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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre I-III)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

troisième partie

 

 

Chapitre I

Méditerranée.

 

a Méditerranée est belle, surtout par deux caractères: son cadre si harmonique, et la vivacité, la transparence de l’air et de la lumière… Telle qu’elle est, elle trempe admirablement l’homme. Elle lui donne la force sèche, la plus résistante; elle fait les plus solides races.»

Michelet a dit cela et l’a bien dit. Mais il est heureux pour l’humanité que la nature, à défaut d’Hercule, ait séparé le rocher de Calpé du rocher d’Abyla pour former le détroit de Gibraltar. Il faut même admettre, en dépit des assertions de maints géologues, que ce détroit a existe de tout temps. Sans lui, pas de Méditerranée. En effet, l’évaporation enlève à cette mer trois fois plus d’eau que ne lui en fournissent ses fleuves, et, faute de ce courant de l’Atlantique qui la régénère en se propageant à travers le détroit, elle ne serait plus, depuis bien des siècles, qu’une sorte de Mer Morte, au lieu d’être par excellence la Mer Vivante.

C’est dans un des plus profonds réduits, l’un des plus inconnus de ce vaste lac méditerranéen, que le comte Mathias Sandorf, – il devait rester jusqu’à l’heure voulue, jusqu’à l’entier accomplissement de son œuvre, le docteur Antékirtt, – avait caché sa vie pour bénéficier de tous les avantages que lui donnait sa fausse mort.

Il y a deux Méditerranées sur le globe terrestre, l’une dans l’ancien Monde, l’autre dans le nouveau. La Méditerranée américaine, c’est le golfe du Mexique; elle ne couvre pas moins de quatre millions et demi de kilomètres. Si la Méditerranée latine n’a qu’une superficie de deux millions huit cent quatre-vingt-cinq mille cinq cent vingt-deux kilomètres carrés, soit la moitié de l’autre, elle est plus variée dans son dessin général, plus riche en bassins et en golfes distincts, en larges subdivisions hydrographiques qui ont mérité le nom de mers.

Tels, l’Archipel grec, la mer de Crète, au-dessus de l’île de ce nom, la mer Lybique, au-dessous, la mer Adriatique entre l’Italie, l’Autriche, la Turquie et la Grèce, la mer Ionienne qui baigne Corfou, Zante, Céphalonie et autres îles, la mer Tyrrhénienne dans l’ouest de l’Italie, la mer Eolienne autour du groupe Lipariote, le golfe du Lion, échancrure de la Provence, le golfe de Gènes, échancrure des deux Liguries. le golfe de Gabès, échancrure des rivages tunisiens, les deux Syrtes, si profondément creusées entre la Cyrénaique et la Tripolitaine dans le continent africain.

De quel secret endroit de cette mer, dont certains atterrages sont peu connus encore, le docteur Antékirtt avait-il fait choix pour y vivre? Il y a des îles par centaines, des îlots par milliers, sur le périple de cet immense bassin. On chercherait vainement à en compter les pointes et les criques. Que de peuples, différents de race, de mœurs, d’état politique, se pressent sur ce littoral, où l’histoire de l’humanité a mis son empreinte depuis plus de vingt siècles, des Français, des Italiens, des Espagnols, des Autrichiens, des Ottomans, des Grecs, des Arabes, Égyptiens, Tripolitains, Tunisiens, Algériens, Marocains, – même des Anglais, à Gibraltar, à Malte et à Chypre. Trois vastes continents l’enserrent de leurs rivages: l’Europe. l’Asie, l’Afrique. Où donc le comte Mathias Sandorf, devenu le docteur Antékirtt, – nom qui était cher aux pays orientaux, —avait-il cherché la lointaine résidence, dans laquelle allait s’élaborer le programme de sa vie nouvelle? C’est ce qu’allait bientôt apprendre Pierre Bathory.

Pierre, après avoir rouvert un instant les yeux, était retombé dans une prostration complète, aussi insensible qu’au moment où le docteur l’avait laissé pour mort dans la maison de Raguse. À ce moment, le docteur venait de produire un de ces effets physiologiques dans lesquels la volonté joue un si grand rôle, et dont les phénomènes ne sont plus mis en doute. Doué d’une singulière puissance de suggestion, il avait pu, sans s’aider de la lumière du magnésium ni même d’un point métallique brillant, rien que par la pénétration de son regard, provoquer chez le jeune mourant un état hypnotique, et substituer sa volonté à la sienne. Pierre, très affaibli par la perte de son sang, n’ayant plus apparence de vie, n’était qu’endormi, cependant, et il venait de se réveiller par la volonté du docteur. Mais cette vie prête à s’échapper, il s’agissait de la conserver maintenant. Tâche difficile, car elle exigeait des soins minutieux et toutes les ressources de l’art médical. Le docteur n’y devait point faillir.

«Il vivra!… Je veux qu’il vive! se répétait-il. Ah! pourquoi, à Cattaro, n’ai-je pas mis mon premier projet à exécution?… Pourquoi l’arrivée de Sarcany, à Raguse, m’a-t-elle empêché de l’arracher à cette ville maudite!… Mais je le sauverai!… A l’avenir, Pierre Bathory doit être le bras droit de Mathias Sandorf!»

En effet, depuis quinze ans, punir et récompenser, telle avait été la pensée constante du docteur Antékirtt. Ce qu’il devait à ses compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, encore plus qu’à lui-même, il ne l’avait pas oublié. Maintenant l’heure était venue d’agir, et c’est pourquoi la Savarèna l’avait transporté à Raguse.

Le docteur, pendant cette longue période, avait changé au physique, et, de telle façon qu’il eût été impossible de le reconnaître. Ses cheveux, qu’il portait en brosse, étaient devenus blancs, et son teint avait pris une pâleur mate. C’était un de ces hommes de cinquante ans, qui ont gardé la force de la jeunesse, tout en gagnant la froideur et le calme de l’âge mûr. La chevelure touffue, le teint coloré, la barbe d’un rouge vénitien du jeune comte Sandorf, rien de cela ne pouvait revenir à l’esprit de ceux qui se trouvaient en présence du sévère et froid docteur Antékirtt. Mais plus affiné, plus trempé, il était resté une de ces natures de fer, dont on pourrait dire qu’elles troubleraient l’aiguille aimantée rien qu’en l’approchant. Eh bien! du fils d’Étienne Bathory, il voulait, il saurait faire ce qu’il avait fait de lui-même.

D’ailleurs, et depuis longtemps déjà, le docteur Antékirtt était resté seul de toute cette grande famille des Sandorf. On ne l’a pas oublié, il avait un enfant, une petite fille, qui, après son arrestation, avait été confiée à la femme de Landeck, l’intendant du château d’Artenak. Cette petite fille, âgée de deux ans alors, était l’unique héritière du comte. C’est à elle que devait revenir, quand elle aurait dix-huit ans, la moitié des biens de son père, réservée parle jugement qui prononçait la confiscation en même temps que la mort. L’intendant Landeck, ayant été laissé en qualité de régisseur de cette portion du domaine de Transylvanie mise sous séquestre, sa femme et lui étaient restés au château avec cette enfant, à laquelle ils voulaient vouer toute leur vie. Mais il semblait qu’une fatalité pesât sur la famille Sandorf, maintenant réduite à ce petit être. Quelques mois après la condamnation des conspirateurs de Trieste et les événements qui en furent la conséquence, cette enfant disparut, sans qu’il fût possible de la retrouver. On ne recueillit que son chapeau sur le bord de l’un de ces nombreux cours d’eau que les contreforts voisins versaient dans le parc. Il fut donc malheureusement trop certain que la petite fille avait été entraînée au fond de l’un de ces gouffres dans lesquels se jettent les torrents des Carpathes, et on n’en put relever aucun autre vestige. Rosena Landeck, la femme de l’intendant, frappée mortellement par une telle catastrophe, mourut quelques semaines après. Cependant, le gouvernement ne voulut rien changer aux dispositions prises à l’époque du jugement. Le séquestre fut maintenu sur la partie réservée du domaine, et les biens du comte Sandorf ne devaient faire retour à l’État, que si son héritière, dont la mort n’avait pu être légalement constatée, ne reparaissait pas dans le temps fixé pour qu’elle pût recueillir l’héritage.

Tel fut le dernier coup qui avait atteint la race des Sandorf, menacée de s’éteindre par la disparition du seul rejeton de cette noble et puissante famille. Puis, le temps accomplit peu à peu son œuvre, et l’oubli se fit sur cet événement comme sur tous les faits qui, se rattachaient à la conspiration de Trieste.

Ce fut à Otrante, où il vivait alors dans le plus strict incognito, que Mathias Sandorf apprit la mort de son enfant. Avec cette petite fille disparaissait tout ce qui lui était resté de la comtesse Rèna, si peu de temps sa femme, et qu’il avait tant aimée! Puis, un jour, il quitta Otrante, inconnu comme il y était arrivé, et personne n’eût su dire où il était allé recommencer sa vie.

Quinze ans plus tard, au moment où le comte Mathias Sandorf reparaissait sur la scène, nul n’aurait pu soupçonner qu’il se cachait sous le nom et qu’il jouait ce rôle du docteur Antékirtt.

C’est alors que Mathias Sandorf se donna tout entier à son œuvre. Maintenant il était seul au monde, avec une tâche à accomplir. – tâche qu’il regardait comme sacrée. Plusieurs années après avoir quitté Otrante, devenu puissant de toute cette puissance que peut donner une immense fortune, acquise dans des circonstances qui seront bientôt connues, oublié, et couvert par son incognito, il se remit sur la trace de ceux qu’il s’était juré de récompenser ou de punir. Déjà, dans sa pensée, Pierre Bathory devait être associé à cette œuvre de justice. Des agents furent établis par ses soins dans diverses villes du littoral méditerranéen. Largement rétribués, tenus à garder le secret le plus absolu dans leurs fonctions, ils ne correspondaient qu’avec le docteur, soit par les rapides engins que l’on connaît, soit par le fil sous-marin qui reliait l’île Antékirtta aux câbles électriques de Malte, et par Malte, avec l’Europe.

