Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre XXVIII-XXXII)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXVIII

Départ pour Falkenhorst. – Le canal. – Inquiétudes. – La cour dévastée. 
– La demeure aérienne. – A la cime de l’arbre. – Désespoir. – Une fumée au-dessus de Felsenheim. – Alerte!

 

e lendemain, dès sept heures, après un premier repas composé des restes de la veille, sans compter le coup du départ, – un verre de vin de palme, – Fritz et ses compagnons quittèrent l’ermitage d’Eberfurt.

Très impatients, ils se proposaient d’enlever en moins de trois heures les trois lieues qui séparaient la métairie de Falkenhorst.

C’était en effet vers Falkenhorst que Fritz avait, non sans raison, résolu de se diriger.

Il existait bien une seconde route, celle qui rejoignait la ferme de Waldegg à la pointe du lac des Cygnes, mais elle eût quelque peu allongé l’étape. Le plus court était de marcher en droite ligne sur Falkenhorst, d’où l’on redescendrait à Felsenheim en suivant la belle avenue qui longeait le rivage jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

«Il est possible, fit observer Fritz, que nos familles soient actuellement installées dans leur demeure aérienne…

– Et si cela est, mon ami, ajouta Jenny, nous aurons la joie de les embrasser une grande heure plus tôt…

– Et peut-être davantage, répondit Doll, si nous avons la bonne chance de les rencontrer en route!

– Pourvu qu’elles ne soient pas en villégiature à Prospect-Hill! observa François. Nous serions alors obligés de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé…

– N’est-ce pas ce cap, demanda le capitaine Gould, d’où M. Zermatt doit guetter l’arrivée de la Licorne!…

– C’est bien de là, capitaine, répondit Fritz, et, comme la corvette a sans doute achevé ses réparations, elle ne peut tarder à être en vue de l’île.

– Quoi qu’il en soit, dit le bosseman, ce qu’il y a de mieux à faire, je pense, c’est de partir… S’il n’y a personne à Falkenhorst, nous irons à Felsenheim, et s’il n’y a personne à Felsenheim, nous irons à Prospect-Hill ou ailleurs… Mais, en route!»

Si les ustensiles de cuisine, si les outils de culture ne manquaient pas à l’ermitage d’Eberfurt, Fritz y avait inutilement cherché des armes et des munitions de chasse. Lorsque son père et ses frères venaient à la métairie, ils emportaient leurs fusils, mais, par prudence, ne les y laissaient jamais. D’ailleurs, à traverser le district de la Terre-Promise, du moment que tigres, lions, panthères, ne pouvaient franchir le défilé de Cluse, il n’y aurait rien à craindre. Assurément, le voyage offrait plus de dangers entre le pic Jean-Zermatt et la vallée de Grünthal.

Un sentier carrossable, – et que de fois déjà le chariot attelé des buffles et de l’onagre l’avait aplani! – se dessinait entre les champs cultivés en pleine végétation et les massifs en pleine verdure. Toute cette prospérité réjouissait le regard. Le capitaine Gould et le bosseman, James et Suzan Wolston qui entrevoyaient pour la première fois cette région, étaient émerveillés. Oui! les colons pouvaient y venir, elle suffirait à en nourrir plusieurs centaines, comme l’île plusieurs milliers!

Après une heure et demie de marche, presque à mi-chemin de l’ermitage d’Eberfurt à Falkenhorst, Fritz fit halte quelques instants devant un rio dont il ne connaissait pas l’existence en cette partie du district.

«Voilà du nouveau… dit-il.

– Assurément, répondit Jenny, et je ne me rappelle pas qu’il y eût un cours d’eau en cet endroit…

– Ce rio ressemble plutôt à un canal!» fit observer le capitaine Gould.

C’était, en effet, un canal creusé de main d’homme.

«Vous avez raison, capitaine, déclara Fritz. M. Wolston aura eu la pensée de dériver les eaux du ruisseau des Chacals afin d’alimenter le lac des Cygnes et maintenir son étiage pendant la saison chaude, ce qui permet d’arroser les alentours de Waldegg…»

Fritz ne se trompait pas, on le sait.

«Oui, continua François, ce doit être votre père… votre père, ma chère Doll, qui a eu cette idée-là et l’a mise à exécution…»

François ne se trompait pas non plus.

«Oh! fit Doll, je pense que votre frère Ernest doit y être pour quelque chose!

– Sans doute… notre savant Ernest… ajouta Fritz.

– Et pourquoi pas l’intrépide Jack… et aussi M. Zermatt?… demanda le capitaine Gould.

– Alors toute la famille!… dit en riant Jenny.

– Oui… les deux familles, qui maintenant n’en font plus qu’une!» répondit Fritz.

Le bosseman intervint, suivant sa coutume, par une observation des plus justes:

«Si celui ou ceux qui ont établi ce canal, répliqua-t-il, ont bien fait, celui ou ceux qui ont permis de le traverser en y jetant un ponceau méritent tout autant d’éloges… Passons donc et continuons notre route.»

Le ponceau franchi, on s’engagea sur la partie plus boisée, d’où sourdait le petit rio qui se déversait près de Falkenhorst, un peu au-dessous de l’îlot de la Baleine.

Pour être véridique, il convient de noter que Fritz et François, l’oreille tendue, cherchaient à percevoir quelque lointain aboiement ou quelque coup de fusil. Que faisait donc Jack, l’enragé chasseur, s’il ne chassait pas pendant cette belle matinée?… Précisément, le gibier se levait en toutes les directions, fuyait à travers les fourrés, se dispersait d’arbres en arbres… Si les deux frères avaient eu des fusils, ils auraient fait coup double à maintes reprises. Il leur semblait que le poil et la plume n’avaient jamais été plus abondants dans le district, à ce point que leurs compagnons en témoignaient une véritable surprise.

Mais, sauf le pépiement des petits oiseaux, le cri des perdrix et des outardes, le jacassement des perruches, parfois aussi le hurlement des chacals, c’était tout ce qu’on entendait, sans qu’il s’y mêlât jamais ni la détonation d’une arme à feu ni la voix d’un chien en quête.

Il est vrai, Falkenhorst se trouvait encore éloigné d’une bonne lieue, et il se pouvait que les familles fussent encore installées à Felsenheim.

Enfin, au delà du ruisseau de Falkenhorst, il n’y eut qu’à en suivre la rive droite jusqu’à la lisière du bois, à l’extrémité duquel s’élevait le gigantesque manglier dont les basses branches supportaient la demeure aérienne. Une demi-heure suffirait à traverser ce bois dans sa longueur.

Très probablement, ni M. et Mme Zermatt, ni Ernest et Jack, ni M. Wolston, ni sa femme, ni sa fille ne devaient être à Falkenhorst. Il semblait impossible que leur présence ne fût pas signalée déjà. Turc, Falb, Braun n’auraient-ils pas senti leurs jeunes maîtres?… N’eussent-ils pas annoncé par de joyeux aboiements le retour des absents?…

Un profond silence régnait sous ces grands arbres, – un silence qui ne laissait pas de causer une vague inquiétude. Lorsque Fritz regardait Jenny, il lisait dans ses yeux un sentiment d’anxiété que rien ne justifiait cependant. François, en proie à une certaine nervosité, allait en avant, revenait sur ses pas. Cette sorte de malaise moral était ressentie de chacun. Dans dix minutes, on serait à Falkenhorst… Dix minutes?… N’était-ce pas comme si on y était arrivé?…

«Bien sûr, déclara le bosseman, qui voulut réagir contre ce trouble des esprits, bien sûr, nous serons obligés de redescendre par votre belle allée jusqu’à Felsenheim!… Un retard d’une heure, voilà tout… Et qu’est-ce-là, après une si longue absence?…»

On pressa le pas. Quelques instants plus tard, apparurent la lisière du bois, puis le gigantesque manglier au milieu de la cour, fermée de palissades, que bordait une haie vive.

