Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

le rayon-vert

 

 

(Chapitre XX-XXIII)

 

 

44 dessins et une carte, par L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XX

Pour Miss Campbell!

 

uelques instants après, Olivier Sinclair, ayant franchi la chaussée d’un pas rapide, arrivait devant l’entrée de la grotte, à l’endroit où montait l’escalier de basalte.

Les frères Melvill et Partridge l’avaient suivi de près.

Dame Bess était restée à Clam-Shell, attendant avec une inexprimable anxiété, préparant tout afin de recevoir Helena à son retour.

La mer se soulevait assez déjà pour couvrir le palier supérieur, elle déferlait par-dessus le garde-fou, et rendait impossible tout passage par la banquette.

De l’impossibilité de pénétrer dans la grotte, résultait l’impossibilité d’en sortir. Si Miss Campbell s’y trouvait, elle y était prisonnière! Mais comment le savoir, comment arriver jusqu’à elle?

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«Helena! Helena!»

Ce nom, jeté dans le grondement continu des flots, pouvait-il être entendu? C’était comme un tonnerre de vent et de lames qui s’engouffrait dans la grotte. Ni la voix ni le regard n’étaient assez puissants pour entrer.

«Peut-être Miss Campbell n’est-elle pas là? dit le frère Sam, qui voulait se rattacher à cet espoir.

– Où serait-elle? répondit le frère Sib.

– Oui! où serait-elle alors? s’écria Olivier Sinclair. Ne l’ai-je pas vainement cherchée sur le plateau de l’île, au milieu des roches du littoral, partout? Ne serait-elle pas déjà revenue près de nous, si elle avait pu revenir? Elle est là!… là!».

Et l’on se rappelait l’enthousiaste et téméraire désir, plusieurs fois exprimé par l’imprudente jeune fille, d’assister à quelque tempête dans la grotte de Fingal. Avait-elle donc oublié que la mer, démontée par l’ouragan, l’envahirait jusqu’au faîte et en ferait une prison, dont il ne serait pas possible de forcer la porte?

Que pouvait-on maintenant tenter pour arriver jusqu’à elle, et pour la sauver?

Sous l’impulsion de l’ouragan, qui battait de plein fouet cet angle de l’îlot, les lames s’élevaient parfois jusqu’au sommet de la voûte. Là, elles se brisaient avec un fracas assourdissant. Le trop-plein des eaux, repoussé au choc, retombait en nappes écumantes, comme les cataractes d’un Niagara; mais la portion inférieure des lames, poussées par la houle du large, se précipitait au-dedans avec la violence d’un torrent dont le barrage se serait subitement rompu. C’était donc au fond même de la grotte que la mer venait se heurter.

En quel endroit Miss Campbell aurait-elle pu trouver un refuge qui n’eût pas été assailli par ces lames? Le chevet de la grotte était directement exposé à leurs coups, et, dans leur flux comme dans leur reflux, elles devaient irrésistiblement balayer la banquette.

Et cependant, on voulait encore se refuser à croire que la téméraire jeune fille fût là! Comment eût-elle pu résister à cet envahissement d’une mer furieuse dans cette impasse? Est-ce que son corps mutilé, déchiré, repris par les remous, n’aurait pas été déjà rejeté au-dehors? Est-ce que le courant de la marée montante ne l’eût pas alors entraîné le long de la chaussée et des récifs jusqu’à Clam-Shell?

«Helena! Helena!»

Ce nom était toujours jeté obstinément dans le brouhaha des vents et des flots.

Pas un cri ne lui répondait et ne pouvait lui répondre.

«Non! non! elle n’est pas dans cette grotte! répétaient les frères Melvill, désespérés.

– Elle y est!» dit Olivier Sinclair.

Et, de la main, il montra un morceau d’étoffe que le retrait d’une lame rejetait sur une des marches de basalte.

Olivier Sinclair se précipita sur le lambeau.

C’était le «snod», le ruban écossais que Miss Campbell portait à ses cheveux.

Le doute eût-il été possible, maintenant?

Mais alors, si ce ruban avait pu lui être arraché, pouvait-il se faire que Miss Campbell n’eût pas été broyée du même coup contre les parois de Fingal’s Cave?

«Je le saurai!» s’écria Olivier Sinclair.

Et profitant d’un reflux qui dégageait à demi la banquette, il saisit le premier montant du garde-fou; mais une masse d’eau l’arracha et le renversa sur le palier.

Si Partridge ne se fût pas jeté sur lui au risque de sa vie, Olivier Sinclair roulait jusqu’à la dernière marche, et la mer l’entraînait, sans qu’il eût été possible de lui porter secours.

Olivier Sinclair s’était relevé. Sa résolution de pénétrer dans la grotte n’avait pas faibli.

«Miss Campbell est là! répéta-t-il. Elle est vivante, puisque son corps n’a pas été rejeté au-dehors, comme ce lambeau d’étoffe! Il est donc possible qu’elle ait trouvé un refuge dans quelque anfractuosité! Mais ses forces s’useront vite! Elle ne pourra résister jusqu’au moment où la marée sera basse!… Il faut donc arriver jusqu’à elle!

– J’irai! dit Partridge.