Ce fut, en faisant vérifier les dires de ses agents, que le docteur parvint à retrouver les traces de tous ceux qui avaient été mêlés directement ou indirectement à la conspiration du comte Sandorf. Il put donc les surveiller de loin, se tenir au courant de leurs actes, et, pour ainsi dire, les suivre pas à pas, surtout depuis quatre ou cinq ans. Silas Toronthal, il sut qu’il avait quitté Trieste pour venir se fixer à Raguse avec sa femme et sa fille dans cet hôtel du Stradone. Sarcany, il releva sa piste à travers les principales villes d’Europe, où il dévorait sa fortune, puis en Sicile, au milieu de ces provinces de l’est, dans lesquelles son compagnon Zirone et lui méditaient quelque coup qui pût les remettre à flot. Carpena, il apprit qu’il avait quitté Rovigno et l’Istrie pour vivre à rien faire en Italie ou en Autriche, tant que les quelques milliers de florins, solde de sa délation, lui permettraient de rester oisif. Puis, ce fût Andréa Ferrato qu’il eût fait évader du bagne de Stein, en Tyrol, où il expiait sa généreuse conduite envers les fugitifs de Pisino, si la mort ne fut venue, après quelques mois, délivrer l’honnête pêcheur des fers du galérien. Quant à ses enfants, Maria et Luigi, eux aussi avaient abandonné Rovigno, et, sans doute, ils luttaient contre les misères d’une vie deux fois brisée! Mais ils s’étaient si bien cachés qu’il n’avait pas été possible de se remettre sur leurs traces. Pour Mme Bathory, établie à Raguse avec son fils, Pierre, et Borik, le vieux serviteur de Ladislas Zathmar, le docteur ne l’avait jamais perdue de vue, et l’on sait comment il lui avait fait parvenir une somme considérable, qui ne fut pas acceptée par la fière et courageuse femme.

Mais l’heure était venue, enfin, où le docteur allait pouvoir commencer sa difficile campagne. C’est alors qu’assuré de ne jamais être reconnu, après quinze ans d’absence, lui que l’on croyait mort, il arriva à Raguse. Et ce fut juste à point pour trouver le fils d’Étienne Bathory et la fille de Silas Toronthal, unis dans un amour qu’il fallait briser à tout prix.

On n’a pas oublié ce qui arriva alors, l’intervention de Sarcany en cette affaire, les conséquences qu’elle amena de part et d’autre, comment Pierre Bathory fut rapporté dans la maison de sa mère, ce que fit le docteur Antékirtt, au moment où le jeune homme allait mourir, comment et dans quelles conditions il le rappela à la vie, pour se révéler à lui sous son véritable nom de Mathias Sandorf.

Maintenant, il fallait le guérir, il fallait lui apprendre tout ce qu’il ignorait encore, c’est-à-dire qu’une odieuse trahison avait livré avec son père les deux compagnons d’Étienne Bathory, il fallait lui dire quels étaient les traîtres, il fallait enfin l’associer à ce rôle d’implacable justicier que le docteur prétendait exercer en dehors de la justice humaine, puisque lui-même avait été victime de cette justice.

Donc, avant tout, la guérison de Pierre Bathory, et ce fut à cette guérison qu’il importait de se donner tout entier.

Pendant les huit premiers jours après son transport dans l’île, Pierre fut véritablement entre la vie et la mort. Non seulement sa blessure avait un caractère très grave, mais son moral était plus malade encore. Le souvenir de Sava, qu’il devait croire mariée maintenant avec ce Sarcany, la pensée de sa mère qui le pleurait, puis cette résurrection du comte Mathias Sandorf, vivant sous le nom du docteur Antékirtt, – Mathias Sandorf, l’ami le plus dévoué de son père, – tout cela était bien pour troubler une âme si éprouvée déjà.

Le docteur ne voulut quitter Pierre, ni jour ninuit. Il l’entendit dans son délire répéter le nom de Sava Toronthal. Il comprit combien son amour était profond, et quelle torture le mariage de celle qu’il aimait devait lui infliger. Il en vint à se demander si cet amour ne résisterait pas à tout, même quand Pierre apprendrait que Sava était la fille de l’homme qui avait livré, vendu, tué son père. Le docteur le lui dirait, cependant. Il y était résolu. C’était son devoir.

Vingt fois, on put croire que Pierre Bathory allait succomber. Doublement atteint au moral et au physique, il fut si près de la mort qu’il ne reconnaissait plus le comte Mathias Sandorf à son chevet! Il n’avait même plus la force de prononcer le nom de Sava!

Cependant les soins l’emportèrent et la réaction se fit. La jeunesse reprit le dessus. Le malade allait guérir du corps, bien avant de guérir de l’âme. Sa blessure commença à se cicatriser, ses poumons reprirent leur fonctionnement normal, et, vers le 17juillet, le docteur eut l’assurance que Pierre serait sauvé.

Ce jour-là, le jeune homme le reconnut. D’une voix bien faible encore, il put l’appeler de son vrai nom.

«Pour toi, mon fils, je suis Mathias Sandorf, lui répondit-il, mais pour toi seul!»

Et, comme Pierre, d’un regard, semblait lui demander des explications qu’il devait être si impatient d’obtenir:

«Plus tard, ajouta-t-il, plus tard!»

C’était dans une jolie chambre, largement exposée à la saine brise de mer, dont les fenêtres s’ouvraient au nord et à l’est, sous l’ombrage de beaux arbres auxquels des eaux vives et courantes conservaient une éternelle verdeur, que la convalescence de Pierre allait s’opérer rapidement et sûrement. Le docteur ne cessa pas de lui donner ses soins; il accourait près de lui à tout instant; mais, depuis que la guérison lui avait paru assurée, qu’on ne s’étonne pas s’il s’était adjoint un aide, dont l’intelligence et la bonté lui inspiraient une absolue confiance.

C’était Pointe Pescade, dévoué à Pierre Bathory comme au docteur. Il va sans dire que Cap Matifou et lui avaient gardé le plus absolu secret sur tout ce qui s’était passé au cimetière de Raguse, et qu’ils ne devaient jamais révéler à personne que le jeune homme eût été retiré vivant de sa tombe.

Pointe Pescade avait été mêlé assez intimement à tous les faits qui venaient de se produire, pendant cette période de quelques mois. Par suite, il s’était pris d’un vif intérêt pour son malade. Cet amour de Pierre Bathory, traversé par l’intervention de Sarcany, – un impudent qui lui inspirait une antipathie bien justifiée! – la rencontre du convoi et des voitures de mariage devant l’hôtel du Stradone, l’exhumation pratiquée dans le cimetière de Raguse, tout cela avait profondément remué ce bon être, et, d’autant mieux qu’il se sentait associé, sans en comprendre encore le but, aux desseins du docteur Antékirtt.

Il s’ensuit donc que Pointe Pescade accepta avec empressement la tâche de garder le malade. Recommandation lui fut faite, en même temps, de le distraire, autant que possible, par sa joyeuse humeur. Il n’y faillit point. D’ailleurs, depuis la fête de Gravosa, il considérait Pierre Bathory comme un créancier, et, à l’occasion, il s’était toujours promis de s’acquitter d’une façon ou d’une autre.

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Voilà donc pourquoi Pointe Pescade, installé près du convalescent, s’essayait à détourner le cours de ses pensées en causant, en bavardant, en ne lui laissant pas le temps de réfléchir.

C’est dans ces conditions, qu’un jour, sur une demande directe de Pierre, il fut amené à dire comment il avait fait la connaissance du docteur Antékirtt.

«C’est l’affaire du trabacolo, monsieur Pierre! répondit-il. Vous devez vous en souvenir!… L’affaire du trabacolo, qui a fait tout simplement un héros de Cap Matifou!»

Pierre n’avait point oublié le grave événement qui avait marqué la fête de Gravosa, à l’arrivée du yacht de plaisance; mais il ignorait que, sur la proposition du docteur, les deux acrobates eussent abandonné leur métier pour passer à son service.

«Oui, monsieur Bathory! répondit Pointe Pescade. Oui! cela est, elle dévouement de Cap Matifou a été pour nous un coup de fortune! Mais ce que nous devons au docteur ne doit pas nous faire oublier ce que nous devons à vous-même!

A moi?

A vous, monsieur Pierre, à vous qui, ce jour-là, avez failli devenir notre public, c’est-à-dire une somme de deux florins que nous n’avons pas gagnée, puisque notre public nous a fait défaut, bien qu’il eût payé sa place!»

Et Pointe Pescade rappela à Pierre Bathory comment, au moment d’entrer dans l’arène provençale, après avoir versé cette somme de deux florins, il avait tout à coup disparu.

Le jeune homme avait perdu le souvenir de cet incident, mais il répondit en souriant à Pointe Pescade. Triste sourire, car il se souvint aussi qu’il ne s’était mêlé à la foule que pour y retrouver Sava Toronthal!

Ses yeux se refermèrent alors. Il réfléchissait à tout ce qui était advenu depuis ce jour. En songeant à Sava qu’il croyait, qu’il devait croire mariée, une douloureuse angoisse l’étreignait, et il était tenté de maudire ceux qui l’avaient arraché à la mort!

Pointe Pescade vit bien que cette fête de Gravosa rappelait à Pierre de tristes souvenirs. Il n’insista donc pas, il garda même le silence, se disant à part lui:

«Une demi-cuillerée de bonne humeur à faire prendre toutes les cinq minutes à mon malade, oui! voilà bien l’ordonnance du docteur, mais pas commode à suivre!»

Ce fut Pierre, qui rouvrit les yeux quelques instants plus tard, et reprit la parole:

«Ainsi, Pointe Pescade, demanda-t-il, avant l’affaire du trabacolo, vous ne connaissiez pas le docteur Antékirtt?

Nous ne l’avions jamais vu, monsieur Pierre, répondit Pointe Pescade, et nous ignorions jusqu’à son nom.

Depuis ce jour vous ne l’avez jamais quitté?

Jamais, si ce n’est que pour quelques missions, dont il avait bien voulu me charger.

Et en quel pays sommes-nous ici? Pourriez-vous me le dire, Pointe Pescade?

J’ai lieu de croire, monsieur Pierre, que nous sommes dans une île, puisque la mer nous environne.

Sans doute, mais dans quelle partie de la Méditerranée?

Ah! voilà! Est-ce au sud, est-ce au nord, est-ce à l’ouest, est-ce à l’est, répondit Pointe Pescade, c’est ce que j’ignore absolument! Après tout, peu importe! Ce qui est certain, c’est que nous sommes chez le docteur Antékirtt, et qu’on y est bien nourri, bien habillé, bien couché, sans compter les égards.

Mais, au moins, savez-vous comment se nomme cette île dont vous ne connaissez pas la situation? demanda Pierre.

Comment elle se nomme?… Oh! parfaitement! répondit Pointe Pescade. Elle se nomme Antékirtta!»

Pierre Bathory chercha vainement dans sa mémoire si quelque île de la Méditerranée portait ce nom, et il regarda Pointe Pescade.

«Oui, monsieur Pierre, oui! répondit le brave garçon, Antékirtta. Par rien du tout de longitude et encore moins de latitude. Méditerranée, c’est à cette adresse que mon oncle devrait m’écrire, si j’avais un oncle, mais jusqu’ici le ciel m’a refusé jette joie! Après tout, rien d’étonnant à ce que cette île s’appelle Antékirtta, puisqu’elle appartient au docteur Antékirtt! Quant à vous dire si le docteur a pris son nom de l’île ou si l’île a pris son nom du docteur, voilà ce qui me serait impossible, même si j’étais secrétaire-général de la Société de Géographie!»