Fritz et François coururent vers la porte ménagée dans la baie…

Cette porte était ouverte, et il fut même constaté qu’elle avait été à demi arrachée de ses gonds.

Les deux frères pénétrèrent dans la cour et s’arrêtèrent près du petit bassin central…

L’habitation était déserte.

De la basse-cour et des étables établies contre la palissade ne s’échappait aucun bruit, bien que d’ordinaire vaches, moutons, volaille en fussent les hôtes pendant la saison d’été. Sous les hangars, divers objets, caisses, paniers, instruments de culture, étaient dans un désordre qui contrastait avec les habitudes soigneuses de Mme Zermatt, de Mme Wolston et de sa fille.

François courut aux étables…

Elles ne contenaient que quelques brassées d’herbes sèches dans les râteliers…

Est-ce donc que les animaux avaient forcé les portes de la clôture?… Erraient-ils à travers la campagne?… Non… puisqu’on n’en avait pas vu un seul aux environs de Falkenhorst… Il se pouvait, après tout, que, pour une raison ou pour une autre, ils eussent été parqués dans les autres fermes, et cependant, cela ne s’expliquait guère…

On le sait, la métairie de Falkenhorst comprenait deux habitations, l’une disposée entre les branches du manglier, l’autre entre les racines qui s’arc-boutaient à sa base. Au-dessus de celle-ci, construite en cannes de bambous qui soutenaient la toiture en mousse goudronnée, régnait une terrasse avec garde-fou. Cette terrasse recouvrait plusieurs chambres séparées par des cloisons fixées aux racines, et assez vastes pour que les deux familles pussent s’y loger ensemble.

Cette première habitation était aussi silencieuse que les annexes de la cour.

«Entrons!» dit Fritz d’une voie altérée.

Tous le suivirent, et un cri leur échappa, – car ils n’auraient pu prononcer une parole…

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Le mobilier était bouleversé, les chaises et les tables renversées, les coffres ouverts, la literie gisant sur le plancher, les ustensiles jetés dans les coins. On eût dit que les chambres avaient été livrées au pillage et pour le plaisir de piller. Des réserves de vivres, tenues ordinairement au complet à Falkenhorst, il ne restait rien. Dans le fenil, plus de foin; dans le cellier, vides les barils de vin, de bière et de liqueurs. Pas une arme, si ce n’est un pistolet chargé que le bosseman ramassa et mit à sa ceinture. D’ordinaire, pourtant, carabines et fusils étaient toujours laissés à Falkenhorst pendant la saison des chasses.

Fritz, François, Jenny, tous demeuraient atterrés devant ce désastre si inattendu… En était-il donc de même à Felsenheim, à Waldegg, à Zuckertop, à Prospect-Hill?… Des diverses métairies, celle de l’ermitage d’Eberfurt avait-elle été seule épargnée par les pillards, et ces pillards, quels étaient-ils?…

«Mes amis, dit le capitaine Gould, un malheur est arrivé… mais peut-être n’est-il pas aussi grand que vous semblez le craindre…»

Personne ne répondit, et qu’auraient pu répondre Fritz, François, Jenny, le cœur brisé? Après avoir mis le pied sur la Terre-Promise, la joie dans l’âme, que trouvaient-ils à Falkenhorst?… La ruine et l’abandon!

Que s’était-il donc passé?… La Nouvelle-Suisse avait-elle été envahie par une bande de ces pirates si nombreux à cette époque dans l’océan Indien, où les îles Andaman et Nicobar leur offraient un refuge assuré?… Les familles avaient-elles pu quitter à temps Felsenheim, se retirer en quelque autre partie du district ou même s’enfuir de l’île?… Étaient-elles tombées entre les mains de ces pirates… ou n’avaient-elles pas succombé en essayant de se défendre?…

Enfin, dernière question, cet événement remontait-il à quelques mois, à quelques semaines, à quelques jours, et eût-il été possible de le prévenir, si la Licorne fût arrivée dans les délais convenus sur ces parages?…

Jenny s’efforçait de retenir ses larmes, tandis que Suzan et Doll sanglotaient. François voulait se lancer à la recherche de son père, de sa mère, de ses frères, et il fallut que Fritz le retînt. Harry Gould et le bosseman, après être sortis plusieurs fois de la chambre afin de visiter les approches de la palissade, étaient revenus, n’ayant rien aperçu, rien entendu de nature à les éclairer.

Il s’agissait cependant de prendre un parti. Convenait-il de rester à Falkenhorst, d’y attendre les événements, ou de descendre vers Felsenheim sans savoir à quoi s’en tenir?… Devait-on effectuer une reconnaissance en laissant Jenny, Doll, Suzan Wolston sous la garde de James, tandis que Fritz, François, Harry Gould, John Block iraient à la découverte, soit par l’avenue du littoral, soit en s’engageant à travers la campagne?…

Dans tous les cas, il fallait sortir de cette incertitude, dût la vérité ne plus laisser aucun espoir!

Et, sans doute, Fritz crut répondre au sentiment général, lorsqu’il dit:

«Essayons de gagner Felsenheim…

– Et partons, s’écria François.

– Je vous accompagnerai, déclara le capitaine Gould.

– Moi aussi… ajouta John Block.

– Soit, répondit Fritz, mais James restera avec Jenny, Doll et Suzan, qui se mettront en sûreté dans le haut de Falkenhorst…

– Montons tous, d’abord, proposa John Block, et de là, peut-être, verrons-nous…»

C’était bien ce qu’il y avait de plus indiqué avant d’aller en reconnaissance au dehors. De la demeure aérienne et surtout de la cime du manglier, la vue embrassait une partie de la Terre-Promise et de la mer à l’est, et aussi trois lieues du littoral compris entre la baie du Salut et le cap de l’Espoir-Trompé.

«En haut… en haut!…» répondit Fritz à la proposition du bosseman.

L’habitation, établie entre les branches de l’arbre, avait-elle échappé à la dévastation, grâce à l’épaisse frondaison du manglier, qui la cachait aux regards, c’était admissible, en somme. La porte, donnant accès sur l’escalier qui se déroulait à l’intérieur du tronc, ne portait aucune trace de violence, étant peu visible, d’ailleurs, au fond de la dernière chambre.

François essaya d’ouvrir cette porte, qui était fermée et il en fit sauter la serrure dont le pêne se dégagea.

En peu d’instants, tous eurent gravi l’escalier, éclairé par les étroites meurtrières de l’arbre, et mirent le pied sur le balcon circulaire, largement abrité derrière un rideau de feuillage.

Fritz et François, arrivés sur la plate-forme, se hâtèrent de pénétrer à l’intérieur de la première chambre.

Ni cette chambre ni celles qui y attendaient ne présentaient le moindre désordre, literie en bon état, meubles en place. Il y eut donc lieu de reconnaître que l’ancienne aire du Faucon avait été respectée. Cela venait en confirmation de ce fait que les pillards n’avaient point dû découvrir la porte du bas. Quant à l’habitation, on le répète, dissimulée entre les branches du manglier, la frondaison s’était tant épaissie depuis douze ans autour d’elle, que, de la cour du bas non plus que de la lisière du bois voisin, il n’eût été possible de l’apercevoir.

En une minute, Jenny eut visité avec Doll et Suzan ces chambres qu’elle connaissait bien, qu’elle avait habitées plusieurs fois avec la famille.

Il semblait vraiment que Mmes Zermatt et Wolston eussent tout rangé de la veille. On y reconnut en viande sèche, en farine, en riz, en conserves, en liquides, pour une semaine de provisions suivant l’habitude prise à Falkenhorst, comme aux autres métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Prospect-Hill et de Zuckertop.

