge, il était revenu effrayé de la gravité des présomptions qui pesaient sur lui. Certes, il réussirait fatalement avec le temps à faire triompher son innocence. Mais il lui faudrait sans doute s’armer de patience, car il ne pouvait méconnaître que les apparences fussent contre lui et que la justice n’eût bâti avec logique son échafaudage d’hypothèses.

Toutefois, il y a loin entre de simples soupçons et des preuves formelles. Or, des preuves, on n’arriverait jamais, et pour cause, à en réunir contre lui. Le seul témoin qu’il eût à craindre, et encore uniquement en ce qui concernait le secret de son nom, c’était le juif Simon Klein. Mais Simon Klein, qui avait son point d’honneur professionnel, ne consentirait vraisemblablement jamais à le reconnaître. D’ailleurs, aurait-on même besoin de le mettre en présence de son ancien correspondant de Vienne? Le juge n’avait-il pas déclaré qu’il allait se renseigner à Szalka? Ces renseignements ne pouvant manquer d’être excellents, la mise en liberté du prisonnier en résulterait évidemment.

Plusieurs jours s’écoulèrent, durant lesquels Serge Ladko ressassa ces pensées avec une fébrilité croissante. Szalka n’était pas si loin, et il ne fallait pas si longtemps pour se renseigner. On était au septième jour, depuis son premier interrogatoire, quand il fut introduit de nouveau dans le cabinet de M. Frantz Richter.

Le juge était à son bureau et paraissait fort occupé. Pendant dix minutes, il laissa le pilote attendre debout, comme s’il eût ignoré sa présence.

«Nous avons la réponse de Szalka, dit-il enfin d’une voix détachée, sans même relever les yeux sur le prisonnier qu’il surveillait sournoisement à travers ses cils baissés.

– Ah!… fit Serge Ladko avec satisfaction.

– Vous aviez raison, continuait cependant M. Rona. Il existe bien à Szalka un nommé Ilia Brusch, qui jouit de la meilleure réputation.

– Ah!… fit pour la seconde fois le pilote, qui voyait déjà ouverte la porte de sa prison.

Le juge, se faisant plus étranger et plus indifférent encore, murmura sans paraître y attacher la moindre importance:

– Le commissaire de police de Gran, chargé de l’enquête, a eu la bonne fortune de lui parler à lui-même.

– A lui-même? répéta Serge Ladko qui ne comprenait pas.

– A lui-même, affirma le juge.

Serge Ladko croyait rêver. Comment un autre Ilia Brusch avait-il pu être trouvé à Szalka?

– Ce n’est pas possible, Monsieur, balbutia-t-il. Il y a erreur.

– Jugez-en vous-même, répliqua le juge. Voici le rapport du commissaire de police de Gran. Il en résulte que ce magistrat, déférant à la commission rogatoire que je lui ai adressée, s’est transporté le 14 septembre à Szalka et qu’il s’est rendu dans une maison sise au coin du chemin de halage et de la route de Budapest… C’est bien l’adresse que vous avez donnée, je pense? demanda le juge en s’interrompant.

– Oui, Monsieur, répondit Serge Ladko d’un air égaré.

–… et de la route de Budapest, reprit M. Rona; qu’il a été reçu dans la dite maison, par le sieur Ilia Brusch en personne, lequel a déclaré n’être que tout récemment revenu d’une assez longue absence. Le commissaire ajoute que les renseignements qu’il a pu recueillir sur le sieur Ilia Brusch tendent à établir sa parfaite honorabilité, et qu’aucun autre habitant de Szalka ne porte ce nom… Avez-vous quelque chose à dire? Ne vous gênez pas, je vous prie.

– Non, Monsieur, balbutia Serge Ladko qui se sentait devenir fou.

– Voilà donc un premier point étudié», conclut avec satisfaction M. Rona, qui regardait son prisonnier comme le chat doit regarder une souris.

 

 

Chapitre XIV

Entre ciel et terre.

 

on deuxième interrogatoire terminé, Serge Ladko regagna sa cellule sans se rendre compte de ce qu’il faisait. À peine s’il avait entendu les questions du juge après que l’incident de la commission rogatoire eut été vidé de la façon que l’on sait, et il n’avait plus répondu que d’un air hébété. Ce qui lui arrivait dépassait les limites de son intelligence. Que lui voulait-on à la fin? Enlevé, puis incarcéré à bord d’un chaland par de mystérieux ennemis, il ne recouvrait sa liberté que pour la perdre aussitôt; et voici maintenant qu’on trouvait, à Szalka, un autre Ilia Brusch, c’est-à-dire un autre lui-même, dans sa propre maison!… Cela tenait de la fantasmagorie!

Stupéfait, affolé par cette succession d’événements inexplicables, il avait la sensation d’être le jouet de puissances supérieures et hostiles, d’être invinciblement entraîné, proie inerte et sans défense, dans les engrenages de cette machine formidable qui s’appelle: la Justice.

Cette dépression, cet anéantissement de toute énergie, son visage l’exprimait avec tant d’éloquence qu’un des gardiens qui lui faisaient escorte en fut ému, bien qu’il considérât son prisonnier comme le plus abominable criminel.

«Ça ne va donc pas comme vous voulez, camarade? demanda, en mettant dans sa voix quelque désir de réconfort, ce fonctionnaire blasé cependant par profession sur le spectacle des misères humaines.

Il aurait parlé à un sourd, que le résultat eût été le même.

– Allons! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison. M. Izar Rona n’est pas un mauvais diable, et tout s’arrangera peut-être mieux que vous ne pensez… En attendant, je vais vous laisser ça… Il est question de votre pays là-dedans. Ça vous distraira.»

Le prisonnier garda son immobilité. Il n’avait pas entendu.

Il n’entendit pas davantage les verrous poussés à l’extérieur, et pas davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans penser à mal le secret rigoureux auquel était astreint son prisonnier, déposait sur la table en s’en allant.

Les heures coulèrent. Le jour s’acheva, puis la nuit, et ce fut une nouvelle aurore. Écroulé sur sa chaise, Serge Ladko n’avait pas conscience de la fuite du temps.

Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra par la cellule. La première chose qu’il aperçut alors, ce fut le journal laissé la veille par le pitoyable gardien.

Tel que celui-ci l’y avait placé, ce journal s’étalait toujours sur la table, découvrant une manchette imprimée en grasses capitales au-dessous du titre. «Les massacres de Bulgarie», annonçait cette manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko.

Il tressaillit et s’empara fébrilement du journal. Son intelligence réveillée revenait à flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu’il poursuivait sa lecture.

Les événements qu’il apprenait ainsi étaient, au même instant, commentés dans l’Europe entière, et y soulevaient une clameur générale de réprobation. Depuis, ils sont entrés dans l’histoire, dont ils ne forment pas la page la plus glorieuse.