Cependant, la convalescence de Pierre suivait son cours régulier. Aucune des complications que l’on pouvait craindre ne se produisit. Avec une nourriture plus substantielle, mais prudemment ménagée, le malade reprenait visiblement ses forces le jour en jour. Le docteur le visitait souvent et causait avec lui de toutes choses, excepté de celles qui devaient plus directement l’intéresser. Et Pierre, le voulant pas provoquer des confidences prématurées, attendait qu’il lui convînt de les faire.

Pointe Pescade avait toujours fidèlement rapporté lu docteur les bribes de conversation échangées entre son malade et lui. Évidemment, cet incognito qui couvrait non seulement le comte Mathias Sandorf, mais jusqu’à l’île dont il faisait sa résidence, préoccupait Pierre Bathory. Non moins évidemment, il pensait toujours à Sava Toronthal, si éloignée de lui maintenant, puisque toute communication semblait rompue entre Antékirtta et le reste du continent européen. Mais le moment approchait où il serait assez fort pour tout entendre!

Oui! Tout entendre, et, ce jour-là, comme le chirurgien qui opère, le docteur serait insensible aux cris du patient.

Plusieurs jours s’écoulèrent. La blessure du jeune homme était complètement cicatrisée. Déjà même il pouvait se lever et prendre place près de la fenêtre de sa chambre. Un bon soleil méditerranéen venait l’y caresser, une vivifiante brise de mer, emplissant ses poumons, lui rendait santé et vigueur. Comme malgré lui, il se sentait renaître. Alors ses yeux s’attachaient obstinément sur cet horizon sans bornes, au delà duquel il eût voulu plonger son regard, et, en lui, le moral était bien malade encore. Cette vaste étendue d’eau, autour de l’île inconnue, était presque toujours déserte. À peine quelques caboteurs, chébecs ou tartanes, polacres ou speronares, apparaissaient-ils au large, sans jamais faire route pour y accoster. Jamais un grand navire de commerce, jamais un de ces paquebots, dont les lignes sillonnent en tous sens le grand lac européen.

On eût dit, en vérité, qu’Antékirtta se trouvait reléguée aux confins du monde.

Le 24 juillet, le docteur annonça à Pierre Bathory qu’il pourrait sortir le lendemain dans l’après-midi, et il s’offrit à l’accompagner pendant cette première promenade.

«Docteur, répondit Pierre, si j’ai la force de sortir, je dois avoir la force de vous entendre!

M’entendre, Pierre!… Que veux-tu dire?

Je veux dire que vous savez toute mon histoire et que, moi. je ne sais pas la vôtre!»

Le docteur le regarda attentivement, non plus en ami, mais en médecin qui va décider s’il portera le fer ou le feu dans les chairs vives du malade. Puis, s’asseyant près de lui:

«Tu veux connaître mon histoire, Pierre? Écoute-moi donc!»

 

 

Chapitre II

Le passé et le présent.

 

t d’abord l’histoire du docteur Antékirtt, qui commence au moment où le comte Mathias Sandorf vient de se précipiter dans les eaux de l’Adriatique.

«Au milieu de cette grêle de balles, dont me couvrit la dernière décharge des agents de la police, je passais sain et sauf. La nuit était très obscure. On ne pouvait me voir. Le courant portait au large, et je n’aurais pu revenir à terre, même si je l’eusse voulu. Je ne voulais pas, d’ailleurs. Mieux valait mourir que d’être repris pour être ramené et fusillé au donjon de Pisino. Si je succombais, tout était fini. Si je parvenais à me sauver, je pourrais, du moins, passer pour mort. Rien ne me gênerait plus dans l’œuvre de justice que j’avais juré au comte Zathmar, à ton père et à moi-même d’accomplir… et que j’accomplirai!

Une œuvre de justice? répondit Pierre, dont l’œil s’anima à ce mot. si inattendu pour lui.

Oui, Pierre, et cette œuvre, tu la connaîtras, car c’est pour t’y associer que j’ai été t’arracher, mort comme moi, mais vivant comme moi, au cimetière de Raguse!»

À ces paroles, Pierre Bathory se sentit reporté de quinze ans en arrière, à cette époque où son père tombait sur la place d’armes de la forteresse de Pisino.

«Devant moi, reprit le docteur, s’ouvrait toute une mer jusqu’au littoral italien. Si bon nageur que je fusse, je ne pouvais prétendre à la traverser. À moins d’être providentiellement secouru, soit que je rencontrasse une épave, soit qu’un navire étranger me recueillît à son bord, j’étais destiné à périr. Mais, quand on a fait le sacrifice de sa vie, on est bien fort pour la défendre, si la défense devient possible.

«D’abord, j’avais plongé, à plusieurs reprises pour échapper aux derniers coups de feu. Puis, lorsque je fus certain de n’être plus aperçu, je me maintins à la surface de la mer et je me dirigeai vers le large. Mes vêtements me gênaient peu, étant fort légers et ajustés au corps.

«Il devait être alors neuf heures et demie du soir. Suivant mon estime, je nageai pendant plus d’une heure dans une direction opposée à la côte, en m’éloignant de ce port de Rovigno, dont je vis les dernières lumières s’effacer peu à peu.

«Où allai-je ainsi et quel était mon espoir? Je n’en avais aucun, Pierre, mais je sentais en moi une force de résistance, une ténacité, une volonté surhumaines qui me soutenaient. Ce n’était plus ma vie que je cherchais à sauver, c’était mon œuvre dans l’avenir! Et à ce moment, si quelque barque de pèche lût venue à passer, j’eusse aussitôt plongé pour l’éviter! Sur ce littoral autrichien, combien de traîtres pouvais-je trouver encore, prêts à me livrer pour toucher leur prime, combien de Carpena pour un honnête Andréa Ferrato!

«Ce fut même ce qui arriva à la fin de la première heure. Une embarcation apparut dans l’ombre, presque subitement. Elle venait du large et courait au plus près pour atteindre la terre. Comme j’étais déjà fatigué, je venais de m’étendre sur le dos, mais, instinctivement, je me retournai, prêt à disparaître. Une barque de pêche qui ralliait un des ports de l’Istrie ne pouvait que m’être suspecte!

«Je fus presque aussitôt fixé à cet égard. Un des matelots cria en langue dalmate de changer de bord. Soudain, je plongeai, et l’embarcation, avant que ceux qui la montaient eussent pu m’apercevoir, vira au-dessus de ma tête.

«A bout de respiration, je vins reprendre baleine à l’air libre, et je continuai à gagner dans l’ouest.

«La brise mollissait avec la nuit. Les lames tombaient avec le vent. Je n’étais plus soulevé que par de longues houles de fond qui m’entraînaient vers la haute mer.

«C’est ainsi que, tantôt nageant, tantôt me reposant, je m’éloignai de la côte pendant une heure encore. Je ne voyais que le but à atteindre, non le chemin à parcourir. Cinquante milles pour traverser l’Adriatique, oui, je voulais les franchir, oui! je les franchirais! Ah! Pierre! il faut avoir passé par de telles épreuves pour savoir ce dont l’homme est capable, quelle résultante, de la force morale unie à la force physique il peut sortir de la machine humaine!

«Pendant une seconde heure, je me soutins ainsi. Cette portion de l’Adriatique était absolument déserte. Les derniers oiseaux l’avaient abandonnée pour regagner leurs trous dans les roches. Il ne passait plus au-dessus de ma tête que des goélands ou des mouettes, qui poussaient des cris aigus en s’envolant par couples.

«Cependant, bien que je ne voulusse rien sentir de la fatigue, mes bras devenaient lourds, mes jambes pesantes. Déjà mes doigts s’entrouvraient, et je ne parvenais que très difficilement à tenir mes mains fermées. Ma tête me pesait comme si j’eusse eu un boulet attaché aux épaules, et, je commençais à ne plus pouvoir la maintenir hors de l’eau.

«Une sorte d’hallucination m’envahit alors. La direction de mes pensées m’échappa. D’étranges associations d’idées se firent dans mon cerveau troublé. Je sentis que je ne pourrais plus voir ni entendre qu’imparfaitement, soit un bruit qui se produirait à quelque distance de moi, soit une lumière, si je me trouvais tout à coup dans sa portée. Et ce fut précisément ce qui arriva.

«Il devait être environ minuit, quand il se fit un grondement sourd et lointain dans l’est, – grondement dont je n’aurais pu reconnaître la nature. Un éclat traversa mes paupières qui se fermaient malgré moi. J’essayai de redresser la tête, et je n’y parvins qu’en me laissant immerger à demi. Puis, je regardai.

«Je te donne tous ces détails, Pierre, parce qu’il faut que tu les connaisses et que, par là, tu me connaisses aussi!

Je n’ignore rien de vous, docteur, rien! répondit le jeune homme. Pensez-vous donc que ma mère ne m’ait pas appris ce qu’était le comte Mathias Sandorf?

Qu’elle ait connu Mathias Sandorf, soit, Pierre, mais le docteur Antékirtt, non! Et c’est celui-là qu’il faut que tu connaisses! Écoute-le donc!… Écoute moi!

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«Le bruit que j’avais entendu était produit par un bâtiment qui venait de l’est et portait sur la côte italienne. La lumière, c’était son feu blanc, suspendu à l’étai de misaine, – ce qui indiquait un steamer. Quant à ses feux de position, je ne tardai pas à les apercevoir, le rouge à bâbord, le vert à tribord, et, comme je les voyais simultanément, c’est que le bâtiment se dirigeait sur moi.

«L’instant allait être décisif. En effet, toutes les chances étaient pour que ce steamer fût autrichien, puisqu’il venait du côté de Trieste. Or, de lui demander asile, autant valait se remettre entre les mains des gendarmes de Rovigno! J’étais bien décidé à ne point le faire, mais non moins décidé à profiter du moyen de salut qui se présentait.

«Ce steamer était un navire de vitesse. Il grandissait démesurément en s’approchant de moi, et je voyais la mer blanchir à son étrave. En moins de deux minutes il devait avoir coupé la place où je restais immobile.

«Que ce steamer fût autrichien, je n’en doutais pas Mais il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il fût à destination de Brindisi et d’Otrante. ou du moins qu’il y fît escale. Or, si cela était, il devrait y arriver en moins de vingt-quatre heures.

«Mon parti fut pris: j’attendis. Sûr de n’être point aperçu au milieu de l’obscurité, je me maintins dans la direction suivie par cette énorme masse, dont la marche était très modérée alors, et que balançait à peine le roulement de la houle.

«Enfin le steamer arriva sur moi, dominant la mer de toute son étrave, à plus de vingt pieds de hauteur. Je fus englobé dans l’écume de l’avant, mais non heurté. La longue coque de fer me frôla, et je m’écartai vigoureusement de la main. Cela dura quelques secondes à peine. Puis, quand je vis se dessiner les façons relevées de l’arrière, au risque d’être broyé par l’hélice, je m’accrochai au gouvernail.

