Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Le Pilote du Danube

 

(Chapitre XVI-XIX)

 

 

Illustrations par George Roux

Imprimerie Gauthiers-Villars

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre XVI

La maison vide.

 

n cinq minutes Serge Ladko et Karl Dragoch eurent atteint les maisons.

Roustchouk ne possédant, à cette époque, malgré son importance commerciale, aucun éclairage public, il leur eût été difficile, s’ils en avaient eu le désir, de se faire une idée de la ville irrégulièrement groupée autour d’un vaste débarcadère, sur la périphérie duquel se tassaient des échoppes assez délabrées, à usage d’entrepôts ou de cabarets. Mais, en vérité, ils n’y songeaient guère. Le premier marchait d’un pas rapide, les yeux fixés devant lui, comme s’il eût été attiré par un but étincelant dans la nuit. Quant au second, il mettait tant d’attention à suivre le pilote, qu’il ne vit même pas deux hommes, qui débouchaient d’une ruelle au moment où il la traversait.

Dès qu’ils furent sur le chemin longeant le fleuve, ces deux hommes se séparèrent. L’un s’éloigna à droite, vers l’aval.

«Bonsoir, dit-il en bulgare.

– Bonsoir», répondit l’autre, qui, tournant à gauche, emboîta le pas à Karl Dragoch.

Au son de cette voix, celui-ci avait tressailli. Une seconde, il hésita, en ralentissant instinctivement sa marche, puis, abandonnant sa poursuite, il s’arrêta soudain et fit volte-face.

Tout un ensemble de dons naturels ou acquis est nécessaire au policier qui a l’ambition de ne pas croupir dans les bas emplois de sa profession. Mais, la plus précieuse des multiples qualités qu’il doit posséder, c’est une parfaite mémoire de l’œil et de l’oreille.

Karl Dragoch possédait cet avantage au plus haut degré. Ses nerfs auditifs et visuels constituaient de véritables appareils enregistreurs, et leurs sensations lumineuses ou sonores, il ne les oubliait jamais, quelle que fût la longueur du temps écoulé. Après des mois, après des années, il reconnaissait du premier coup un visage à peine aperçu, la voix qui, une seule fois, avait fait vibrer son tympan.

Il en était précisément ainsi pour l’une de celles qu’il venait d’entendre, et, dans la circonstance présente, il n’y avait pas si longtemps qu’il s’était trouvé en face du propriétaire, pour qu’une erreur fût à redouter. Cette voix, dans la clairière, au pied du mont Pilis, avait résonné à son oreille, c’était le fil conducteur vainement cherché jusqu’ici. Pour ingénieuses qu’elles pussent paraître, ses déductions relatives à son compagnon de voyage n’étaient en somme que des hypothèses. La voix, au contraire, lui apportait enfin une certitude. Entre le probable et le certain, l’hésitation était impossible, et c’est pourquoi le détective abandonnant sa filature, s’était lancé sur une nouvelle piste.

«Bonsoir, Titcha, prononça en allemand Karl Dragoch lorsque l’homme fut arrivé à proximité.

Celui-ci s’arrêta, cherchant à percer l’obscurité de la nuit.

– Qui me parle? interrogea-t-il.

– Moi, répondit Dragoch.

– Qui ça, vous?

– Max Raynold.

– Connais pas.

– Mais je vous connais, moi, puisque je vous ai appelé par votre nom.

– C’est juste, reconnut Titcha. Il faut même que vous ayez de bons yeux, camarade.

– Ils sont excellents, en effet.

Le dialogue fut interrompu un instant.

– Que me voulez-vous? reprit Titcha.

– Vous parler, déclara Dragoch, à vous et à un autre. Je ne suis à Roustchouk que pour ça.

– Vous n’êtes donc pas d’ici?

– Non. Je suis arrivé aujourd’hui.

– Joli moment que vous avez choisi, ricana Titcha, qui faisait sans doute allusion à l’anarchie actuelle de la Bulgarie.

Dragoch, ayant esquissé un geste d’indifférence, ajouta:

– Je suis de Gran.

Titcha garda le silence.

– Vous ne connaissez pas Gran? insista Dragoch.

– Non.

– C’est étonnant, après en être venu si près.

– Si près?… répéta Titcha. Où prenez-vous que je sois allé près de Gran?

– Parbleu! dit en riant Karl Dragoch, elle n’en est pas si loin, la villa Hagueneau.

Ce fut au tour de Titcha de tressaillir. Il essaya, toutefois, de payer d’audace.

– La villa Hagueneau?… balbutia-t-il d’un ton qu’il voulait rendre plaisant. C’est juste comme pour vous, camarade. Connais pas.

– Vraiment?… fit ironiquement Dragoch. Et la clairière de Pilis, la connaissez-vous?

Titcha, se rapprochant vivement, saisit le bras de son interlocuteur.

– Plus bas, donc! dit-il sans chercher cette fois à dissimuler son émotion. Vous êtes fou de crier comme ça.

– Puisqu’il n’y a personne, objecta Dragoch.

– On ne sait jamais, répliqua Titcha, qui demanda: Enfin, que voulez-vous?

– Parler à Ladko, répondit Dragoch sans baisser la voix. Titcha resserra son étreinte.

– Chut! fit-il en jetant autour de lui des regards apeurés. Vous avez donc juré de nous faire pendre?

Karl Dragoch se mit à rire.

– Ah bien! dit-il, ça ne va pas être commode de nous entendre, s’il faut parler à la muette!

– Aussi, gronda sourdement Titcha, on n’a pas l’idée d’aborder les gens au milieu de la nuit sans crier gare. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire en pleine rue.

– Je ne tiens pas à vous parler dans la rue, riposta Dragoch. Allons ailleurs.

– Où?

– N’importe où. Il y a bien un cabaret dans les environs?

– A quelques pas d’ici.

– Allons-y.

– Soit, concéda Titcha. Suivez-moi.

Cinquante mètres plus loin, les deux compagnons arrivèrent sur une petite place. En face d’eux, une fenêtre brillait faiblement dans la nuit.

– C’est là, dit Titcha.

La porte ouverte, ils entrèrent de plain-pied dans la salle déserte d’un modeste café dont une dizaine de tables garnissaient le pourtour.

– Nous serons à merveille ici, dit Dragoch.

Le patron accourait au-devant de ces clients inespérés.

– Qu’allons-nous boire?… C’est moi qui régale, annonça le détective, en frappant sur son gousset.

– Un verre de racki? proposa Titcha.

– Va pour le racki!… Et du genièvre?… Ça ne vous dit rien?

– Bon aussi, le genièvre, approuva Titcha.

Karl Dragoch se tourna vers le patron attentif aux ordres.

