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Jules Verne

 

le rayon-vert

 

 

(Chapitre I-V)

 

 

44 dessins et une carte, par L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Le frère Sam et le frère Sib.

 

et!

– Beth!

– Bess!

– Betsey!

– Betty!»

Tels furent les noms qui retentirent successivement dans le magnifique hall d’Helensburgh, – une manie du frère Sam et du frère Sib d’interpeller ainsi la femme de charge du cottage.

Mais, à ce moment, ces diminutifs familiers du mot Élisabeth ne firent pas plus apparaître l’excellente dame que si ses maîtres l’eussent appelée de son nom tout entier.

Ce fut l’intendant Partridge, en personne, qui se montra, sa toque à la main, à la porte du hall.

Partridge, s’adressant à deux personnages de bonne mine, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, dont les trois pans à losanges vitrés faisaient saillie sur la façade de l’habitation:

«Ces messieurs ont appelé dame Bess, dit-il; mais, dame Bess n’est pas au cottage.

– Où est-elle donc, Partridge?

– Elle accompagne Miss Campbell qui se promène dans le parc.»

Et Partridge se retira gravement sur un signe que lui firent les deux personnages.

C’étaient les frères Sam et Sib – de leur véritable nom de baptême Samuel et Sébastian –, oncles de Miss Campbell. Écossais de vieille roche, Écossais d’un antique clan des Hautes-Terres, à eux deux ils comptaient cent douze ans d’âge, avec quinze mois d’écart seulement entre l’aîné Sam et le cadet Sib.

Pour esquisser en quelques traits ces prototypes de l’honneur, de la bonté, du dévouement, il suffit de rappeler que leur existence tout entière avait été consacrée à leur nièce. Ils étaient frères de sa mère, qui, demeurée veuve après un an de mariage, fut bientôt emportée par une maladie foudroyante. Sam et Sib Melvill restèrent donc seuls, en ce monde, gardiens de la petite orpheline. Unis dans la même tendresse, ils ne vécurent, ne pensèrent, ne rêvèrent plus que pour elle.

Pour elle, ils étaient demeurés célibataires, d’ailleurs sans regret, étant de ces bons êtres, qui n’ont d’autre rôle à jouer ici-bas que celui de tuteur. Et encore n’est-ce pas assez dire: l’aîné s’était fait le père, le cadet s’était fait la mère de l’enfant. Aussi, quelquefois arrivait‑il à Miss Campbell de les saluer tout naturellement d’un:

«Bonjour, papa Sam! Comment allez-vous, maman Sib?»

A qui pourrait-on le mieux les comparer, ces deux oncles, moins l’aptitude des affaires, si ce n’est à ces deux charitables négociants, si bons, si unis, si affectueux, aux frères Cheeryble de la cité de Londres, les êtres les plus parfaits qui soient sortis de l’imagination de Dickens! Il serait impossible de trouver une plus juste ressemblance, et, dût-on accuser l’auteur d’avoir emprunté leur type au chef-d’œuvre de Nicolas Nickleby, personne ne pourra regretter cet emprunt.

Sam et Sib Melvill, alliés par le mariage de leur sœur à une branche collatérale de l’ancienne famille des Campbell, ne s’étaient jamais quittés. La même éducation les avait faits semblables au moral. Ils avaient reçu ensemble la même instruction dans le même collège et dans la même classe. Comme ils émettaient généralement les mêmes idées sur toutes choses, en des termes identiques, l’un pouvait toujours achever la phrase de l’autre, avec les mêmes expressions soulignées des mêmes gestes. En somme, ces deux êtres n’en faisaient qu’un, bien qu’il y eût quelque différence dans leur constitution physique. En effet, Sam était un peu plus grand que Sib, Sib, un peu plus gros que Sam: mais ils auraient pu échanger leurs cheveux gris, sans altérer le caractère de leur honnête figure, où se retrouvait empreinte toute la noblesse des descendants du clan de Melvill.

Faut-il ajouter que, dans la coupe de leurs vêtements, simples et d’ancienne mode, dans le choix de leurs étoffes de bon drap anglais, ils apportaient un goût semblable, si ce n’est – qui pourrait expliquer cette légère dissemblance? – si ce n’est que Sam semblait préférer le bleu foncé, et Sib le marron sombre.

En vérité, qui n’eût voulu vivre dans l’intimité de ces dignes gentlemen? Habitués à marcher du même pas dans la vie, ils s’arrêteraient, sans doute, à peu de distance l’un de l’autre, lorsque serait venue l’heure de la halte définitive. En tout cas, ces deux derniers piliers de la maison de Melvill étaient solides. Ils devaient soutenir longtemps encore le vieil édifice de leur race, qui datait du XIVe siècle, – temps épique des Robert Bruce et des Wallace, héroïque période, pendant laquelle l’Écosse disputa aux Anglais ses droits à l’indépendance.

Mais si Sam et Sib Melvill n’avaient plus eu l’occasion de combattre pour le bien du pays, si leur vie, moins agitée, s’était passée dans le calme et l’aisance que crée la fortune, il ne faudrait pas leur en faire un reproche, ni croire qu’ils eussent dégénéré. Ils avaient, en faisant le bien, continué les généreuses traditions de leurs ancêtres.

Aussi, tous deux bien portants, n’ayant pas une seule irrégularité d’existence à se reprocher, étaient-ils destinés à vieillir, sans jamais devenir vieux, ni d’esprit ni de corps.

Peut-être avaient-ils un défaut, – qui peut se flatter d’être parfait? C’était d’émailler leur conversation d’images et citations empruntées au célèbre châtelain d’Abbotsford, et plus particulièrement aux poèmes épiques d’Ossian, dont ils raffolaient. Mais qui pourrait leur en faire un reproche dans le pays de Fingal et de Walter Scott?

Pour achever de les peindre d’une dernière touche, il convient de noter qu’ils étaient grands priseurs. Or, personne n’ignore que l’enseigne des marchands de tabac, dans le Royaume-Uni, représente le plus souvent un vaillant Écossais, la tabatière à la main, se pavanant dans son costume traditionnel. Eh bien, les frères Melvill auraient pu figurer avantageusement sur l’un de ces battants de zinc peinturluré, qui grincent à l’auvent des débits. Ils prisaient autant et même plus que quiconque en deçà comme au-delà de la Tweed. Mais, détail caractéristique, ils n’avaient qu’une seule tabatière, – énorme, par exemple. Ce meuble portatif passait successivement de la poche de l’un dans la poche de l’autre. C’était comme un lien de plus entre eux. Il va sans dire qu’ils éprouvaient au même moment, dix fois par heure peut-être, le besoin de humer l’excellente poudre nicotique qu’ils faisaient venir de France. Lorsque l’un tirait la tabatière des profondeurs de son vêtement, c’est que tous deux avaient envie d’une bonne prise, et s’ils éternuaient, de se dire: «Dieu vous bénisse!»

En somme, deux véritables enfants, les frères Sam et Sib, pour tout ce qui concernait les réalités de la vie; assez peu au courant des choses pratiques de ce monde; en affaires industrielles, financières ou commerciales, absolument nuls et ne prétendant point à les connaître; en politique, peut-être Jacobites au fond, conservant quelques préjugés contre la dynastie régnante de Hanovre, songeant au dernier des Stuarts, comme un Français pourrait songer au dernier des Valois; dans les questions de sentiment, enfin, moins connaisseurs encore.

Et cependant les frères Melvill n’avaient qu’une idée: voir clair dans le cœur de Miss Campbell, deviner ses plus secrètes pensées, les diriger s’il le fallait, les développer si cela était nécessaire, et finalement la marier à un brave garçon de leur choix, qui ne pourrait faire autrement que de la rendre heureuse.

A les en croire – ou plutôt à les entendre parler –, il paraît qu’ils avaient précisément trouvé le brave garçon, auquel incomberait cette aimable tâche ici-bas.

«Ainsi, Helena est sortie, frère Sib?

– Oui, frère Sam; mais voici cinq heures, et elle ne peut tarder à rentrer au cottage…

– Et dès qu’elle rentrera…

– Je pense, frère Sam, qu’il sera à propos d’avoir un entretien très sérieux avec elle.

– Dans quelques semaines, frère Sib, notre fille aura atteint l’âge de dix-huit ans.

– L’âge de Diana Vernon, frère Sam. N’est-elle pas aussi charmante que l’adorable héroïne de Rob-Roy?

– Oui, frère Sam, et par la grâce de ses manières…

– Le tour de son esprit…

– L’originalité de ses idées…

– Elle rappelle plus Diana Vernon que Flora Mac Ivor, la grande et imposante figure de Waverley!»