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«Heureusement, le steamer était en pleine charge, et son hélice, profondément immergée, ne battait pas l’eau à sa surface, car je n’aurais pu me dégager de ce tourbillon ni retenir le point d’appui auquel je m’étais cramponné. Mais, comme celaexiste dans tous les navires à vapeur, deux chaînes de fer pendaient à l’arrière et venaient se relier au gouvernail. Je saisis l’une de ces chaînes, je m’élevai jusqu’à leur crampon d’amarrage, un peu au-dessus de l’eau, je m’installai tant bien que mal près de l’étambot… J’étais relativement en sûreté.

«Trois heures après, le jour vint. Je calculai qu’il me faudrait rester dans cette situation pendant vingt heures encore, si le steamer faisait escale à Brindisi ou à Otrante. Ce dont je devrais le plus souffrir, ce serait de la soif et de la faim. L’important, c’est que je ne pouvais être aperçu du pont, ni même de la baleinière, suspendue à l’arrière sur ses portemanteaux. De quelques bâtiments courant à contre-bord, il est vrai que je pouvais être vu et signalé. Mais peu de navires nous croisèrent pendant cette journée, et ils passèrent assez loin pour qu’on ne pût apercevoir un homme accroché dans les chaînes du gouvernail.

«Un ardent soleil me permit bientôt de faire sécher mes vêtements, dont je me dépouillai. Les trois cents florins d’Andréa Ferrato étaient toujours dans ma ceinture. Ils devaient m’assurer la sécurité, lorsque je serais à terre. Là, je n’aurais rien à craindre. En pays étranger, le comte Mathias Sandorf, n’avait point à redouter les agents de l’Autriche. Il n’y a pas d’extradition pour les réfugiés politiques. Mais il ne me suffisait pas que ma vie fût sauve, je voulais que l’on crût à ma mort. Personne ne devait savoir que le dernier fugitif du donjon de Pisino eût pris pied sur la terre italienne.

«Ce que je voulais se réalisa. La journée se passa sans incidents. La nuit vint. Vers dix heures du soir, un feu brilla à intervalles réguliers dans le sud-ouest. C’était le phare de Brindisi. Deux heures après, le steamer donnait à travers les passes.

«Mais alors, avant que le pilote fût venu à bord, environ à deux milles de terre, après avoir fait un paquet de mes vêtements que je fixai sur mon cou, j’abandonnai les chaînes du gouvernail, et je me glissai doucement dans l’eau.

«Une minute après, j’avais perdu de vue le steamer, qui jetait dans l’air les hennissements de son sifflet à vapeur.

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«Une demi-heure plus tard, par une mer calme, sur une grève sans ressac, je débarquai à l’abri de tout regard, je me réfugiai dans les roches, je me rhabillai, et, au fond d’une anfractuosité, garnie de goémons secs, la fatigue l’emportant sur la faim, je m’endormis.

«Au lever du jour, j’entrai à Brindisi, je cherchai un des plus modestes hôtels de la ville, et la, j’attendis les événements, avant d’arrêter le plan de toute une vie nouvelle.

«Deux jours après, Pierre, les journaux m’apprenaient que la conspiration de Trieste avait eu son dénouement. On disait aussi que des recherches avaient été faites pour retrouver le corps du comte Sandorf, mais sans résultat. J’étais tenu pour mort, – aussi mort que si je fusse tombé avec mes deux compagnons, Ladislas Zathmar et ton père, Étienne Bathory, sur la place d’armes du donjon de Pisino!

«Moi, mort!… Non, Pierre, et l’on verra si je suis vivant!»

Pierre Bathory avait avidement écouté le récit du docteur. Il était aussi vivement impressionné que si ce récit lui eût été fait du fond d’une tombe. Oui! c’était le comte Mathias Sandorf qui parlait ainsi! Vis-à-vis de lui, vivant portrait de son père, sa froideur habituelle l’avait peu à peu abandonné, il lui avait ouvert entièrement son âme, il venait de la lui montrer telle qu’elle était, après l’avoir cachée à tous depuis tant d’années! Mais il n’avait encore rien dit de ce que Pierre brûlait d’apprendre, rien de ce qu’il attendait de son concours!

Ce que le docteur venait de raconter de son audacieuse traversée de l’Adriatique, était vrai jusque dans ses moindres détails. C’est ainsi qu’il était arrivé sain et sauf à Brindisi, taudis que Mathias Sandorf allait rester mort pour tous.

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Mais il s’agissait de quitter Brindisi sans retard. Cette ville n’est qu’un port de passage. On vient s’y embarquer pour les Indes ou y débarquer pour l’Europe. Il est le plus souvent vide, excepté un ou deux jours par semaine, à l’arrivée des paquebots, et plus particulièrement de ceux de la «Peninsular and Oriental Company». Or, cela suffisait pour que le fugitif de Pisino pût être reconnu, et, on le répète, s’il n’avait rien à craindre pour sa vie, il lui importait que l’on crût à sa mort.

C’est à cela que le docteur réfléchissait, le lendemain de son arrivée à Brindisi, en se promenant au pied de la terrasse que domine la colonne de Cléopâtre, à l’endroit même où commençait l’antique voie Appienne. Déjà le plan de sa vie nouvelle était arrêté. Il voulait aller dans l’Orient conquérir la richesse, et avec elle la puissance. Mais de s’embarquer sur un de ces paquebots qui font le service sur la côte de l’Asie Mineure, au milieu de passagers de toutes nations, cela ne pouvait lui convenir. Il lui fallait un moyen de transport plus secret qu’il ne pouvait trouver à Brindisi. Aussi, le soir même, partait-il pour Otrante par le chemin de fer.

En une heure et demie, le train eut atteint cette ville, située presque au bout du talon de la botte italienne, sur ce canal qui forme l’étroite entrée de l’Adriatique. Là, dans ce port presque abandonné, le docteur put faire prix avec le patron d’un chébec, prêt à partir pour Smyrne, où il réexportait un chargement de petits chevaux albanais qui n’avaient pas trouvé acquéreur à Otrante.

Le lendemain, le chébec prenait la mer, et le docteur voyait s’abaisser sous l’horizon le phare de Punta di Luca, à l’extrême pointe de l’Italie, tandis que, sur la côte opposée, les monts Acrocérauniens s’effaçaient dans les brumes. Quelques jours plus tard, après une traversée sans incidents, le cap Matapan était doublé à l’extrémité de la Grèce méridionale, et le chébec arrivait au port de Smyrne.

Le docteur avait succinctement raconté à Pierre cette partie de son voyage, puis aussi, comment il apprit par les journaux cette mort imprévue de sa petite fille, qui le laissait seul au monde!

«Enfin, dit-il, j’étais sur cette terre de l’Asie Mineure, où, pendant tant d’années, j’allais vivre inconnu. C’est, aux études de médecine, de chimie, de sciences naturelles, dont je m’étais nourri pendant ma jeunesse dans les écoles et universités de la Hongrie – où ton père professait avec tant de renom, – c’est à ces études que j’allais demander maintenant de suffire à mon existence.

«Je fus assez heureux pour réussir, et plus promptement que je ne devais l’espérer, d’abord à Smyrne, où, pendant sept ou huit ans, je me fis une grande réputation comme médecin. Quelques cures inespérées me mirent en rapport avec les plus riches personnages de ces contrées, dans lesquelles l’art médical est encore à l’état rudimentaire. Je résolus alors de quitter cette ville. Et, comme les professeurs d’autrefois, guérissant en même temps que j’enseignais l’art de guérir, m’initiant à la thérapeutique inconnue des talebs de l’Asie Mineure et des pandits de l’Inde, je parcourus toutes ces provinces, m’arrêtant, ici quelques semaines, là quelques mois, appelé, demandé, à Karahissar, à Binder, à Adana, à Haleb, à Tripoli, à Damas, toujours précédé d’une renommée qui croissait sans cesse, et récoltant une fortune qui croissait avec ma renommée.

«Mais ce n’était pas assez. Il me fallait acquérir une puissance sans bornes, telle qu’aurait pu l’avoir un de ces opulents rajahs de l’Inde, dont la science eût égalé la richesse.

«Cette occasion se présenta.

«II y avait à Homs, dans la Syrie septentrionale, un homme qui se mourait d’une maladie lente. Aucun médecin jusqu’alors n’avait pu en reconnaître la nature. De là, impossibilité d’appliquer un traitement convenable. Ce personnage, nommé Faz-Rhât, avait occupé de hautes positions dans l’empire ottoman. Il n’était alors âgé que de quarante-cinq ans, et regrettait d’autant plus la vie qu’une immense fortune lui permettait d’en épuiser toutes les jouissances.

«Faz-Rhât avait entendu parler de moi, car, à cette époque, ma réputation était déjà grande. Il me fit prier de venir le voir à Homs, et je me rendis à son invitation.

«Docteur, me dit-il, la moitié de ma fortune est à toi, si tu me rends la vie!

Garde cette moitié de ta fortune! lui répondis-je. Je te soignerai et te guérirai, si Dieu le permet!»

«J’étudiai attentivement ce malade que les médecins avaient abandonné. Quelques mois, au plus, c’était tout ce qu’ils lui donnaient à vivre. Mais je fus assez heureux pour obtenir un diagnostic certain. Pendant trois semaines, je restai près de Faz-Rhât, afin de suivre les effets du traitement auquel je l’avais soumis. Sa guérison fut complète. Lorsqu’il voulut s’acquitter envers moi, je ne consentis à recevoir que le prix qui me paraissait dû. Puis, je quittai Homs.

«Trois ans plus tard, à la suite d’un accident de chasse, Faz-Rhât perdait la vie. Sans parents, sans descendants directs, son testament me faisait l’unique héritier de tous ses biens, dont la valeur représentative ne pouvait être estimée à moins de cinquante millions de florins.1

«Il y avait treize ans alors que le fugitif de Pisino s’était réfugié dans ces provinces de l’Asie Mineure. Le nom du docteur Antékirtt, déjà devenu quelque peu légendaire, courait à travers toute l’Europe. J’avais donc obtenu le résultat que je voulais. Restait à atteindre maintenant ce qui était l’unique but de ma vie.

«J’avais résolu de revenir en Europe, ou tout au moins sur quelque point de la Méditerranée, vers son extrême limite. Je visitai le littoral africain, et, en la payant d’un haut prix, je me rendis acquéreur d’une île importante, riche, fertile, pouvant subvenir matériellement aux besoins d’une petite colonie, l’île Antékirtta. C’est ici. Pierre, que je suis souverain, maître absolu, roi sans sujets, mais avec un personnel qui m’est dévoué corps et âme, avec des moyens de défense qui seront redoutables quand je les aurai achevés, avec des engins de communications qui me relient à divers points du périple méditerranéen, avec une flottille d’une rapidité telle que, de cette mer, j’ai pu pour ainsi dire faire mon domaine!