– Vous avez entendu, l’ami?… Servez-nous, et vivement!

Pendant que l’hôte s’empressait, Dragoch, d’un coup d’œil, pesa l’adversaire qu’il allait avoir à combattre. Il l’eut vite jugé. Larges épaules, cou de taureau, front étroit mangé par d’épais cheveux gris, parfait exemplaire, en un mot, du lutteur forain de bas étage, c’était une véritable brute qu’il avait en face de lui. Aussitôt que les bouteilles et deux verres eurent été apportés, Titcha reprit la conversation au point où elle avait débuté.

– Vous dites donc que vous me connaissez?

– Vous en doutez?

– Et que vous connaissez l’affaire de Gran?

– Aussi. Nous y avons travaillé ensemble.

– Pas possible!

– Mais certain.

– Je n’y comprends rien, murmura Titcha, qui cherchait de bonne foi dans ses souvenirs. Nous n’étions que nous huit, cependant…

– Pardon, interrompit Dragoch, nous étions neuf, puisque j’y étais.

– Vous avez mis la main à la pâte? insista Titcha mal convaincu.

– Oui, à la villa, et à la clairière pareillement. C’est même moi qui ai emmené la charrette.

– Avec Vogel?

– Avec Vogel.

Titcha réfléchit un instant.

– Ça ne se peut pas, protesta-t-il. C’est Kaiserlick qui était avec Vogel.

– Non, c’est moi, répliqua Dragoch sans se troubler. Kaiserlick était resté avec vous autres.

– Vous en êtes sûr?

– Absolument, affirma Dragoch.

Titcha paraissait ébranlé. Le bandit ne brillait pas précisément par l’intelligence. Sans s’apercevoir qu’il venait lui-même de révéler l’existence de Vogel et de Kaiserlick au prétendu Max Raynold, il considérait comme une preuve que ce dernier connût leurs noms.

– Un verre de genièvre? proposa Dragoch.

– Ça n’est pas de refus, dit Titcha.

Puis, le verre vidé d’un trait:

– C’est curieux, murmura-t-il, à demi vaincu. C’est bien la première fois que nous mêlons un étranger à nos affaires.

– Il faut un commencement à tout, répliqua Karl Dragoch. Je ne serai plus un étranger quand j’aurai été admis dans la bande.

– Quelle bande?

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– Inutile de finasser, camarade. Puisque je vous dis que c’est convenu.

– Qu’est-ce qui est convenu?

– Que je serai des vôtres.

– Convenu avec qui?

– Avec Ladko.

– Taisez-vous donc, interrompit rudement Titcha. Je vous ai déjà prévenu qu’il fallait garder ce nom-là pour vous.

– Dans la rue, objecta Dragoch. Mais ici?

– Ici comme ailleurs, dans toute la ville, s’entend.

– Pourquoi? demanda Dragoch suivant la veine.

Mais Titcha conservait un reste de méfiance.

– Si on vous le demande, répondit-il prudemment, vous direz que vous l’ignorez, camarade. Vous savez beaucoup de choses, mais vous ne savez pas tout, je le vois, et ce n’est pas à un vieux renard comme moi que vous tirerez les vers du nez.

Titcha se trompait, il n’était pas de force à lutter avec un jouteur comme Dragoch, et le vieux renard avait trouvé son maître. La sobriété n’était pas sa qualité dominante, et le détective, aussitôt qu’il l’eut découvert, s’était ingénié à tirer parti de ce défaut à la cuirasse de l’adversaire. Ses offres répétées avaient eu raison de la résistance, d’ailleurs assez molle, du bandit. Les verres de genièvre succédaient aux verres de racki, et réciproquement. L’effet de l’alcool commençait déjà à se faire sentir. L’œil de Titcha devenait trouble, sa langue plus lourde, sa prudence moins éveillée. Or, comme chacun sait, glissante est la route de l’ivresse, et d’ordinaire, plus on apaise la soif, plus elle grandit.

– Nous disions donc, reprit Titcha d’une voix un peu pâteuse, que c’est convenu avec le chef?

– Convenu, déclara Dragoch.

– Il a bien fait…, le chef, affirma Titcha, qui, sous l’influence de l’ivresse, se mit à tutoyer son interlocuteur. Tu as l’air d’un bon et d’un vrai, camarade.

– Tu peux le dire, approuva Dragoch en s’accordant à l’unisson.

– Seulement, voilà!… Tu ne le verras pas…, le chef.

– Pourquoi ne le verrai-je pas?

Avant de répondre, Titcha, avisant la bouteille de racki, s’en versa coup sur coup deux rasades. Quand il eut bu, il déclara d’une voix rauque:

– Parti…, le chef.

– Il n’est pas à Roustchouk? insista Dragoch vivement désappointé.

– Il n’y est plus.

– Plus?… Il y est donc venu?

– Il y a quatre jours.

– Et maintenant?

– Il continue à descendre jusqu’à la mer avec le chaland.

– Quand doit-il revenir?

– Dans une quinzaine.

– Quinze jours de retard! Voilà bien ma chance! s’écria Dragoch.

– Ça te démange donc bien d’entrer dans la compagnie? demanda Titcha avec un gros rire.

– Dame! fit Dragoch. Je suis paysan, moi, et au coup de Gran j’ai touché en une nuit plus que je ne gagne en un an à travailler la terre.

– Ça t’a mis en goût, conclut Titcha en riant aux éclats.

Dragoch parut s’apercevoir que le verre de son vis-à-vis était vide, et s’empressa de le remplir.

– Mais tu ne bois pas, camarade, s’écria-t-il. A ta santé!

– A ta santé, répéta Titcha, qui lampa son verre d’un trait.

Abondante était la moisson de renseignements recueillie par le policier. Il savait de combien d’affiliés se composait la bande du Danube: huit, au dire de Titcha; le nom de trois d’entre eux et même de quatre, en y comprenant le chef; sa destination: la mer, où sans doute un navire serait chargé du butin; la base de ses opérations: Roustchouk. Quand Ladko y reviendrait, dans une quinzaine de jours, toutes les dispositions seraient prises pour qu’il fut appréhendé sur-le-champ, à moins qu’on ne réussît à mettre la main sur lui aux bouches mêmes du Danube.

Plus d’un point, toutefois, restaient encore obscurs. Karl Dragoch pensa qu’il serait peut-être possible d’élucider tout au moins l’un d’eux, en profitant de l’état d’ébriété de son interlocuteur.

– Pourquoi donc, demanda-t-il d’un ton indifférent après un instant de silence, ne voulais-tu pas tout à l’heure que je prononce le nom de Ladko?

Tout à fait gris, décidément, Titcha eut un regard mouillé à l’adresse de son compagnon, auquel, dans une soudaine explosion de tendresse, il tendit la main.