– Non!… moi!» répondit Olivier Sinclair.

Un suprême moyen d’arriver jusqu’à Miss Campbell allait être tenté par lui, et, cependant, c’est à peine si ce moyen laisserait une chance sur cent de réussir.

«Attendez-nous ici, messieurs, dit-il aux frères Melvill. Dans cinq minutes, nous serons de retour. Venez, Partridge!»

Les deux oncles restèrent à l’angle extérieur de l’îlot, à l’abri de la falaise, en cet endroit que la mer ne pouvait atteindre, tandis qu’Olivier Sinclair et Partridge retournaient au plus vite à Clam-Shell.

Il était huit heures et demie du soir.

Cinq minutes après, le jeune homme et le vieux serviteur reparaissaient, traînant le long de la chaussée le petit canot de la Clorinda que leur avait laissé le capitaine John Olduck.

Olivier Sinclair allait-il donc se faire jeter par mer dans la grotte, puisque le passage par terre lui était interdit?

Oui! il allait le tenter. C’était sa vie qu’il risquait. Il le savait. Il n’hésita pas.

Le canot fut amené au pied de l’escalier, à l’abri du ressac, en retour de l’une des marches basaltiques.

«Je vais avec vous, dit Partridge.

–Non, Partridge, répondit Olivier Sinclair, non! Il ne faut pas surcharger inutilement une aussi petite embarcation! Si Miss Campbell est encore vivante, je suffirai seul!

– Olivier! s’écrièrent les deux frères, qui ne purent contenir leurs sanglots. Olivier, sauvez notre fille!»

Le jeune homme leur serra la main; puis, sautant dans le canot, il s’assit sur le banc du milieu, saisit les deux avirons, gagna adroitement dans le remous, et attendit un instant le reflux d’une énorme lame, qui l’emporta en face de Fingal’s Cave.

Là, le canot fut soulevé, mais Olivier Sinclair, par une manœuvre adroite, parvint à le maintenir en ligne; s’il était venu en travers, il aurait inévitablement chaviré.

Une première fois, la mer hissa la frêle embarcation presque à la hauteur de la voûte. On put croire que cette coquille allait se briser contre le massif rocheux; mais, en se retirant, la lame la remporta au large par un mouvement de recul irrésistible.

Trois fois l’embarcation fut ainsi balancée, puis précipitée vers la grotte, puis ramenée en arrière, sans avoir trouvé un passage à travers les eaux qui barraient l’ouverture. Olivier Sinclair, maître de lui, se maintenait avec ses avirons.

Enfin, une plus haute crête enleva le canot; il oscilla un instant sur le dos liquide presque à la hauteur du plateau de l’île; puis une dénivellation profonde se creusa jusqu’au pied de la grotte, et Olivier Sinclair fut lancé obliquement, comme s’il eût descendu les pentes d’une cataracte.

Un cri d’épouvante échappa aux témoins de cette scène. Il semblait que l’embarcation allait être irrésistiblement brisée contre les piliers de gauche, à l’angle d’entrée.

Mais l’intrépide jeune homme redressa son canot par un coup d’aviron; l’ouverture était alors dégagée, et avec la rapidité d’une flèche, un peu avant que la mer ne se relevât en une énorme masse, il disparut à l’intérieur de la grotte.

Une seconde après, les nappes liquides s’abattaient comme une avalanche et déferlaient jusqu’à l’arête supérieure de l’îlot.

Le canot était-il allé se briser contre le fond, et fallait-il maintenant compter deux victimes au lieu d’une?

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Il n’en était rien. Olivier Sinclair avait passé rapidement, sans heurter le plafond inégal de la voûte. En se renversant à plat dans l’embarcation, le choc des faisceaux basaltiques, qui débordaient, lui avait été épargné. Dans l’espace d’une seconde, il venait d’atteindre la paroi opposée, n’ayant qu’une crainte, celle d’être ramené au-dehors avec le remous, sans avoir pu s’accrocher à quelque saillie du fond.

Heureusement, le canot, dans un choc que l’ondulation inverse adoucit, vint heurter les piliers de cette espèce de buffet d’orgue, dressé au chevet de Fingal’s Cave; il s’y brisa à demi, mais Olivier Sinclair put saisir un morceau de basalte, s’y retenir avec la ténacité de l’homme qui se noie, puis se hisser à l’abri de la mer.

Un instant après, le canot disloqué, repris par une lame sortante, était rejeté au-dehors, et, avec la pensée que le hardi sauveteur devait avoir péri, les frères Melvill et Partridge voyaient reparaître l’épave.

 

 

Chapitre XI

Toute une tempête dans une grotte.

 

livier Sinclair était sain et sauf, et momentanément en sûreté. L’obscurité était alors assez profonde pour qu’il ne pût rien voir à l’intérieur. Le jour crépusculaire ne pénétrait qu’entre l’intervalle de deux lames, lorsque l’entrée se dégageait à demi de la masse des eaux.

Olivier Sinclair, cependant, essaya de reconnaître en quel endroit Miss Campbell avait pu trouver un refuge… Ce fut en vain.

Il appela:

«Miss Campbell! Miss Campbell!»

Comment dépeindre ce qui se passa en lui, lorsqu’il entendit une voix lui répondre:

«Monsieur Olivier! Monsieur Olivier!»