Il est vrai, personne, en cette situation, ne songeait à la question des vivres. Ce qui préoccupait, ce qui désespérait, c’était l’abandon dans lequel se trouvait Falkenhorst, en pleine saison d’été, c’était cet affreux pillage dont les bâtiments de la cour n’avaient été que trop visiblement le théâtre!

Dès qu’ils furent revenus sur le balcon, Fritz et le bosseman se hissèrent jusqu’aux branches supérieures du manglier, afin d’étendre leur vue aussi loin que possible.

Vers le nord se développait la ligne côtière depuis le cap de l’Espoir-Trompé jusqu’à la colline où s’élevait Prospect-Hill. Mais, en cette direction, le regard, arrêté par les massifs, ne pouvait dépasser la ferme de Waldegg. Rien de suspect ne fut aperçu sur cette partie du district.

Vers l’ouest, au delà du canal qui mettait en communication le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes, se développait la contrée arrosée par le rio de Falkenhorst, que Fritz et ses compagnons avaient traversée après avoir franchi le ponceau. Elle était non moins déserte que celle qui se continuait à l’ouest jusqu’au défilé de Cluse.

Au levant s’élargissait le vaste bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est, derrière lequel s’arrondissait la baie de la Licorne. On ne voyait pas une seule voile au large, pas une embarcation le long du littoral. Rien que la plaine liquide d’où émergeait, au nord-est, l’écueil sur lequel s’était autrefois brisé le Landlord.

Lorsque les yeux se tournaient vers le sud, ils ne pouvaient distinguer à la distance d’une lieue environ que l’entrée de la baie du Salut, près du rempart qui abritait l’habitation de Felsenheim.

Il est vrai, de cette habitation et de ses dépendances, on n’apercevait rien, si ce n’est la cime verdoyante des arbres du potager, puis, en remontant vers le sud-ouest, une ligne lumineuse, qui indiquait le cours du ruisseau des Chacals.

Fritz et John Block redescendirent sur le balcon, après une dizaine de minutes consacrées à ce premier examen. En se servant de la longue-vue que M. Zermatt laissait toujours à Falkenhorst, ils avaient attentivement regardé dans la direction de Felsenheim et du littoral.

Personne ne s’y montrait… C’était à croire que les deux familles n’étaient plus dans l’île.

Cependant il était possible que M. Zermatt et les siens eussent été conduits par les pillards en quelque métairie de la Terre-Promise, ou même sur une autre partie de la Nouvelle-Suisse. Toutefois, à cette hypothèse, Harry Gould fit une objection à laquelle il eût été malaisé de répondre:

«Ces pillards, quels qu’ils soient, dit-il, ont dû venir par mer, et même accoster par la baie du Salut… Or, nous n’avons remarqué aucune de leurs embarcations… Il faudrait donc en conclure qu’ils sont repartis… entraînant peut-être…»

Personne n’osa répondre au capitaine Gould. D’ailleurs, ce qui ne laissait pas d’être fort grave, c’est que Felsenheim ne paraissait plus être habité. Du haut de l’arbre, on ne voyait aucune fumée se dégager des plantations du potager.

Harry Gould émit alors cette idée que les deux familles avaient quitté la Nouvelle-Suisse volontairement, puisque la Licorne n’avait pas paru à l’époque fixée…

«Et comment?… demanda Fritz, qui eût voulu pouvoir se rattacher à cet espoir.

– A bord d’un navire arrivé sur ces parages… répondit Harry Gould, soit un de ceux qui ont dû être expédiés d’Angleterre, soit tout autre bâtiment que les hasards de la navigation auraient conduit en vue de l’île…»

Cette explication était admissible dans une certaine mesure. Et pourtant, que de sérieuses raisons pour que l’abandon de la Nouvelle-Suisse ne fût pas dû à cette circonstance!

Fritz dit alors:

«Il n’y a plus à hésiter… allons en reconnaissance…

– Allons!» répondit François.

Au moment où Fritz se préparait à redescendre, Jenny l’arrêta, disant:

«Une fumée… il me semble voir une fumée qui s’élève au-dessus de Felsenheim…»

Fritz saisit la longue-vue, la braqua dans la direction du sud, et pendant plus d’une minute son œil resta collé à l’oculaire de l’instrument…

Jenny avait raison. Une fumée, visible alors, car elle venait de s’épaissir, dépassait le rideau de verdure, au-dessus des roches qui fermaient Felsenheim en arrière.

«Ils sont là… ils sont là… s’écria François, et nous devrions déjà être près d’eux!»

Cette affirmation ne fut mise en doute par personne. On avait tant besoin de se reprendre à quelque espoir, que tout fut oublié, et l’état de solitude des environs de Falkenhorst, et le pillage de la cour, et l’absence des animaux domestiques, et le vide des étables, et la dévastation des chambres au pied du manglier…

Toutefois, la froide raison revint, du moins au capitaine Gould et à John Block. Évidemment, – cette fumée en témoignait, – Felsenheim était habité en ce moment… Mais n’était-ce point par les pillards?… Aussi convenait-il d’en approcher avec une extrême prudence. Peut-être même le mieux serait-il de ne point suivre l’avenue qui descendait au ruisseau des Chacals. A travers champs, et, autant que faire se pourrait, en allant de massifs en massifs, il y avait des chances d’arriver au pont tournant sans avoir été découverts.

Enfin tous se disposaient à quitter la demeure aérienne, lorsque Jenny de dire, en abaissant la longue-vue qu’elle venait de promener du côté de la baie:

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«Et la preuve que les deux familles sont toujours là… qu’elles n’ont point quitté leur île… c’est que le pavillon flotte sur l’îlot du Requin!»

C’était vrai, on n’avait pas encore aperçu ce pavillon blanc et rouge aux couleurs de la Nouvelle-Suisse, qui cependant se déployait au-dessus de la batterie. Mais, en somme, cela donnait-il la certitude que M. Zermatt, M. Wolston, leurs femmes, leurs enfants n’eussent pas quitté l’île?… Est-ce que, d’habitude, le pavillon ne flottait pas toujours à cette place?…

On ne voulut pas discuter… Tout s’expliquerait à Felsenheim… avant une heure…

«Partons… partons!… répétait François, et il se dirigea vers l’escalier.

– Arrêtez… arrêtez!…» dit soudain le bosseman en baissant la voix.

On le vit ramper sur le balcon du côté de la baie du Salut. Puis, après avoir écarté les feuilles, il passa sa tête et la retira précipitamment.

«Qu’y a-t-il?… demanda Fritz.

– Les sauvages…» répondit John Block.

 

 

Chapitre XXIX

Diverses hypothèses. – Ce qu’il faut faire. – Un coup de canon. – L’îlot 
du Requin. – Reconnaissance jusqu’à la grève. – Un canot abandonné. 
– L’embarquement. – «Ne tirez pas!…»

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l était alors deux heures et demie du soir. Le feuillage du manglier était si épais que les rayons du soleil, presque perpendiculaires, ne parvenaient pas à le percer. Fritz et ses compagnons ne couraient donc pas le risque d’être signalés dans l’habitation aérienne de Falkenhorst, encore inconnue des sauvages qui avaient débarqué sur l’île.