– Je vais te le dire, balbutia-t-il, car tu es un ami, toi!

– Oui, affirma Dragoch en répondant à l’étreinte de l’ivrogne.

– Un frère.

– Oui.

– Un luron, un gars d’attaque.

– Oui.

Titcha chercha des yeux les bouteilles.

– Un coup de genièvre? proposa-t-il.

– Il n’y en a plus, répondit Dragoch.

Estimant l’adversaire à point, et redoutant de le voir tomber ivre-mort, le détective s’était arrangé pour répandre sur le sol une bonne partie des flacons. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Titcha, qui, en apprenant l’épuisement du genièvre, fit une grimace désolée.

– Du racki, alors? implora-t-il.

– Voilà, consentit Karl Dragoch en avançant sur la table la bouteille qui contenait encore quelques gouttes de liqueur. Mais attention, camarade!… Il ne faudrait pas nous griser.

– Moi!… protesta Titcha, qui s’adjugea le fond de la bouteille. Je le voudrais que je ne pourrais pas!

– Nous disions donc que Ladko?… suggéra Dragoch reprenant patiemment sa marche tortueuse vers le but.

– Ladko?… répéta Titcha qui ne savait plus de quoi il s’agissait.

– Oui… Pourquoi ne faut-il pas le nommer? Titcha eut un rire aviné.

– Ça t’intrigue, ça, mon fils!… C’est qu’ici Ladko se prononce Striga, voilà tout.

– Striga?… répéta Dragoch qui ne comprenait plus. Pourquoi Striga?…

– Parce que c’est son nom, à cet enfant… Ainsi, toi, tu t’appelles… Au fait! comment t’appelles-tu?…

– Raynold.

– C’est ça… Raynold… Eh bien! Je t’appelle Raynold… Lui, il s’appelle Striga… C’est clair.

– A Gran, cependant… insista Dragoch.

– Oh! interrompit Titcha, à Gran, c’était Ladko… Mais, à Roustchouk, c’est Striga.

Il cligna de l’œil d’un air malin.

– Comme ça, tu comprends, ni vu, ni connu.

Qu’un malfaiteur s’affuble d’un nom d’emprunt quand il accomplit ses méfaits, cela n’est pas pour étonner un policier, mais pourquoi ce nom de Ladko, ce même nom dont était signé le portrait trouvé dans la barge?

– Il existe bien un Ladko pourtant, s’écria avec impatience Dragoch formulant ainsi la conclusion de sa pensée.

– Parbleu! fit Titcha. C’est même le plus beau de l’affaire.

– Qu’est-ce que c’est que ce Ladko?

– Une canaille, affirma énergiquement Titcha.

– Qu’est-ce qu’il t’a fait?

– A moi?… Rien… A Striga…

– Qu’est-ce qu’il a fait à Striga?

– Il lui a soufflé la femme… la belle Natcha.

Natcha! ce même prénom qui figurait sur le portrait. Dragoch, assuré d’être sur la bonne piste, écoutait avidement Titcha qui poursuivait sans se faire prier:

– Depuis, ils ne sont pas amis, tu penses!… C’est pour ça que Striga a pris son nom. C’est un malin, Striga.

– Tout cela, objecta Dragoch, ne me dit pas pourquoi il ne faut pas prononcer le nom de Ladko.

– Parce qu’il est malsain, expliqua Titcha… A Gran… et ailleurs, tu sais qui il désigne… Ici, c’est celui d’une espèce de pilote qui s’est mis contre le gouvernement… Il conspire, l’imbécile… Et les rues sont pleines de Turcs à Roustchouk!

– Qu’est-il devenu? demanda Dragoch.

Titcha fît un geste d’ignorance.

– Il a disparu, répondit-il. Striga dit qu’il est mort.

– Mort!

– Et ça doit être vrai, puisque Striga a la femme maintenant.

– Quelle femme?

– Eh! la belle Natcha… Après le nom, la femme… Pas contente, la colombe!… Mais Striga la tient bien à bord du chaland.

Tout s’éclaircissait pour Dragoch. Ce n’est pas en compagnie d’un vulgaire malfaiteur qu’il avait passé de si longs jours, mais avec un patriote exilé. Quelle ne devait pas être en ce moment la douleur du malheureux, n’arrivant enfin chez lui après tant d’efforts, que pour trouver sa maison vide!… Il fallait courir à son aide… Quant à la bande du Danube, Dragoch, renseigné désormais, n’aurait aucune peine à mettre ensuite la main sur elle.

– Il fait chaud!… soupira-t-il en faisant semblant d’être vaincu par l’ivresse.

– Très chaud, approuva Titcha.

– C’est le racki, balbutia Dragoch.

Titcha abattit son poing sur la table.

– Tu n’as pas la tête solide, l’enfant!… railla-t-il lourdement. Moi… tu vois… Prêt à recommencer.

– Je ne peux pas lutter, reconnut Dragoch.

– Mauviette!… ricana Titcha. Enfin, sortons, si le cœur t’en dit.

Le patron appelé et payé, les deux compagnons se retrouvèrent sur la place. Ce changement ne parut pas favorable à Titcha. A peine à l’air libre, son ivresse s’aggrava notablement. Dragoch eut peur d’avoir forcé la dose.

– Dis donc, demanda-t-il en montrant l’aval, ce Ladko?…

– Quel Ladko?

– Le pilote. C’est par là qu’il demeurait?

– Non.

Karl Dragoch se tourna du côté de la ville.

– Par là?

– Non plus.

– Par là, alors? interrogea Dragoch en indiquant l’amont.

– Oui, balbutia Titcha.

Le détective entraîna son compagnon. Celui-ci titubait et se laissait conduire en mâchonnant des propos incohérents quand, après cinq minutes de marche, il s’arrêta brusquement, s’efforçant de reprendre son aplomb.

– Qu’est-ce qu’il disait donc, Striga, bégayait-il, que Ladko était mort?

– Eh bien?

– Il n’est pas mort, puisqu’il y a quelqu’un chez lui.

Et Titcha montrait, à quelques pas, des raies de lumière filtrant à travers les volets d’une fenêtre et striant la chaussée. Dragoch se hâta vers cette fenêtre. Par une fente des volets, Titcha et lui regardèrent dans la maison.

Ils aperçurent une salle de proportions modestes, mais assez confortablement meublée. Le désordre des meubles et la couche épaisse de poussière qui les recouvrait incitaient à croire que cette salle avait été le théâtre, depuis longtemps abandonné, de quelque scène de violence. Le centre en était occupé par une grande table sur laquelle était accoudé un homme, qui semblait réfléchir profondément. La contraction de ses doigts à demi disparus dans les cheveux en désordre exprimait éloquemment le trouble douloureux de son âme. Des yeux de cet homme, de grosses larmes coulaient.