Où est située l’île Antékirtta? demanda Pierre Bathory.

Sur les parages de la grande Syrie, dont la réputation est détestable depuis la plus haute antiquité, à l’extrémité de cette mer que les vents du nord rendent si dangereuse, même aux navires modernes, dans le fond de ce golfe de la Sidre, qui échancre la côte africaine entre la régence de Tripolitaine et la Cyrénaïque!»

Là, en effet, au nord du groupe des îles Syrtiques, gît l’île Antékirtta. Bien des années avant, le docteur parcourait les côtes de la Cyrénaïque, Souza, l’ancien port de Cyrène, le pays de Barcah, toutes ces villes qui ont remplacé les anciennes Ptolémaïs, Bérénice, Adrianopolis, en un mot, cette antique Pentapole, autrefois grecque, macédonienne, romaine, persane, sarrasine, etc., maintenant arabe et relevant du pachalik de Tripoli. Les hasards de son voyage, – car il allait un peu où on le demandait, – le portèrent jusqu’à ces nombreux archipels qui sont semés sur le littoral lybien, Pharos et Anthirode, les jumelles de Plinthine, Enesipte, les roches Tyndariennes, Pyrgos, Platée, Ilos, les Hyphales, les Pontiennes, les îles Blanches, et enfin les Syrtiques.

Là, dans le golfe de la Sidre, à trente milles au sud-ouest du vilâyet de Ben-Ghâzi, le point le plus rapproché de la côte, cette île Antékirtta attira plus particulièrement son attention. On l’appelait ainsi, parce qu’elle est située en avant des autres groupes Syrtiques ou Kyrtiques. Le docteur, dès ce moment, eut la pensée qu’un jour il en ferait son domaine, et, comme par une prise de possession anticipée, il se donna ce nom d’Antékirtt, dont la renommée ne tarda pas à s’étendre surtout l’Ancien Monde.

Deux raisons graves lui avaient dicté ce choix: d’abord Antékirtta était suffisamment vaste, – dix-huit milles de circonférence, – pour contenir le personnel qu’il comptait y réunir; suffisamment élevée, puisque un cône, qui la domine de huit cents pieds, permettait de surveiller le golfe jusqu’au littoral de la Cyrénaïque; suffisamment variée en ses productions et arrosée par ses rios, pour subvenir aux besoins de quelques milliers d’habitants. En outre, elle était placée au fond de cette mer, terrible en ses tempêtes, qui, dans les temps préhistoriques, fut fatale aux Argonautes, dont Apollonius de Rhodes, Horace, Virgile, Properce. Sénèque, Valérius Flaccus, Lucain, et tant d’autres plus géographes que poètes, Polybe, Salluste, Strabon, Mela, Pline, Procope, signalèrent les effroyables dangers, en chantant ou décrivant ces Syrtes, ces «entraînante"»véritable sens de leur nom.

C’était bien le domaine qui convenait au docteur Antékirtt. Ce fut celui qu’il acquit pour une somme considérable, en toute propriété, sans obligation féodale ni d’aucune autre sorte, – acte de cession qui fut pleinement ratifié par le Sultan et fit du possesseur d’Antékirtta un propriétaire souverain.

Depuis trois ans déjà, le docteur résidait en cette île. Environ trois cents familles d’Européens ou d’Arabes, attires par ses offres et la garantie d’une vie heureuse, y formaient une petite colonie, comprenant à peu près deux mille âmes. Ce n’étaient point des esclaves ni même des sujets, mais des compagnons dévoués à leur chef, non moins qu’à ce coin du globe terrestre devenu leur nouvelle patrie.

Peu à peu, une administration régulière y fut organisée avec une milice préposée à la défense de l’île, une magistrature choisie parmi les notables, qui n’avait guère l’occasion d’exercer son mandat. Puis, sur des plans envoyés par le docteur dans les meilleurs chantiers de l’Angleterre, de la France ou de l’Amérique, on avait construit cette flottille merveilleuse, steamers, steam-yachts, goëlettes ou «Électrics,» destinée aux rapides excursions dans le bassin de la Méditerranée. En même temps, des fortifications commencèrent a s’élever sur Antékirtta; mais elles n’étaient pas encore achevées, bien que le docteur pressât ces travaux, non sans de sérieuses raisons.

Antékirtta avait-elle donc quelque ennemi à craindre dans les parages de ce golfe de la Sidre? Oui! Une secte redoutable, à vrai dire une association de pirates, n’avait pas vu sans envie et sans haine un étranger fonder cette colonie dans le voisinage du littoral lybien.

Cette secte, c’était la Confrérie musulmane de Sidi-Mohammed Ben’Ali-Es-Senoùsî En cette année (1300 de l’hégire), elle se faisait plus menaçante que jamais, et déjà son domaine géographique comptait près de trois millions d’adhérents. Ses zaouiyas, ses vilâyets, centres d’action répandus en Égypte, dans l’Empire Ottoman d’Europe et d’Asie, dans le pays des Baêlé et des Toubou, dans la Nigritie orientale, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, dans le Sahara indépendant, jusqu’aux confins de la Nigritie occidentale, existaient en plus grand nombre dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque. De là, un danger permanent pour les établissements européens de l’Afrique septentrionale, pour cette admirable Algérie, destinée à devenir le plus riche pays du monde, et spécialement, pour cette île Antékirtta, ainsi qu’on en pourra juger. Donc, réunir tous les moyens modernes de protection et de défense n’était qu’un acte de prudence de la part du docteur.

Voilà ce que Pierre Bathory apprit dans cette conversation, qui allait l’instruire de tant de choses encore. C’était à l’île Antékirtta qu’il avait été transporté, au fond de la mer des Syrtes, comme en un des coins les plus ignorés de l’Ancien monde, à quelques centaines de lieues de Raguse, où il avait laissé deux êtres, dont le souvenir ne devait jamais le quitter, sa mère et Sava Toronthal.

Puis, en quelques mots, le docteur compléta les détails qui concernaient cette seconde moitié de son existence. Pendant qu’il prenait ainsi ses dispositions pour assurer la sécurité de l’île, tandis qu’il s’occupait de mettre en valeur les richesses de son sol, de l’aménager pour les besoins matériels et moraux d’une petite colonie, il était tenu au courant de ce que devenaient ses amis d’autrefois, dont il n’avait jamais perdu la trace, – entre autres, Mme Bathory, son fils et Borik qui avaient quitté Trieste pour venir s’établir à Raguse.

Pierre apprit ainsi pourquoi la goëlette Savarèna était arrivée à Gravosa dans ces conditions qui avaient si fort intrigué la curiosité publique, pourquoi le docteur avait rendu visite à Mme Bathory, comment et, sans que son fils en eût jamais rien su, l’argent, mis à sa disposition, avait été refusé, comment le docteur était arrivé à temps pour arracher Pierre à celte tombe dans laquelle il n’était qu’endormi d’un sommeil magnétique.

«Toi, mon fils, ajouta-t-il, oui! toi, qui, la tête perdue, n’as pas reculé devant un suicide!…»

À ce mot, dans un mouvement d’indignation, Pierre eut la force de se redresser.

«Un suicide!… s’écria-t-il. Avez-vous donc pu croire que je me sois frappé moi-même?

Pierre… un moment de désespoir!…

Désespéré, oui! je l’étais!… Je me croyais même abandonné de vous, l’ami de mon père, abandonné après des promesses que vous m’aviez faites et que je ne vous demandais pas!… Désespéré, oui! et je le suis encore!… Mais au désespéré Dieu ne dit pas de mourir!… Il lui dit de vivre… pour se venger!

Non… pour punir! répondit le docteur. Mais, Pierre, qui donc à pu te frapper?

Un homme que je hais, répondit Pierre, un homme avec lequel je me suis rencontré ce soir-là, par hasard, dans un chemin désert, le long des murailles de Raguse! Peut-être cet homme a-t-il cru que j’allais m’élancer sur lui et le provoquer!… Mais il m’a prévenu!… Il m’a frappé!… Cet homme, c’est Sarcany, c’est…»

Pierre ne put achever. À la pensée de ce misérable, dans lequel il voyait maintenant le mari de Sava, son cerveau se troubla, ses yeux se fermèrent, la vie sembla se retirer de lui comme si sa blessure se fût rouverte.

En un instant, le docteur l’eut ranimé, il lui eut rendu sa connaissance, et, le regardant:

«Sarcany!… Sarcany!» murmura-t-il.

Il eût été nécessaire que Pierre prît quelque repos, après la secousse qu’il venait de subir. Il ne le voulut pas.

«Non! dit-il. Tous m’avez dit en commençant: Et d’abord l’histoire du docteur Antékirtt, depuis le moment où le comte Mathias Sandorf s’est précipité dans les eaux de l’Adriatique…

Oui, Pierre.

Il vous reste donc à m’apprendre ce que je ne sais pas encore du comte Mathias Sandorf!

As-tu la force de m’entendre?

Parlez!

Soit! répondit le docteur. Il vaut mieux en finir avec ces secrets que tu as le droit de connaître, avec tout ce que ce passé contient de terrible, pour ne plus y jamais revenir! Pierre, tu as pu croire que je t’avais abandonné, parce que j’avais quitté Gravosa!… Écoute-moi donc!… Tu me jugeras ensuite!

«Tu sais, Pierre, que, la veille du jour fixé pour l’exécution du jugement, mes compagnons et moi, nous avons tenté de nous échapper de la forteresse de Pisino. Mais Ladislas Zathmar fut saisi par les gardiens, au moment où il allait nous rejoindre au pied du donjon. Ton père et moi, emportés par le torrent du Buco, nous étions déjà hors de leurs atteintes.

«Après avoir échappé miraculeusement aux tourbillons de la Foïba, lorsque nous prîmes pied sur le canal de Lème, nous fûmes aperçus par un misérable, qui n’hésita pas à vendre nos têtes que le gouvernement venait de mettre à prix. Découverts chez un pêcheur de Rovigno, au moment, où il se disposait à nous transporter de l’autre côté de l’Adriatique, ton père fut arrêté et ramené à Pisino. Plus heureux, je parvins à m’échapper! Voilà ce que tu sais, mais voici ce que tu ne sais pas.

«Avant la délation de cet Espagnol, nommé Carpena, – délation qui coûta au pêcheur Andréa Ferrato la liberté et la vie, quelques mois après, – deux hommes avaient vendu le secret des conspirateurs de Trieste.

Leurs noms?… s’écria Pierre Bathory.

Demande-moi d’abord comment leur trahison fut découverte?» répondit le docteur.