Les frères Melvill, fiers de leur écrivain national, citèrent encore quelques autres noms des héroïnes de l’Antiquaire, de Guy Mannering, de l’Abbé, du Monastère, de la Jolie Fille de Perth, du Château de Kenilworth, etc.; mais toutes, à leur sens, devaient céder le pas à Miss Campbell.

«C’est un jeune rosier qui a poussé un peu vite, frère Sib, et auquel il convient…

– De donner un tuteur, frère Sam. Or, je me suis laissé dire que le meilleur des tuteurs…

– Doit évidemment être un mari, frère Sib, car il prend racine à son tour dans le même sol…

– Et pousse tout naturellement, frère Sam, avec le jeune rosier qu’il protège!»

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A eux deux, les frères Melvill oncles avaient trouvé cette métaphore, empruntée au livre du Parfait Jardinier. Sans doute, ils en furent satisfaits, car elle amena le même sourire de contentement sur leur bonne figure. La tabatière commune fut ouverte par le frère Sib, qui y plongea délicatement ses deux doigts; puis elle passa dans la main du frère Sam, lequel, après y avoir puisé une large prise, la mit dans sa poche.

«Ainsi, nous sommes d’accord, frère Sam?

– Comme toujours, frère Sib!

– Même sur le choix du tuteur?

– En pourrait-on trouver un plus sympathique et plus au gré d’Helena que ce jeune savant qui, à diverses reprises, nous a manifestés des sentiments si convenables…

– Et si sérieux à son égard?

– Ce serait difficile, en effet. Instruit, gradué des Universités d’Oxford et d’Édimbourg…

– Physicien comme Tyndall…

– Chimiste comme Faraday…

– Connaissant à fond la raison de toutes choses en ce bas monde, frère Sam…

– Et qu’on ne prendrait pas à court sur n’importe quelle question, frère Sib…

– Descendant d’une excellente famille du comté de Fife, et d’ailleurs, possesseur d’une fortune suffisante…

– Sans parler de son aspect fort agréable, à mon sens, même avec ses lunettes d’aluminium!»

Les lunettes de ce héros eussent été en acier, en nickel ou même en or, que les frères Melvill n’auraient pas vu là un vice rédhibitoire. Il est vrai, ces appareils optiques vont bien aux jeunes savants, dont ils complètent à souhait la physionomie un peu sérieuse.

Mais ce gradué des Universités susdites, ce physicien, ce chimiste, conviendrait-il à Miss Campbell? Si Miss Campbell ressemblait à Diana Vernon, Diana Vernon, on le sait, n’éprouvait pour son savant cousin Rashleigh d’autre sentiment que celui d’une amitié contenue, et elle ne l’épousait point à la fin du volume.

Bon! cela n’était vraiment pas pour inquiéter les deux frères. Ils y apportaient toute l’inexpérience de vieux garçons, assez incompétents en de telles matières.

«Ils se sont déjà souvent rencontrés, frère Sib, et notre jeune ami n’a pas paru insensible à la beauté d’Helena!

– Je le crois bien, frère Sam! Le divin Ossian, s’il avait eu à célébrer ses vertus, sa beauté et sa grâce, l’eût appelée Moina, c’est-à-dire aimée de tout le monde…

– A moins qu’il ne l’eût nommée Fiona, frère Sib, c’est-à-dire la belle sans égale des époques gaéliques!

– N’avait-il pas deviné notre Helena, frère Sam, lorsqu’il disait: «Elle quitte la retraite où elle soupirait en secret, et paraît dans toute sa beauté comme la lune au bord d’un nuage de l’Orient…

– «Et l’éclat de ses charmes l’environne comme des rayons de lumière, frère Sib, et le bruit de ses pas légers plaît à l’oreille comme une musique agréable!»

Heureusement, les deux frères, s’arrêtant là de leurs citations, retombèrent du ciel un peu nuageux des bardes dans le domaine des réalités.

«A coup sûr, dit l’un, si Helena plaît à notre jeune savant, lui ne peut manquer de plaire…

– Et si, de son côté, frère Sam, elle n’a pas encore accordé toute l’attention qui est due aux grandes qualités, dont il a été si libéralement doué par la nature…

– Frère Sib, c’est uniquement parce que nous ne lui avons pas encore dit qu’il est temps de songer à se marier.

– Mais le jour où nous aurons seulement dirigé sa pensée vers ce but, en admettant qu’elle ait quelque prévention, sinon contre le mari, du moins contre le mariage…

– Elle ne tardera pas à répondre oui, frère Sam…

– Comme cet excellent Bénédict, frère Sib, qui, après avoir longtemps résisté…

– Finit, au dénouement de Beaucoup de bruit pour rien, par épouser Béatrix!»

Voilà comment ils arrangeaient les choses, les deux oncles de Miss Campbell, et le dénouement de cette combinaison leur semblait aussi naturel que celui de la comédie de Shakespeare.

Ils s’étaient levés d’un commun accord. Ils s’observaient avec un fin sourire. Ils se frottaient les mains en mesure. C’était une affaire conclue, ce mariage! Quelle difficulté aurait pu surgir? Le jeune homme leur avait fait sa demande. La jeune fille leur ferait sa réponse, dont ils n’avaient même pas à se préoccuper. Toutes les convenances y étaient. Il n’y avait plus qu’à fixer la date.

En vérité, ce serait une belle cérémonie. Elle s’accomplirait à Glasgow. Par exemple, ce ne serait point à la cathédrale de Saint-Mungo, seule église de l’Écosse qui, avec Saint-Magnus des Orcades, ait été respectée à l’époque de la Réforme. Non! Elle est trop massive, par conséquent trop triste pour un mariage, qui, dans la pensée des frères Melvill, devait être comme un épanouissement de jeunesse, un rayonnement d’amour. On choisirait plutôt Saint-Andrew ou Saint-Énoch, ou même Saint-George, qui appartient au quartier le plus comme il faut de la ville.

Le frère Sam et le frère Sib continuèrent à développer leurs projets sous une forme qui rappelait plutôt le monologue que le dialogue, puisque c’était toujours la même suite d’idées, exprimées de la même façon. Tout en parlant, ils observaient à travers les losanges de la vaste baie ces beaux arbres du parc, sous lesquels Miss Campbell se promenait en ce moment, ces plates-bandes verdoyantes encadrant des ruisseaux d’eaux vives, ce ciel imprégné d’une brume lumineuse, qui semble particulière aux Highlands de l’Écosse centrale. Ils ne se regardaient pas, c’eût été inutile; mais, de temps en temps, par une sorte d’instinct affectueux, ils se prenaient le bras, ils se serraient la main, comme pour mieux établir la communication de leur pensée au moyen de quelque courant magnétique.

Oui! ce serait superbe! On ferait grandement et noblement les choses. Les pauvres gens de West-George Street, s’il y en avait – et où n’y en a-t-il pas? – ne seraient point oubliés dans la fête. Que, par impossible, Miss Campbell voulût que tout se passât plus simplement, et, à ce sujet, faire entendre raison à ses oncles, ses oncles sauraient bien lui tenir tête pour la première fois de leur vie. Ils ne céderaient ni sur ce point, ni sur aucun autre. Ce serait en grande cérémonie que les invités, au repas des fiançailles, «boiraient à la poutre du toit», selon l’antique usage. Et le bras droit du frère Sam se tendait à demi en même temps que le bras droit du frère Sib, comme s’ils eussent échangé par avance le fameux toast écossais.

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En cet instant, la porte du hall s’ouvrit. Une jeune fille, le rose aux joues sous l’animation d’une course rapide, apparut. Sa main agitait un journal déplié. Elle se dirigea vers les frères Melvill et les honora de deux baisers chacun.

«Bonjour, oncle Sam, dit-elle.

– Bonjour, chère fille.

– Comment cela va-t-il, oncle Sib?

– A merveille!

– Helena, dit le frère Sam, nous avons un petit arrangement à prendre avec toi.

– Un arrangement! Quel arrangement? Qu’avez-vous donc comploté, mes oncles? demanda Miss Campbell, dont les regards, non sans quelque malice, allaient de l’un à l’autre.

– Tu connais ce jeune homme, M. Aristobulus Ursiclos?

– Je le connais.

– Te déplairait-il?

– Pourquoi me déplairait-il, oncle Sam?

– Alors te plairait-il?

– Pourquoi me plairait-il, oncle Sib?

– Enfin, frère et moi, après avoir réfléchi mûrement, nous pensons à te le proposer pour mari.

– Me marier! moi! s’écria Miss Campbell, qui partit du plus joyeux éclat de rire que les échos du hall eussent jamais répété.