Ainsi qu’il s’y attendait, Karl Dragoch reconnut son compagnon de voyage. Mais il ne fut pas seul à reconnaître le désespéré songeur.

– C’est lui!… murmura Titcha en faisant d’énergiques efforts pour chasser son ivresse.

– Lui?…

– Ladko.

Titcha se passa la main sur le visage et parvint à retrouver un peu de sang-froid.

– Il n’est pas mort, la canaille… dit-il entre ses dents. Mais il n’en vaut guère mieux… Les Turcs me payeront sa peau plus cher qu’elle ne vaut… C’est Striga qui sera content!… Ne bouge pas d’ici, camarade, dit-il en s’adressant à Karl Dragoch. S’il veut sortir, assomme-le!… Appelle à l’aide au besoin… Moi, je vais chercher la police…

Sans attendre de réponse, Titcha s’éloigna en courant. À peine s’il faisait encore quelques zigzags. L’émotion lui avait rendu son équilibre.

Dès qu’il fut seul, le détective entra dans la maison.

Serge Ladko ne fit pas un mouvement. Karl Dragoch lui mit la main sur l’épaule.

Le malheureux releva la tête. Mais sa pensée restait absente, et son regard vague montrait qu’il ne reconnaissait pas son passager. Celui-ci ne prononça qu’un mot:

«Natcha!…

Serge Ladko se redressa avec violence. Ses yeux flambaient, interrogateurs, rivés sur ceux de Karl Dragoch.

– Suivez-moi, dit le détective, et hâtons-nous.»

 

 

Chapitre XVII

À la nage.

 

a barge volait sur les eaux. Ivre, exalté, en proie à une sorte de rage, Serge Ladko, plus furieusement que jamais, pesait sur l’aviron. Affranchi des lois communes par la violence de son désir, à peine s’il s’accordait, chaque nuit, quelques instants de repos. Il tombait alors, assommé, dans un sommeil de plomb, dont il s’éveillait soudainement, comme appelé par un coup de cloche, deux heures plus tard, pour reprendre aussitôt son effrayant labeur.

Témoin de cette poursuite acharnée, Karl Dragoch admirait qu’un organisme humain pût être doué d’une telle force de résistance. C’était un homme, cependant, qui lui donnait ce prodigieux spectacle, mais un homme qui puisait une énergie surhumaine dans le plus affreux désespoir.

Soucieux d’épargner au malheureux pilote la plus légère distraction, le détective s’appliquait à ne pas rompre le silence. Tout ce qu’il était essentiel de dire, on l’avait dit au départ de Roustchouk. Dès que la barge eut été repoussée dans le courant, Karl Dragoch avait, en effet, donné les explications indispensables. Tout d’abord, il avait révélé sa qualité. Puis, en quelques mots brefs, il avait expliqué pourquoi il avait entrepris ce voyage, à la poursuite de la bande du Danube, à laquelle la croyance populaire attribuait pour chef un certain Ladko, de Roustchouk,

Ce récit, le pilote l’avait écouté distraitement, en manifestant une fiévreuse impatience. Que lui importait tout cela? Il n’avait qu’une pensée, qu’un but, qu’un espoir: Natcha!

Son attention ne s’était éveillée qu’au moment où Karl Dragoch avait commencé à parler de la jeune femme, à dire comment, de la bouche de Titcha, il avait appris que Natcha descendait le cours du fleuve, prisonnière à bord d’un chaland commandé par le chef de cette bande, dont le nom réel n’était pas Ladko, mais Striga.

A ce nom, Serge Ladko avait poussé un véritable rugissement.

«Striga!» s’était-il écrié tandis que sa main crispée étreignait violemment l’aviron.

Il n’en avait pas demandé davantage. Depuis lors, il se hâtait sans répit, sans trêve, sans repos, les sourcils froncés, les yeux fous, toute son âme projetée en avant, vers le but. Ce but, il avait dans son cœur la certitude de l’atteindre. Pourquoi? Il eût été incapable de le dire. Il en était certain, voilà tout. Le chaland dans lequel Natcha était prisonnière, il le découvrirait du premier coup d’œil, fût-ce au milieu de mille autres. Comment? Il n’en savait rien. Mais il le découvrirait. Cela ne se discutait pas, ne faisait pas question. Il s’expliquait maintenant pourquoi il lui avait semblé connaître celui des geôliers chargé de lui apporter ses repas pendant sa première incarcération, et pourquoi les voix entendues confusément avaient eu un écho dans son cœur. Le geôlier, c’était Titcha. Les voix, c’étaient celles de Striga et de Natcha. Et de même, le cri apporté par la nuit, c’était encore Natcha appelant inutilement à l’aide. Que ne s’était-il arrêté alors! Que de regrets, que de remords il se fût épargnés!

A peine si, au moment de sa fuite, il avait aperçu dans l’obscurité la masse sombre de la prison flottante dans laquelle il abandonnait, sans le savoir, celle qui lui était si chère. N’importe! cela suffirait. Il était impossible qu’il passât en vue de ce chaland sans qu’au fond de son être une voix mystérieuse ne l’en avertît.

En vérité, l’espoir de Serge Ladko était moins présomptueux qu’on ne pourrait être tenté de le croire. Ses chances d’erreur étaient, en effet, très réduites par la rareté des chalands sillonnant le Danube. Leur nombre, qui, depuis Orsova, n’avait cessé de diminuer, était devenu tout à fait insignifiant à partir de Roustchouk, et les derniers s’étaient arrêtés à Silistrie. En aval de cette ville, que la barge eut dépassée en vingt-quatre heures, il ne resta que deux gabarres sur le fleuve, où régnaient presque exclusivement désormais les bâtiments à vapeur.

C’est qu’à la hauteur de Roustchouk le Danube est immense. S’étalant sur la rive gauche en interminables marais, son lit y dépasse deux lieues. En aval, il est plus vaste encore, et, entre Silistrie et Braïla, atteint parfois jusqu’à vingt kilomètres de largeur. Cette étendue d’eau, c’est une véritable mer, à laquelle ne manquent ni les tempêtes, ni les lames couronnées d’écume, et il est concevable que des chalands plats, peu faits pour les houles du large, hésitent à s’y aventurer.

Il était même fort heureux pour Serge Ladko que le temps restât fixé au beau. Dans une embarcation de si petite taille et de formes si peu marines, il aurait été forcé, pour peu que le vent eût soufflé avec quelque violence, de chercher refuge dans une anfractuosité de la rive.