Ainsi qu’il a été rappelé au début de ce récit, toute la région balkanique était alors en ébullition. Dès l’été de 1875, l’Herzégovine s’était révoltée, et les troupes ottomanes envoyées contre elle n’avaient pu la réduire. En mai 1876, la Bulgarie s’étant soulevée à son tour, la Porte répondit à l’insurrection en concentrant une nombreuse armée dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et Sofia. Enfin, le 1er et le 2 juillet de cette année 1876, la Serbie et le Monténégro, entrant en scène à leur tour, avaient déclaré la guerre à la Turquie. Les Serbes, commandés par le général russe Tchernaief, après avoir tout d’abord remporté quelques succès, avaient dû battre en retraite en deçà de leur frontière, et le 1er septembre le prince Milan s’était vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant lequel il sollicita, des puissances chrétiennes, une intervention que celles-ci furent malheureusement trop longues à lui accorder.

«Alors, dit M. Édouard Driault, dans son Histoire de la Question d’Orient, se produisit le plus affreux épisode de ces luttes; il rappelle les massacres de Chio au temps de l’insurrection grecque. Ce furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre contre la Serbie et le Monténégro, craignait que l’insurrection bulgare, sur les derrières de l’armée, ne compromît ses opérations. Le gouverneur de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, reçut-il l’ordre d’écraser l’insurrection sans regarder aux moyens? Cela est vraisemblable. Des bandes de Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelées d’Asie furent lâchées sur la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise à feu et à sang. Ils assouvirent à l’aise leurs sauvages passions, brûlèrent les villages, massacrèrent les hommes au milieu des tortures les plus raffinées, éventrèrent les femmes, coupèrent en morceaux les enfants. Il y eut environ vingt-cinq à trente mille victimes…»

Tandis qu’il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage de Serge Ladko. Natcha!… Qu’était devenue Natcha, au milieu de cet effroyable bouleversement?… Vivait-elle encore? Était-elle morte, au contraire, et son cadavre éventré, coupé en morceaux, de même que celui de tant d’autres innocentes victimes, traînait-il dans la boue, dans la fange, dans le sang, écrasé sous le pied des chevaux?

Serge Ladko s’était levé, et, pareil à une bête fauve mise en cage, courait furieusement autour de la cellule, comme s’il eût cherché une issue pour voler au secours de Natcha.

Cet accès de désespoir fut de courte durée. Revenu bientôt à la raison, il se contraignit au calme, d’un énergique effort, et, avec un cerveau lucide, chercha les moyens de reconquérir sa liberté.

Aller trouver le juge, lui avouer sans détour la vérité, implorer au besoin sa pitié?… Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d’obtenir la confiance d’un esprit prévenu, après avoir si longtemps persévéré dans le mensonge? Était-il en son pouvoir de détruire d’un seul mot la suspicion attachée à son nom de Ladko, de ruiner en un instant les présomptions qui l’accablaient? Non. Une enquête serait à tout le moins nécessaire, et une enquête exigerait des semaines, sinon des mois.

Il fallait donc fuir.

Pour la première fois depuis qu’il y était entré, Serge Ladko examina sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs percés de deux ouvertures: la porte d’un côté, la fenêtre de l’autre. Derrière trois de ces murs, d’autres cachots, d’autres prisons; derrière la fenêtre seulement, l’espace et la liberté.

L’enseuillement de cette fenêtre, dont le linteau atteignait le plafond, dépassait un mètre cinquante, et sa partie inférieure, ce qu’on eût nommé l’appui pour une ouverture ordinaire, était inaccessible, une rangée de gros barreaux scellés dans l’épaisseur du cadre en interdisant l’approche. D’ailleurs, cette difficulté vaincue, il en serait resté une autre. Au dehors, une sorte de hotte, dont les côtés venaient s’appliquer de part et d’autre de la fenêtre, arrêtait tout regard vers l’extérieur et ne laissait de visible qu’un étroit rectangle de ciel. Non pas même pour fuir, mais pour être seulement en état d’en chercher le moyen, il fallait donc tout d’abord forcer l’obstacle de la grille, puis se hisser à force de bras au sommet de cette boîte, de manière à pouvoir reconnaître les alentours.

A en juger par les escaliers descendus lors des convocations de M. Izar Rona, Serge Ladko s’estimait enfermé au quatrième étage de la prison. Douze à quatorze mètres à tout le moins devaient donc le séparer du sol. Serait-il possible de les franchir? Impatient d’être renseigné à cet égard, il résolut de se mettre à l’œuvre sur-le-champ.

Au préalable, cependant, il convenait de se procurer un instrument de travail. On lui avait tout pris, quand on l’avait écroué, et, dans son cachot, rien ne pouvait être d’aucun secours. Une table, une chaise et une couchette, représentée par une maigre paillasse recouvrant une voûte en maçonnerie, c’était là tout son mobilier.

Serge Ladko cherchait en vain depuis longtemps, quand, en visitant pour la centième fois ses vêtements, sa main rencontra enfin un corps dur. Pas plus que ses geôliers eux-mêmes, il n’avait pensé jusqu’ici à cette chose insignifiante qu’est une boucle de pantalon. Quelle importance n’acquérait pas maintenant cette chose insignifiante, seul objet métallique qui fût en sa possession!

Ayant détaché cette boucle, Serge Ladko, sans perdre une minute, attaqua la muraille au pied de l’un des barreaux, et la pierre, obstinément griffée par les ardillons d’acier, commença à tomber en poussière sur le sol. Ce travail, déjà lent et pénible par lui-même, était encore compliqué par la surveillance incessante à laquelle était soumis le prisonnier. Une heure ne s’écoulait pas, sans qu’un gardien vint mettre l’œil au guichet de la porte. De là, nécessité d’avoir toujours l’oreille tendue vers les bruits extérieurs, et, au moindre signe de danger, d’interrompre le travail en faisant disparaître toute trace suspecte.

Dans ce but, Serge Ladko utilisait son pain. Ce pain, malaxé avec la poussière qui tombait de la muraille, prit d’une manière assez satisfaisante la couleur de la pierre et devint un véritable mastic, à l’aide duquel le trou fut dissimulé à mesure qu’il était creusé. Quant au surplus des débris produits par le grattage, il le cachait sous la voûte de son lit.

Après douze heures d’efforts, le barreau était déchaussé sur une hauteur de trois centimètres, mais la boucle n’avait plus de pointes. Serge Ladko brisa l’armature, et, des morceaux, fit autant d’outils. Douze heures plus tard, ces menus fragments d’acier avaient disparu à leur tour.