Miss Campbell était vivante.

Mais en quel endroit avait-elle pu se mettre hors de la portée de l’assaut des lames?

Olivier Sinclair, rampant sur la banquette, contourna le fond de Fingal’s Cave.

Dans la paroi de gauche, un retrait du basalte avait ménagé une anfractuosité, évidée comme une niche. Là, les piliers s’étaient disjoints. Le réduit, assez large à son ouverture, se rétrécissait, de manière à ne laisser de place que pour une personne. La légende donnait à ce trou le nom de «fauteuil de Fingal».

C’était dans ce réduit que Miss Campbell, surprise par l’envahissement de la mer, s’était réfugiée.

Quelques heures avant, la marée descendant, l’entrée de la grotte était aisément praticable, et l’imprudente était venue y faire sa visite quotidienne. Là, plongée dans ses rêveries, elle ne se doutait pas du danger dont la menaçait le flot montant, elle n’avait rien observé de ce qui se passait au-dehors. Lorsqu’elle voulut sortir, quel fut son effroi, quand elle ne trouva plus d’issue à travers cette invasion des eaux!

Miss Campbell ne perdit pas la tête, cependant; elle chercha à se mettre à l’abri, et, après deux ou trois vaines tentatives pour regagner le palier extérieur, elle put, non sans avoir risqué vingt fois d’être emportée, atteindre ce fauteuil de Fingal.

C’est là qu’Olivier Sinclair la trouva blottie, hors de la portée des coups de mer.

«Ah! Miss Campbell! s’écria-t-il, comment avez-vous été assez imprudente pour vous exposer ainsi, au début d’une tempête! Nous vous avons crue perdue!

– Et vous êtes venu pour me sauver, monsieur Olivier, répondit Miss Campbell, plus touchée du courage du jeune homme qu’effrayée des dangers qu’elle pouvait courir encore!

– Je suis venu pour vous tirer d’un mauvais pas, Miss Campbell, et j’y réussirai avec l’aide de Dieu!

– Vous n’avez pas peur?

– Je n’ai pas peur… non!… Puisque vous êtes là, je ne crains plus rien… Et, d’ailleurs, puis-je avoir un autre sentiment que celui de l’admiration devant un tel spectacle!… Regardez!»

Miss Campbell s’était reculée jusqu’au fond de l’étroit réduit. Olivier Sinclair, debout devant elle, cherchait à l’abriter de son mieux, lorsque quelque lame, plus furieusement soulevée, menaçait de l’atteindre.

Tous deux se taisaient, Olivier Sinclair avait-il besoin de parler pour se faire comprendre! A quoi bon des paroles pour exprimer tout ce que ressentait Miss Campbell?

Cependant, le jeune homme voyait avec une indicible angoisse, non pour lui, mais pour Miss Campbell, s’accroître les menaces du dehors. A entendre les hurlements du vent, les fracas de la mer, ne comprenait-il pas que la tempête se déchaînait avec une fureur croissante? N’apercevait-il pas le niveau des eaux s’élever avec la marée, qui devait les gonfler pendant plusieurs heures encore?

Où s’arrêterait la montée de la mer, à laquelle la houle du large allait donner une hauteur anormale? On ne pouvait le prévoir; mais, ce qui n’était que trop visible, c’est que peu à peu la grotte s’emplissait davantage. Si l’obscurité n’y était pas complète alors, c’est que la crête des lames s’imprégnait confusément de la lumière extérieure. En outre, de larges plaques phosphorescentes jetaient çà et là comme une sorte de brasiement électrique, qui s’accrochait aux angles des basaltes, allumait les arêtes des prismes, et laissait après lui une vague lueur livide.

Pendant la rapide apparition de ces éclairs, Olivier Sinclair se retournait vers Miss Campbell. Il la regardait avec une émotion que le danger ne provoquait pas seul.

Miss Campbell était souriante, et toute à la sublimité de ce spectacle: une tempête dans cette caverne!

En ce moment, une houle plus forte s’éleva jusqu’à l’anfractuosité du fauteuil de Fingal. Olivier Sinclair crut qu’elle et lui allaient être délogés de leur abri.

Il saisit la jeune fille dans ses bras, comme une proie que la mer voulait lui arracher.

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«Olivier! Olivier!… s’écria Miss Campbell, dans un mouvement d’épouvante dont elle ne fut pas maîtresse.

– Ne craignez rien, Helena! répondit Olivier Sinclair. Je vous défendrai, Helena!…je…».

Il disait cela. Il la défendrait! Mais comment? Comment pourrait-il la soustraire à la violence des lames, si leur fureur s’accroissait, si les eaux montaient plus haut encore, si la place devenait intenable au fond de ce réduit? En quel autre endroit irait-il chercher refuge? Où trouverait-il un abri qui fût hors de la portée de ce monstrueux soulèvement de la mer? Toutes ces éventualités lui apparurent dans leur réalité terrible.

Du sang-froid avant tout. C’est à rester maître de lui-même qu’Olivier Sinclair s’appliqua résolument.