Karl Dragoch, qui, tout en s’intéressant de grand cœur aux soucis de son compagnon, visait aussi un autre but, ne laissait pas d’être troublé en constatant le désert de cette morne étendue. Titcha ne lui avait-il pas donné un renseignement mensonger? L’arrêt successif de tous les chalands lui faisait craindre que Striga n’eût été dans la nécessité de les imiter. Son inquiétude devint telle qu’il finit pas s’en ouvrir à Serge Ladko.

«Un chaland est-il capable d’aller jusqu’à la mer? demanda-t-il.

– Oui, répondit le pilote. Cela arrive rarement, mais ça se voit cependant.

– Vous en avez conduit vous-même?

– Quelquefois.

– Comment font-ils pour décharger leur cargaison?

– En s’abritant dans une des criques qui existent au-delà des bouches, et où des vapeurs viennent les trouver.

– Les bouches, dites-vous. Il y en a plusieurs, en effet.

– Il y a deux branches principales, répondit Serge Ladko. L’une, au Nord, celle de Kilia; l’autre, plus au Sud, celle de Sulina. Cette dernière est la plus importante.

– Cela ne peut-il être pour nous une cause d’erreur? s’enquit Karl Dragoch.

– Non, affirma le pilote. Des gens qui se cachent ne passent pas par Sulina. Nous prendrons le bras du Nord.

Karl Dragoch ne fut qu’à demi rassuré par cette réponse. Pendant que l’on suivrait une route, la bande pouvait parfaitement s’échapper par l’autre. Mais que faire contre cette éventualité, sinon s’en remettre à la chance, puisqu’on ne possédait pas le moyen de surveiller à la fois toutes les bouches du fleuve? Comme s’il eût deviné sa pensée, Serge Ladko compléta son explication de cette manière rassurante:

– D’ailleurs, au-delà de la bouche de Kilia, il existe une anse, dans laquelle un chaland peut procéder à un transbordement. Par la bouche de Sulina, il lui faudrait au contraire décharger dans le port de ce nom, qui est situé au bord même de la mer. Quant au bras Saint-Georges, qui coule plus au Sud, il est à peine navigable, bien qu’il soit le plus important au point de vue de la largeur. Aucune erreur n’est donc à craindre.»

Dans la matinée du 14 octobre, le quatrième jour après le départ de Roustchouk, la barge parvint enfin au delta du Danube. Laissant sur la droite le bras de Sulina, elle s’engagea franchement dans celui de Kilia. A midi, on passait devant Ismaïl, dernière ville de quelque importance que l’on dût rencontrer. Dès les premières heures du lendemain, on déboucherait dans la mer Noire.

Aurait-on rejoint auparavant le chaland de Striga? Rien n’autorisait à le croire. Depuis qu’on avait abandonné le bras principal, la solitude du fleuve était devenue complète. Si loin que s’étendît le regard, plus une voile, plus un panache de fumée. Karl Dragoch était dévoré d’inquiétude.

Quant à Serge Ladko, s’il était inquiet, il n’en laissait rien paraître. Toujours courbé sur l’aviron, il poussait inlassablement la barge de l’avant, attentif à suivre le chenal que seule une longue pratique lui permettait de reconnaître entre les rives basses et marécageuses.

Son courage obstiné devait avoir sa récompense. Dans l’après-midi de ce même jour, vers cinq heures, un chaland apparut enfin, mouillé à une douzaine de kilomètres au-dessous de la ville forte de Kilia. Serge Ladko, arrêtant le mouvement de son aviron, saisit une longue-vue et examina attentivement ce chaland.

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«C’est lui!… dit-il d’une voix étouffée en laissant retomber l’instrument.

– Vous en êtes sur?

– Sûr, affirma Serge Ladko. J’ai reconnu Yacoub Ogul, un habile pilote de Roustchouk, âme damnée de Striga, dont il conduit certainement le bateau.

– Qu’allons-nous faire? demanda Karl Dragoch.

Serge Ladko ne répondit pas sur-le-champ. Il réfléchissait. Le détective reprit:

– Il faut revenir en arrière jusqu’à Kilia et au besoin jusqu’à Ismaïl. Là, nous nous procurerons du renfort.

Le pilote hocha négativement la tête.

– Remonter jusqu’à Ismaïl, en refoulant le courant, ou seulement jusqu’à Kilia, dit-il, cela demanderait trop de temps. Le chaland prendrait de l’avance, et, en mer, on ne pourrait plus le retrouver. Non, restons ici et attendons la nuit. J’ai une idée. Si je ne réussis pas, nous suivrons le chaland de loin, et, quand nous connaîtrons son lieu de relâche, nous irons chercher de l’aide à Sulina.

A huit heures, l’obscurité devenue complète, Serge Ladko laissa dériver la barge jusqu’à deux cents mètres du chaland. Là, il mouilla silencieusement son grappin. Puis, sans un mot d’explication à Karl Dragoch qui le regardait faire avec étonnement, il quitta ses vêtements et s’élança dans le fleuve.

Fendant l’eau d’un bras robuste, il se dirigea en droite ligne vers le chaland qu’il distinguait confusément dans l’ombre. Quand il l’eut dépassé, à distance suffisante pour ne pas être aperçu, il nagea en sens contraire, et, refoulant le courant assez rapide, vint s’accrocher au large safran du gouvernail. Il écouta. Presque étouffé par le frissonnement soyeux de l’eau courant sur les flancs de la gabarre, un air de danse parvint jusqu’à lui. Au-dessus de sa tête, quelqu’un chantonnait à mi-voix. Cramponné des pieds et des mains à la surface gluante du bois, Serge Ladko s’éleva d’un lent effort jusqu’à la partie supérieure du safran et reconnut Yacoub Ogul.

A bord, tout était tranquille. Aucun bruit ne sortait du rouf, dans lequel Ivan Striga s’était sans doute retiré. Des hommes de l’équipage, cinq devisaient paisiblement, étendus sur le pont vers l’avant. Leurs voix se fondaient en un murmure confus. Seul, Yacoub Ogul se trouvait à l’arrière. Monté au-dessus du rouf, il s’était assis sur la barre du gouvernail et se laissait bercer par la paix nocturne, en murmurant une chanson familière.

La chanson s’éteignit tout à coup. Deux mains de fer broyaient la gorge du chanteur, qui, basculant par-dessus le couronnement, vint tomber en travers du safran. Était-il mort? Jambes et bras ballants, son corps inerte pendait comme un linge de part et d’autre de cette arête étroite. Serge Ladko desserra son étreinte et saisit l’homme par la ceinture, puis diminuant graduellement la pression de ses genoux contre le safran, il se laissa glisser peu à peu et s’enfonça silencieusement dans l’eau.

Nul, dans le chaland, n’avait soupçonné l’agression. Ivan Striga n’était pas sorti du rouf. A l’avant, les cinq causeurs continuaient leur paisible conversation.