Heureusement, la chance qui avait déjà souri au prisonnier semblait ne plus vouloir l’abandonner. Au premier repas qui lui fut servi, il se risqua à garder un couteau de table, et, personne n’ayant remarqué ce larcin, il le recommença avec le même bonheur le jour suivant. Il se trouvait ainsi maître de deux instruments plus sérieux que ceux dont il avait disposé jusqu’ici. A vrai dire, il ne s’agissait que de méchants couteaux très grossièrement fabriqués. Toutefois, leurs lames étaient assez bonnes, et les manches en facilitaient le maniement.

Le travail, à partir de ce moment, avança plus vite, bien que trop lentement encore. Le ciment, avec le temps, avait acquis la dureté du granit et ne se laissait que difficilement effriter. A chaque instant, d’ailleurs, le travail devait être interrompu, soit à cause d’une ronde de gardiens, soit par suite d’une convocation de M. Rona, qui multipliait les interrogatoires.

Le résultat de ces interrogatoires était toujours le même. L’instruction piétinait sur place. A chaque séance, c’était un défilé de témoins dont les déclarations n’apportaient aucune lumière. Si les uns semblaient trouver quelque vague ressemblance entre Serge Ladko et le malfaiteur qu’ils avaient plus ou moins nettement aperçu le jour où ils en avaient été victimes, d’autres niaient catégoriquement cette ressemblance. M. Rona avait beau affubler son prévenu de barbes postiches taillées selon toutes les coupes imaginables, l’obliger à montrer ses yeux ou à les dissimuler derrière les verres noirs des lunettes, il ne réussissait pas à obtenir un seul témoignage formel. Aussi attendait-il avec impatience que l’état de Christian Hoel, blessé lors du dernier attentat de la bande du Danube, permît à celui-ci de se rendre à Semlin.

De ces interrogatoires, Serge Ladko se désintéressait d’ailleurs. Docilement, il se prêtait à toutes les expériences du juge, s’affublait de perruques et de fausses barbes, mettait ou retirait ses lunettes, sans se permettre la plus petite observation. Sa pensée était absente de ce cabinet. Elle restait dans sa cellule, où le barreau qui le séparait de la liberté sortait peu à peu de la pierre.

Quatre jours lui furent nécessaires pour achever de le desceller. C’est seulement le soir du 23 septembre qu’il en atteignit l’extrémité inférieure. Il s’agissait maintenant d’en scier l’extrémité opposée.

Cette partie du travail était la plus pénible. Suspendu d’une main au reste de la grille, Serge Ladko, de l’autre, activait le va-et-vient de son outil. Celui-ci, simple lame de couteau, jouait mal son rôle de scie et n’entamait que lentement le fer. D’autre part, cette position exténuante obligeait à de fréquents repos.

Le 29 septembre, enfin, après six jours d’efforts héroïques, Serge Ladko estima suffisante la profondeur de l’entaille. À quelques millimètres près, le fer était en effet sectionné. Il n’aurait donc aucune peine à vaincre la résistance du métal, lorsqu’il voudrait plier la barre. Il était temps. La lame du second couteau était alors réduite à un fil.

Dès le lendemain matin, aussitôt après le passage de la première ronde, ce qui lui assurait une heure environ de sécurité, Serge Ladko poursuivit méthodiquement son entreprise. Conformément à ses prévisions, le barreau fléchit sans difficulté. Par l’ouverture ainsi faite, il passa de l’autre côté de la grille, puis, s’enlevant à la force des bras, atteignit le sommet de la hotte. Avidement, il regarda autour de lui.

Comme il l’avait supposé, quatorze mètres environ le séparaient du sol. Cette distance n’était pas telle qu’il fût impossible de la franchir, pourvu que l’on possédât une corde de longueur suffisante. Mais arriver jusqu’au sol n’était que la difficulté la moins grave, et, cette difficulté fût-elle vaincue, le problème n’en serait pas pour cela plus près d’être résolu.

Ainsi que Serge Ladko put le constater, la prison était, en effet, ceinturée par un chemin de ronde, que limitait, à la périphérie, un mur d’environ huit mètres d’élévation, au-delà duquel apparaissaient des toits de maisons. Après être descendu, il faudrait donc passer par-dessus cette muraille, ce qui, dès l’abord, semblait impraticable.

A en juger par l’éloignement des maisons, une rue entourait probablement la prison. Une fois dans cette rue, un fugitif pouvait se considérer comme sauvé. Mais le moyen existait-il d’y arriver sain et sauf?

Serge Ladko, en quête d’un expédient, commença par examiner attentivement ce qu’il pouvait découvrir sur la gauche. S’il n’y trouva pas la solution qu’il cherchait, ce qu’il aperçut fit battre son cœur d’émotion. Dans cette direction, il voyait le Danube, dont d’innombrables bateaux de toutes tailles sillonnaient les eaux jaunes. Les uns suivaient ou remontaient le courant, d’autres tendaient la corde de leur ancre ou l’amarre qui les retenait au quai. Parmi ces derniers, le pilote, du premier coup d’œil, reconnut sa barge. Rien ne la distinguait des embarcations ses voisines, et il ne semblait pas qu’elle fût l’objet d’une surveillance particulière. Ce serait une heureuse chance, s’il parvenait à la reconquérir. En moins d’une heure, grâce à elle, il aurait franchi la frontière, et, en territoire serbe, il se rirait de la justice austro-hongroise.

Serge Ladko reporta ses regards vers la droite, et, de ce côté, il remarqua aussitôt une particularité qui le rendit attentif. Retenue de distance en distance par de solides crampons scellés dans le bâtiment, une tige de fer venue du toit – la chaîne du paratonnerre selon toute vraisemblance – passait à proximité de sa fenêtre, pour aller finalement s’enfoncer dans le sol. Cette tige de fer eût rendu la descente assez facile, si l’on avait pu arriver jusqu’à elle.

Or, ceci n’était peut-être pas irréalisable. A la hauteur du carrelage de sa cellule, une sorte de bandeau, motivé par la décoration de l’édifice, courait le long du mur en faisant une saillie de vingt ou vingt-cinq centimètres. Peut-être, avec du sang-froid et de l’énergie, n’eût-il pas été impossible de s’y tenir debout, et d’atteindre ainsi la chaîne du paratonnerre.

Malheureusement, quand bien même on eût été capable d’une aussi folle audace, la muraille extérieure n’en fût pas moins demeurée infranchissable. Prisonnier dans une cellule ou dans le chemin de ronde, c’était toujours être prisonnier.

Serge Ladko, en examinant cette muraille avec plus de soin qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, observa que la partie supérieure, à peu de distance au-dessous du chaperon, en était décorée intérieurement et extérieurement par une série de bossages, formés de moellons carrés à demi encastrés dans le reste de la maçonnerie. Un long moment Serge Ladko contempla cet ornement architectural, puis, se laissant glisser sur l’appui de la fenêtre, il réintégra sa cellule, et se hâta de faire disparaître toute trace compromettante.