Et il fit rapidement le récit de ce qui s’était passé dans la cellule du donjon, il raconta comment un phénomène d’acoustique lui avait livré les noms des deux traîtres.

«Leurs noms, docteur! s’écria encore une fois Pierre Bathory. Vous ne refuserez pas de me les dire!

Je te les dirai!

Quels sont-ils?

L’un d’eux est ce comptable, qui s’était introduit comme espion dans la maison de Ladislas Zathmar! C’est l’homme qui a voulu t’assassiner! C’est Sarcany.

Sarcany! s’écria Pierre, qui retrouva assez de forces pour marcher vers le docteur. Sarcany!… Ce misérable!.,. Et vous le saviez!… Et vous, le compagnon d’Étienne Bathory, vous qui offriez à son fils votre protection, vous à qui j’avais confié le secret de mon amour, vous qui l’aviez encouragé, vous avez laissé cet infâme s’introduire dans la maison de Silas Toronthal, quand vous pouviez la lui fermer d’un mot!… Et, par votre silence, vous avez autorisé ce crime… oui! ce crime!… qui a livré cette malheureuse jeune fille à ce Sarcany!

Oui, Pierre, j’ai fait cela!

Et pourquoi?…

Parce qu’elle ne pouvait devenir ta femme!

Elle!… elle!…

Parce que, si Pierre Bathory eût épousé mademoiselle Toronthal, c’eût été un crime plus abominable encore!

Mais pourquoi?… pourquoi?.., répétait Pierre, arrivé au paroxysme de l’angoisse.

Parce que Sarcany avait un complice!.,. Oui! un complice dans cette odieuse machination qui a envoyé ton père à la mort!… Et ce complice… il faut bien que tu le connaisses enfin!… c’est le banquier de Trieste, Silas Toronthal!»

Pierre avait entendu, il avait compris!… Il ne put répondre. Un spasme contractait ses lèvres. Il se fût affaissé, sans l’horreur qui paralysait et raidissait tout son corps. A travers sa pupille dilatée, on eût dit que son regard plongeait dans des ténèbres insondables.

Cela no dura que quelques secondes, pendant lesquelles le docteur se demanda avec épouvante si le patient n’allait pas succomber, après l’horrible opération qu’il lui avait fait subir!

Mais c’était aussi une énergique nature que Pierre Bathory. Il parvint à maîtriser toutes les révoltes de son âme. Quelques larmes coulèrent de ses yeux!… Puis, après être retombé sur son fauteuil, il abandonna sa main à celle du docteur.

«Pierre, dit celui-ci d’une voix tendre et grave, pour le monde entier, nous sommes morts tous les deux! Maintenant, je suis seul sur terre, je n’ai plus d’amis, je n’ai plus d’enfant!… Veux-tu être mon fils?

Oui!… père!…» répondit Pierre Bathory.

Et, on réalité, ce fut bien le sentiment paternel, uni an sentiment filial, qui se jeta dans les bras l’un de l’autre.

 

 

Chapitre III

Ce qui se passait à Raguse.

 

andis que ces faits s’accomplissaient à Antékirtta, voici quels sont les derniersévénements dont Raguse fut le théâtre.

Mme Bathory n’était plus alors dans cette ville. Après la mort de son fils, Borik, aidé de quelques amis, avait pu l’entraîner loin de cette maison de la rue Marinella. Pendant les premiers jours, on avait, craint que la raison de la malheureuse mère ne résistât pas à ce dernier coup. Et, de fait, cette femme, si énergique qu’elle fût, donna quelques signes d’un trouble mental, dont s’effrayèrent les médecins. C’est dans ces conditions et par leurs conseils que Mme Bathory fut emmenée au petit village de Vinticello, chez un ami de sa famille. Là les soins ne devaient pas lui manquer. Mais quelle consolation eût-on pu faire accepter à cette mère, à cette épouse, deux fois atteinte dans son amour pour son mari et pour son fils?

Son vieux serviteur n’avait point voulu la quitter. Aussi, la maison de la rue Marinella bien close, l’avait-il suivie pour rester l’humble et assidu confident de tant de douleurs.

Quant à Sava Toronthal, maudite par la mère de Pierre Bathory, entre eux il ne lut jamais question d’elle. Ils ignoraient même que son mariage eût été remis à une époque plus éloignée.

En effet, l’état dans lequel se trouvait la jeune fille l’obligea à prendre le lit. Elle avait reçu un coup aussi inattendu que terrible. Celui qu’elle aimait était mort… mort de désespoir, sans doute!… Et c’était son corps que l’on portait au cimetière, au moment où elle quittait l’hôtel pour aller accomplir cette odieuse union!

Pendant dix jours, c’est-à-dire jusqu’au 16 juillet, Sava fut dans un situation très alarmante. Sa mère ne la quitta pas. C’étaient d’ailleurs les derniers soins que dût lui donner Mme Toronthal, car elle-même allait être frappée à son tour mortellement.

Pendant ces longues heures, quelles pensées s’échangèrent entre la mère et la fille? On le devine, sans qu’il soit nécessaire d’y insister. Deux noms revenaient sans cesse au milieu des sanglots et des larmes, – le nom de Sarcany, pour le maudire, – celui de Pierre, qui n’était plus qu’un nom gravé sur une tombe, pour le pleurer!

De ces conversations, auxquelles Silas Toronthal s’interdit de jamais prendre part, – il évitait même de voir sa fille, – il résulta que Mme Toronthal fit une dernière démarche auprès de son mari. Elle voulait qu’il consentît à renoncer à ce mariage, dont l’idée seule était une épouvante, une horreur, pour Sava.

Le banquier demeura inébranlable dans sa résolution. Peut-être, livré à lui-même, étranger à toute pression, se fût-il rendu aux observations qui lui étaient faites et qu’il devait se faire? Mais, dominé par son complice, plus encore qu’on ne le pourrait croire, il refusa d’entendre Mme Toronthal. Le mariage de Sava et de Sarcany était décidé, il se ferait, dès que la santé de Sava le permettrait.

Il est aisé d’imaginer quelle avait été l’irritation de Sarcany, lorsque cet incident imprévu s’était produit, avec quelle colère peu dissimulée il vit ce trouble apporté dans son jeu, et de quelles obsessions il assaillit Silas Toronthal! Ce n’était qu’un retard, sans doute, mais ce retard, s’il se prolongeait, risquait de renverser tout le système sur lequel il échafaudait son avenir. D’autre part, il n’ignorait pas que Sava ne pouvait avoir pour lui qu’une répulsion insurmontable.

Et cette répulsion, que fût-elle devenue, si la jeune fille eût soupçonné que Pierre Bathory était tombé sous le poignard de l’homme qu’on lui imposait pour époux!

Quant à lui, il ne pouvait que s’applaudir d’avoir en cette occasion de faire disparaître son rival. Pas un remords, d’ailleurs, ne pénétra dans cette âme fermée à tout sentiment humain.

«Il est heureux, dit-il un jour à Silas Toronthal, que ce garçon ait eu la pensée de se tuer! Moins il en restera, de cette race des Bathory, mieux cela vaudra pour nous! En vérité, le ciel nous protège!»

Et, en effet, que restait-il maintenant des trois familles Sandorf, Zathmar et Bathory? Une vieille femme, dont les jours étaient comptés. Oui! Dieu semblait les protéger, ces misérables, et il aurait porté sa protection jusqu’aux dernières limites, le jour où Sarcany serait le mari de Sava Toronthal, le maître de sa fortune!

Cependant il paraît que Dieu voulait l’éprouver par la patience, car le retard apporté à ce mariage paraissait devoir se prolonger.

Lorsque la jeune fille se fut relevée – physiquement au moins – de cette effroyable secousse, lorsque Sarcany put croire qu’il allait être question de reprendre ses projets, Mme Toronthal tomba malade à son tour. Chez cette malheureuse femme, les ressorts de la vie étaient usés. On ne s’en étonnera pas, après ce qu’avait été toute son existence depuis les événements de Trieste, lorsqu’elle avait appris à quel homme indigne elle était liée. Puis, survinrent sinon ses luttes, du moins ses démarches en faveur de Pierre, pour réparer en partie le mal fait à la famille Bathory, l’inutilité de ses prières devant l’influence de Sarcany, si inopinément revenu à Raguse.

Dès les premiers jours, il fut constant que cette vie allait se briser définitivement. Quelques jours encore, c’était tout ce que les médecins pouvaient donner à Mme Toronthal. Elle se mourait d’épuisement. Aucun traitement n’eût pu la sauver, quand même Pierre Bathory fût sorti de sa tombe pour devenir le mari de sa fille!

Sava put lui rendre alors tous les soins qu’elle avait reçus d’elle, et ne quitta plus son chevet ni la nuit ni le jour.

Ce que Sarcany dut éprouver devant ce nouveau retard, on le comprend. De là, d’incessantes objurgations au banquier, qui n’était pas moins que lui réduit à l’impuissance.

Le dénouement de cette situation ne pouvait se faire attendre.

Vers le 29 juillet, c’est-à-dire quelques jours après, Mme Toronthal parut avoir retrouvé un peu de ses forces.

Ce fut une fièvre ardente qui les lui donna, mais dont la violence devait l’emporter dans les quarante-huit heures.

Dans cette fièvre, le délire la prit: elle se mit à divaguer, laissant échapper des phrases incompréhensibles.

Un mot, – un nom qui revenait sans cesse, – était bien fait pour surprendre Sava. C’était celui de Bathory, non pas le nom du jeune homme, mais le nom de sa mère que la malade appelait, suppliait, répétant, comme si elle eût été assaillie de remords:

«Pardonnez!… madame!… pardonnez!…»

Et, lorsque Mme Toronthal, dans un répit que lui laissaient les accès de fièvre, fut interrogée par la jeune fille:

«Tais-toi!,.. Sava!… Tais-toi!… Je n’ai rien dit!…» s’écriait-elle, épouvantée.

Vint la nuit du 30 au 31 juillet. Un instant, les médecins purent croire que la maladie de Mme Toronthal, après avoir atteint son période le plus aigu, allait commencer à décroître.

La journée avait été meilleure, sans troubles cérébraux, et il y avait lieu d’être surpris d’un changement si inattendu dans l’état de la malade. La nuit même promettait d’être aussi calme que l’avait été la journée.

Mais, s’il en était ainsi, c’est que Mme Toronthal, au moment de mourir, venait de sentir renaître en elle une énergie dont on l’eût crue incapable. C’est qu’après s’être mise en règle avec Dieu, elle avait pris une résolution et n’attendait plus que l’occasion de l’exécuter.

Cette nuit-là, elle exigea que la jeune fille allât se reposer quelques heures. Sava, malgré tout ce qu’elle put objecter, dut obéir a sa mère, tant elle la vit décidée sur ce point.