Serge Ladko, cependant, nageait vers la barge. Le retour était plus pénible que l’aller. Outre qu’il lui fallait maintenant remonter le courant, il avait à soutenir le corps de Yacoub Ogul. Si celui-ci n’était pas mort, il n’en valait guère mieux. La fraîcheur de l’eau ne l’avait pas ranimé; il ne faisait pas un mouvement. Serge Ladko commençait à craindre d’avoir eu la main trop lourde.

Alors que cinq minutes avaient suffi pour venir de la barge au chaland, plus d’une demi-heure fut nécessaire pour refaire le même parcours en sens inverse. Encore le pilote eut-il la chance de ne pas s’égarer dans l’ombre.

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«Aidez-moi, dit-il à Karl Dragoch en saisissant enfin l’embarcation. En voici toujours un.

Avec le secours du détective, Yacoub Ogul fut passé par-dessus bord et déposé dans la barge.

– Est-il mort? demanda Serge Ladko.

Karl Dragoch se pencha sur le captif.

– Non, dit-il. Il respire.

Serge Ladko eut un soupir de satisfaction et, reprenant aussitôt l’aviron, commença à remonter le courant.

– Alors, attachez-le, et solidement, dit-il tout en godillant, si vous ne voulez pas qu’il vous brûle la politesse quand je vous aurai déposé à terre.

– Nous allons donc nous séparer? demanda Karl Dragoch.

– Oui, répondit Serge Ladko. Quand vous aurez pris terre, je retournerai aux alentours du chaland, et demain je m’arrangerai pour m’introduire à bord.

– En plein jour?

– En plein jour. J’ai mon idée. Soyez tranquille, pendant un certain temps tout au moins, je ne courrai aucun danger. Plus tard, quand nous serons près de la mer Noire, je ne dis pas que les choses ne risquent de se gâter. Mais je compte sur vous à ce moment que je retarderai le plus possible.

– Sur moi?… Que pourrai-je donc faire?

– M’amener du secours.

– Je m’y emploierai, n’en doutez pas, affirma chaleureusement Karl Dragoch.

– Je n’en doute pas, mais vous aurez peut-être quelque difficulté. Vous ferez pour le mieux, voilà tout. Ne perdez pas de vue que le chaland quittera son mouillage demain à midi, et que, si rien ne l’arrête, il sera en mer vers quatre heures. Basez-vous là-dessus.

– Pourquoi ne restez-vous pas avec moi? demanda Karl Dragoch très inquiet pour son compagnon.

– Parce que vous pouvez éprouver du retard, ce qui permettrait à Striga de prendre de l’avance et de disparaître. Il ne faut pas qu’il atteigne la mer. Et il ne l’atteindra pas, même si vous arrivez trop tard pour me prêter main-forte. Seulement, dans ce cas, il est probable que je serai mort.»

Le ton du pilote était sans réplique. Comprenant que rien ne le ferait changer d’avis, Karl Dragoch n’insista pas. La barge fut donc conduite à la rive, et Yacoub Ogul, toujours évanoui, fut déposé sur le sol.

Aussitôt, Serge Ladko poussa au large. La barge disparut dans la nuit.

 

 

 

Chapitre XVIII

Le pilote du Danube.

 

uand Serge Ladko eut disparu dans l’ombre, Karl Dragoch hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Seul, au début de la nuit, en ce point de la frontière de la Bessarabie, encombré du corps inerte d’un prisonnier dont son devoir lui interdisait de se séparer, sa situation ne laissait pas d’être fort embarrassante. Cependant, comme il était évident qu’un secours ne lui arriverait pas sans qu’il allât le chercher, il lui fallut bien prendre une décision. Le temps pressait. D’une heure, d’une minute peut-être pouvait dépendre le salut de Serge Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours évanoui, et suffisamment ligoté, d’ailleurs, pour que la fuite lui fût interdite en cas de retour à la vie, il remonta vers l’amont aussi vite que le permettait la nature du terrain.

Après une demi-heure de marche dans un pays complètement désert, il commençait à craindre d’être obligé de pousser jusqu’à Kilia, lorsqu’il découvrit enfin une maison bâtie au bord du fleuve.

Ce ne fut pas une petite affaire de se faire ouvrir la porte de cette maison, qui semblait être une ferme de quelque importance. A pareille heure, en pareil lieu, une certaine méfiance est excusable, et les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d’en permettre l’entrée. La difficulté s’aggravait de l’impossibilité où l’on était de se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch, malgré son polyglotisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands figuraient chacun pour un tiers, il réussit toutefois à gagner leur confiance, et la porte si énergiquement défendue finit par s’entrebâiller.

Une fois dans la place, il lui fallut répondre à un interrogatoire serré, dont il sortit nécessairement à son honneur, puisque deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis son débarquement, qu’une charrette l’avait ramené près de Yacoub Ogul.

Celui-ci n’avait pas repris connaissance. Il ne donna même aucun signe de conscience, quand, de l’herbe de la rive, il fut transporté dans la charrette, qui repartit aussitôt vers Kilia. Jusqu’à la ferme, force fut d’aller au pas, mais, au-delà, on trouva un chemin, à la vérité fort mauvais, qui permit néanmoins d’activer l’allure.

Il était plus de minuit, quand, après ces péripéties, Karl Dragoch entra dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et découvrir le chef de la police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit sur lui de réveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de mauvaise humeur, se mit obligeamment à sa disposition.

Karl Dragoch en profita pour faire déposer en lieu sûr Yacoub Ogul, qui commençait à ouvrir les yeux; puis, libre de ses mouvements, il put enfin s’occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge Ladko, qui le passionnait peut-être plus encore.

Dès le premier pas, il se heurta à d’insurmontables difficultés. Aucun vapeur n’était alors à Kilia, et, d’autre part, le chef de la police se refusait énergiquement à envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du Danube étant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on était en droit de craindre que leur intervention ne provoquât de la part de la Sublime Porte des réclamations très regrettables à un moment où grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre, décrétée de toute éternité, éclaterait nécessairement quelques mois plus tard, et cela l’aurait, sans doute, rendu moins timide; mais, dans son ignorance de l’avenir, il tremblait à la pensée d’être mêlé d’une manière quelconque à des complications diplomatiques, et il se conformait au sage précepte: «Pas d’affaires», qui est, comme on ne l’ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays.

Le maximum de ce qu’il osa faire, ce fut de donner à Karl Dragoch le conseil de se rendre à Sulina et de lui indiquer l’homme capable de le conduire dans ce difficile voyage de près de cinquante kilomètres à travers le delta du Danube.

Aller réveiller cet homme, le décider, atteler la voiture, la faire passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il était près de trois heures du matin, quand le détective fut enfin emporté au trot d’un petit cheval, dont la qualité était fort heureusement supérieure à l’apparence.