– Tu ne veux pas te marier? dit le frère Sam.

– A quoi bon?

– Jamais?… dit le frère Sib.

– Jamais, répondit Miss Campbell, en prenant un air sérieux, que démentait sa bouche souriante, jamais mes oncles… du moins tant que je n’aurais pas vu…

– Quoi donc? s’écrièrent le frère Sam et le frère Sib.

– Tant que je n’aurai pas vu le Rayon-Vert.»

 

 

Chapitre II

Helena Campbell.

 

e cottage habité par les frères Melvill et Miss Campbell était situé à trois milles de la petite bourgade d’Helensburgh, sur les bords du Gare-Loch, l’une de ces pittoresques indentations qui se creusent capricieusement sur la rive droite de la Clyde.

Pendant la saison d’hiver, les frères Melvill et leur nièce occupaient, à Glasgow, un vieil hôtel de West-George Street, dans le quartier aristocratique de la nouvelle ville, non loin de Blythswood Square. C’est là qu’ils demeuraient six mois de l’année, à moins qu’un caprice d’Helena – à qui ils se soumettaient sans observation – ne les entraînât en quelque déplacement de longue durée, du côté de l’Italie, de l’Espagne ou de la France. Au cours de ces voyages, ils continuaient à ne voir que par les yeux de la jeune fille, allant où il lui plaisait d’aller, s’arrêtant où il lui convenait de s’arrêter, n’admirant que ce qu’elle admirait. Puis, lorsque Miss Campbell avait fermé l’album sur lequel elle consignait, soit d’un trait de crayon, soit d’un trait de plume, ses impressions de voyageuse, ils reprenaient docilement le chemin du Royaume-Uni, et rentraient, non sans quelque satisfaction, dans la confortable habitation de West-George Street.

Le mois de mai étant déjà vieux de trois semaines, le frère Sam et frère Sib ressentaient alors un immodéré désir de s’en aller à la campagne. Cela les prenait juste au moment où Miss Campbell manifestait elle-même le désir non moins immodéré de quitter, avec Glasgow, le bruit d’une grande cité industrielle, de fuir le mouvement des affaires, qui refluait parfois jusqu’au quartier de Blythswood Square, de revoir enfin un ciel moins enfumé, de respirer un air moins chargé d’acide carbonique que le ciel et l’air de l’antique métropole, dont les lords du tabac, «Tobacco-Lords», ont fondé, il y a quelques siècles, l’importance commerciale.

Toute la maison, maîtres et gens, partait donc pour le cottage, distant d’une vingtaine de milles au plus.

C’est un joli endroit, ce village d’Helensburgh. On en a fait une station balnéaire, très fréquentée de tous ceux auxquels leurs loisirs permettent de varier les promenades de la Clyde par les excursions du lac Katrine et du lac Lomond, chers aux touristes.

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A un mille du village, sur les rives du Gare-Loch, les frères Melvill avaient choisi la meilleure place pour y élever leur cottage, à travers un fouillis d’arbres magnifiques, au milieu d’un réseau d’eaux courantes, sur un sol accidenté, dont le relief se prêtait à tous les mouvements d’un parc. Ombrages frais, gazons verdoyants, massifs variés, parterres de fleurs, prairies dont «l’herbe hygiénique» pousse spécialement pour des moutons privilégiés, étangs avec leurs nappes d’un clair noir, peuplés de cygnes sauvages, ces gracieux oiseaux dont Wordsworth a dit:

 

Le cygne flotte double, le cygne et son ombre!

 

enfin, tout ce que la nature peut réunir de merveilles pour les yeux, sans que la main de l’homme se trahisse en ses aménagements, telle était la résidence d’été de la riche famille.

Il faut ajouter que, de la partie du parc situé au-dessus de Gare-Loch, la vue était charmante. Au-delà de l’étroit golfe, à droite, le regard s’arrêtait d’abord sur cette presqu’île de Rosenheat, où s’élève une jolie villa italienne appartenant au duc d’Argyle. A gauche, la petite bourgade d’Helensburgh dessinait la ligne ondulée de ses maisons littorales, dominées par deux ou trois clochers, son pier élégant, allongé sur les eaux du lac pour le service des bateaux à vapeur, et l’arrière-plan de ses coteaux égayés de quelques habitations pittoresques. En face, sur la rive gauche de la Clyde, Port-Glasgow, les ruines du château de Newark, Greenock et sa forêt de mâts empanachés de pavillons multicolores, formaient un panorama très varié, dont les yeux ne se détachaient pas sans peine.

Et cette vue était plus belle encore, avec le recul des deux horizons, si l’on montait sur la principale tour du cottage.

Cette tour carrée, avec poivrières légèrement suspendues à trois angles de sa plate-forme, agrémentée de créneaux et de mâchicoulis, ceinte à son parapet d’une dentelle de pierre, se rehaussait au quatrième angle par une tourelle octogonale. Là se dressait le mât de pavillon, qui s’élève au toit de toutes les habitations aussi bien qu’à la poupe de tous les navires du Royaume-Uni. Cette sorte de donjon, de construction moderne, dominait ainsi l’ensemble des bâtiments qui constituaient le cottage proprement dit, avec ses toits irréguliers, ses fenêtres percées capricieusement, ses pignons multiples, ses avant-corps débordant les façades, ses moucharabys collés aux fenêtres, ses cheminées ouvragées à leur faîte, – fantaisies souvent gracieuses dont s’enrichit volontiers l’architecture anglo-saxonne.

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Or, c’est sur la dernière plate-forme de la tourelle, sous le pli des couleurs nationales, déployées à la brise du Firth of Clyde, que Miss Campbell aimait à rêver pendant des heures entières. Elle s’y était arrangé un joli lieu de refuge, aéré comme un observatoire, où elle pouvait lire, écrire, dormir par tous les temps, à l’abri du vent, du soleil et de la pluie. C’est là qu’il fallait le plus souvent la chercher. Si elle n’y était pas c’est qu’alors sa fantaisie l’égarait dans les allées du parc, tantôt seule, tantôt accompagnée de dame Bess, à moins que son cheval ne l’emportât à travers la campagne environnante, suivie du fidèle Partridge, qui pressait le sien pour ne point rester en arrière de sa jeune maîtresse.

Entre les nombreux domestiques du cottage, il convient de distinguer plus spécialement ces deux honnêtes serviteurs, attachés depuis leur bas âge à la famille Campbell.

Élisabeth, la «Luckie», la mère – ainsi que l’on dit d’une femme de charge dans les Highlands – comptait à cette époque autant d’années qu’elle portait de clefs à son trousseau, et il n’y en avait pas moins de quarante-sept. C’était une véritable ménagère, sérieuse, ordonnée, entendue, qui menait toute la maison. Peut-être croyait-elle avoir élevé les deux frères Melvill, bien qu’ils fussent plus âgés qu’elle; mais à coup sûr, elle avait eu pour Miss Campbell des soins maternels.

Près de cette précieuse intendante figurait l’Écossais Partridge, un serviteur absolument dévoué à ses maîtres, toujours fidèle aux vieilles coutumes de son clan. Invariablement vêtu du costume traditionnel des montagnards, il portait la toque bleue bariolée, le kilt en tartan qui lui descendait jusqu’au genou par-dessus le philibeg, le pouch, sorte de bourse à longs poils, les hautes jambières, maintenues sous un losange de cordons, et les brogues de peau de vache, dont il faisait ses sandales.

Une dame Bess pour conduire la maison, un Partridge pour la garder, que faut-il de plus à qui veut être assuré de la tranquillité domestique en ce bas monde?

On l’a remarqué, sans doute, au moment où Partridge vint répondre à l’appel des frères Melvill, il avait dit en parlant de la jeune fille: Miss Campbell.

C’est que si le brave Écossais l’eût nommée Miss Helena, c’est-à-dire par son nom de baptême, il aurait commis une infraction aux règles qui marquent les degrés hiérarchiques, – infraction que désigne plus particulièrement le mot «snobisme».

Jamais, en effet, la fille aînée ou la fille unique d’une famille de la gentry, même au berceau, ne porte le nom sous lequel elle a été baptisée. Si Miss Campbell eût été fille de pair, on l’aurait appelée Lady Helena; or, cette branche des Campbell, à laquelle elle appartenait, n’était que collatérale et très éloignée de la branche directe du paladin Sir Colin Campbell, dont l’origine remonte aux croisades. Depuis bien des siècles, les ramifications, sorties du tronc commun, s’étaient écartées de la ligne du glorieux ancêtre, auquel se rattachent les clans d’Argyle, de Breadalbane, de Lochnell et autres; mais, de si loin que ce fût, Helena, par son père, sentait couler dans ses veines un peu du sang de cette illustre famille.