Son parti était pris. Le moyen d’être libre envers et contre tous, il l’avait trouvé. Quelque risqué qu’il fût, ce moyen pouvait, devait réussir. Au surplus, mieux valait la mort que la continuation de pareilles angoisses.

Patiemment, il attendit le passage de la seconde ronde. Assuré dès lors d’une nouvelle période de tranquilité, il se mit en devoir d’achever ses préparatifs. De ses draps, il fit, à l’aide de ce qui subsistait de son couteau, une cinquantaine de bandes de quelques centimètres de largeur. Afin que l’attention des gardiens ne fût pas attirée, il eut soin de réserver une quantité de toile suffisante pour que sa couchette gardât son aspect extérieur. Quant au reste, nul n’aurait évidemment l’idée de venir soulever la couverture.

Les bandes découpées, il les accoupla quatre par quatre sous forme d’une tresse, dans laquelle les brins, se chevauchant l’un l’autre, s’allongeaient d’une nouvelle bande lorsqu’ils étaient proches de leur fin. Une journée fut consacrée à ce travail. Enfin, le 1er octobre, un peu avant midi, Serge Ladko eut en sa possession une corde solide, longue de quatorze à quinze mètres, qu’il dissimula soigneusement sous sa couchette.

Tout étant prêt, il résolut que l’évasion aurait lieu le soir même, à neuf heures.

Cette dernière journée, Serge Ladko l’occupa à examiner les plus petits détails de son entreprise, à en calculer les chances et les dangers. Quelle en serait l’issue: la liberté ou la mort? Un avenir prochain en déciderait. Dans tous les cas, il la tenterait.

Toutefois, avant que l’instant d’agir sonnât, le sort lui réservait une dernière épreuve. Il était près de trois heures de l’après-midi, quand les verrous de sa porte furent tirés à grand bruit. Que lui voulait-on? S’agissait-il encore d’un interrogatoire de M. Izar Rona? L’heure à laquelle il convoquait d’ordinaire le prisonnier était passée cependant.

Non, il n’était pas question de se rendre à une convocation du juge. Par la porte ouverte, Serge Ladko aperçut dans le couloir, outre l’un de ses gardiens habituels, un groupe de trois personnes qui lui étaient inconnues. L’une de ces personnes était une femme, une jeune femme de vingt ans à peine, dont le visage exprimait la douceur et la bonté. Des deux hommes qui l’accompagnaient, l’un était évidemment son mari. Le langage et l’attitude du gardien permettaient de reconnaître dans l’autre le directeur même de la prison.

Il s’agissait évidemment d’une visite. A en juger par la déférence respectueuse qui leur était témoignée, les visiteurs étaient gens de marque, peut-être quelque couple princier en voyage, auprès duquel le directeur jouait le rôle de cicérone.

«L’occupant actuel de cette cellule, dit-il à ses hôtes, n’est autre que le fameux Ladko, chef de la bande du Danube, dont le nom a dû certainement parvenir jusqu’à vous.

La jeune femme glissa un regard timide à l’adresse du célèbre malfaiteur. Il n’avait pas l’air bien terrible, ce célèbre malfaiteur. Jamais on ne se serait imaginé un chef de bandits d’une cruauté légendaire sous les traits de cet homme amaigri, émacié, à la figure hâve, dont les yeux exprimaient tant de détresse et de profond désespoir.

– Il est vrai qu’il s’entête à protester de son innocence, ajouta impartialement le directeur; mais nous sommes habitués à cette chanson.»

Il fit ensuite remarquer aux visiteurs le bon ordre de la cellule et sa parfaite propreté. Dans la chaleur de son discours, il en franchit même le seuil, et alla s’adosser au-dessous de la fenêtre, afin de faire face à son auditoire.

Tout à coup, le cœur de Serge Ladko cessa de battre. Sans le savoir, l’orateur frôlait l’endroit attaqué par le prisonnier et un peu de ciment commençait à tomber en fine poussière. Ébranlé par un autre mouvement, ce fut bientôt le tampon de mie de pain qui se détacha d’un seul bloc et tomba sur le carreau. Serge Ladko eut un frisson d’épouvanté, en constatant que l’extrémité du barreau descellé apparaissait à nu au fond de son alvéole.

Quelqu’un avait-il vu? Oui, quelqu’un avait vu. Tandis que son mari et le directeur examinaient la misérable table comme un objet du plus haut intérêt, et que le gardien, respectueusement détourné, semblait regarder quelque chose dans l’enfilade du couloir, la visiteuse tenait ses yeux fixés sur l’excavation pratiquée dans la muraille, et l’expression de son visage montrait qu’elle en comprenait le mystérieux langage.

Elle allait parler… d’un mot, ruiner tant d’efforts… Serge Ladko attendait, et, par degrés, il se sentait mourir.

Un peu pâle, la jeune femme releva les yeux sur le prisonnier et le couvrit de son regard limpide. Vit-elle les grosses larmes qui s’échappaient lentement des paupières du misérable? Comprit-elle sa supplication silencieuse? Eut-elle conscience de son horrible désespoir?…

Dix secondes tragiques passèrent, et soudain elle se détourna en poussant un cri de douleur. Ses deux compagnons se précipitèrent vers elle. Que lui était-il arrivé? Rien de grave, affirma-t-elle, d’une voix tremblante, en s’efforçant de sourire. Elle venait de se tordre sottement le pied, voilà tout.

Tandis que Serge Ladko allait, sans être aperçu, se placer devant le barreau accusateur, mari, directeur et gardien s’empressèrent. Les deux premiers sortirent soutenant la prétendue blessée; le troisième repoussa précipitamment les verrous. Serge Ladko était seul.

Quel élan de gratitude gonfla sa poitrine pour la douce créature qui avait eu pitié! Grâce à elle, il était sauvé. Il lui devait la vie; plus que la vie, la liberté.

Il était retombé, accablé, sur sa couchette. L’émotion avait été trop rude. Son cerveau vacillait sous ce dernier coup du sort.

Le reste du jour s’écoula sans autre incident, et neuf heures sonnèrent enfin aux horloges lointaines de la ville. La nuit était tout à fait venue. De gros nuages, roulant dans le ciel, en augmentaient l’obscurité.

Dans le couloir, un bruit grandissant annonçait l’approche d’une ronde. Arrivée devant la porte, elle fit halte. Un gardien appliqua son œil au guichet et se retira satisfait. Le prisonnier dormait, enfoncé jusqu’au menton sous sa couverture. La ronde se remit en marche. Le bruit de ses pas décrut, s’éteignit.