Une troupe de cinq hommes, demi-nus, à peau noire comme les naturels de l’Australie occidentale, armés d’arcs et de flèches, s’avançait en suivant l’allée. Qu’ils eussent été vus, et même que la Terre-Promise comptât d’autres habitants que ceux de Felsenheim, ils ne pouvaient s’en douter. Mais qu’étaient devenus M. Zermatt et les siens?… Avaient-ils pu s’enfuir?… Avaient-ils succombé dans une lutte inégale?…

En effet, il n’était pas à supposer, ainsi le fit observer John Block, que le nombre des indigènes arrivés sur l’île fût réduit à cette demi-douzaine d’hommes. Avec une telle infériorité numérique, ils n’auraient pas eu raison de M. Zermatt, de ses deux fils et de M. Wolston, même dans le cas d’une surprise… C’était toute une bande, montée sur une flottille de pirogues, qui avait dû envahir la Nouvelle-Suisse… Cette flottille était sans doute à présent mouillée dans la crique avec la chaloupe et la pinasse… Si on ne l’apercevait pas du haut de Falkenhorst, c’est que, de ce côté-là, la vue était arrêtée par la pointe de la baie du Salut…

Et alors où étaient les familles Zermatt et Wolston?… De ce qu’on ne les avait rencontrées ni à Falkenhorst ni aux environs, fallait-il en conclure qu’elles fussent prisonnières à Felsenheim… qu’elles n’avaient eu ni le temps ni la possibilité de chercher refuge dans les autres métairies… ou qu’elles avaient été massacrées?…

Ainsi tout s’expliquait, les dévastations constatées à Falkenhorst, l’abandon où se trouvait la partie de la Terre-Promise entre le canal du lac des Cygnes et le littoral!… Fritz, François, Jenny venaient d’être frappés du plus affreux malheur qui pût les accabler!… De même James, sa femme et sa sœur!… Et comment conserver quelque espérance qui ne fût du moins bien faible?… Aussi, tandis que Harry Gould et le bosseman ne perdaient pas de vue les naturels, donnaient-ils libre cours à leurs larmes, à leur désespoir.

Cependant une dernière hypothèse: était-il possible que les deux familles se fussent réfugiées dans l’ouest, en une partie de l’île, au delà de la baie des Perles?… En cas qu’elles eussent vu de loin les pirogues à travers la baie du Salut, n’avaient-elles pas eu le temps de fuir avec le chariot, emportant des provisions et des armes?… Mais ni les uns ni les autres n’osaient y croire!…

Harry Gould et John Block continuaient à observer l’approche des sauvages.

Se préparaient-ils à pénétrer dans la cour, puis dans l’habitation déjà visitée et pillée?… N’y avait-il pas lieu de craindre qu’ils ne découvrissent la porte de l’escalier?… En ce cas, il est vrai, puisqu’ils n’étaient que cinq ou six, on s’en débarrasserait sans peine. Lorsqu’ils paraîtraient sur la plate-forme, surpris un à un, ils seraient jetés par-dessus la balustrade, une chute de quarante à cinquante pieds…

«Et, comme le déclara le bosseman, si, après cette culbute, il leur reste des jambes pour aller à Felsenheim, c’est que ces animaux-là tiendraient plus encore du chat que du singe!»

Cependant, lorsqu’ils eurent atteint l’extrémité de l’avenue, les cinq hommes s’étaient arrêtés. Maintenant Fritz, Harry Gould, John Block, ne perdaient pas un seul de leurs mouvements. Que venaient-ils faire à Falkenhorst?… Si l’habitation aérienne avait jusqu’ici échappé à leurs regards, n’allaient-ils pas la découvrir, et aussi ceux qui l’occupaient?… Et, alors ne reviendraient-ils pas en plus grand nombre, et le moyen de résister à l’attaque d’une centaine d’indigènes…

Tout d’abord, la clairière franchie, ils se dirigèrent vers la palissade dont ils firent le tour. Trois d’entre eux s’introduisirent à l’intérieur de la cour, sous un des hangars de gauche, et ils ressortirent presque aussitôt, portant quelques-uns des engins de pêche déposés en cet endroit.

«Pas gênés, ces gueux!… murmura le bosseman. Ils ne vous demandent seulement pas la permission.

– Ont-ils donc un canot sur la grève… et vont-ils pêcher le long du littoral?… dit Harry Gould.

– Nous ne tarderons pas à le savoir, mon capitaine», répliqua John Block.

En effet, les trois hommes venaient de rejoindre leurs compagnons. Puis, prenant un petit sentier bordé d’une forte haie d’épines, qui longeait la droite du rio de Falkenhorst, ils descendirent vers la mer.

On ne les perdit de vue qu’au moment où ils atteignirent la coupée par laquelle s’écoulait le ruisseau jusqu’à son embouchure sur la baie des Flamants.

Mais, dès qu’ils eurent tourné à gauche, ils ne furent plus visibles, et ne pourraient être revus que s’ils gagnaient le large. Qu’il y eût une embarcation sur la grève, c’était probable, – probable aussi qu’ils s’en servaient habituellement pour la pêche à proximité de Falkenhorst.

Tandis que Harry Gould et John Block restaient en observation, Jenny, maîtrisant la douleur qui, chez Doll, chez Suzan, se manifestait par des soupirs et des larmes, dit à Fritz:

«Mon ami… que faut-il faire?»

Fritz regarda sa femme, ne sachant que répondre:

«Ce qu’il faut faire… déclara le capitaine Gould, nous allons en décider… Mais, d’abord, il est inutile de rester sur ce balcon, où nous risquerions d’être découverts.»

Dès que tous furent réunis dans la chambre, tandis que Bob, fatigué de la longue étape, dormait dans un petit cabinet y attenant, voici ce que Fritz dit, en réponse à la demande que sa femme venait de lui adresser:

«Ma chère Jenny, non… tout espoir n’est pas perdu de retrouver nos familles… Il est possible… très possible qu’elles n’aient point été surprises… Mon père et M. Wolston auront vu de loin leurs pirogues… Peut-être ont-ils eu le temps de se réfugier dans une des métairies, même au fond des bois de la baie des Perles, où ces sauvages n’ont pas dû s’aventurer… En quittant l’ermitage d’Eberfurt, après avoir traversé le canal, nous n’avons trouvé aucune trace de leur passage… Mon opinion est qu’ils n’ont pas cherché à s’éloigner du littoral…

– Je le pense aussi, ajouta Harry Gould, et à mon avis, M. Zermatt et M. Wolston se sont enfuis avec leurs familles…

– Oui… je l’affirmerais!… déclara Jenny. Ma chère Doll, et vous, Suzan, ne désespérez pas… ne pleurez plus!… Vous reverrez votre père, votre mère, comme nous reverrons les tiens, Fritz, les vôtres, James!…»

La jeune femme s’exprimait avec une telle conviction qu’à l’entendre, l’espoir revenait, et François lui prit la main, en disant:

«C’est Dieu qui parle par votre bouche, ma chère Jenny!» Du reste, à bien réfléchir, ainsi que le fît valoir le capitaine Gould, il était peu supposable que Felsenheim eût été surpris par l’attaque des naturels, puisque les pirogues ne pouvaient atterrir de nuit sur cette côte qu’ils ne connaissaient pas. C’est pendant le jour qu’elles avaient dû arriver, soit de l’est, soit de l’ouest, en se dirigeant vers la baie du Salut. Or, étant donnée la disposition de ce bras de mer entre le cap de l’Est et le cap de l’Espoir-Trompé, comment M. Zermatt, M. Wolston, Ernest ou Jack ne les auraient-ils pas aperçues d’assez loin pour avoir eu le temps de se réfugier en quelque autre partie de l’île?…

«Et même, ajouta Fritz, si le débarquement de ces naturels est récent, peut-être nos familles n’étaient-elles pas à Felsenheim… Est-ce que ce n’est pas l’époque où nous visitions d’ordinaire les métairies?… Si, la nuit dernière, nous ne les avons pas rencontrées, à l’ermitage d’Eberfurt, il se peut qu’elles soient à Waldegg, à Prospect-Hill, à Zuckertop, au milieu de ces bois épais…

– Rendons-nous d’abord à Zuckertop… proposa François.