Et il le fallait, d’autant mieux que, sinon la force morale, du moins la force physique, finirait par manquer à la jeune fille. Épuisée par une trop longue lutte, la réaction se ferait en elle. Olivier Sinclair sentit que déjà elle s’affaiblissait peu à peu. Il voulut la rassurer, bien qu’il sentît l’espoir l’abandonner lui-même.

«Helena… ma chère Helena! murmura-t-il, à mon retour à Oban… je l’ai appris… c’est vous… c’est grâce à vous que j’ai été sauvé du gouffre de Corryvrekan!

– Olivier… vous saviez!… répondit Miss Campbell d’une voix presque éteinte.

– Oui… et je m’acquitterai aujourd’hui!… Je vous sauverai de la grotte de Fingal!»

Comment Olivier Sinclair osait-il parler de salut, à ce moment où la masse des eaux se brisait au pied même du réduit! Il ne parvenait qu’imparfaitement à défendre sa compagne de leurs atteintes. Deux ou trois fois, il faillit être entraîné… Et s’il résista, ce ne fut que par un effort surhumain, sentant les bras de Miss Campbell comme noués à sa taille, et comprenant que la mer l’eût emportée avec lui.

Il pouvait être neuf heures et demie du soir. La tempête devait avoir atteint alors son maximum d’intensité. En effet, les eaux montantes se précipitaient dans Fingal’s Cave avec l’impétuosité d’une avalanche. De leur choc sur le fond et les murailles latérales, il résultait un fracas assourdissant, et telle était leur fureur que des morceaux de basalte, se détachant des parois, creusaient, en tombant, des trous noirs dans l’écume phosphorescente.

Sous cet assaut, dont rien ne peut rendre la violence, les piliers allaient-ils donc s’abîmer pierre par pierre? La voûte risquait-elle de s’effondrer? Olivier Sinclair pouvait tout craindre. Lui aussi se sentait pris d’une insurmontable torpeur, contre laquelle il tentait de réagir. C’est que l’air manquait parfois, et, s’il entrait abondamment avec les lames, les lames semblaient l’aspirer, lorsque le reflux les emportait au-dehors.

Dans ces conditions, Miss Campbell, épuisée, ses forces l’abandonnant, fut prise de défaillance.

«Olivier!… Olivier!…» murmura-t-elle en se laissant aller dans ses bras.

Olivier Sinclair s’était blotti avec la jeune fille dans la partie la plus profonde du réduit. Il la sentait froide, inanimée. Il voulait la réchauffer, il voulait lui communiquer toute la chaleur qui restait en lui. Mais déjà les eaux l’atteignaient à mi-corps, et, s’il perdait connaissance à son tour, c’en était fait de tous les deux!

Cependant, l’intrépide jeune homme eut la force de résister pendant plusieurs heures encore. Il soutenait Miss Campbell, il la couvrait du choc des coups de la mer, il luttait en s’arc-boutant aux saillies des basaltes, – et cela au milieu d’une obscurité que l’extinction des phosphorescences rendait profonde, au milieu de ce tonnerre continu fait de heurts, de mugissements, de sifflements. Ce n’était plus, maintenant, la voix de Selma, résonnant dans le palais de Fingal! C’étaient ces aboiements épouvantables des chiens du Kamtchatka, lesquels, dit Michelet, «en grandes bandes, par milliers, dans les longues nuits, hurlent contre la vague hurlante, et font assaut de fureur avec l’océan du Nord!».

Enfin la marée commença à descendre. Olivier Sinclair put reconnaître qu’avec l’abaissement des eaux un peu d’apaisement se faisait dans les houles du large. Alors l’obscurité était si complète, qu’au-dehors il faisait relativement jour. Dans cette demi-ombre, l’ouverture de la grotte, que n’obstruait plus le bondissement de la mer, se dessina confusément. Bientôt les embruns seuls arrivèrent au seuil du fauteuil de Fingal. Maintenant, ce n’était plus ce lasso étranglant des lames qui enserre et arrache. L’espoir revint au cœur d’Olivier Sinclair.

En calculant le temps d’après la pleine mer, on pouvait établir que minuit était passé. Deux heures encore, et la banquette ne serait plus balayée par les crêtes déferlantes. Elle redeviendrait alors praticable. C’est ce qu’il fallait chercher à voir dans l’obscurité, et c’est ce qui arriva enfin.

Le moment de quitter la grotte était venu.

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Cependant, Miss Campbell n’avait pas recouvré connaissance. Olivier Sinclair la prit tout inerte dans ses bras; puis, se glissant hors du fauteuil de Fingal, il commença à suivre l’étroite saillie, dont les coups de mer avaient tordu, arraché, brisé les montants de fer.

Lorsqu’une lame courait sur lui, il s’arrêtait un instant, ou reculait d’un pas.

Enfin, au moment où Olivier Sinclair allait atteindre l’angle extérieur, un dernier soulèvement des eaux l’enveloppa tout entier… Il crut que Miss Campbell et lui allaient être broyés contre la paroi ou précipités dans ce gouffre mugissant sous leurs pieds…

Par un dernier effort, il parvint à résister, et, profitant du retrait du coup de mer, il se précipita hors de la grotte.

En un instant, il avait atteint l’angle de la falaise, où les frères Melvill, Partridge et dame Bess, qui les avait rejoints, étaient restés toute la nuit.