Cependant, pour n’être que Miss Campbell, elle n’en était pas moins une vraie Écossaise, une de ces nobles filles de Thulé, aux yeux bleus et aux cheveux blonds dont le portrait gravé par Findon ou Edwards, et placé au milieu des Minna, des Brenda, des Amy Robsart, des Flora Mac Ivor, des Diana Vernon, des Miss Wardour, des Catherine Glover, des Mary Avenel, n’eût pas déparé ces keepsakes, où les Anglais aiment à réunir les plus beaux types féminins de leur grand romancier.

En vérité, elle était charmante, Miss Campbell. On admirait sa jolie figure aux yeux bleus – le bleu des lacs d’Écosse, comme on dit –, sa taille moyenne, mais élégante, sa démarche un peu fière, sa physionomie le plus souvent rêveuse, à moins qu’une légère pointe d’ironie n’en vînt animer les traits, toute sa personne enfin empreinte de grâce et de distinction.

Et non seulement Miss Campbell était belle, mais elle était bonne. Riche par ses oncles, elle ne cherchait pas à paraître opulente. Charitable, elle s’appliquait à justifier le vieux proverbe gaélique: «Puisse la main qui s’ouvre être toujours pleine!»

Avant tout, attachée à sa province, à son clan, à sa famille, on la connaissait pour une Écossaise de cœur et d’âme. Elle eût donné le pas au plus infime Sawney sur le plus important des John Bull. Sa fibre patriotique vibrait comme la corde d’une harpe, quand la voix d’un montagnard lui jetait à travers la campagne quelque, national pibroch des Highlands.

De Maistre a dit: «Il y a, en nous, deux êtres: moi et l’autre.»

Le «moi» de Miss Campbell, c’était l’être sérieux, réfléchi, envisageant la vie plus au point de vue de ses devoirs que de ses droits.

L’«autre», c’était l’être romanesque, un peu enclin aux superstitions, aimant les récits merveilleux qui éclosent si naturellement dans le pays de Fingal: quelque peu parent des Lindamires, ces adorables héroïnes des romans de chevalerie, il courait les glens environnants pour entendre la «cornemuse de Strathdearne», ainsi que les Highlanders appellent le vent qui souffle à travers les allées solitaires.

Le frère Sam et le frère Sib aimaient également le «moi» et l’«autre» de Miss Campbell; mais il faut avouer, cependant, que si celui-là les charmait par sa raison, celui-ci n’était pas sans les dérouter parfois avec ses reparties inattendues, ses échappées capricieuses au milieu de l’azur, ses chevauchée subites dans le pays des rêves.

Et n’était-ce pas lui qui, à la proposition des deux frères, venait de faire une réponse si bizarre?

«Me marier! aurait dit «moi». Épouser monsieur Ursiclos!… Nous verrons cela… nous en reparlerons!

– Jamais… tant que je n’aurai pas vu le Rayon-Vert!» avait répondu «l’autre».

Les frères Melvill se regardaient sans comprendre, et, pendant que Miss Campbell s’installait sur le grand fauteuil gothique dans l’embrasure de la fenêtre:

«Qu’entend-elle par le Rayon-Vert? demanda le frère Sam.

– Et pourquoi veut-elle voir ce rayon?» répondit le frère Sib.

Pourquoi? On va le savoir.

 

 

Chapitre III

L’article du «Morning Post».

 

oici ce que les amateurs de curiosités physiques avaient pu lire dans le Morning Post de ce jour:

«Avez-vous quelquefois observé le soleil qui se couche sur un horizon de mer? Oui! sans doute. L’avez-vous suivi jusqu’au moment où, la partie supérieure de son disque effleurant la ligne d’eau, il va disparaître? C’est très probable. Mais avez-vous remarqué le phénomène qui se produit à l’instant précis où l’astre radieux lance son dernier rayon, si le ciel, dégagé de brumes, est alors d’une pureté parfaite? Non! peut-être. Eh bien, la première fois que vous trouverez l’occasion – elle se présente très rarement – de faire cette observation, ce ne sera pas, comme on pourrait le croire, un rayon rouge qui viendra frapper la rétine de votre œil, ce sera un rayon «vert», mais d’un vert merveilleux, d’un vert qu’aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d’un vert dont la nature, ni dans la teinte si variée des végétaux, ni dans la couleur des mers les plus limpides, n’a jamais reproduit la nuance! S’il y a du vert dans le Paradis, ce ne peut être que ce vert-là, qui est, sans doute, le vrai vert de l’Espérance!»

Tel était l’article du Morning Post, le journal que Miss Campbell tenait à la main lorsqu’elle entra dans le hall. Cette note l’avait tout simplement passionnée. Aussi fut-ce d’une voix enthousiaste, qu’elle lut à ses oncles les quelques lignes précitées, qui chantaient sous une forme lyrique les beautés du Rayon-Vert.

Mais, ce que Miss Campbell ne leur dit pas, c’est que précisément ce Rayon-Vert se rapportait à une vieille légende, dont le sens intime lui avait échappé jusqu’alors, légende inexpliquée entre tant d’autres, nées au pays des Highlands, et qui affirme ceci: c’est que ce rayon a pour vertu de faire que celui qui l’a vu ne peut plus se tromper dans les choses de sentiment; c’est que son apparition détruit illusions et mensonges; c’est que celui qui a été assez heureux pour l’apercevoir une fois, voit clair dans son cœur et dans celui des autres.

Que l’on pardonne à une jeune Écossaise des Hautes-Terres la poétique crédulité que venait de raviver en son imagination la lecture de cet article du Morning Post.

En entendant Miss Campbell, le frère Sam et le frère Sib se regardèrent avec une sorte d’ahurissement, en ouvrant de grands yeux. Jusqu’ici, ils avaient vécu sans avoir vu le Rayon-Vert, et ils s’imaginaient qu’on pouvait vivre sans le voir jamais. Il paraît que ce n’était pas l’avis d’Helena, qui prétendait subordonner l’acte le plus important de sa vie à l’observation de ce phénomène, unique entre tous.

«Ah! c’est là ce qu’on appelle le Rayon-Vert? dit le frère Sam, en remuant doucement la tête.

– Oui, répondit Miss Campbell.

– Celui que tu veux absolument voir? dit le frère Sib.

– Que je verrai, avec votre permission, mes oncles, et le plus tôt possible, ne vous déplaise!

– Et ensuite, quand tu l’auras vu?

– Quand je l’aurai vu, nous pourrons parler de M. Aristobulus Ursiclos.»

Le frère Sam et le frère Sib, se regardant à la dérobée, sourirent d’un petit air entendu.

«Allons voir le Rayon-Vert, dit l’un.

– Sans perdre un instant!» ajouta l’autre.

Miss Campbell les arrêta de la main, au moment où ils allaient ouvrir la fenêtre du hall.

«Il faut attendre que le soleil se couche, dit-elle.

– Ce soir, alors… répondit le frère Sam.

– Que le soleil se couche sur le plus pur des horizons, ajouta Miss Campbell.

– Eh bien, après dîner, nous irons tous les trois à la pointe de Rosenheat… dit le frère Sib.

– Ou bien nous monterons tout simplement à la tour du cottage, ajouta le frère Sam.

– A la pointe de Rosenheat, comme à la tour du cottage, répondit Miss Campbell, il n’y a d’autre horizon que celui du littoral de la Clyde. Or, c’est sur la ligne de la mer et du ciel qu’il faut observer le soleil à son coucher. Donc, avis à mes oncles d’avoir à me mettre en face de cet horizon dans le plus bref délai!»

Miss Campbell parlait si sérieusement, tout en leur adressant son plus joli sourire, que les frères Melvill ne pouvaient résister à une mise en demeure formulée en ces termes.

«Cela ne presse peut-être pas?…» crut cependant devoir faire observer le frère Sam.

Et le frère Sib vint à son aide en ajoutant:

«Nous aurons toujours le temps…»

Miss Campbell secoua gentiment la tête.

«Nous n’aurons pas toujours le temps, répondit-elle, et cela presse, au contraire!

– Serait-ce parce que, dans l’intérêt de M. Aristobulus Ursiclos… dit le frère Sam.

– Dont le bonheur, paraît-il, dépend de l’observation du Rayon-Vert… dit le frère Sib.

– C’est parce que nous sommes déjà au mois d’août, mes oncles! répondit Miss Campbell, et que les brouillards ne peuvent tarder à assombrir notre ciel d’Écosse! C’est parce qu’il convient de profiter des belles soirées que la fin de l’été et le commencement de l’automne nous réservent encore! – Quand partons-nous?