– C’est à faire, répondit John Block, mais pas avant la nuit…

– Si… à l’instant… à l’instant!… répéta François, qui ne voulait rien entendre. Je puis aller seul… Deux lieues et demie pour aller, autant pour revenir, je serai de retour en trois heures, et nous saurons à quoi nous en tenir…

– Non, François, non!… dit Fritz. Je te demande de ne pas nous séparer… ce serait imprudent… et, s’il le faut, comme ton aîné, je te l’ordonne!…

– Fritz… tu veux m’empêcher?…

– Je veux t’empêcher de commettre une imprudence…

– François… François… dit Doll d’une voix suppliante, écoutez votre frère!… François… je vous prie!…»

François s’était buté à cette idée de partir, et il se préparait à descendre.

«Soit! dit le bosseman, qui crut devoir intervenir… Puisqu’il y a des recherches à faire, faisons-les sans attendre la nuit… Seulement, pourquoi ne pas aller tous ensemble à Zuckertop?…

– Venez… dit François.

– Mais, reprit le bosseman, en s’adressant à Fritz, est-ce bien vers Zuckertop qu’il faut se diriger?…

– Où… si ce n’est là?… demanda Fritz.

– A Felsenheim!» répondit John Block.

Ce nom, inopinément jeté dans le débat, eut pour résultat d’en changer le cours.

A Felsenheim?… Et, au total, si MM. Zermatt et Wolston, leurs femmes, leurs enfants étaient tombés entre les mains des naturels, si leur vie avait été épargnée, c’était là qu’ils se trouvaient, puisque cette fumée indiquait que Felsenheim était habité… C’était là qu’il importait de leur apprendre le retour de Fritz, de François, de Jenny, de Doll, de James et de Suzan Wolston…

«Aller à Felsenheim… bien… répondit le capitaine Gould, mais y aller tous?…

– Tous?… non… déclara Fritz, à deux ou trois, et lorsque la nuit sera venue…

– La nuit?… reprit François, plus obstiné que jamais à son idée. Je vais à Felsenheim…

– Et, pendant qu’il fait jour, espères-tu donc échapper à ces sauvages qui rôdent aux environs?… répliqua Fritz. Et si tu leur échappes, comment entreras-tu à Felsenheim, s’ils l’occupent en ce moment?…

– Je n’en sais rien, Fritz… mais je parviendrai bien à savoir si nos familles sont là… puis je reviendrai!…

– Mon cher François, répondit Harry Gould, je comprends votre impatience et je la partage!… Cependant rendez-vous à nos avis qui sont dictés par la prudence… Si ces sauvages s’emparaient de vous, l’éveil donné… ils se mettraient à notre recherche… nous ne serions plus en sûreté ni à Waldegg, ni ailleurs…»

En effet, la situation serait absolument compromise, et là où se réfugieraient Fritz et ses compagnons, les indigènes finiraient par les découvrir.

Fritz parvint à faire entendre raison à son frère, et François dut se soumettre devant l’autorité de celui qui était peut-être le chef de la famille…

On attendrait, et dès que l’obscurité le permettrait, François et le bosseman quitteraient Falkenhorst. Mieux valait effectuer à deux cette reconnaissance qui présentait bien des dangers. En se glissant le long de la haie vive bordant l’avenue, tous deux essayeraient d’atteindre le ruisseau des Chacals. Si le pont tournant était replié sur l’autre rive, ils passeraient le ruisseau à la nage, et tenteraient de pénétrer par le verger dans l’enclos de Felsenheim. Il serait facile de voir par l’une des fenêtres si les familles y étaient renfermées. Si elles n’y étaient pas, François et John Block reviendraient aussitôt à Falkenhorst, et l’on aviserait à gagner Zuckertop avant le lever du jour.

Donc, il convenait d’attendre, et avec quelle lenteur s’écoulèrent les heures! Jamais le capitaine Gould et ses compagnons n’avaient été plus profondément accablés, – même après l’abandon de la chaloupe sur ces parages inconnus, même quand l’embarcation se fut brisée contre les roches de la baie des Tortues, même lorsque les naufragés, et avec eux trois femmes et un enfant, se virent menacés d’un hivernage sur cette côte aride, au fond de cette prison dont ils ne pouvaient sortir!

Du moins, au milieu de tant d’épreuves avaient-ils alors cette consolation d’être sans inquiétude pour ceux qui habitaient la Nouvelle-Suisse!… Et voici qu’ils venaient de retrouver l’île au pouvoir d’une bande de naturels… et ils ne savaient ce qu’étaient devenus leurs parents, leurs amis… et ils pouvaient craindre qu’ils n’eussent péri dans un massacre…

Cependant la journée s’avançait. De temps en temps, l’un ou l’autre, plus particulièrement Fritz et le bosseman, se hissait entre les branches du manglier, afin d’observer la campagne et la mer. Ce dont ils s’inquiétaient, c’était de savoir si les sauvages occupaient les environs de Falkenhorst, ou s’ils avaient repris le chemin de Felsenheim.

Ils n’apercevaient rien, si ce n’est, dans la direction du sud, vers l’embouchure du ruisseau des Chacals, la petite colonne de fumée qui montait au-dessus des roches.

Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, aucun incident n’avait modifié la situation. Le repas fut préparé avec les réserves de l’habitation.

Après le retour de François et de John Block, qui sait s’il n’y aurait pas nécessité de partir pour Zuckertop? Et ce serait une longue étape!…

A cet instant, une détonation se fit entendre.

«Qu’est-ce donc?… demanda Jenny que Fritz retint en la voyant se diriger vers une des fenêtres.

– Serait-ce un coup de canon?… répondit François.

– Un coup de canon!… s’écria le bosseman.

– Mais qui l’aurait tiré?… dit Fritz.

– Quelque bâtiment en vue de l’île?… demanda James.

– La Licorne peut-être!… s’écria Jenny.

– Alors, elle serait très rapprochée de l’île, fit observer John Block, car cette détonation n’est pas venue de loin…

– A la plate-forme… à la plate-forme!… répéta François, en s’élançant vers le balcon…

– Tâchons de ne pas être aperçus, car la bande doit être en éveil…» recommanda le capitaine Gould.

Tous les regards se portèrent vers la mer.

Aucun navire n’apparaissait qui, d’après la proximité de la détonation, aurait dû être à la hauteur de l’îlot de la Baleine. Au large, le bosseman ne signala qu’un canot, monté par deux hommes, qui cherchait à rallier la grève de Falkenhorst.

«Si c’étaient Ernest et Jack?… murmura Jenny.

– Non… répondit Fritz, ces deux hommes sont des naturels, et le canot est une pirogue…

– Mais pourquoi se sauvent-ils?… demanda François. Est-ce qu’ils sont poursuivis?…»

Fritz poussa un cri – un cri qui tenait à la fois de la joie et de la surprise!

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L’éclat d’une vive lumière au milieu d’un jet de vapeur blanche était arrivé à ses yeux, et presque aussitôt retentit une seconde détonation que répercutèrent les échos du littoral.

En même temps, un projectile, rasant la surface de la baie, fit jaillir une gerbe d’eau à deux brasses de l’embarcation, qui continua de fuir à toute vitesse vers Falkenhorst.

«Là… là!… s’écria Fritz. Mon père… M. Wolston… tous les nôtres sont là…

– A l’îlot du Requin?… dit Jenny.

– A l’îlot du Requin!»

En effet, c’était de cet îlot qu’étaient parties la première détonation, puis la seconde avec le boulet lancé contre la pirogue… Nul doute, M. Zermatt, M. Wolston, leurs familles, avaient pu s’y réfugier sous la protection de cette batterie dont les sauvages n’osaient approcher. Au-dessus se déployait le pavillon blanc et rouge de la Nouvelle-Suisse, tandis que le drapeau britannique flottait sur le plus haut pic de l’île!

Rien ne saurait peindre la joie, – plus que la joie, – le délire auquel s’abandonnèrent Fritz, François, Jenny, Doll, James et Suzan… Puisque leurs parents avaient pu gagner l’îlot du Requin, il n’y aurait à les rechercher ni à Zuckertop ni en aucune autre métairie de la Terre-Promise!… Et, ces sentiments, on l’imaginera sans peine, étaient partagés par le capitaine Harry Gould, le bosseman, si unis de cœur et d’âme aux passagers du Flag!