Vers onze heures du soir, Sava rentra dans sa chambre. Mme Toronthal resta seule dans la sienne. Tout dormait dans l’hôtel, où régnait ce silence qu’on a si justement nommé un «silence de mort!»

Mme Toronthal se releva alors, et cette malade, à laquelle on croyait que sa faiblesse interdisait le plus léger mouvement, eut la force, après s’être vêtus, d’aller s’asseoir devant un petit bureau.

Là elle prit une feuille de papier à lettre, et, d’une main tremblante, écrivit quelques lignes seulement qui furent suivies de sa signature. Puis, elle glissa cette lettre dans une enveloppe qui fut cachetée et sur laquelle elle mit cette adresse:

«Madame Bathory, rue Marinella, Stradone.

Raguse.»

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Mme Toronthal, se raidissant alors contre la fatigue que ce travail lui avait causé, poussa la porte de sa chambre, descendit le grand escalier, traversa la cour de l’hôtel, ouvrit, non sans peine, la petite porte qui donnait sur la rue, et se trouva dans le Stradone.

Le Stradone était sombre et désert à cette heure, car il devait être plus de minuit.

Mme Toronthal. se traînant d’un pas chancelant, remonta le trottoir de gauche, pendant une cinquantaine de pas, s’arrêta devant une boîte postale, y jeta sa lettre et revint vers l’hôtel.

Mais tout ce qu’elle avait retrouvé de force pour accomplir ce dernier acte de sa volonté, était épuisé, et elle tomba, sans mouvement, sur le seuil de la porte cochère.

Ce fut là qu’elle fut trouvée une heure après. Ce fut là que Silas Toronthal et Sava vinrent la reconnaître. C’est de là qu’on la transporta dans sa chambre, sans qu’elle eût repris connaissance,

Le lendemain, Silas Toronthal apprit à Sarcany ce qui venait de se passer. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu soupçonner que Mme Toronthal fût allée, pendant cette nuit, mettre une lettre dans la boîte du Stradone. Mais pourquoi avait-elle quitté l’hôtel? Ils ne purent se l’expliquer, et ce fut pour eux un grave sujet d’inquiétude.

La malade languit encore pendant vingt-quatre heures. Elle ne donnait signe de vie que par quelques soubresauts convulsifs, derniers efforts d’une âme qui allait s’échapper. Sava lui avait pris la main, comme pour la retenir dans ce monde où elle allait se trouver si abandonnée! Mais la bouche de sa mère était muette, maintenant, et le nom de Bathory ne s’échappait plus de ses lèvres. Sans doute, sa conscience tranquillisée, sa dernière volonté accomplie, Mme Toronthal n’avait plus une prière à faire ni un pardon à demander.

La nuit suivante, vers trois heures du matin, pendant que Sava se trouvait seule près d’elle, la mourante fit un mouvement, et sa main vint toucher la main de sa fille.

À ce contact, ses yeux fermés s’ouvrirent à demi. Puis son regard se dirigea sur Sava. Ce regard fut si interrogateur que Sava n’aurait pu s’y méprendre.

«Mère… mère! dit-elle, que veux-tu?»

Mme Toronthal fit un signe affirmatif.

«Me parler?…

Oui!» fit distinctement entendre Mme Toronthal.

Sava s’était courbée au chevet du lit, et un nouveau signe lui indiqua de s’approcher plus près encore.

Sava posa sa tête près de la tête de sa mère, qui lui dit:

«Mon enfant, je vais mourir!…

Mère… mère!

Plus bas!… murmura Mme Toronthal, plus bas!… Que personne ne puisse m’entendre!»

Puis, après un nouvel effort:

«Sava, dit-elle, j’ai à te demander pardon du mal que je t’ai fait… du mal que je n’ai pas eu le courage d’empêcher!

Toi… mère!… Toi, m’avoir fait du mal!… Toi, me demander pardon!

Un dernier baiser, Sava!… Oui!… Le dernier!… Cela voudra dire que tu me pardonnes!»

La jeune fille vint doucement poser ses lèvres sur le front pâle de la mourante.

Celle-ci eut la force de lui passer le bras autour du cou. Se relevant alors et la regardant avec une fixité effrayante:

«Sava!… dit-elle, Sava… tu n’es pas la fille de Silas Toronthal!… Tu n’es pas ma fille!… Ton père….»

Elle ne put achever. Une convulsion la rejeta hors des bras de Sava, et son âme s’échappa avec ces dernières paroles.

La jeune fille s’était penchée sur la morte!… Elle voulait la ranimer!… Ce fut inutile.

Alors elle appela. On accourut de tout l’hôtel. Silas Toronthal arriva un des premiers dans la chambre de sa femme.

En l’apercevant, Sava, prise d’un irrésistible mouvement de répulsion, recula devant cet homme qu’elle avait maintenant le droit de mépriser, de haïr, car il n’était pas son père! La mourante l’avait dit, et l’on ne meurt pas sur un mensonge!

Puis, Sava s’enfuit, épouvantée de ce que lui avait dit la malheureuse femme qui l’avait aimée comme sa fille, – encore plus épouvantée, peut-être, de ce qu’elle n’avait pas eu le temps de lui dire.

Le surlendemain, les funérailles de Mme Toronthal se firent avec ostentation. Cette foule d’amis que compte tout homme riche entoura le banquier. Près de lui marchait Sarcany, affirmant ainsi par sa présence que rien n’était changé aux projets qui devaient le faire entrer dans la famille Toronthal. C’était, en effet, son espoir; mais s’il devait jamais se réaliser, ce ne serait pas sans qu’il eût surmonté bien des obstacles encore. Sarcany pensait, d’ailleurs, que les circonstances ne pouvaient qu’être favorables à l’accomplissement de ses projets, puisqu’elles laissaient plus complètement Sava à sa merci.

Cependant le retard, provoqué par la maladie de Mme Toronthal, allait être prolongé par sa mort. Pendant le deuil de la famille, il ne pouvait être question de mariage. Les convenances exigeaient que plusieurs mois, au moins, se fussent écoulés depuis le décès.

Cela, sans doute, dut vivement contrarier Sarcany, pressé d’arriver à ses fins. Quoi qu’il en eût, force lui fut de respecter les usages, mais non sans que de vives explications eussent été échangées entre Silas Toronthal et lui. Et ces discussions se terminaient toujours par cette phrase que répétait le banquier:

«Je n’y puis rien, et d’ailleurs, pourvu que le mariage soit fait avant cinq mois, vous n’avez aucune raison d’être inquiet!»

Évidemment ces deux personnages se comprenaient. Toutefois, en se rendant à cette raison, Sarcany ne cessait de manifester une irritation qui amenait parfois des scènes d’une extrême violence.

Tous deux, au surplus, n’avaient pas cessé d’être inquiets depuis la démarche incompréhensible, faite par Mme Toronthal la veille de sa mort. Et même, la pensée vint à Sarcany que la mourante avait pu vouloir mettre à la poste une lettre dont elle tenait à cacher la destination.

Le banquier, auquel Sarcany communiqua cette idée, ne fut pas éloigné de croire qu’il en était ainsi.

«Si cela est, répétait Sarcany, cette lettre nous menace directement et gravement. Votre femme a toujours soutenu Sava contre moi, elle soutenait même mon rival, et qui sait si, au moment de mourir, elle n’a pas retrouvé une énergie dont on ne la croyait pas capable pour trahir nos secrets! Dans ce cas, ne devrions-nous pas prendre les devants et quitter une ville où, vous et moi. nous avons plus à perdre qu’à gagner?

Si cette lettre nous menaçait, lui fit observer Silas Toronthal, quelques jours plus tard, la menace aurait déjà produit son effet, et, jusqu’ici, rien n’est changé à notre situation!»

À cet argument, Sarcany ne savait que répondre. En effet, si la lettre de Mme Toronthal se rapportait à leurs futurs projets, il n’en était rien résulté encore, et il ne semblait pas qu’il y eût péril en la demeure. Quand le danger apparaîtrait, il serait temps d’agir.

C’est ce qui arriva, mais autrement que tous deux ne devaient le supposer, quinze jours après la mort de Mme Toronthal.

Depuis le décès de sa mère, Sava s’était toujours tenue à l’écart, sans même quitter sa chambre. On ne la voyait même plus aux heures des repas. Le banquier, gêné vis-à-vis d’elle, ne cherchait point un tête-à-tête qui n’eût pu que l’embarrasser. Il la laissait donc agir à sou gré, et vivait de son côté dans une autre partie de l’hôtel.

Plus d’une fois, Sarcany avait durement blâmé Silas Toronthal d’accepter cette situation. Par suite des habitudes prises, il n’avait plus aucune occasion de rencontrer la jeune fille. Cela ne pouvait convenir à ses desseins ultérieurs. Aussi s’en expliquait-t-il très nettement avec le banquier. Bien qu’il ne pût être question d’une célébration de mariage pendant les premiers mois de deuil, il ne voulait pas que Sava s’accoutumât à l’idée que son père et lui eussent renoncé à celle union.

Enfin Sarcany se montra si impérieux, si exigeant vis-à-vis de Silas Toronthal, que celui-ci, le 16 août, fit prévenir Sava qu’il voulait lui parler le soir même. Comme il la prévenait que Sarcany désirait être présent à cet entretien, il s’attendait à un refus. Il n’en fut rien. Sava fit répondre qu’elle se tenait à ses ordres.

Le soir venu, Silas Toronthal et Sarcany attendaient impatiemment Sava dans le grand salon de l’hôtel. Le premier était décidé à ne point se laisser mener, ayant pour lui les droits que donne la puissance paternelle. Le second, résolu à se contenir, à écouter plutôt qu’à parler, voulait surtout tâcher de découvrir quelles étaient les secrètes pensées de la jeune fille. Il craignait toujours qu’elle ne fût plus instruite de certaines choses qu’on ne le supposait.

Sava entra dans le salon à l’heure dite. Sarcany se leva quand elle parut; mais au salut qu’il lui fit, la jeune fille ne répondit même pas par une simple inclinaison de tête. Elle ne semblait pas l’avoir vu, ou plutôt, elle ne voulait pas le voir.

Sur un signe de Silas Toronthal, Sava s’assit. Puis, froidement, la figure plus pâle encore sous ses vêtements de deuil, elle attendit qu’une demande lui eût été adressée.

«Sava, dit le banquier, j’ai respecté la douleur que t’a causée la mort de ta mère en ne troublant pas ta solitude. Mais, à la suite de ces tristes événements, on se trouve nécessairement amené à traiter certaines affaires d’intérêt!… Bien que tu n’aies pas encore atteint ta majorité, il est bon que tu saches quelle part te revient dans l’héritage de…

S’il ne s’agit que d’une question de fortune, répondit Sava, il est inutile de discuter plus longtemps. Je ne prétends à rien dans l’héritage dont vous voulez parler!»