Elle et lui étaient sauvés.

Là, ce paroxysme d’énergie morale et physique, auquel Olivier Sinclair était arrivé, l’abandonna à son tour; il tomba sans mouvement au pied des roches après avoir remis Miss Campbell entre les bras de dame Bess.

Sans son dévouement et son courage, Helena ne fût pas sortie vivante de la grotte de Fingal.

 

 

Chapitre XII

Le Rayon-Vert.

 

uelques minutes après, sous la fraîcheur de l’air, au fond de Clam-Shell, Miss Campbell revenait à elle, comme d’un rêve, dont l’image d’Olivier Sinclair avait occupé toutes les phases. Des dangers auxquels l’avait exposée son imprudence, elle ne se souvenait même plus.

Elle ne pouvait parler encore; mais, à la vue d’Olivier Sinclair, quelques larmes de reconnaissance lui vinrent aux yeux, et elle tendit la main à son sauveur.

Le frère Sam et le frère Sib, sans pouvoir dire un mot, pressaient le jeune homme dans une même étreinte. Dame Bess lui faisait révérence sur révérence, et Partridge avait bonne envie de l’embrasser.

Puis, la fatigue l’emportant, après que chacun eut remplacé par des vêtements de rechange ceux qu’avaient trempés les eaux de la mer et du ciel, tous s’endormirent, et la nuit s’acheva paisiblement.

Mais l’impression qu’ils avaient ressentie ne devait jamais s’effacer du souvenir des acteurs et des témoins de cette scène, qui avait eu pour théâtre cette légendaire grotte de Fingal.

Le lendemain, pendant que Miss Campbell reposait sur la couchette qui lui avait été réservée au fond de Clam-Shell, les frères Melvill se promenaient, bras dessus, bras dessous, sur la partie de la chaussée avoisinante. Ils ne parlaient pas, mais avaient-ils besoin de paroles pour exprimer les mêmes pensées? Tous deux remuaient la tête, au même moment, de bas en haut, lorsqu’ils affirmaient; de droite à gauche, lorsqu’ils niaient. Et que pouvaient-ils affirmer, si ce n’est qu’Olivier Sinclair avait risqué sa vie pour sauver l’imprudente jeune fille? Et que niaient-ils? c’est que leurs premiers projets fussent maintenant réalisables. Dans cette conversation à la muette, il se disait aussi bien des choses, dont le frère Sam et le frère Sib prévoyaient le prochain accomplissement. A leurs yeux, Olivier Sinclair n’était plus Olivier! Ce n’était rien moins qu’Amin, le plus parfait héros des épopées gaéliques.

De son côté, Olivier Sinclair était en proie à une surexcitation bien naturelle. Une sorte de délicatesse le portait à vouloir être seul. Il se fût senti gêné vis-à-vis des frères Melvill, comme si rien que sa présence eût paru exiger le prix de son dévouement.

Aussi, après avoir quitté la grotte de Clam-Shell, se promenait-il sur le plateau de Staffa.

En ce moment, toutes ses pensées allaient d’elles-mêmes à Miss Campbell. Des périls qu’il avait courus, qu’il avait volontairement partagés, il ne se souvenait même pas. Ce qu’il se rappelait de cette nuit horrible, c’étaient les heures passées près d’Helena, dans cet obscur réduit, lorsqu’il l’entourait de ses bras pour la sauver de l’arrachement des lames. Il revoyait aux tueurs phosphorescentes la figure de cette belle jeune fille, plutôt pâlie par la fatigue que par la crainte, se dressant devant les fureurs de la mer comme le génie des tempêtes! Il l’entendait répondre d’une voix émue: «Quoi, vous le saviez?» lorsqu’il lui avait dit: «Je sais ce que vous avez fait, quand j’allais périr dans le gouffre de Corryvrekan!» Il se retrouvait au fond de cet étroit abri, cette niche plutôt faite pour loger quelque froide statue de pierre, où deux êtres jeunes, aimants, avaient souffert, lutté l’un près de l’autre pendant de si longues heures. Là, ce n’était même plus Sinclair et Miss Campbell. Ils s’étaient appelés Olivier, Helena, comme si, au moment où la mort les menaçait, ils avaient voulu se reprendre à une vie nouvelle.

Ainsi s’associaient les idées les plus ardentes dans le cerveau du jeune homme, alors qu’il errait sur le plateau de Staffa. Quel que fût son désir de retourner près de Miss Campbell, une invincible force le retenait malgré lui, parce que en sa présence il aurait parlé peut-être, et qu’il voulait se taire.

Cependant, ainsi qu’il arrive quelquefois après un trouble atmosphérique brutalement amené, brutalement disparu, temps était devenu admirable, le ciel d’une pureté parfaite. Le plus souvent, ces grands coups de balai des vents du sud-ouest ne laissent aucune trace après eux, et redonnent à l’outremer de l’espace une incomparable transparence. Le soleil avait dépassé son point de culmination, sans que l’horizon se fût voilé de la plus mince couche de brume.

Olivier Sinclair, la tête bouillonnante, allait ainsi à travers cette intense irradiation, reflétée par le plateau de l’île. Il se baignait au milieu de ces chauds effluves, il aspirait cette brise marine, il se retrempait dans cette vivifiante atmosphère.