Il n’était plus question d’aller à Felsenheim, et on ne quitterait Falkenhorst que pour se rendre, – comment? on ne savait, – à l’îlot du Requin. Ah! si du haut du manglier, il eût été possible de communiquer par des signaux, d’arborer un pavillon qui répondrait à celui de la batterie!… Il est vrai, cela n’eût pas été prudent, non plus que de tirer des coups de feu avec le pistolet, qui, s’ils eussent été entendus de M. Zermatt, auraient pu l’être aussi des sauvages, s’ils rôdaient encore aux environs de Falkenhorst.

Or, l’essentiel était que la présence du capitaine Gould et des siens ne fût point connue d’eux, dans l’impossibilité où ils étaient de résister à une attaque à laquelle aurait pris part toute la bande déjà maîtresse de Felsenheim.

«Notre situation est bonne maintenant, fit observer Fritz, ne la compromettons pas…

– Sans doute, répondit Harry Gould, puisque nous n’avons pas été découverts, ne risquons pas de l’être!… Attendons la nuit avant d’agir…

– Comment sera-t-il possible d’atteindre l’îlot du Requin?… demanda Jenny.

– A la nage… déclara Fritz. Oui… je saurai bien le gagner à la nage… Et puisque c’est avec la chaloupe que mon père a dû s’y réfugier, je ramènerai la chaloupe pour vous prendre tous…

– Fritz… mon ami, ne put s’empêcher de dire Jenny, traverser ce bras de mer…

– Un jeu pour moi, chère femme, un jeu!… répondit l’intrépide jeune homme.

– Et puis… qui sait?… ajouta John Block, peut-être le canot de ces moricauds-là sera-t-il sur la grève?…»

Le soir approchait, et, un peu après sept heures, il faisait déjà sombre, la nuit succédant au jour presque sans crépuscule sous cette latitude.

Vers huit heures, le moment étant arrivé, il fut décidé que Fritz, François et le bosseman descendraient dans la cour. Après s’être assurés que les indigènes n’étaient plus aux environs, ils s’aventureraient jusqu’au littoral. Dans tous les cas, le capitaine Gould, James Wolston, Jenny, Doll, Suzan attendraient au pied de l’arbre un signal pour les rejoindre.

Tous trois prirent donc l’escalier en tâtonnant, car ils n’avaient point voulu allumer un fanal dont la lumière aurait risqué de les trahir.

Dans l’habitation du bas, personne, ni sous les hangars. Les hommes venus dans la journée avaient-ils repris le chemin de Felsenheim, ou se trouvaient-ils sur la plage vers laquelle s’était dirigée la pirogue, c’est là ce qu’il importait de reconnaître.

Mais il importait surtout de ne point se départir de la prudence observée jusqu’alors. C’est pourquoi Fritz et John Block résolurent de gagner seuls le rivage, tandis que François resterait en observation à l’entrée de la cour, prêt à remonter, si quelque danger menaçait Falkenhorst.

Fritz et le bosseman franchirent la palissade, traversèrent la clairière à laquelle aboutissait l’avenue de Felsenheim. Puis, se glissant d’arbre en arbre pendant deux centaines de pas, écoutant, regardant, épiant, ils arrivèrent à l’étroite coupée des dernières roches que baignaient les lames.

La grève était déserte, comme la mer, jusqu’au cap, dont on entrevoyait à peine le profil à l’est. Aucune lumière ne se montrait ni dans la direction de Felsenheim ni à la surface de la baie du Salut. Seul, un massif se détachait à trois quarts de lieue au large.

C’était l’îlot du Requin.

«Allons… dit Fritz. – Allons», répondit John Block.

Tous deux se dirigèrent vers la lisière sablonneuse que la marée descendante, presque au plus bas, découvrait encore.

Quel cri de joie leur aurait échappé, s’ils n’eussent été si maîtres d’eux-mêmes! Un canot était là, gîté sur le flanc.

C’était cette pirogue que la batterie avait saluée de deux coups de canon.

«Fameuse chance, que les boulets l’aient manquée!… s’écria John Block. Sans cela, elle serait maintenant par le fond… Si c’est M. Jack ou M. Ernest qui ont été si maladroits, nous leur en ferons nos compliments!»

Cette petite embarcation, de construction australienne, qui se manœuvrait à la pagaie, ne pouvait contenir que cinq à six personnes. Or, le capitaine Gould et ses compagnons étaient huit, plus un enfant, à embarquer pour l’îlot du Requin. Il est vrai, la distance ne mesurait que trois quarts de lieue.

«Eh bien, on se tassera, dit John Block, et il ne faut pas faire deux voyages…

– Au surplus, ajouta Fritz, dans une heure, le flot se fera sentir, et comme il porte vers la baie du Salut, sans trop s’éloigner de l’îlot du Requin, nous n’aurons pas besoin d’un grand effort pour y arriver…

– Tout est pour le mieux, répondit le bosseman, et cela commence à se débrouiller.»

Il ne fut pas question de pousser l’embarcation à la mer, et elle s’y remettrait d’elle-même dès que le flot l’aurait soulevée. John Block s’assura qu’elle était solidement amarrée et ne risquait pas de se déhaler au large.

Tous deux remontèrent la grève, reprirent l’avenue, et rejoignirent François qui les attendait dans la cour.

Lorsque celui-ci eut été mis au courant, il ne put que se réjouir. Mais, comme il convenait d’attendre que le flot fût établi avant de s’embarquer, Fritz le laissa avec le bosseman afin de surveiller les approches de la cour.

On juge si les nouvelles qu’il apporta là-haut furent reçues avec satisfaction!

Vers neuf heures et demie, tous étaient descendus au pied du manglier.

François et John Block n’avaient rien aperçu de suspect. Les abords de Falkenhorst demeuraient silencieux. Le moindre bruit se fût fait entendre, car aucun souffle ne traversait l’espace.

Après avoir franchi la cour et la clairière, Fritz, François et Harry Gould en avant, les autres défilèrent sous le couvert des arbres de l’avenue et atteignirent la grève.

Elle était aussi déserte que deux heures auparavant.

Déjà le flot avait soulevé l’embarcation qui flottait au bout de sa bosse. Il n’y avait plus qu’à s’y embarquer, à la démarrer, puis à la pousser dans le courant.

Aussitôt, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant prirent place à l’arrière. Leurs compagnons se blottirent entre les bancs, Fritz et François se mirent aux pagaies.

Il était, en ce moment, près de dix heures, et, par une nuit sans lune, on pouvait espérer de passer sans être aperçu.

Il va de soi que, malgré l’obscurité assez profonde, il ne serait pas difficile de se diriger vers l’îlot.

Dès que la pirogue eut été saisie par le courant, elle fut entraînée de ce côté.

Chacun gardait le silence. Pas un mot n’était échange, même à voix basse. Tous les cœurs se serraient en proie à une inexprimable émotion. Que les familles Zermatt et Wolston fussent sur cet îlot, nul doute… Cependant, si quelqu’un des leurs était resté prisonnier… ou avait succombé en se défendant…

Il n’y avait pas à compter sur le flot pour gagner directement l’îlot du Requin. A une demi-lieue du rivage, il s’en détournait pour remonter vers l’embouchure du ruisseau des Chacals et s’étendre jusqu’au fond de la baie du Salut.

Fritz et François nagèrent donc avec vigueur en direction du sombre massif, duquel ne s’échappaient ni un bruit ni une lueur.