Le chef de la police de Kilia avait eu raison en représentant comme difficile la traversée du Delta. Sur des routes boueuses et parfois recouvertes de plusieurs centimètres d’eau, la voiture avançait péniblement, et, sans l’habileté du conducteur, elle se fût plus d’une fois égarée dans cette plaine où n’existe aucun point de repère. On n’avançait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps à autre laisser souffler le cheval exténué.

Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait à Sulina. Le délai fixé par Serge Ladko allait expirer dans quelques heures! Sans prendre le temps de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorités locales.

Sulina, devenue roumaine depuis le traité de Berlin, était ville turque à l’époque de ces événements. Les relations étant alors des plus tendues entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch, sujet hongrois, ne pouvait espérer y être persona grata, malgré la mission d’intérêt général dont il était investi. Moins mal reçu qu’il ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver auprès des autorités qu’une aide assez molle.

La police locale, lui dit-on, ne possédant pas d’embarcation qui lui fût spécialement affectée, il ne devait compter que sur l’aviso de la douane, dont le concours était tout indiqué dans la circonstance, une bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, être assimilée à une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire à vapeur de marche d’ailleurs assez rapide, n’était pas présentement dans le port. Il croisait en mer, mais sûrement à faible distance de la côte. Karl Dragoch n’avait donc qu’à fréter une barque de pêche, et, dès qu’il serait hors des jetées, il le rencontrerait sans aucun doute.

Le détective, désespéré de son impuissance, se résigna à adopter ce parti. A une heure et demie de l’après-midi, il mettait à la voile et doublait le môle, à la recherche de l’aviso. Il ne disposait plus que de cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko!

Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette série de mésaventures, poursuivait méthodiquement l’exécution de son plan.

Toute la matinée, il était resté aux aguets, sa barge dissimulée dans les roseaux de la rive, s’assurant que le chaland ne faisait aucun préparatifs de départ. En s’emparant, un peu brutalement peut-être – mais il n’avait pas le choix des moyens – de Yacoub Ogul, c’est ce but précisément qu’il avait visé. Ainsi qu’il l’avait prévu, Striga n’osait s’aventurer sans guide dans une navigation des plus délicates et que l’abondance des bancs de sable rend impraticable à qui n’en a pas fait l’étude exclusive de sa vie. Il était à croire que les pirates, incapables de s’expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la première occasion de le remplacer. Mais les pilotes n’abondent pas sur le bras de Kilia, et, jusqu’à onze heures du matin, les eaux, si l’on fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible, demeurèrent complètement désertes. A onze heures seulement, deux embarcations apparurent du côté de la mer. Serge Ladko les ayant examinées avec sa longue-vue, reconnut que l’une d’elles était celle d’un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu’il devait attendre avec impatience. Le moment d’intervenir était arrivé.

La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

«Oh! du chaland!… héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

– Oh!… lui fut-il répondu.

Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c’était Ivan Striga.

Quelle fureur gronda dans le cœur de Serge Ladko, lorsqu’il aperçut cet ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir!

Mais il s’attendait à cette rencontre qu’il avait cherchée. Il y était préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence:

– Vous n’auriez pas besoin d’un pilote? demanda-t-il d’une voix calme.

Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un long instant celui qui l’interpellait. A vrai dire, d’un seul regard il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu’il eût devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespéré, qu’il hésitait devant l’évidence.

– N’êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk? interrogea-t-il à son tour.

– C’est bien moi, répondit le pilote.

– Ne me reconnaissez-vous pas?

– Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga.

– Et vous me faites vos offres de service?

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– Pourquoi pas? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

Striga balança un instant. Que celui qu’il haïssait le plus au monde vînt ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c’était trop beau. Cela ne cachait-il pas un piège?… Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul à un équipage nombreux et résolu? Qu’il conduisît le chaland jusqu’à la mer, puisqu’il avait la sottise de le proposer! Une fois en mer, par exemple!…

– Embarque! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko.

Celui-ci ne se fit pas répéter l’invitation. Sa barge accosta le chaland, à bord duquel il monta. Striga s’avança au-devant de lui.

– Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube?

Le pilote garda le silence.

– On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk.

Cette insinuation n’obtint pas plus de succès que la précédente.

– Qu’étiez-vous devenu? interrogea Striga sans se décourager.

– Je n’ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

– Si loin de Roustchouk! s’exclama Striga.

Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à l’exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu’il s’était tracée, il refréna toutefois son impatience et expliqua posément:

– Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires. Striga le considéra d’un œil narquois.

– Et l’on vous disait patriote! s’écria-t-il avec ironie.

– Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko. A ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait éviter à l’arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C’était bien cette barge, dont il s’était servi lui-même pendant huit jours, et qu’il avait retrouvée amarrée au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté le delta du Danube?

– Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné de ces parages? insista Striga en scrutant de l’oeil son interlocuteur.

– Non, répondit Serge Ladko.

– Vous m’étonnez, fit Striga.

– Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs?

– Vous, non. Mais cette embarcation… Je jurerais l’avoir vue sur le haut fleuve.

– C’est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l’ai achetée, il y a trois jours, d’un homme qui disait arriver de Vienne.

– Comment était cet homme? demanda vivement Striga dont les soupçons évoluaient vers Karl Dragoch.

– Un brun, avec des lunettes.

– Ah!… fit Striga tout songeur.

Les réponses du pilote l’avaient visiblement ébranlé. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Mais il ne tarda pas à libérer son esprit de toute préoccupation. Qu’importait après tout? Que Serge Ladko dît ou ne dît pas la vérité, il n’en était pas moins entre ses mains. L’imbécile, qui se jetait ainsi dans la gueule du loup!… Entré sur le chaland, il n’en sortirait pas vivant. Voilà des mois que Striga mentait en affirmant à Natcha qu’elle était veuve. Dès qu’on serait en mer, ce mensonge deviendrait une vérité.

– Partons! dit-il en manière de conclusion à ses pensées.

– A midi, répondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des provisions d’un sac qu’il portait à la main, se mit en devoir de déjeuner.

Le pirate eut un geste d’impatience. Serge Ladko feignit de n’en rien voir.

– Je doit vous prévenir, dit Striga, que je tiens à être à la mer avant la nuit.

– Nous y serons», affirma le pilote, sans montrer la moindre velléité de modifier sa décision.

Striga s’éloigna vers l’avant. A en juger par l’expression réfléchie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s’offrît à conduire précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière, cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C’était pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse qu’il n’y eût cédé.

«Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l’avez quitté? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas.

– Jamais, répondit celui-ci.

– Ce silence ne vous a pas surpris?