Soudain, une pensée – pensée bien oubliée au milieu de celles qui hantaient maintenant son esprit – lui revint, lorsqu’il se vit en face de l’horizon du large.

«Le Rayon-Vert! s’écria-t-il. Mais si jamais ciel s’est prêté à notre observation, c’est bien celui-ci! Pas un nuage, pas une vapeur! Et il n’est guère probable qu’il en vienne, après l’effroyable bourrasque d’hier, qui a dû les rejeter au loin dans l’est. Et Miss Campbell, qui ne se doute pas que le soir de ce jour lui ménage peut-être un splendide coucher de soleil!… Il faut… il faut la prévenir… sans retard!…»

Olivier Sinclair, heureux d’avoir ce motif si naturel pour retourner près d’Helena, revint vers la grotte de Clam-Shell.

Quelques instants après, il se retrouvait en présence de Miss Campbell et des deux oncles, qui la regardaient affectueusement, tandis que dame Bess lui tenait la main.

«Miss Campbell, dit-il, vous allez mieux!… Je le vois… Les forces vous sont revenues?

– Oui, monsieur Olivier, répondit Miss Campbell, qui tressaillit à la vue du jeune homme.

– Je pense que vous feriez bien, reprit Olivier Sinclair, de venir sur le plateau respirer un peu de cette légère brise, purifiée par la tempête. Le soleil est superbe, il vous réchauffera.

– M. Sinclair a raison, dit le frère Sam.

– Tout à fait raison, ajouta le frère Sib.

– Et puis, s’il faut tout vous dire, si mes pressentiments ne me trompent pas, reprit Olivier Sinclair, je crois que, dans quelques heures, vous allez voir s’accomplir le plus cher de vos vœux.

– Le plus cher de mes vœux? murmura Miss Campbell, comme si elle se fût répondu à elle‑même.

– Oui… le ciel est d’une pureté remarquable, et il est probable que le soleil se couchera sur un horizon sans nuage.

– Serait-il possible? s’écria le frère Sam.

– Serait-il possible? répéta le frère Sib.

– Et j’ai lieu de croire, ajouta Olivier Sinclair, que vous pourrez, ce soir même, apercevoir le Rayon-Vert.

– Le Rayon-Vert!…» répondit Miss Campbell.

Et il semblait qu’elle cherchât dans sa mémoire un peu confuse ce qu’était ce rayon.

«Ah!… c’est juste!… ajouta-t-elle. Nous sommes venus ici pour voir le Rayon-Vert!

– Allons! allons! dit le frère Sam, enchanté de l’occasion qui s’offrait d’arracher la jeune fille à cette torpeur, dans laquelle elle tendait à s’engourdir, allons de l’autre côté de l’îlot.

– Et nous n’en dînerons que mieux au retour», ajouta gaiement le frère Sib.

Il était alors cinq heures du soir.

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Sous la conduite d’Olivier Sinclair, toute la famille, y compris dame Bess et Partridge, quittait aussitôt la grotte de Clam-Shell, remontait l’escalier de bois, et atteignait la lisière du plateau supérieur.

Il aurait fallu voir la joie que manifestèrent les deux oncles, en regardant ce ciel magnifique, sur lequel descendait lentement l’astre radieux. Peut-être exagéraient-ils, mais jamais, non jamais! ils ne s’étaient montrés si enthousiastes à l’endroit du phénomène. Il semblait que ce fût surtout pour eux, non pour Miss Campbell, qu’on eût opéré tant de déplacements et subi tant d’épreuves, depuis le cottage d’Helensburgh jusqu’à Staffa, en passant par Iona et Oban!

En réalité, ce soir-là, le coucher du soleil promettait d’être si beau que le plus insensible, le plus positif, le plus prosaïque des marchands de la Cité ou des négociants de la Canongate eût admiré le panorama de mer qui se développait sous ses yeux.

Miss Campbell s’était sentie renaître dans cette atmosphère imprégnée des émanations salines que distillait une légère brise, venue du large. Ses beaux yeux s’ouvraient tout grands sur les premiers plans de l’Atlantique. A ses joues pâlies par la fatigue revenaient les couleurs rosées de son teint d’Écossaise! Qu’elle était belle ainsi! Que de charme se dégageait de sa personne! Olivier Sinclair marchait un peu en arrière, la contemplant en silence, et lui, qui jusqu’alors l’accompagnait sans embarras dans ses longues promenades, maintenant troublé, l’angoisse au cœur, c’est à peine s’il osait la regarder!

Quant aux frères Melvill, ils étaient positivement aussi radieux que le soleil. Ils lui parlaient avec enthousiasme. Ils l’invitaient à se coucher sur un horizon sans brumes. Ils le suppliaient de leur envoyer son dernier rayon à la fin de ce beau jour.

Et les souvenirs des poésies ossianesques de s’échanger entre eux versets par versets.

«O toi qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme le bouclier de nos pères, dis-nous d’où partent les rayons, ô divin soleil. D’où vient ta lumière éternelle?