Le moment d’agir était arrivé.

Aussitôt, Serge Ladko sauta à bas de sa couchette, dont il disposa le matelas de manière à simuler suffisamment, dans la pénombre de la cellule, la présence d’un homme endormi. Cela fait, il se munit de sa corde, puis, s’étant glissé de nouveau de l’autre côté de la grille, il s’enleva comme la première fois et se mit à cheval sur l’arête supérieure de la hotte.

Les bandeaux qui décoraient le bâtiment étant situés à la hauteur de chaque plancher, Serge Ladko dominait ainsi de près de quatre mètres celui de ces ornements sur lequel il s’agissait de prendre pied. Il avait prévu cette difficulté. Embrassant l’un des barreaux de la grille avec sa corde, dont il garda en main les deux extrémités, il se laissa glisser sans trop de peine jusqu’à la saillie extérieure.

Le dos appliqué à la muraille, cramponné de la main gauche à la corde qui le supportait, le fugitif se reposa un instant. Comment garder l’équilibre sur cette surface étroite? A peine aurait-il lâché son soutien, qu’il irait s’abîmer sur le sol du chemin de ronde.

Prudemment, s’astreignant à des mouvements d’une extrême lenteur, il réussit à saisir la corde de la main droite, et, de la gauche, il inspecta la paroi de la hotte. Celle-ci ne s’appliquait pas toute seule devant la fenêtre et, pour la retenir, un organe quelconque existait nécessairement. En la frôlant, sa main ne tarda pas, en effet, à rencontrer un obstacle, qu’après un peu d’hésitation, il reconnut être une patte scellée dans la maçonnerie.

Quelque faible que fût la prise offerte par cette patte, force lui était de s’en contenter. S’y accrochant du bout de ses doigts crispés, il attira lentement l’un des doubles de la corde, qui vint peu à peu retomber sur ses épaules. Désormais, les ponts étaient coupés derrière lui. L’eût-il voulu, il ne pouvait plus regagner sa cellule. Il fallait, de toute nécessité, persévérer jusqu’au bout dans son entreprise.

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Serge Ladko se risqua à tourner à demi la tête vers la chaîne du paratonnerre dont il avait escompté le secours. Quel ne fut pas son effroi, en constatant que près de deux mètres séparaient cette chaîne de la hotte dont il lui était, sous peine de mort, interdit de s’éloigner!

Cependant, il lui fallait prendre un parti. Debout sur cette étroite saillie, le dos appliqué contre la muraille, retenu au-dessus du vide par un misérable morceau de fer que l’extrémité de ses doigts avait peine à saisir, il ne pouvait s’éterniser dans cette situation. Dans quelques minutes, ses doigts lassés relâcheraient leur étreinte, et ce serait alors la chute inévitable. Mieux valait ne périr qu’après un dernier effort vers le salut.

S’inclinant du côté de la fenêtre, le fugitif replia son bras gauche comme un ressort prêt à se détendre, puis, abandonnant tout appui, il se repoussa violemment vers la droite.

Il tomba. Son épaule heurta la saillie du bandeau. Mais, grâce à l’élan qu’il s’était donné, ses mains étendues avaient enfin atteint le but.

La première difficulté était vaincue. Restait à vaincre la seconde.

Serge Ladko se laissa glisser le long de la chaîne et s’arrêta sur l’un des crampons qui la fixaient à la muraille. Là, il fit une courte halte et s’accorda le temps de la réflexion.

Le sol était invisible dans la nuit, mais, d’en bas, arrivait jusqu’au fugitif le bruit d’un pas régulier. Un soldat montait évidemment la garde. A en juger par ce bruit croissant et décroissant tour à tour, la sentinelle, après avoir suivi la fraction du chemin de ronde longeant cette partie de la prison, tournait ensuite dans la prolongation de ce chemin qui passait devant une autre façade du bâtiment, puis revenait, pour recommencer sans interruption son va-et-vient. Serge Ladko calcula que l’absence du soldat durait de trois à quatre minutes. C’est donc dans ce délai que la distance le séparant de la muraille extérieure devait être franchie.

S’il devinait, au-dessous de lui, la crête de cette muraille dont la blancheur se découpait vaguement dans l’ombre, il ne pouvait distinguer les pierres en saillie qui en décoraient le sommet. Serge Ladko, se laissant glisser un peu plus bas, s’arrêta à l’un des crampons inférieurs. De ce point, il dominait encore de deux ou trois mètres le sommet de la muraille qu’il s’agissait de franchir.

Solide, désormais, il lui était permis de procéder par mouvements plus rapides. Il ne lui fallut qu’un instant pour dérouler sa corde, la faire passer derrière la chaîne du paratonnerre et en nouer les deux bouts de manière à la transformer en une corde sans fin. La longueur nécessaire approximativement calculée, il en lança ensuite au-dessus de la muraille de clôture, puis en ramena à lui l’extrémité en forme de boucle, comme il l’aurait fait avec un lasso, en s’efforçant de saisir une des pierres en saillie dont la muraille était extérieurement ornée.

L’entreprise était difficile. Au milieu de cette obscurité profonde, qui lui cachait le but, il ne pouvait compter que sur le hasard.

Plus de vingt fois la corde avait été lancée sans résultat, quand elle opposa enfin une résistance. Serge Ladko insista en vain. La prise était bonne et ne céda pas. La tentative avait donc réussi. La boucle terminale s’était enroulée autour d’un des bossages extérieurs, et une sorte de passerelle était maintenant jetée au-dessus du chemin de ronde.

Passerelle fragile à coup sûr! N’allait-elle pas se rompre ou se détacher de la pierre qui la retenait? Dans le premier cas, ce serait une épouvantable chute de dix mètres de hauteur; dans le second, ramené contre le mur de la prison à la manière d’un balancier, son fardeau humain viendrait s’y écraser.

Pas un instant, Serge Ladko n’hésita devant la possibilité de ce danger. Sa corde fortement tendue, il en réunit de nouveau les deux extrémités, puis, prêt à s’élancer, il prêta l’oreille aux pas du soldat de garde.

Celui-ci était précisément juste en dessous du fugitif. Il s’éloignait. Bientôt, il tourna le coin du bâtiment et le bruit de ses pas s’éteignit. Il fallait, sans perdre une seconde, profiter de son absence.

Serge Ladko s’avança sur le chemin aérien. Suspendu entre ciel et terre, il avançait d’un mouvement égal et souple, sans s’inquiéter du fléchissement de la corde, dont la courbure s’accentuait à mesure qu’il approchait du milieu du parcours. Il voulait passer. Il passerait.

Il passa. En moins d’une minute, le vertigineux abîme franchi, il atteignait la crête de la muraille.