– Pourquoi m’aurait-il surpris? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur.

Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

– Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

– Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu’un autre sujet de conversation serait préférable entre nous.»

Striga se le tint pour dit.

Quelques minutes après midi, le pilote donna l’ordre de lever l’ancre, puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. A ce moment Striga s’approcha de lui.

«Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

– Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d’eau doivent suffire.

– Il en faut sept, affirma Striga.

– Sept! s’écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu’ici à toutes les poursuites! Son bateau était habilement truqué. Ce qu’on en apercevait hors de l’eau n’était qu’une trompeuse apparence. Le véritable chaland était sous-marin, et c’est dans cette cachette qu’était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en inviolable cachot.

– Sept, avait répété Striga en réponse à l’exclamation du pilote.

– C’est bien», dit celui-ci sans faire d’autre observation.

Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui conservait malgré tout un reste d’inquiétude, ne se départit pas d’une surveillance rigoureuse. Mais l’attitude de Serge Ladko était de nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation d’habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision mathématique les sinuosités de la passe.

Peu à peu, les dernières craintes du pirate s’évanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

Il était quatre heures quand on l’aperçut. Après un dernier coude du fleuve, le ciel et l’eau se rejoignirent à l’horizon.

Striga interpella le pilote.

«Nous voici parés, je pense? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel?

– Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n’est pas fait.»

A mesure qu’on gagnait vers l’embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s’ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer.

Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l’ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l’estuaire.

A ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chalant abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

Striga étonné, regarda le pilote dont l’impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.

Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c’est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d’une main ferme.

Soudain, il y eu un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l’avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile. A bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.

Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l’accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.

«Canaille!» hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l’arrière.

A la distance de trois pas, il tira.

Serge Ladko s’était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l’atteindre. Aussitôt redressé, il fut d’un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au cœur. Ivan Striga s’écroula comme une masse.

Le drame s’était déroulé si rapidement que les cinq hommes de l’équipage, embarrassés, d’ailleurs, dans les plis de la voile, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef!

Serge Ladko, s’élançant à l’avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De là, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.

«Arrière! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l’un venait d’être arraché à Striga.

Les hommes s’arrêtèrent. Ils n’avaient point d’armes, et pour s’en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c’est-à-dire passer sous le feu de l’ennemi.

– Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J’ai là onze coups. C’est plus qu’il n’en faut pour vous descendre tous jusqu’au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l’avant.

L’équipage se consulta, indécis. Serge Ladko compris que, s’ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à abattre quelques-uns, mais qu’il serait lui-même abattu les autres.

– Attention!… Je compte jusqu’à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un!…

Les hommes ne bougèrent pas.

– Deux!… prononça le pilote.

Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d’attaque. Deux commencèrent à battre en retraite.

– Trois!…» dit Serge Ladko en pressant la détente.

Un homme tomba, l’épaule traversée d’une balle. Ses compagnons s’empressèrent de prendre la fuite.

Serge Ladko, sans quitter son poste d’observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d’un mille. Lorsqu’il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.

Le steamer approchait toujours. Il n’était plus qu’à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s’éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manœuvre? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir?

Celui-ci, le cœur battant, attendit. Quelques minutes s’écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l’avant une figure amie, celle de son passager M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

Pendant ce temps, Serge Ladko s’était précipité dans le rouf. L’une après l’autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d’un coup d’épaule et s’arrêta sur le seuil, éperdu.

Natcha, reconquise, lui tendait les bras.

 

 

Chapitre XIX

Épilogue.

 

e procès de la bande du Danube passa inaperçu dans le flamboiement de la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisément cueilli à Roustchouk, furent pendus haut et court, sans éveiller dans le public l’attention qu’en de moins tragiques circonstances on eût accordé à leur exécution.

Toutefois, les débats donnèrent aux principaux intéressés l’explication de ce qui était resté jusqu’ici incompréhensible pour eux. Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo, il avait été emprisonné dans le chaland au lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant appris par les journaux l’envoi d’une commission rogatoire à Szalka, s’était introduit dans la maison du pêcheur Ilia Brusch, pour répondre aux questions du commissaire de police de Gran.

Il sut également comment Natcha, enlevée par la bande du Danube, avait eu à lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain d’avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu’elle était veuve. Un soir notamment, Striga, à l’appui de son dire, avait montré à la jeune femme son propre portrait, qu’il prétendait avoir conquis de haute lutte sur le légitime propriétaire. Il en était résulté une scène violente, au cours de laquelle Striga s’était emporté jusqu’à la menace. De là, le cri poussé par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la nuit.

Mais c’était là de l’histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux mauvais jours depuis qu’il avait eu le bonheur de retrouver sa chère Natcha.

Le territoire de la Bulgarie lui étant interdit, l’heureux couple, après les événements qui viennent d’être racontés, s’était fixé d’abord dans la ville roumaine de Giurgievo. C’est là qu’il se trouvait, quand, au mois de mai de l’année suivante, le Tzar déclara officiellement la guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des premiers qui s’engagèrent dans les rangs de l’armée russe, à laquelle, grâce à sa connaissance du théâtre des opérations, il rendit d’importants services.

La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la maison de Roustchouk et reprit son métier de pilote. Tous deux y vivent encore aujourd’hui, heureux et honorés.

Karl Dragoch est resté leur ami. Pendant longtemps, il n’a jamais manqué de descendre le Danube, au moins une fois l’an, pour venir à Roustchouk. Aujourd’hui, les voies ferrées, dont le réseau s’est progressivement développé, lui permettent d’abréger le voyage. Mais c’est toujours en suivant les méandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses pilotages, lui rend ses visites à Budapest.

Des trois garçons que Natcha lui a donnés et qui sont maintenant des hommes, le plus jeune, après un sévère apprentissage sous les ordres de Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades dans l’administration judiciaire de Bulgarie.

Le cadet, digne héritier d’un lauréat de la Ligue Danubienne, s’est consacré au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a perfectionné les méthodes de combat. Il doit à ses pêcheries d’esturgeon une célébrité universelle et une fortune qui promet de devenir considérable.

Quant à l’aîné, il succédera à son père, lorsque l’âge de la retraite sonnera pour celui-ci. Par lui seront alors conduits vapeurs et chalands, de Vienne à la mer, dans les passes sinueuses et entre les bancs perfides du grand fleuve; par lui se perpétuera la race des Pilotes du Danube.

Mais, quelle que soit la différence de leurs positions, des trois fils de Serge Ladko le cœur bat à l’unisson. Aiguillés par la vie sur des routes divergentes, ils se rencontrent toujours à ces carrefours: une même vénération pour leur père, une égale tendresse pour leur mère, un pareil amour de la patrie bulgare.

FIN

 

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