«Tu t’avances dans ta beauté majestueuse. Les étoiles disparaissent dans le firmament! La lune pâle et froide se cache dans les ondes de l’occident! Tu te meus seul, ô soleil!

«Qui pourrait être le compagnon de ta course? La lune se perd dans les cieux: toi seul es toujours le même! Tu te réjouis sans cesse dans ta carrière éclatante!

«Lorsque le tonnerre roule et que l’éclair vole, tu sors de la nue dans toute ta beauté, et tu ris de la tempête!»

Tous, dans cette enthousiaste disposition d’esprit, allèrent ainsi vers l’extrémité du plateau de Staffa qui regarde la pleine mer. Là, ils s’assirent sur les dernières roches, devant un horizon dont rien ne semblait devoir altérer le trait finement tracé par une ligne de ciel et d’eau.

Et cette fois, il n’y aurait pas d’Aristobulus Ursiclos pour venir interposer la voile d’une embarcation ou dresser une nuée d’oiseaux aquatiques entre le couchant et l’îlot de Staffa!

Cependant, la brise tombait avec le soir, et les dernières lames se mouraient, au pied des roches, dans le balancement du ressac. Plus au large, la mer, unie comme un miroir, avait cette apparence huileuse que la moindre ride eût suffi à troubler.

Toutes les circonstances se prêtaient donc merveilleusement à l’apparition du phénomène.

Mais voici qu’une demi-heure plus tard Partridge, étendant la main vers le sud, s’écria:

«Voile!»

Une voile! Viendrait-elle encore à passer devant le disque solaire, au moment où il disparaîtrait sous les flots? En vérité, c’eût été plus que de la mauvaise chance!

L’embarcation sortait de l’étroit conduit qui sépare l’île d’Iona de la pointe de Mull. Elle filait, vent arrière, plutôt sous l’action de la marée montante que sous la poussée d’une brise dont les derniers souffles pouvaient à peine gonfler sa voilure.

«C’est la Clorinda, dit Olivier Sinclair, et comme elle fait route pour atterrir dans l’est de Staffa, elle passera en dedans et ne pourra gêner notre observation.»

C’était la Clorinda, en effet, qui, après avoir contourné l’île de Mull par le sud, venait reprendre son mouillage à l’anse de Clam-Shell.

Tous les regards se reportèrent alors vers l’horizon de l’ouest.

Le soleil s’abaissait déjà avec la rapidité qui semble l’animer aux approches de la mer. A la surface des eaux tremblotait une large traînée d’argent, lancée par le disque, dont l’irradiation était encore insoutenable. Bientôt, de cette nuance de vieil or, qu’il prenait en tombant, il passait à l’or cerise. Devant les yeux, lorsqu’on les voilait de leurs paupières, miroitaient des losanges rouges, des cercles jaunes, qui s’entrecroisaient comme les fugitives couleurs du kaléidoscope. De légères stries ondulées rayaient cette sorte de queue de comète que la réverbération traçait à la surface des eaux. C’était comme un floconnement de paillettes argentées, dont l’éclat pâlissait en s’approchant du rivage.

De nuage, de brume, de vapeur, si ténue qu’elle fût, il n’y avait pas apparence sur tout le périmètre de l’horizon. Rien ne troublait la netteté de cette ligne circulaire, qu’un compas n’eût pas tracée plus finement sur la blancheur d’un vélin.

Tous, immobiles, plus émus qu’on ne le pourrait croire, regardaient le globe qui, se mouvant obliquement à l’horizon, descendit encore, et resta comme suspendu un instant sur l’abîme. Puis, la déformation du disque, modifié par la réfraction, se fit peu à peu sentir; il s’élargit au détriment de son diamètre vertical et rappela la forme d’un vase étrusque, aux flancs rebondis, dont le pied plongeait dans l’eau.

Il n’y avait plus de doute sur l’apparition du phénomène. Rien ne troublerait cet admirable coucher de l’astre radieux! «Rien ne viendrait intercepter le dernier de ses rayons!»

Bientôt, le soleil disparut à demi derrière la ligne horizontale. Quelques jets lumineux, lancés comme des flèches d’or, vinrent frapper les premières roches de Staffa.

En arrière, les falaises de Mull et la cime du Ben More s’empourprèrent d’une touche de feu.

Enfin, il n’y eut plus qu’un mince segment de l’arc supérieur à l’affleurement de la mer.

«Le Rayon-Vert! le Rayon-Vert!» s’écrièrent d’une commune voix les frères Melvill, Bess et Partridge, dont les regards, pendant un quart de seconde, s’étaient imprégnés de cette incomparable teinte de jade liquide.

Seuls, Olivier et Helena n’avaient rien vu du phénomène, qui venait enfin d’apparaître après tant d’infructueuses observations!

Au moment où le soleil dardait son dernier rayon à travers l’espace, leurs regards se croisaient, ils s’oubliaient tous deux dans la même contemplation!…

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Mais Helena avait vu le rayon noir que lançaient les yeux du jeune homme; Olivier, le rayon bleu échappé des yeux de la jeune fille!

Le soleil avait entièrement disparu: ni Olivier ni Helena n’avaient vu le Rayon-Vert.

 

 

Chapitre XIII

Conclusion.