Il est certain que si Miss Campbell voulait absolument voir, cette année, le Rayon-Vert, il n’y avait pas de temps à perdre. Se rendre immédiatement sur quelque point du littoral écossais exposé à l’ouest, s’y installer le plus confortablement possible, venir chaque soir observer le coucher du soleil, puis guetter son dernier rayon, c’était ce qu’il y avait à faire, sans attendre même un seul jour. Peut-être alors, avec quelque chance, Miss Campbell verrait-elle s’accomplir son désir un peu fantaisiste, si le ciel se prêtait à l’observation du phénomène – ce qui est rarissime –, ainsi que le disait très justement le Morning Post.

Et il avait raison, le bien informé journal!

Tout d’abord, il s’agissait donc de chercher et de choisir une portion de la côte occidentale, d’où le phénomène pût être visible. Or, pour le trouver, il fallait sortir du golfe de la Clyde.

En effet, toute cette embouchure, au large du Firth of Clyde, est hérissée d’obstacles qui limitent le champ de vue. Ce sont les Kyles de Bute, l’île d’Arran, les presqu’îles de Knapdale et de Cantyre, Jura, Islay, vaste éparpillement de roches cassées à l’époque géologique, qui font une sorte d’archipel de toute la partie occidentale du comté d’Argyle. Impossible de trouver là un segment de l’horizon de mer, sur lequel le regard puisse surprendre quelque coucher de soleil.

Donc, pour ne point quitter l’Écosse, il convenait d’aller plus au nord ou plus au sud, devant un espace sans bornes, et cela avant les brumeux crépuscules de l’automne.

En quel lieu on irait, peu importait à Miss Campbell. Côte d’Irlande, côte de France, côte de Norvège, côte d’Espagne ou de Portugal, elle se serait indifféremment transportée là où l’astre radieux, lorsqu’il se couche, l’eût saluée de ses derniers rayons, et, que cela convînt ou non aux frères Melvill, il aurait bien fallu la suivre!

Les deux oncles se hâtèrent donc de prendre la parole, après s’être consultés du regard. Mais quel regard, et comme il était émerillonné d’une pointe de finesse diplomatique!

«Eh bien, ma chère Helena, dit le frère Sam, rien de plus aisé que de te satisfaire! Allons à Oban.

– Il est évident que nulle part on ne trouverait mieux qu’Oban, ajouta le frère Sib.

– Va pour Oban, répondit Miss Campbell. Mais y a-t-il un horizon de mer à Oban?

– S’il y en a un! s’écria le frère Sam.

– Plutôt deux qu’un! s’écria le frère Sib.

– Eh bien, partons!

– Dans trois jours, dit l’un des oncles.

– Dans deux jours, dit l’autre, qui jugea opportun de faire cette légère concession.

– Non, dès demain, répondit Miss Campbell, en se levant, au moment où sonnait la cloche du dîner.

– Demain… oui… demain! ajouta le frère Sam.

– Nous voudrions y être déjà! ajouta le frère Sib.

Ils disaient vrai. Et pourquoi cette hâte? C’est que Aristobulus Ursiclos était précisément en villégiature à Oban depuis une quinzaine de jours. C’est que Miss Campbell, qui l’ignorait, se trouverait là en présence de ce jeune homme, choisi parmi les plus savants, et, ce dont les frères Melvill ne se doutaient guère, parmi les plus ennuyeux. C’est que, pensaient les deux malins personnages, Miss Campbell, après s’être inutilement fatigué la vue à observer des couchers de soleil, renoncerait à sa fantaisie et finirait par mettre sa main dans la main de son fiancé. D’ailleurs, Helena l’eût-elle soupçonné, qu’elle fût partie quand même. La présence d’Aristobulus Ursiclos n’était point pour la gêner.

«Bet!

– Beth!

– Bess!

– Betsey!

– Betty!

La série de ces noms retentit à nouveau dans le hall, mais cette fois dame Bess parut et reçut ordre d’être prête, dès le lendemain, pour un départ immédiat.

Il fallait se hâter, en effet. Le baromètre, qui se trouvait au-dessus de trente pouces et trois dixièmes (769 mm), promettait un beau temps de quelque durée. En partant le lendemain matin, on arriverait encore d’assez bonne heure à Oban pour observer le coucher du soleil.

Naturellement, pendant cette journée, dame Bess et Partridge furent des plus occupés en vue de ce départ. Les quarante-sept clefs de la femme de charge cliquetèrent dans la poche de sa jupe, comme les grelots d’une mule espagnole. Que d’armoires, que de tiroirs à ouvrir et surtout à fermer! Peut-être le cottage d’Helensburgh resterait-il longtemps vide? Ne fallait-il pas compter avec les caprices de Miss Campbell? Et s’il plaisait à cette charmante personne de courir après son Rayon-Vert? Et si ce Rayon-Vert mettait quelque coquetterie à se cacher? Et si les horizons d’Oban n’offraient pas toute la pureté nécessaire à ce genre d’observation? Et s’il fallait chercher un autre poste astronomique sur un littoral plus méridional de l’Écosse, de l’Angleterre ou de l’Irlande, voire du continent! On partait le lendemain, c’était convenu, mais quand reviendrait-on au cottage? Dans un mois, dans six, dans un an, dans dix ans?

«Et pourquoi cette idée de voir le Rayon-Vert? demandait dame Bess, que Partridge aidait de son mieux.

– Je ne sais, répondit Partridge, mais cela doit avoir son importance, et notre jeune maîtresse ne fait rien sans raison, vous le savez de reste, mavourneen.»

Mavourneen est une expression dont on se sert volontiers en Écosse, – quelque chose comme l’équivalent de «ma chère» en France, et il ne déplaisait point à l’excellente femme de charge d’être appelée de ce nom par le brave Écossais.

«Partridge, répondit-elle, je crois comme vous que cette fantaisie de Miss Campbell, dont on ne se doutait guère, pourrait bien cacher quelque pensée secrète.

– Laquelle?

– Eh! qui sait? sinon un refus, du moins un ajournement aux projets de ses oncles.

– En vérité, reprit Partridge, je ne sais pourquoi MM. Melvill se sont si fort entichés de ce M. Ursiclos! Est-ce bien le mari qui convient à notre demoiselle?

– Soyez certain, Partridge, répliqua dame Bess, que s’il ne lui convient qu’à demi, elle ne l’épousera pas du tout. Elle dira un joli non à ses oncles, en leur mettant un baiser sur chaque joue, et ses oncles seront tout surpris d’avoir pu penser un instant à ce prétendu, dont les prétentions ne me vont guère!

– Ni à moi, mavourneen!

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– Voyez-vous Partridge, le cœur de Miss Campbell est comme ce tiroir, bien fermé sous sa serrure de sûreté. Elle seule en a la clef, et pour l’ouvrir, il faut qu’elle la donne…

– Ou qu’on la lui prenne! ajouta Partridge en souriant d’un ton approbatif.

– On ne la lui prendra pas, à moins qu’elle ne veuille la laisser prendre! répondit dame Bess, et que le vent emporte ma coiffe sur la pointe du clocher de Saint-Mungo, si jamais notre jeune demoiselle épouse ce M. Ursiclos!

– Un Méridional! s’écria Partridge, un Southern, qui, s’il est né en Écosse, a toujours vécu au sud de la Tweed!»

Dame Bess secoua la tête. Ces deux Highlanders s’entendaient bien. C’est à peine si, pour eux, les Basses-Terres faisaient partie de leur vieille Calédonie, en dépit de tous les traités de l’Union. Allons, décidément, ils n’étaient point partisans du mariage projeté. Ils espéraient mieux pour Miss Campbell. Si les convenances s’y trouvaient, les convenances ne semblaient pas leur suffire.

«Ah! Partridge, reprit dame Bess, les vieux usages des montagnards étaient encore les meilleurs, et, avec la coutume de nos anciens clans, je pense que les mariages assuraient plus de bonheur jadis qu’ils n’en donnent aujourd’hui.

– Vous n’avez jamais rien dit de plus vrai, mavourneen! répondit gravement Partridge. Alors, on cherchait un peu plus du côté du cœur, et beaucoup moins du côté de la bourse. L’argent, c’est bien, sans doute, mais l’affection, c’est mieux!

– Oui, Partridge, et, par-dessus tout, on voulait se bien connaître avant de s’épouser! Vous rappelez-vous ce qui se passait à la foire de Saint-Olla, à Kirkwall? Pendant tout le temps qu’elle durait, depuis le commencement du mois d’août, les jeunes gens s’associaient par couples, et ces couples, on les appelait «frère et sœur du premier août!». Frère et sœur, cela ne vous prépare-t-il pas tout doucement à devenir mari et femme? Et tenez, nous voici précisément au jour où s’ouvrait autrefois la foire de Saint-Olla, que Dieu ramène!