Sarcany fit un mouvement qui pouvait indiquer de sa part un assez vif désappointement, mais aussi, peut-être, une surprise mêlée de quelque inquiétude.

«Je pense, Sava, repris Silas Toronthal, que tu n’as pas bien compris la portée de tes paroles. Que tu le veuilles ou non, tu es l’héritière de madame Toronthal, ta mère, et la loi m’obligera à te rendre des comptes, lorsque tu seras majeure…

À moins que je ne renonce à cette succession! répondit tranquillement la jeune fille.

Et pourquoi?

Parce que je n’y ai, sans doute, aucun droit!»

Le banquier se redressa sur son fauteuil. Jamais il ne se fût attendu à cette réponse. Quant à Sarcany, il ne dit rien. Pour lui, Sava jouait un jeu, et il s’attachait simplement à voir clair dans ce jeu.

«Je ne sais, Sava, reprit Silas Toronthal, impatienté par les froides réparties de la jeune fille, je ne sais ce que signifient tes paroles ni ce qui a pu te les dicter! D’ailleurs, je ne viens pas ici discuter droit et jurisprudence! Tu es sous ma tutelle, tu n’as pas qualité pour refuser ou accepter! Donc, tu voudras bien te soumettre à l’autorité de ton père, que tu ne contestes pas, j’imagine?…

Peut-être! répondit Sava.

Vraiment, s’écria Silas Toronthal, qui commençait à perdre quelque peu de son sang-froid, vraiment! Mais tu parles trois ans trop tôt, Sava! Quand tu auras atteint ta majorité, tu feras ce qu’il te conviendra de ta fortune! Jusque-là, c’est à moi que tes intérêts sont confiés, et je les défendrai comme je l’entends!

Soit, répondit Sava, j’attendrai.

Et qu’attendras-tu? répliqua le banquier. Tu oublies sans doute que ta situation va changer, dès que les convenances le permettront! Tu as donc d’autant moins le droit de faire bon marché de ta fortune que tu n’es plus seule intéressée dans l’affaire,…

Oui!… une affaire! répondit Sava d’un ton de mépris.

Croyez bien, mademoiselle… crut devoir dire Sarcany, que ce mot prononcé avec le plus blessant dédain visait directement, veuillez croire qu’un sentiment plus honorable…»

Sava n’eut pas même l’air de l’entendre et ne cessa do regarder le banquier, qui lui disait d’une voix irritée:

«Non, pas seule… puisque la mort de ta mère n’a rien pu changer à nos projets!

Quels projets? demanda la jeune fille.

Ce projet d’union que tu feins d’oublier et qui doit faire mon gendre de monsieur Sarcany!

Êtes-vous bien sûr quo ce mariage fera de monsieur Sarcany votre gendre?»

L’insinuation était si directe, cette fois, que Silas Toronthal se leva pour sortir, tant il avait besoin de cacher son trouble. Mais Sarcany le retint d’un geste. Lui voulait aller jusqu’au bout, il voulait absolument savoir à quoi s’en tenir.

«Écoutez-moi, mon père, car c’est pour la dernière fois que je vous donne ce nom, dit alors la jeune fille. Ce n’est pas pour moi que monsieur Sarcany prétend m’épouser, c’est pour cette fortune dont je ne veux plus aujourd’hui! Quelle que soit son impudence, il n’oserait me démentir! Cependant, puisqu’il me rappelle que j’avais consenti à ce mariage, ma réponse sera facile! Oui! j’ai dû me sacrifier, quand j’ai pu croire que l’honneur de mon père était en jeu dans cette question; mais mon père, vous le savez bien, ne peut être mêlé à cet odieux compromis! Si donc vous désirez enrichir monsieur Sarcany, donnez-lui votre fortune!… C’est tout ce qu’il demande!»

La jeune fille s’était levée, et, à son tour, elle se dirigeait vers la porte.

«Sava, s’écria alors Silas Toronthal, qui alla se placer devant elle, il y a dans tes paroles… une telle incohérence que je ne les comprends pas… que, sans doute, tu ne les comprends pas toi-même!… Je me demande si la mort de ta mère…

Ma mère… oui! c’était ma mère… ma mère par le cœur! murmura la jeune fille.

–…si la douleur n’a pas ébranlé ta raison, continua Silas Toronthal qui n’entendait plus que lui-même. Oui! si tu n’es pas folle…

Folle!

Mais ce que j’ai résolu s’accomplira, et, avant six mois, tu seras la femme de Sarcany.

Jamais!

Je saurai bien t’y contraindre!

Et de quel droit? répondit la jeune fille avec un mouvement d’indignation qui lui échappa enfin.

Du droit que me donne l’autorité paternelle!…

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Vous… monsieur!… Vous n’êtes pas mon père, et je ne me nomme pas Sava Toronthal!»

Sur ces derniers mots, le banquier, ne trouvant rien à répondre, recula et, sans même retourner la tête, la jeune fille sortit du salon pour regagner sa chambre.

Sarcany, qui avait attentivement observé Sava pendant cet entretien, ne fut point surpris de la manière dont il venait de finir. Il l’avait bien deviné. Ce qu’il devait redouter s’était produit. Sava savait qu’aucun lien ne la rattachait à la famille Toronthal.

Quant au banquier, il fut d’autant plus anéanti par ce coup imprévu qu’il n’avait plus été assez maître de lui-même pour le voir venir.

Sarcany prit alors la parole, et avec sa netteté habituelle, il résuma la situation. Silas Toronthal se contentait d’écouter. Il ne pouvait qu’approuver, d’ailleurs, tant les dires de son ancien complice étaient dictés par une indiscutable logique.

«Il ne faut plus compter que Sava consente jamais, volontairement du moins, à ce mariage, dit-il. Mais pour les motifs que nous connaissons, plus que jamais aussi il faut que ce mariage se fasse! Que sait-elle de notre passé? Rien, car elle l’eût dit! Ce qu’elle sait, c’est qu’elle n’est pas votre fille, voilà tout! Connaît-elle son père? Pas davantage! C’eût été le premier nom qu’elle nous aurait jeté à la face! Est-elle instruite depuis longtemps de sa situation véritable vis-à-vis de vous? Non encore, et il est probable que c’est seulement au moment de mourir que madame Toronthal aura parlé! Mais ce qui me paraît non moins certain, c’est qu’elle n’a dû dire à Sava que ce qu’il fallait pour que celle-ci eût le droit de refuser d’obéir à l’homme qui n’est pas son père!»

Silas Toronthal approuva d’un mouvement de tête l’argumentation de Sarcany. Or, on le sait, Sarcany ne se trompait ni sur la manière dont la jeune fille avait été instruite de ces choses, ni sur l’époque depuis laquelle elle les savait, ni enfin sur ce qui lui avait été seulement révélé du secret de sa naissance.

«Concluons maintenant, reprît Sarcany. Si peu que Sava sache de ce qui la concerne, et bien qu’elle ignore ce qui nous regarde dans le passé, nous sommes menacés tous les deux, vous dans l’honorable situation qui vous est faite à Raguse, moi dans les intérêts considérables que doit m’assurer ce mariage et auxquels je prétends ne pas renoncer! Donc, ce qu’il faut faire et le plus tôt possible, le voici: Quitter Raguse, vous et moi, emmener Sava, sans qu’elle ait pu parler ni voir personne, plutôt aujourd’hui que demain, puis, ne revenir en cette ville qu’une fois le mariage accompli, et lorsque, devenue ma femme, Sava aura intérêt à se taire! Une fois à l’étranger, elle sera si bien soustraite à toute influence que nous n’aurons rien à redouter d’elle! Quant à la faire consentir à ce mariage, volontairement, et dans les délais qui doivent m’assurer ses avantages, cela me regarde, et Dieu me damne, si je n’y réussis pas!»

Silas Toronthal en convint: la situation était bien telle que venait de la chiffrer Sarcany. Il ne songea pas à résister. Dominé de plus en plus par son complice, il ne l’eût pu d’ailleurs. Et pourquoi l’aurait-il fait? Pour cette jeune fille à laquelle il avait toujours inspiré une invincible répulsion, pour laquelle son cœur ne s’était jamais ouvert?

Ce soir-là, il fut bien convenu que ce projet serait mis à exécution avant même que Sava eût pu quitter l’hôtel. Puis Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. Et s’ils mirent une hâte extrême à l’exécution de leur projet, il n’eurent pas tort, on va le voir.

En effet, le surlendemain, Mme Bathory, accompagnée de Borik, après avoir quitté le village de Vinticello, revint pour la première fois depuis la mort de son fils à la maison de la rue Marinella. Elle avait résolu de la quitter définitivement, ainsi que cette ville, trop pleine pour elle de déchirants souvenirs, et venait faire ses préparatifs de départ.

Lorsque Borik eut ouvert la porte, il trouva une lettre qui avait été déposée dans la boîte de la maison.

C’était la lettre que Mme Toronthal avait mise à la poste, la veille même de sa mort, et dans des circonstances que l’on n’a point oubliées.

Mme Bathory prit cette lettre, l’ouvrit, en regarda d’abord la signature, puis lut d’un trait ces quelques lignes, écrites par une main mourante, et qui renfermaient le secret de la naissance de Sava.

Quelle subite association du nom de Sava et du nom de Pierre se fit dans l’esprit de Mme Bathory!

«Elle!… Lui!… s’écria-t-elle.»

Et. sans ajouter un mot, – elle ne l’aurait pu! – sans répondre à son vieux serviteur qu’elle repoussa au moment où il voulait la retenir, elle se précipita au dehors, elle descendit la rue Marinella, elle traversa le Stradone, elle ne s’arrêta que devant la porte de l’hôtel Toronthal.

Comprenait-elle la portée de ce qu’elle allait faire? Comprenait-elle que mieux eût valu agir avec moins de précipitation et par conséquent plus de prudence, dans l’intérêt même de Sava? Non! Elle était irrésistiblement poussée vers la jeune fille, comme si son mari Étienne Bathory, comme si son fils Pierre, sortis de leur tombe, lui eussent crié:

«Sauve-la!… Sauve-la!»

Mme Bathory frappa à la porte de l’hôtel. La porte s’ouvrit. Un domestique se présenta et lui demanda ce qu’elle voulait.

Mme Bathory voulait voir Sava.

Mlle Toronthal n’était plus à l’hôtel.

Mme Bathory voulait parler au banquier Toronthal.

Le banquier était parti la veille, sans dire où il allait, et il avait emmené la jeune fille avec lui.

Mme Bathory, frappée de ce dernier coup, chancela et tomba dans les bras de Borik qui venait de la rejoindre.

Puis, lorsque le vieux serviteur l’eut ramenée dans la maison de la rue Marinella:

«Demain, Borik, lui dit-elle, demain, nous irons ensemble au mariage de Sava et de Pierre!»

Mme Bathory avait perdu la raison.

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1 Environ 125 millions de francs.