 

e lendemain, 12 septembre, la Clorinda appareillait avec jolie mer et brise favorable, et, tout dessus, courait dans le sud-ouest de l’archipel des Hébrides. Bientôt Staffa, Iona, la pointe de Mull disparaissaient derrière les hautes falaises de la grande île.

Après une heureuse traversée, les passagers du yacht débarquèrent au petit port d’Oban; puis, par le railway d’Oban à Dalmaly, et de Dalmaly à Glasgow, à travers le pays le plus pittoresque des Highlands, ils rentraient au cottage d’Helensburgh.

Dix-huit jours plus tard, un mariage était célébré en grande cérémonie à l’église Saint-George de Glasgow; mais il faut bien avouer que ce n’était pas celui d’Aristobulus Ursiclos et de Miss Campbell. Bien que le fiancé fût Olivier Sinclair, le frère Sam et le frère Sib ne s’en montraient pas moins satisfaits que leur nièce.

Que cette union, contractée dans de telles circonstances, renfermât toutes les conditions du bonheur, il est inutile d’y insister. Le cottage d’Helensburgh, l’hôtel de West-George Street à Glasgow, le monde entier eussent été à peine suffisants pour contenir tout ce bonheur, qui avait, cependant, tenu dans la grotte de Fingal.

Mais, de cette dernière soirée passée sur le plateau de Staffa, Olivier Sinclair, bien qu’il n’eût pas vu le phénomène tant cherché, eut à cœur de fixer le souvenir d’une façon plus durable. Aussi, un jour, exposa-t-il un «coucher du soleil», d’un effet tout particulier, dans lequel on admira beaucoup une sorte de rayon vert, d’une extrême intensité, comme s’il eût été peint avec de l’émeraude liquide.

Ce tableau souleva à la fois l’admiration et la discussion, les uns prétendant que c’était là un effet naturel merveilleusement reproduit, les autres soutenant que c’était purement fantastique, et que la nature ne produisait jamais cet effet-là.

D’où grande colère des deux oncles, qui l’avaient vu, ce rayon, et donnaient raison au jeune peintre.

«Et même, dit le frère Sam, mieux vaut regarder le Rayon-Vert en peinture…

– Qu’en nature, répondit le frère Sib, car d’observer, l’un après l’autre, tant de soleils couchants, cela fait bien mal aux yeux.»

Et ils avaient raison, les frères Melvill.

Deux mois après, les deux époux et leurs oncles se promenaient sur le bord de la Clyde, devant le parc du cottage, lorsqu’ils firent inopinément la rencontre d’Aristobulus Ursiclos.

Le jeune savant, qui suivait avec intérêt les travaux de dragage du fleuve, se dirigeait vers la gare d’Helensburgh, lorsqu’il aperçut ses anciens compagnons d’Oban.

Dire qu’Aristobulus Ursiclos avait souffert de l’abandon de Miss Campbell, ce serait le méconnaître. Il n’éprouva donc aucun embarras à se trouver en présence de mistress Sinclair.

On se salua de part et d’autre. Aristobulus Ursiclos complimenta poliment les nouveaux époux.

Les frères Melvill, voyant ces bonnes dispositions, ne purent cacher combien cette union les rendait heureux.

«Si heureux, dit le frère Sam, que, parfois, quand je suis seul, je me surprends à sourire…

– Et moi à pleurer, dit le frère Sib.

– Eh bien, messieurs, fit observer Aristobulus Ursiclos, il faut bien en convenir, voilà la première fois que vous êtes en désaccord. L’un de vous pleure, l’autre sourit…

– C’est exactement la même chose, monsieur Ursiclos, fit observer Olivier Sinclair.

– Exactement, ajouta la jeune femme, en tendant la main à ses deux oncles.

– Comment, la même chose? répondit Aristobulus Ursiclos, avec ce ton de supériorité qui lui allait si bien, mais non!… pas du tout! Qu’est-ce que le sourire? une expression volontaire et particulière des muscles du visage, à laquelle les phénomènes de la respiration sont à peu près étrangers, tandis que les pleurs…

– Les pleurs?.. demanda mistress Sinclair.

– Ne sont tout simplement qu’une humeur, qui lubrifie le globe de l’œil, un composé de chlorure de sodium, de phosphate de chaux et de chlorate de soude!

– En chimie vous avez raison, monsieur, dit Olivier Sinclair, mais en chimie seulement.

– Je ne comprends pas cette distinction», répondit aigrement Aristobulus Ursiclos.

Et, saluant avec une raideur de géomètre, il reprit à pas comptés le chemin de la gare.

«Allons, voilà M. Ursiclos, dit mistress Sinclair, qui prétend expliquer les choses du cœur comme il a expliqué le Rayon-Vert!

– Mais, au fait, ma chère Helena, répondit Olivier Sinclair, nous ne l’avons pas vu, ce rayon que vous avons tant voulu voir!

– Nous avons vu mieux! dit tout bas la jeune femme. Nous avons vu le bonheur même, – celui que la légende attachait à l’observation de ce phénomène!… Puisque nous l’avons trouvé, mon cher Olivier, qu’il nous suffise, et abandonnons à ceux qui ne le connaissent pas, et voudront le connaître, la recherche du Rayon-Vert!»

FIN

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