– Puisse-t-il vous entendre! répondit Partridge. M. Sam et M. Sib, eux-mêmes, s’ils eussent été associés à quelque gentille Écossaise, n’auraient point échappé au sort commun, et Miss Campbell compterait maintenant deux tantes de plus dans la famille!

– J’en conviens, Partridge, répondit dame Bess, mais essayez d’associer aujourd’hui Miss Campbell avec M. Ursiclos, et que la Clyde remonte d’Helensburgh à Glasgow, si leur association n’est pas rompue dans la huitaine!»

Sans insister sur les inconvénients que pouvait offrir cette familiarité, autorisée par les usages de Kirkwall, qui ont disparu d’ailleurs, il faut se borner à dire que les faits auraient peut-être donné raison à dame Bess. Mais, enfin, Miss Campbell et Aristobulus Ursiclos n’étaient point frère et sœur du premier août, et si leur mariage se faisait jamais, les fiancés n’auraient pas été à même de se connaître, comme s’ils eussent passé par les épreuves de la foire de Saint-Olla!

Quoi qu’il en soit, les foires sont instituées pour les affaires, non pour les mariages. Il faut donc laisser à leurs regrets dame Bess et Partridge, qui, tout en causant, ne perdaient pas une minute.

Le départ était décidé. Le lieu de villégiature avait été choisi. Dans les journaux du high‑life, à la rubrique «déplacements et villégiature», les deux frères Melvill et Miss Campbell allaient figurer, dès le lendemain, pour la station balnéaire d’Oban. Mais comment s’opérerait ce déplacement? C’était la question à résoudre.

Deux voies différentes permettent de se rendre à cette petite ville, qui est située sur le détroit de Mull, à quelque cent milles dans le nord-ouest de Glasgow.

La première est une route terrestre. On se rend à Bowling, puis, par Dumbarton et la rive droite de la Leven, on touche à Balloch, extrémité du Lomond; on traverse le plus beau des lacs d’Écosse, avec sa trentaine d’îles, entre ses rives historiques, emplies du souvenir des Mac-Gregor et des Mac-Farlane, en plein pays de Rob-Roy et de Robert Bruce; on arrive à Dalmaly; de là, par une route qui circule au flanc des montagnes, le plus souvent à mi-côte, dominant des torrents ou des fiords, à travers ces premiers ressauts de la chaîne des Grampians au milieu des glens couverts de bruyères, accidentés de sapins, de chênes, de mélèzes et de bouleaux, le touriste émerveillé descend sur Oban, dont le littoral n’a rien à envier aux plus pittoresques de tout l’Atlantique.

C’est là une excursion charmante, que tout voyageur en Écosse a faite ou doit faire; mais d’horizon de mer, il n’y en a point sur ce parcours. Aussi les frères Melvill, qui proposèrent à Miss Campbell de la prendre, en furent-ils pour leur proposition.

La seconde route est à la fois fluviale et maritime. Descendre la Clyde jusqu’au golfe auquel elle a donné son nom, naviguer entre les îles et les îlots, qui font de ce capricieux archipel comme une énorme main de squelette, appliquée sur cette portion de l’Océan, puis remonter par la droite de cette main jusqu’au port d’Oban, c’était là de quoi tenter Miss Campbell, pour qui l’adorable pays du lac Lomond et du lac Katrine n’avait plus de secret. D’ailleurs, à travers l’entre-deux des îles, au lointain des détroits et des golfes, il y avait des échappées de vue vers l’ouest; le périmètre s’y accusait par une ligne d’eau. Eh bien, au coucher du soleil, pendant la dernière heure de cette traversée, si aucune brume ne voilait l’horizon, serait-il donc impossible d’apercevoir ce Rayon-Vert, dont la projection dure à peine un cinquième de seconde?

«Vous comprenez, oncle Sam, dit Miss Campbell, vous comprenez, oncle Sib, il ne faut qu’un instant! Donc, si j’ai vu ce que je veux voir, le voyage est fini, et il est inutile d’aller s’installer à Oban.»

Voilà précisément ce qui ne faisait pas l’affaire des frères Melvill. Ils voulaient s’installer quelque temps à Oban – on sait pourquoi –, et ne tenaient point à ce qu’une trop prompte apparition du phénomène dérangeât leurs projets.

Néanmoins, comme Miss Campbell avait voix prépondérante au chapitre et qu’elle vota pour la route maritime, celle-ci fut choisie de préférence à la route terrestre.

«Au diable ce Rayon-Vert! dit le frère Sam, lorsque Helena eut quitté le hall.

– Et ceux qui l’ont imaginé!» répondit le frère Sib.

 

 

Chapitre IV

En descendant la Clyde.

 

e lendemain, 2 août, à la première heure, Miss Campbell, accompagnée des frères Melvill, suivie de Partridge et de dame Bess, montait dans le train à la station du railway d’Helensburgh. Il fallait aller prendre à Glasgow le bateau à vapeur qui, dans son service quotidien de la métropole à Oban, ne fait point escale à ce point de la côte.

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A sept heures, le train déposait les cinq voyageurs à la gare d’arrivée de Glasgow, et une voiture les conduisait à Broomielaw Bridge.

Là, le steamer Columbia attendait ses passagers; de ses deux cheminées s’échappait une fumée noire, qui se mêlait aux brumes encore épaisses de la Clyde; mais toutes ces vapeurs matinales commençaient à se résoudre, et le disque plombé du soleil se nuançait déjà de quelques teintes d’or. C’était le début d’une belle journée.

Miss Campbell et ses compagnons, après que leurs bagages eurent été mis à bord, s’embarquèrent aussitôt.

En ce moment, la cloche envoyait aux retardataires son troisième et dernier appel. Puis, le mécanicien balança sa machine, les palettes des roues, mues en avant, en arrière, soulevèrent de gros bouillons jaunâtres, un long coup de sifflet retentit, les amarres furent larguées, et le Columbia prit rapidement le fil du courant.

Dans le Royaume-Uni, les touristes auraient mauvaise grâce à se plaindre. Ce sont de magnifiques bâtiments que les compagnies de transport mettent partout à leur disposition. Il n’est si mince cours d’eau, si petit lac, si infime golfe, qui ne soit sillonné chaque jour d’élégants bateaux à vapeur. Rien d’étonnant, donc, à ce que la Clyde soit des plus favorisées sous ce rapport. Aussi, le long de Broomielaw Street, aux cales du Steamboat Quay, les steamers, leurs tambours peints des plus vives couleurs, où l’or le dispute au cinabre, stationnent-ils en grand nombre, toujours fumant, prêts à partir en toutes directions.

Le Columbia ne faisait point exception à la règle. Très long, très effilé de l’avant, très fin dans ses lignes d’eau, pourvu d’une machine puissante actionnant des roues d’un large diamètre, c’était un bateau de grande marche. A l’intérieur, tout le confort possible dans ses salons et ses salles à manger; sur le pont, un vaste spardeck, abrité d’une tente aux légers lambrequins, avec des bancs et des sièges aux coussins moelleux, – véritable terrasse, entourée d’une élégante rambarde, sur laquelle les passagers se trouvaient en belle vue et en bon air.

Les voyageurs ne manquaient pas. Ils venaient un peu de partout, aussi bien de l’Écosse que de l’Angleterre. Ce mois d’août est par excellence le mois des excursions. Entre toutes, celles de la Clyde et des Hébrides sont particulièrement recherchées. Il y avait là de ces familles au grand complet, dont l’union avait été généreusement bénie du ciel; des jeunes filles très gaies, des jeunes gens plus calmes, des enfants habitués déjà aux surprises du tourisme; puis, des pasteurs, toujours fort nombreux à bord des steamers, le haut chapeau de soie sur la tête, la longue redingote noire à collet droit, le liséré de la cravate blanche au châle du gilet; puis, plusieurs fermiers, coiffés de la toque écossaise, et rappelant par leurs allures un peu lourdes les anciens «Bonnet-lairds» d’il y a quelque soixante ans; enfin, une demi-douzaine d’étrangers, de ces Allemands qui ne perdent rien de leur poids, même au dehors de l’Allemagne, et deux ou trois de ces Français que n’abandonne jamais leur amabilité géniale, même hors de France.