Sans y prendre de repos, il se hâta de plus en plus, enfiévré par la certitude du succès. Dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté sa cellule, mais ces dix minutes lui semblaient avoir duré plus d’une heure, et il redoutait qu’une ronde ne vînt l’inspecter. Son évasion ne serait-elle pas découverte alors, malgré la manière dont il avait disposé sa couchette? Il importait d’être loin auparavant. La barge était là, à deux pas de lui! Quelques coups d’aviron suffiraient à le mettre hors de l’atteinte de ses persécuteurs.

Interrompant son travail à chaque passage du soldat de garde, Serge Ladko dénoua fébrilement sa corde, la ramena à lui en halant sur l’un des brins, puis, la doublant de nouveau et entourant de la boucle ainsi formée l’une des saillies intérieures, il commença sa descente, après s’être assuré que la rue était déserte.

Arrivé heureusement à terre, il fît aussitôt retomber la corde à ses pieds et la roula en paquet. Tout était terminé. Il était libre, et aucune trace ne subsisterait de son audacieuse évasion.

Mais, comme il allait partir à la recherche de sa barge, une voix s’éleva tout à coup dans la nuit.

«Parbleu! prononçait-on à moins de dix pas, c’est M. Ilia Brusch, ma parole!

Serge Ladko eut un tressaillement de plaisir. Le sort décidément se déclarait en sa faveur puisqu’il lui envoyait le secours d’un ami.

– M. Jaeger!» s’écria-t-il d’une voix joyeuse, tandis qu’un passant sortait de l’ombre et se dirigeait vers lui.

 

 

Chapitre XV

Près du but.

 

e 10 octobre, l’aube se leva pour la neuvième fois, depuis que la barge avait recommencé à descendre le Danube. Pendant les huit jours précédents, près de sept cents kilomètres avaient été laissés en arrière. On approchait de Roustchouk, où l’on arriverait avant le soir.

A bord, rien ne semblait changé. La barge transportait, comme autrefois, les deux mêmes compagnons: Serge Ladko et Karl Dragoch, redevenus, l’un le pêcheur Ilia Brusch, l’autre, le débonnaire M. Jaeger.

Toutefois, la manière dont le premier jouait maintenant son rôle rendait plus difficile à soutenir celui du second. Hypnotisé par le désir de se rapprocher de Roustchouck, manœuvrant l’aviron jour et nuit, Serge Ladko négligeait, en effet, les précautions les plus élémentaires. Non seulement il s’était débarrassé de ses lunettes, mais encore, supprimant rasoir et teinture, il permettait aux changements survenus dans sa personne pendant la durée de sa détention de s’accuser avec une netteté croissante. Ses cheveux noirs pâlissaient de jour en jour, et sa barbe blonde commençait à atteindre une longueur respectable.

Il eût été naturel que Karl Dragoch manifestât quelque étonnement d’une pareille transformation. Celui-ci ne disait rien pourtant. Décidé à suivre jusqu’au bout la voie dans laquelle il s’était engagé, il avait pris le parti de ne rien voir de ce qui pouvait être gênant.

Au moment où il s’était trouvé face à face avec Serge Ladko, les opinions antérieures de Karl Dragoch étaient fortement ébranlées, et il se sentait moins enclin à admettre la culpabilité de son ancien compagnon de voyage.

L’incident provoqué par la commission rogatoire de Szalka avait été la première cause de ce revirement. Karl Dragoch avait, en effet, procédé à son enquête personnelle. Plus difficile à satisfaire que le commissaire de police de Gran, il avait longuement interrogé les habitants de la ville, et les réponses obtenues n’avaient pas été sans le troubler.

Qu’un nommé Ilia Brusch, dont la vie était au demeurant des plus régulières, eût élu domicile à Szalka et qu’il l’eût quittée peu de temps avant le concours de Sigmaringen, ce premier point n’était pas contestable. Cet Ilia Brusch avait-il été revu après ce concours, et notamment dans la nuit du 28 au 29 août? Sur ce deuxième point, les témoignages furent évasifs. Si les plus proches voisins croyaient bien se rappeler que, vers la fin d’août, ils avaient remarqué de la lumière dans la maison du pêcheur alors fermée depuis plus d’un mois, ils n’osèrent cependant rien affirmer. Ces renseignements, tout vagues et hésitants qu’ils fussent, augmentèrent naturellement les perplexités du policier.

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Restait un troisième point à élucider. Quel était le personnage à qui le commissaire de Gran avait parlé au domicile indiqué par le prévenu? A cet égard, Dragoch ne put recueillir aucune indication. Ilia Brusch étant assez connu à Szalka, il fallait nécessairement, s’il y était venu, qu’il fût arrivé et reparti pendant la nuit, puisque personne ne l’avait aperçu. Un tel mystère, déjà suspect par lui-même, le devint bien davantage, quand Karl Dragoch eut mis la main sur le tenancier d’une petite auberge, auquel, dans la soirée du 12 septembre, trente-six heures avant la visite du commissaire de police de Gran, un inconnu avait demandé l’adresse d’Ilia Brusch. Le problème se compliquait. Il se compliqua encore, quand cet aubergiste, pressé de questions, eut donné de l’inconnu un signalement correspondant traits pour traits à celui que, d’après la rumeur publique, il convenait d’attribuer au chef de la bande du Danube.

Tout ceci rendit Karl Dragoch rêveur. Il flaira des choses louches. Il eut le sentiment instinctif d’être en présence de quelque machination ténébreuse, dont le but lui demeurait inconnu, mais dont il n’était pas impossible que le prévenu fût la victime.

Cette impression se trouva fortifiée, quand, à son retour à Semlin, il connut la marche de l’instruction. En somme, après vingt jours de secret, elle n’avait pas fait un pas. Aucun complice n’avait été découvert, nul témoin n’avait formellement reconnu le prisonnier, contre lequel il n’existait toujours d’autre charge que le fait d’avoir cherché à modifier l’aspect de son visage et d’avoir possédé un portrait de femme sur lequel figurait le nom de Ladko.

Ces présomptions, qui, corroborées par d’autres, eussent eu une grande valeur, perdaient, isolées, beaucoup de leur importance. Peut-être, après tout, ce déguisement et la présence du portrait avaient-ils une cause avouable.

Karl Dragoch, dans cet état d’esprit, était particulièrement accessible à la pitié. C’est pourquoi il n’avait pu s’empêcher d’être profondément ému par la naïve confiance de Serge Ladko, dans une circonstance où celui-ci aurait été excusable de se défier de son plus intime ami.