Mais M. Zermatt ou M. Wolston, Ernest ou Jack devaient être en surveillance dans la batterie. Toutefois, la pirogue ne risquait-elle pas d’être signalée et de recevoir quelque projectile, car ils croiraient à une tentative des sauvages pour prendre possession de l’îlot à la faveur de la nuit?…

Précisément, dès que l’embarcation ne fut plus qu’à cinq ou six encablures, une lumière brilla à l’endroit où s’élevait le hangar de la batterie…

Était-ce la flamme d’une amorce, et l’air n’allait-il pas être ébranlé par une détonation?…

Et alors, ne craignant plus de se faire entendre, le bosseman se releva et cria d’une voix de stentor:

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«Ne tirez pas… ne tirez pas!…

– Amis… ce sont des amis!… ajouta le capitaine Harry Gould.

– C’est nous… c’est nous… c’est nous!…» répétèrent Fritz et François.

Et, au moment où ils accostaient le pied des roches, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack les reçurent dans leurs bras.

 

 

Chapitre XXX

Enfin réunis! – Très succinctement ce qui s’est passé depuis le départ de la Licorne. – Les familles dans la désolation. – Plus d’espoir. – L’apparition des pirogues.

 

uelques minutes plus tard, les deux familles – au complet cette fois, – le capitaine Harry Gould et le bosseman étaient ensemble dans le magasin installé au centre de l’îlot, à cinq cents pas du monticule de la batterie sur lequel se déployait le pavillon de la Nouvelle-Suisse.

Vouloir donner une idée de ce que fut cette scène d’attendrissement et d’actions de grâces, Fritz, François, Jenny que M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack pressaient sur leur cœur et couvraient de baisers, James, Doll, Suzan et Bob qui ne pouvaient s’arracher aux étreintes d’Annah de M. et Mme Wolston, et les serrements de mains échangés avec le capitaine Gould et le bosseman, vouloir décrire avec des mots ce qui n’était qu’un mélange de cris de joie, de larmes, de caresses, ce serait impossible, et mieux vaut ne point s’y essayer.

Puis, lorsque cette première émotion fut calmée, il y avait à se raconter les uns aux autres l’histoire de ces quinze mois, depuis le jour où la Licorne, emportant Jenny Montrose, Fritz, François et Doll, disparut derrière les hauteurs du cap de l’Espoir-Trompé.

Mais, avant de revenir sur ces faits du passé, – il importait de s’arrêter au présent.

En somme, quoiqu’elles fussent maintenant réunies, les deux familles ne s’en trouvaient pas moins dans une situation très grave, très menacée… Cet îlot, les sauvages finiraient par en devenir maîtres, lorsque les munitions ou les provisions viendraient à manquer… Et, en effet, d’où M. Zermatt et les siens auraient-ils pu attendre un secours?…

Tout d’abord, en quelques mots, Fritz dut parler de la Licorne, demeurée en relâche au Cap, de la révolte à bord du Flag, de l’abandon de la chaloupe en mer, de son arrivée sur la partie aride d’une île inconnue, des circonstances dans lesquelles le capitaine Gould et ses compagnons reconnurent que cette île était la Nouvelle-Suisse, du cheminement qu’ils effectuèrent jusqu’au district de la Terre-Promise, de la halte à Falkenhorst, de l’apparition des naturels…

«Et où sont-ils?… demanda Fritz en terminant.

– A Felsenheim, répondit M. Zermatt.

– En grand nombre?…

– Une centaine au moins, qui sont venus sur une quinzaine de pirogues… et probablement de la côte australienne…

– Et, le Ciel en soit béni, vous avez pu leur échapper!… s’écria Jenny.

– Oui, ma chère fille, répondit M. Zermatt. Dès que nous avons aperçu les pirogues qui, après avoir doublé le cap de l’Est, se dirigeaient vers la baie du Salut, nous nous sommes réfugiés à l’îlot du Requin, dans la pensée qu’il serait possible de se défendre contre leur attaque…

– Père, fit observer François, les sauvages savent maintenant que vous êtes sur cet îlot…

– Ils le savent, répondit M. Zermatt, mais, grâce à Dieu, jusqu’ici ils n’ont pu y débarquer, et notre vieux pavillon y flotte toujours!»

Voici très succinctement, d’ailleurs, ce qui s’était passé depuis l’époque à laquelle s’est terminée la première partie de ce récit.

Au retour de la belle saison, après les excursions qui amenèrent la découverte de la rivière Montrose, une reconnaissance fut poussée jusqu’à la chaîne de montagnes, où M. Wolston, Ernest et Jack arborèrent le drapeau britannique à la pointe du pic Jean-Zermatt. Or, cela s’était passé une douzaine de jours avant l’accostage de la chaloupe sur la côte méridionale de l’île, et si cette excursion eût été continuée au delà de la chaîne, il s’en serait fallu de peu qu’on eût rencontré le capitaine Gould à la baie des Tortues. Et si cette rencontre avait eu lieu, que de chagrins, que d’inquiétudes, que de tourments auraient été épargnés de part et d’autre!… Mais M. Wolston et les deux frères, on le sait, ne s’aventurèrent pas à travers l’aride plateau qui s’étendait au sud et ils reprirent la direction de la vallée de Grünthal.

Ce que l’on sait également, c’est que Jack, emporté par son furieux désir de capturer un jeune éléphant, était tombé au milieu d’un campement de sauvages, lesquels le firent prisonnier. Après s’être échappé de leurs mains, il avait rapporté cette grave nouvelle qu’une bande d’indigènes avait débarqué sur la côte orientale de l’île.

Ce que furent les craintes des familles, les résolutions auxquelles on s’arrêta en prévision d’une attaque contre Felsenheim, la surveillance qui dut être organisée jour et nuit, il n’y a pas lieu de revenir là-dessus.

Du reste, pendant trois mois, aucune alerte ne se produisit. Les sauvages ne parurent ni du côté du cap de l’Est, ni par l’intérieur de la Terre-Promise. On pouvait même croire qu’ils avaient définitivement quitté l’île.

Toutefois, ce qui ne laissait pas d’être aussi inquiétant, c’est que la Licorne, qui aurait dû arriver en septembre ou en octobre, n’apparaissait pas au large de la Nouvelle-Suisse. Vainement Jack alla-t-il plusieurs fois guetter le retour de la corvette du haut de Prospect-Hill… Il dut chaque fois rentrer à Felsenheim sans l’avoir aperçue.

Or, ce qu’il importe de mentionner et pour n’y plus revenir, c’est que ce navire, observé par M. Wolston, Ernest et Jack, alors qu’ils se trouvaient à la pointe du pic Jean-Zermatt, c’était le Flag, et cela put être constaté par la concordance des dates. Oui! c’était le trois-mâts, tombé entre les mains de Robert Borupt, qui, après s’être rapproché de l’île, avait rallié l’océan Pacifique par les parages de la Sonde, et dont on ne devait plus jamais entendre parler.

Enfin les dernières semaines de l’année se passèrent dans une tristesse qui devint bientôt du désespoir. Après quinze mois, MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack ne conservaient plus aucune espérance de revoir la Licorne. Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah ne cessaient de pleurer les absents… Aucun d’eux n’avait plus de courage à rien… Et leur pensée était celle-ci:

«A quoi bon travailler à la prospérité de notre île?… Pourquoi fonder d’autres métairies, ensemencer d’autres champs, améliorer sans cesse un domaine déjà trop grand pour nous, trop considérable pour nos besoins?… Nos enfants, nos frères, nos sœurs, nos amis ne reviendront plus sur cette seconde patrie où les attendait tant de bonheur, où nous avions été si heureux, où nous aurions pu l’être longtemps encore!…»

C’est qu’alors, après une si longue absence, ils ne mettaient pas en doute que la Licorne n’eût fait naufrage, qu’elle ne se fût perdue corps et biens, qu’on n’eût plus de ses nouvelles ni en Angleterre ni à la Terre-Promise!…

En effet, si la corvette avait accompli sans accident son voyage d’aller, après avoir relâché quelques jours au cap de Bonne-Espérance, elle fût arrivée en trois mois à Portsmouth, son port d’attache. De là, quelques mois plus tard, elle serait repartie à destination de la Nouvelle-Suisse, et bientôt plusieurs navires d’émigrants auraient été expédiés à la colonie anglaise. Or, puisqu’aucun bâtiment n’avait visité cette portion de l’océan Indien, c’est que la Licorne avait sombré dans ces dangereuses mers comprises entre l’Australie et l’Afrique, avant même d’avoir atteint sa première relâche à Capetown, c’est que l’existence de l’île était toujours ignorée et ne serait désormais connue que si les hasards de la navigation conduisaient quelque navire jusqu’à ces lointains parages que ne traversaient point à cette époque les routes maritimes.