Si Miss Campbell eût ressemblé à la plupart de ses compatriotes, qui s’asseyent en quelque coin, dès qu’elles sont embarquées, et ne bougent de tout le voyage, elle n’aurait vu des rives de la Clyde que ce qui serait passé devant ses yeux, sans même remuer la tête. Mais elle aimait à aller, à venir, tantôt à l’arrière du steamer, tantôt à l’avant, regardant les villes, bourgs, villages, hameaux, dont ces rives sont incessamment semées. D’où cette conséquence, que le frère Sam et le frère Sib, qui l’accompagnaient, lui répondant, approuvant ses observations, confirmant ses remarques, ne devaient pas prendre une heure de repos entre Glasgow et Oban. D’ailleurs, ils ne songeaient point à s’en plaindre, cela rentrait dans leur fonction de gardes-du-corps, et ils suivaient d’instinct, en échangeant quelques bonnes prises qui les maintenaient en belle humeur.

Dame Bess et Partridge, ayant pris place à la partie antérieure du spardeck, causaient amicalement du temps passé, des usages perdus, des vieux clans en désorganisation. Où étaient ces siècles d’autrefois à jamais regrettables? A cette époque, les purs horizons de la Clyde ne disparaissaient pas derrière l’expectoration carbonifère des usines, ses rives ne retentissaient pas du coup sourd des marteaux-pilons, ses eaux calmes ne se troublaient jamais sous l’effort de quelques milliers de chevaux-vapeur!

«Ce temps reviendra, et peut-être plus tôt qu’on ne le pense! dit dame Bess d’un ton convaincu.

– Je l’espère, répondit gravement Partridge, et avec lui nous reverrons les vieilles coutumes de nos ancêtres!»

Cependant les bords de la Clyde se déplaçaient rapidement de l’avant à l’arrière du Columbia, comme les sites d’un panorama mouvant. A droite, se montrèrent le village de Patrick, sur l’embouchure du Kelvin, et les vastes docks, destinés à la construction des navires en fer, qui font vis-à-vis à ceux de Govan, situés sur la rive opposée. Que de bruits de ferraille, que de volutes de fumée et de vapeur, si déplaisants aux oreilles et aux yeux de Partridge et de sa compagne!

Mais tout ce fracas industriel, tout ce brouillard de charbon, allait cesser peu à peu. A la place des chantiers, des cales couvertes, des hautes cheminées de fabriques, de ces gigantesques échafaudages de fer, qui ressemblent aux cages d’une ménagerie de mastodontes, apparurent de coquettes habitations, des cottages enfouis sous les arbres, des villas du type anglo-saxon, dispersées sur les collines vertes. C’était comme une succession ininterrompue de maisons de campagne et de châteaux, qui se déroulait d’une cité à l’autre.

Après l’ancien bourg royal de Renfrew, situé sur la gauche du fleuve, les collines boisées de Kilpatrick se profilèrent, à droite, au-dessus du village de ce nom, devant lequel un Irlandais ne peut passer sans se découvrir: là est né saint Patrice, le protecteur de l’Irlande.

La Clyde, de fleuve qu’elle avait été jusqu’alors, commençait à devenir un véritable bras de mer. Dame Bess et Partridge saluèrent les ruines de Dunglas-Castle, qui rappellent quelques vieux souvenirs de l’histoire d’Écosse; mais leurs yeux se détournèrent de l’obélisque, élevé en l’honneur de Harry Bell, l’inventeur du premier bateau mécanique, dont les roues troublèrent ces eaux paisibles.

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Quelques milles plus loin, les touristes, leur Murray à la main, contemplaient le château de Dumbarton, qui se dresse à plus de cinq cents pieds sur son rocher basaltique. Des deux cônes de son sommet, le plus élevé porte encore le nom de «Trône de Wallace», l’un des héros des luttes de l’indépendance.

A ce moment, un gentleman, du haut de la passerelle – sans que personne l’en eût prié, mais aussi sans que personne songeât à le trouver mauvais – crut devoir faire une petite conférence historique pour l’instruction de ses compagnons de voyage. Une demi-heure après, il n’était plus permis à un seul passager du Columbia, à moins d’être sourd, d’ignorer que, très probablement, les Romains avaient fortifié Dumbarton; que ce rocher historique se transforma en forteresse royale au commencement du XIIIe siècle; que, sous le bénéfice du pacte de l’Union, il compte parmi les quatre places du royaume d’Écosse qui ne peuvent être démantelées; que, de ce port, Marie Stuart, en 1548, partit pour la France, dont son mariage avec François II allait la faire «reine d’un jour»; que là, enfin, Napoléon avait dû être renfermé, en 1815, avant que le ministère Castlereagh n’eût résolu de l’emprisonner à Sainte-Hélène.

«Voilà qui est fort instructif, dit le frère Sam.

– Instructif et intéressant, répondit le frère Sib. Ce gentleman mérite tous nos éloges!»

Et, de fait, les deux oncles n’avaient pas cru devoir perdre un seul mot de la conférence. Aussi accordèrent-ils quelques marques de satisfaction au professeur improvisé.

Miss Campbell, absorbée dans ses réflexions, n’avait rien entendu de cette leçon d’histoire courante. Cela, en ce moment du moins, n’était point pour l’intéresser. Elle ne donna même pas un regard, sur la droite du fleuve, aux ruines du château de Cardross, où mourut Robert Bruce. Un horizon de mer, voilà ce que cherchaient vainement ses yeux; mais ils ne pouvaient l’apercevoir avant que le Columbia se fût dégagé de cette succession de rives, de promontoires et de coteaux qui limitent le golfe de Clyde. D’ailleurs, le steamer passait alors devant la bourgade d’Helensburgh. Port-Glasgow, les restes du château de Newark, la presqu’île de Rosenheat, c’était ce que la jeune châtelaine voyait chaque jour des fenêtres de son cottage. Aussi se demandait-elle si le steamer ne naviguait pas sur les capricieux cours d’eau du parc.

Et plus loin, pourquoi sa pensée aurait-elle été se perdre au milieu des centaines de navires qui se pressaient dans les bassins de Greenock, à l’embouchure du fleuve? Que lui importait que l’immortel Watt fût né dans cette ville de quarante mille habitants, qui est comme l’antichambre industrielle et commerciale de Glasgow? Pourquoi, trois milles au‑delà, eût-elle arrêté ses regards sur le village de Gourock à gauche, sur le village de Dunoon à droite, sur les fiords dentelés et sinueux, qui mordent si profondément les cordons littoraux du comté d’Argyle, échancré comme une côte de Norvège?

Non! Miss Campbell cherchait impatiemment des yeux la tour en ruine de Leven. S’attendait-elle à y voir apparaître quelque lutin? Pas le moins du monde; mais elle voulait être la première à signaler le phare de Clock, qui éclaire la sortie du Firth of Clyde.

Le phare apparut enfin, comme une gigantesque lampe, au tournant de la rive.

«Clock, oncle Sam, dit-elle, Clock, Clock!

– Oui, Clock! répondit le frère Sam, avec la précision d’un écho des Highlands.

– La mer, oncle Sib!

– La mer, en effet, répondit le frère Sib.

– Que cela est beau!» répétèrent les deux oncles.

On aurait pu croire qu’ils la voyaient pour la première fois!

Il n’y avait pas d’erreur possible: à l’ouvert du golfe, c’était bien un horizon de mer.

Cependant le soleil n’avait pas encore dépassé le milieu de sa course diurne. Sous le cinquante-sixième parallèle, sept heures, au moins, devaient donc s’écouler avant qu’il ne disparût sous les flots, – sept heures d’impatience pour Miss Campbell! D’ailleurs cet horizon se dessinait dans le sud-ouest, c’est-à-dire sur un segment d’arc que l’astre radieux n’effleure qu’à l’époque du solstice d’hiver. Ce n’était donc pas là qu’il fallait chercher l’apparition du phénomène; ce serait plus à l’ouest, et même un peu au nord, puisque les premiers jours du mois d’août précèdent de six semaines l’équinoxe de septembre.

Mais peu importait. C’était la mer, qui se développait maintenant devant le regard de Miss Campbell. A travers l’entre-deux des îles Cumbray, au-delà de la grande île de Bute, dont le profil s’adoucissait d’une estompe légère, au-delà des petites crêtes d’Aisla-Craig et des montagnes d’Arran, la ligne du ciel et de l’eau se traçait, au large, avec la netteté d’un trait fait au tire-ligne.

Miss Campbell l’observait, tout entière à sa pensée, sans prononcer une parole. Debout sur la passerelle, immobile, le soleil lui faisait à ses pieds une ombre très raccourcie. Elle semblait mesurer la longueur de l’arc, qui le séparait encore du point où son disque éclatant irait se tremper dans les eaux de l’archipel hébridique… Pourvu qu’à ce moment le ciel, si pur alors, ne fût pas obscurci de vapeurs crépusculaires!