Était-il impossible, d’ailleurs, de mettre ce sentiment de pitié d’accord avec ses devoirs professionnels en reprenant comme devant sa place dans la barge? Si Ilia Brusch se nommait en réalité Ladko, et si ce Ladko était bien un malfaiteur, Karl Dragoch, en s’attachant à lui, dépisterait ses complices. Innocent, au contraire, peut-être conduirait-il quand même au vrai coupable, auquel l’incident de Szalka eût prouvé, dans ce cas, qu’il portait ombrage.

Ces raisonnements, un peu spécieux, n’étaient pas dénués de toute logique. L’aspect misérable de Serge Ladko, le courage surhumain qu’il avait dû déployer pour accomplir sa fantastique évasion, et surtout le souvenir du service autrefois rendu avec tant d’héroïque simplicité, firent le reste. Karl Dragoch devait la vie à ce malheureux qui haletait devant lui, les mains en sang, la sueur ruisselant sur son visage décharné. Allait-il, en retour, le rejeter dans l’enfer? Le détective ne put s’y résoudre.

«Venez!» dit-il simplement en réponse à l’exclamation joyeuse du fugitif, qu’il entraîna vers le fleuve.

Peu de paroles avaient été échangées entre les deux compagnons pendant les huit jours qui venaient de s’écouler. Serge Ladko gardait généralement le silence et concentrait toutes les forces de son être pour accroître la vitesse de l’embarcation.

En phrases hachées, qu’il fallait lui arracher en quelque sorte, il fit toutefois le récit de ses inexplicables aventures depuis le confluent de l’Ipoly. Il raconta sa longue détention dans la prison de Semlin, succédant à une séquestration plus étrange encore à bord d’un chaland inconnu. Ils mentaient donc, ceux qui prétendaient l’avoir vu entre Budapest et Semlin, puisque, durant tout ce parcours, il avait été enfermé, pieds et mains liés, dans ce chaland.

A ce récit, les opinions primitives de Karl Dragoch évoluèrent de plus en plus. Malgré lui, il établissait un rapprochement entre l’agression dont Ilia Brusch avait été victime et l’intervention d’un sosie à Szalka. A n’en pas douter, le pêcheur gênait quelqu’un et était en butte aux coups d’un ennemi inconnu, mais dont le signalement semblait correspondre à celui du véritable bandit.

Ainsi, peu à peu, Karl Dragoch s’acheminait vers la vérité. Hors d’état de contrôler ses déductions, il sentait du moins décroître de jour en jour les soupçons autrefois conçus.

Pas un instant, néanmoins, il ne songea à quitter la barge pour revenir en arrière et recommencer son enquête sur nouveaux frais. Son flair de policier lui disait que la piste était bonne, et que le pêcheur, innocent peut-être, était d’une manière ou d’autre mêlé à l’histoire de la bande du Danube. La tranquillité était parfaite, d’ailleurs, sur le haut fleuve, et la succession des crimes commis prouvait que leurs auteurs avaient, eux aussi, descendu le courant, au moins jusqu’aux environs de Semlin. Il y avait donc toutes chances pour qu’ils eussent continué à le descendre pendant la détention d’Ilia Brusch.

Sur ce point, Karl Dragoch ne se trompait pas. Ivan Striga continuait, en effet, à se rapprocher de la mer Noire, avec douze jours d’avance sur la barge au départ de Semlin. Mais, ces douze jours d’avance, il les perdait peu à peu, la distance séparant les deux bateaux diminuait graduellement, et, jour par jour, heure par heure, minute par minute, la barge gagnait implacablement sur le chaland, sous l’effort furieux de Serge Ladko.

Celui-ci n’avait qu’un but: Roustchouk; qu’une idée: Natcha. S’il négligeait les précautions autrefois prises pour protéger son incognito, c’est qu’il n’y pensait vraiment plus. D’ailleurs, de quel intérêt eussent-elles été maintenant? Après son arrestation, après son évasion, s’appeler Ilia Brusch devait être aussi compromettant que de s’appeler Serge Ladko. Sous un nom ou sous un autre, il ne pouvait plus désormais s’introduire que secrètement à Roustchouk, sous peine d’être appréhendé sur-le-champ.

Absorbé par son idée fixe, il n’avait, pendant ces huit jours, accordé aucune attention aux rives du fleuve. S’il s’était aperçu qu’on passât devant Belgrade – la ville blanche – étagée sur une colline que domine le palais du prince, le Konak, et précédée d’un faubourg où viennent transiter une immense quantité de marchandises, c’est parce que Belgrade indique la frontière serbe où expiraient les pouvoirs de M. Izar Rona. Mais ensuite, il ne remarqua plus rien.

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Il ne vit, ni Semendria, ancienne capitale de la Serbie, célèbre par les vignobles dont elle est entourée; ni Colombals, où l’on montre une caverne dans laquelle Saint-Georges aurait, d’après la légende, déposé le corps du dragon tué de ses propres mains; ni Orsova, au-delà de laquelle le Danube coule entre deux anciennes provinces turques, devenues depuis royaumes indépendants; ni les Portes de Fer, ce défilé fameux bordé de murailles verticales de quatre cents mètres, où le Danube se précipite et se brise avec fureur contre les blocs dont son lit est semé; ni Widdin, première ville bulgare de quelque importance; ni Nikopoli, ni Sistowa, les deux autres cités notoires qu’il lui fallut dépasser en amont de Roustchouk.

De préférence, il longeait la rive serbe, où il s’estimait plus en sûreté, et en effet, jusqu’à la sortie des Portes de Fer, il ne fut pas inquiété par la police.

Ce fut seulement à Orsova que, pour la première fois, un canot de la brigade fluviale intima à la barge l’ordre de s’arrêter. Serge Ladko, très inquiet, obéit en se demandant ce qu’il répondrait aux questions qu’on allait inévitablement lui poser.

On ne l’interrogea même pas. Sur un mot de Karl Dragoch, le chef du détachement s’inclina avec déférence et il ne fut plus question de perquisition.

Le pilote ne songea pas à s’étonner qu’un bourgeois de Vienne disposât à son gré de la force publique. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il trouva toute naturelle une omnipotence qui s’exerçait à son profit, et il ne manifesta pas plus de surprise, mais simplement une impatience grandissante, en voyant se prolonger l’entretien entre l’agent et son passager.

Conformément aux ordres, tant de M. Izar Rona, furieux de l’évasion de son prévenu, que de Karl Dragoch lui-même, la police du fleuve avait redoublé de vigueur. De distance en distance, on obligeait la navigation à franchir une série de barrages, parmi lesquels celui d’Orsova était d’une importance capitale. L’étranglement du fleuve en cette partie de son cours facilitant la surveillance, il était impossible, en effet, qu’aucun bateau réussît à passer sans avoir été minutieusement visité.