Une voix tira la jeune rêveuse de sa rêverie.

«Il est l’heure, dit le frère Sib.

– L’heure? quelle heure, mes oncles?

– L’heure du déjeuner, dit le frère Sam.

– Allons déjeuner!» répondit Miss Campbell.

 

 

Chapitre V

D’un bateau à l’autre.

 

près le repas, demi-froid, demi-chaud – un excellent déjeuner à la mode anglaise, qui fut servi dans le «dining-room» du Columbia –, Miss Campbell et les frères Melvill remontèrent sur le pont.

Helena ne put retenir un cri de désappointement, lorsqu’elle eut repris sa place sur le spardeck.

«Et mon horizon!» dit-elle.

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Il faut bien en convenir, son horizon n’était plus là. Il avait disparu depuis quelques minutes. Le steamer, cap au nord, remontait en ce moment le long détroit des Kyles of Bute.

«C’est mal, cela, oncle Sam! dit Miss Campbell, avec une petite moue de reproche.

– Mais, ma chère fille…

– Je m’en souviendrai, oncle Sib!»

Les deux frères ne savaient que répondre, et pourtant, on ne pouvait s’en prendre à eux si le Columbia, après avoir modifié sa direction, pointait alors dans le nord-ouest.

En effet, il y a deux routes très différentes pour aller de Glasgow à Oban par mer.

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L’une – celle que n’avait pas suivie le Columbia – est la plus longue. Après avoir fait escale à Rothesay, le chef-lieu de l’île de Bute, dominée par son vieux château du XIe siècle, encadrée à l’ouest de hauts glens qui la défendent des mauvais vents du large, le steamer peut continuer à descendre le golfe de Clyde, puis longer le littoral est de l’île, passer en vue de la grande et de la petite Cumbray, et s’avancer en cette direction jusqu’à la partie méridionale de l’île d’Arran, qui appartient presque tout entière au duc d’Hamilton, depuis la base de ses roches jusqu’à la cime du Goatfell, à près de huit cents mètres au‑dessus du niveau de la mer. Alors le timonier donne un coup de barre, la ligne de foi du compas est mise au rhumb de l’ouest, on double l’île d’Arran, on tourne le grand doigt de la presqu’île de Cantyre, on en remonte la côte occidentale, on s’enfonce dans le Gigha-passage, à travers le détroit du Sund, creusé entre les îles d’Islay et de Jura, et on arrive à ce secteur largement ouvert du Firth of Lorn, dont l’angle rétréci va se fermer un peu au-dessus d’Oban.

En somme, si Miss Campbell avait quelque raison de se plaindre que le Columbia n’eût pas pris cette route, peut-être aussi les deux oncles auraient-ils lieu de le regretter. En effet, en longeant le littoral d’Islay, à leurs yeux serait apparue cette ancienne résidence des Mac Donald, qui, au début du XVIIe siècle, vaincus et chassés, durent céder la place aux Campbell. Devant le théâtre d’un fait historique qui les touchait de si près, les frères Melvill, sans parler de dame Bess et de Partridge, eussent senti battre leur cœur à l’unisson.

Quant à Miss Campbell, cet horizon tant regretté se fût dessiné plus longtemps à ses regards. En effet, depuis la pointe d’Arran jusqu’au promontoire de Cantyre, c’est la mer au sud; depuis le Mull de Cantyre jusqu’à l’extrémité d’Islay, c’est la mer à l’ouest, c’est-à-dire cette immensité liquide que la côte américaine limite seule à trois mille milles de là.

Mais cette route est longue, quelquefois pénible, sinon dangereuse, et il a fallu compter avec ceux des touristes qu’effrayent les éventualités d’une traversée, souvent inclémente, lorsqu’il faut refouler une houle un peu forte dans ces parages des Hébrides.

Aussi les ingénieurs – Lesseps au petit pied – ont-ils eu la pensée de faire une île de cette presqu’île de Cantyre. Grâce à leurs travaux, le canal de Crinan a été creusé dans sa partie nord; il abrège le voyage de deux cents milles au moins, et il ne faut pas plus de trois à quatre heures pour le franchir.

C’est par cette voie que le Columbia allait achever la traversée de Glasgow à Oban, entre les lochs et les détroits, n’ayant d’autres aspects que des grèves, des forêts, des montagnes. De tous les passagers, Miss Campbell, sans doute, fut la seule à regretter l’autre itinéraire; mais il lui fallut bien se résigner. D’ailleurs, cet horizon de mer, ne devait-elle pas le retrouver un peu au-delà du canal de Crinan, quelques heures plus tard, et bien avant que le soleil n’eût été l’effleurer de son disque?

Au moment où les touristes, qui s’étaient attardés au «dining-room», remontaient sur le pont, le Columbia rasait, à l’entrée du loch Ridden, la petite île d’Elbangreig, dernière forteresse où se réfugia le duc d’Argyle, avant que ce héros, écrasé dans la lutte pour l’affranchissement politique et religieux de l’Écosse, n’allât à Édimbourg porter sa tête au couteau de la guillotine écossaise. Puis, le steamer revint au sud, descendit le détroit de Bute, au milieu de cet admirable panorama d’îles arides ou boisées, dont une légère brume estompait les rudes profits. Enfin, après avoir doublé le cap Ardlamont, il reprit la direction vers le nord, à travers le loch Fyne, laissa à gauche le village d’East-Tarbert sur la côte de Cantyre, rangea le cap Ardrishaig et atteignit, au bourg de Lochgilphead, l’entrée du canal de Crinan.

En cet endroit, il fallut abandonner le Columbia, trop grand pour la navigation du canal. Cette percée, dont les pentes sont rachetées par quinze écluses, ne peut admettre, pendant ses neuf milles de longueur, que d’étroits bâtiments d’un faible tirant d’eau.

Un petit bateau à vapeur, le Linnet, attendait les passagers du Columbia. Le transbordement s’opéra en quelques minutes. Chacun s’installa, peu à l’aise, sur le spardeck du steamer; puis, le Linnet fila rapidement entre les bords du canal, pendant qu’un «bagpiper», un joueur de cornemuse, vêtu du costume national, faisait résonner son instrument. Rien de mélancolique comme ces chants bizarres, soutenus par la basse monotone de trois bourdons, dont le développement n’emploie que les intervalles d’une gamme majeure, à laquelle manque la sensible, comme dans les vieux airs des siècles passés.

Une charmante traversée que celle de ce canal, tantôt percé entre de hautes berges, tantôt accroché au flanc d’une colline couverte de bruyère, ici s’allongeant en pleine campagne, là contenu entre les étroits murs des biefs. Il y a quelque temps d’arrêt dans les sas. Tandis que les pontonniers éclusent rapidement le bateau, les jeunes gens, les jeunes filles, les enfants du pays, viennent poliment offrir aux touristes du lait fraîchement tiré, parlant cet idiome gaélique dont les Celtes se servaient jadis, – langage souvent incompréhensible, même aux Anglais.

Six heures après – il y avait eu un retard de deux heures à une écluse qui fonctionnait mal –, les hameaux, les fermes de cette région un peu triste, les immenses marais de l’Add, qui s’étendent sur la droite du canal, avaient été dépassés. Le Linnet s’arrêtait un peu après le village de Ballanoch. Un second transbordement s’opérait. Les passagers du Columbia, devenus les passagers du Glengarry remontaient dans le nord-ouest pour sortir de la baie de Crinan et doubler la pointe sur laquelle s’élève l’ancien château féodal de Duntroon-Castle.

Depuis l’échappée entrevue au tournant de l’île de Bute, la ligne de mer n’avait pas encore reparu.

On devine aisément ce que devait être l’impatience de Miss Campbell. Sur ces eaux bornées de toutes parts, elle aurait pu se croire en pleine Écosse, dans la région des lacs, au milieu du pays de Rob-Roy. Partout des îles pittoresques, avec leurs molles ondulations, leurs plants de bouleaux et de mélèzes.

Enfin le Glengarry dépassa la pointe nord de l’île Jura, et la mer se montra jusqu’à la base du ciel, entre cette pointe et l’îlot de Scarba, qui s’en détache.

«La voilà, ma chère Helena! dit le frère Sam, dont la main se tendit vers l’ouest.

– Ce n’était pas notre faute, ajouta le frère Sib, si ces maudites îles, que le vieux Nick confonde, l’ont un instant cachée à tes yeux!

– Vous êtes tout pardonnés, mes oncles, répondit Miss Campbell, mais que ceci ne nous arrive plus!»

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