Karl Dragoch, en interrogeant son subordonné, eut l’ennui d’apprendre à la fois, et que ces perquisitions n’avaient donné aucun résultat, et qu’un nouveau crime, un cambriolage d’une certaine gravité, venait d’être commis deux jours auparavant en territoire roumain, au confluent du Jirel, presque exactement en face de la ville bulgare de Rahowa.

Ainsi donc, la bande du Danube avait réussi à passer entre les mailles du filet. Cette bande ayant coutume de s’approprier non seulement l’or et l’argent, mais les objets précieux de toute nature, son butin devait être d’un volume encombrant, et il était vraiment inconcevable qu’on n’en eût pas trouvé trace, alors qu’aucun bateau n’avait pu échapper à la visite.

Il en était cependant ainsi.

Karl Dragoch était stupéfait d’une telle virtuosité. Toutefois, il fallait bien se rendre à l’évidence, les malfaiteurs prouvant eux-mêmes par des attentats leur descente vers l’aval.

La seule conclusion à tirer de ces faits, c’est qu’il convenait de se hâter. Le lieu et la date du dernier vol signalé indiquaient que ses auteurs avaient moins de trois cent kilomètres d’avance. En tenant compte du temps pendant lequel Ilia Brusch avait été immobilisé, temps que la bande du Danube avait certainement mis à profit, il fallait en inférer que sa vitesse était à peine la moitié de celle de la barge. Il n’était donc pas impossible de l’atteindre à la course.

On repartit donc sans plus attendre et, dès les premières heures du 6 octobre, la frontière bulgare était franchie. A partir de ce point, Serge Ladko qui, jusque-là, avait suivi de son mieux la rive droite, serra au contraire le plus possible le bord roumain dont, à partir de Lom-Palamka, une succession de marais de huit à dix kilomètres de large n’allait pas tarder, d’ailleurs, à interdire l’approche.

Quelque absorbé qu’il fût en lui-même, le fleuve, depuis qu’on était entré dans les eaux bulgares, n’avait pu manquer de lui paraître suspect. Un certain nombre de chaloupes à vapeur, de torpilleurs même, voire de canonnières, battant pavillon ottoman, le sillonnaient en effet. En prévision de la guerre qui allait, moins d’un an plus tard, éclater avec la Russie, la Turquie commençait déjà à surveiller le Danube, qu’elle devait peupler ensuite d’une véritable flottille.

Risque pour risque, le pilote préférait se tenir à distance de ces navires turcs, dût-il pour cela se jeter dans les griffes des autorités roumaines, contre lesquelles M. Jaeger serait peut-être capable de le protéger, comme il l’avait fait à Orsova.

L’occasion ne se présenta pas de mettre à une nouvelle épreuve le pouvoir du passager; aucun incident ne troubla cette dernière partie du voyage, et, le 10 octobre, vers quatre heures de l’après-midi, la barge parvenait enfin à la hauteur de Rous-tchouk, que l’on distinguait confusément sur l’autre rive. Le pilote gagna alors le milieu du fleuve, puis, arrêtant pour la première fois depuis tant de jours le mouvement de son aviron, il laissa tomber le grappin par le fond,

«Qu’y a-t-il? demanda Karl Dragoch surpris.

– Je suis arrivé, répondit laconiquement Serge Ladko.

– Arrivé?… Nous ne sommes pas encore à la mer Noire, cependant.

– Je vous ai trompé, monsieur Jaeger, déclara sans ambages Serge Ladko. Je n’ai jamais eu l’intention d’aller jusqu’à la mer Noire.

– Bah! fit le détective dont l’attention s’éveilla.

– Non. Je suis parti dans l’idée de m’arrêter à Roustchouk. Nous y sommes.

– Où prenez-vous Roustchouk?

– Là, répondit le pilote, en montrant les maisons de la ville lointaine.

– Pourquoi, dans ce cas, n’y allons-nous pas?

– Parce qu’il me faut attendre la nuit. Je suis traqué, poursuivi. Dans le jour, je risquerais de me faire arrêter au premier pas.

Voilà qui devenait intéressant. Les soupçons primitivement conçus par Dragoch étaient-ils donc justifiés?

– Comme à Semlin, murmura-t-il à demi-voix.

– Comme à Semlin, approuva Serge Ladko sans s’émouvoir, mais pas pour les mêmes causes. Je suis un honnête homme, monsieur Jaeger.

– Je n’en doute pas, monsieur Brusch, bien qu’elles soient rarement bonnes, les raisons que l’on a de redouter une arrestation.

– Les miennes le sont, monsieur Jaeger, affirma froidement Serge Ladko. Excusez-moi de ne pas vous les révéler. Je me suis juré à moi-même de garder mon secret. Je le garderai.

Karl Dragoch acquiesça d’un geste qui exprimait la plus parfaite indifférence. Le pilote reprit:

– Je conçois, monsieur Jaeger, que vous ne soyez pas désireux d’être mêlé à mes affaires. Si vous le voulez, je vous déposerai en terre roumaine. Vous éviterez ainsi les dangers auxquels je peux être exposé.

– Combien de temps comptez-vous rester à Roustchouk? demanda Karl Dragoch sans répondre directement.

– Je ne sais, dit Serge Ladko. Si les choses tournent à mon gré, je serai revenu à bord avant le jour et, dans ce cas, je ne serai pas seul. S’il en est autrement, j’ignore ce que je ferai.

– Je vous suivrai jusqu’au bout, monsieur Brusch, déclara sans hésiter Karl Dragoch.

– A votre aise!» conclut Serge Ladko qui n’ajouta pas une parole.

A la nuit tombante, il reprit l’aviron et s’approcha de la rive bulgare. L’obscurité était complète quand il y accosta, un peu en aval des dernières maisons de la ville.

Tout son être tendu vers le but, Serge Ladko agissait à la manière d’un somnambule. Ses gestes nets et précis faisaient sans hésitation ce qu’il fallait faire, ce qu’il lui eût été impossible de ne pas faire. Aveugle pour tout ce qui l’entourait, il ne vit pas son compagnon disparaître dans la cabine dès que le grappin eut été ramené à bord. Le monde extérieur avait perdu pour lui toute réalité. Son rêve seul existait. Et, ce rêve, c’était, tout illuminée de soleil, en dépit de la nuit, sa maison et, dans sa maison, Natcha!… En dehors de Natcha, il n’était plus rien sous le ciel.

Dès que l’étrave de la barge eut touché la rive, il sauta à terre, fixa solidement son amarre et s’éloigna d’un pas rapide.

Aussitôt, Karl Dragoch sortit de la cabine. Il n’y avait pas perdu son temps. Qui aurait reconnu le policier, à la silhouette énergique et sèche, dans ce balourd aux pesantes allures, merveilleuse copie d’un paysan hongrois?

Le détective prit terre à son tour et, suivant le pilote à la piste, partit en chasse une fois de plus.

 

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