Oui! il n’était que trop juste, cet enchaînement de faits, elles n’étaient que trop logiques, les conséquences qu’il convenait d’en tirer, et dont la dernière était que la Nouvelle-Suisse ne figurait pas encore dans le domaine colonial des Iles-Britanniques!

Pendant cette première moitié de la belle saison, MM. Zermatt et Wolston n’avaient pas songé à quitter Felsenheim. D’habitude, ils donnaient la plus belle partie de l’année à Falkenhorst, réservant une semaine aux métairies de Waldegg, de Zuckertop, de Prospect-Hill, de l’ermitage d’Eberfurt. Cette fois, ils se bornèrent aux courtes visites qu’exigeait le soin des animaux. Ils ne cherchèrent pas à reconnaître les autres portions de l’île en dehors du district de la Terre-Promise. Ni la pinasse ni la chaloupe ne doublèrent le cap de l’Est ou le cap de l’Espoir-Trompé pour aller à la découverte. Ni la baie des Nautiles ni la baie des Perles ne furent explorées jusqu’à leur extrême limite. A peine si Jack fit quelques excursions en kaïak à travers la baie du Salut, et il se contenta de chasser aux environs de Felsenheim, laissant reposer Brausewind, Sturm et Brummer. Divers travaux, dont M. Wolston avait l’idée, et auxquels le portaient ses instincts d’ingénieur, ne furent pas entrepris. A quoi bon?… oui!… En ces trois mots se résumait le découragement des deux familles si durement éprouvées.

Aussi, le 25 décembre, lorsqu’elles se réunirent pour la fête du Christmas, – cette fête célébrée en pleine joie depuis tant d’années, – ce furent des larmes qui coulèrent de tous les yeux, mêlées aux prières pour ceux qui n’étaient pas là!…

Ainsi débuta l’année 1817. En cette splendide saison de l’été, jamais la nature ne s’était montrée plus prodigue de ses biens. Mais sa générosité dépassait les besoins de ce foyer domestique où ne s’asseyaient plus que sept personnes. La grande habitation semblait vide, après avoir été remplie de tant d’animation, morte après avoir été si vivante!…

Et combien M. et Mme Zermatt, M. et Mme Wolston durent se repentir maintenant d’avoir consenti au départ de leurs enfants, de l’avoir même encouragé!… Ne pouvait-on se contenter d’un bonheur si persistant jusqu’alors?… Était-il sage de chercher à l’accroître, et n’était-ce pas se montrer ingrat envers le Ciel qui, depuis nombre d’années, avait si visiblement protégé les survivants du Landlord!…

Et, pourtant, ce que M. et Mme Zermatt avaient fait pour leurs deux fils, c’était à faire. Jenny avait pour devoir de rejoindre son père. Fritz avait pour devoir d’accompagner celle qui serait sa femme et dont il allait demander la main au colonel Montrose… François avait le devoir de conduire Doll au Cap, de la remettre entre les mains de James Wolston, puis, au retour de la Licorne, de les ramener à leur famille… Enfin M. Zermatt avait le devoir d’attirer les émigrants en aussi grand nombre que le comportaient les ressources de la Nouvelle-Suisse!…

Oui, tous avaient sagement agi… Et qui eût prévu que la corvette ne reviendrait pas de ce voyage et que l’on dût renoncer à espérer son retour!…

Cependant y avait-il à se dire que tout fût irrémédiablement perdu?… Ne pouvait-on s’expliquer ce retard de la Licorne autrement que par un naufrage où elle aurait péri corps et biens?… Peut-être avait-elle prolongé son séjour en Europe?… Peut-être fallait-il aller guetter son arrivée au large du cap de l’Espoir-Trompé ou du cap de l’Est… Peut-être ne tarderait-on pas à voir se dessiner ses hautes voiles et se dérouler la longue flamme de son grand mât?…

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Ce fut dans la seconde semaine de janvier de cette année funeste, que Jack aperçut une flottille de pirogues, au moment où elle doublait la pointe du cap de l’Est, en se dirigeant vers la baie du Salut. D’ailleurs, il n’y avait point lieu d’être surpris de cette apparition, puisque, depuis que Jack était tombé entre leurs mains, les sauvages ne devaient plus ignorer que cette île fût habitée…

Quoi qu’il en soit, avant deux heures, poussées par le flot, les pirogues auraient atteint l’embouchure du ruisseau des Chacals. Probablement montées par une centaine d’hommes, car toute la bande débarquée sur l’île avait dû prendre part à cette expédition, comment pourrait-on leur opposer une sérieuse résistance?… Convenait-il de se réfugier à Falkenhorst, à Waldegg, à Prospect-Hill, à Zuckertop, même à l’ermitage d’Eberfurt?… Les familles y seraient-elle plus en sûreté?… Dès qu’ils auraient mis le pied sur ce riche domaine de la Terre-Promise, les envahisseurs sauraient bien le parcourir tout entier!… Faudrait-il enfin chercher un abri plus secret dans les régions inconnues de l’île, et aurait-on la certitude de n’y être pas découvert?…

Ce fut en ces circonstances que M. Wolston proposa d’abandonner Felsenheim pour l’îlot du Requin. En s’embarquant dans la chaloupe derrière la pointe de la baie du Salut, en longeant le rivage de Falkenhorst, peut-être atteindrait-on l’îlot avant l’arrivée des pirogues?… Là, du moins, sous la protection des deux caronades de la batterie, il y aurait possibilité de se défendre, si les naturels tentaient de prendre pied sur l’îlot.

D’ailleurs, si le temps manquait pour transporter le matériel et les provisions nécessaires à un long séjour, le magasin, pourvu de lits, pouvait loger les deux familles. En outre, M. Zermatt chargerait la chaloupe des objets de première nécessité. De plus, on ne l’ignore pas, l’îlot du Requin, planté de mangliers, de cocotiers et autres arbres, servait de parc à un troupeau d’antilopes, et une source limpide y assurait de l’eau en abondance, même durant les fortes chaleurs.

Donc rien à craindre pour la nourriture pendant quelques mois. Quant aux deux canons de quatre, suffiraient-ils à repousser la flottille si elle marchait tout entière contre l’îlot du Requin, qui l’eût pu dire!… Il est vrai, les naturels devaient ignorer la puissance de ces armes à feu, dont les détonations jetteraient parmi eux l’épouvante, sans parler des boulets et des balles que les deux pièces et les carabines ne leur épargneraient pas. Mais si une cinquantaine parvenaient à débarquer sur l’îlot…

La proposition de M. Wolston acceptée, il n’y avait pas un instant à perdre. Jack et Ernest amenèrent la chaloupe à l’embouchure du ruisseau des Chacals. On y transporta des caisses de conserves, de cassave, de riz, de farine, et aussi des armes et des munitions. M. et Mme Zermatt, M. et Mme Wolston, Ernest et Annah s’y embarquèrent, tandis que Jack prenait place dans son kaïak, qui permettrait, en cas de besoin, d’établir la communication entre l’îlot et le littoral. Il fallut laisser les animaux à Felsenheim, sauf les deux chiens qui suivirent leurs maîtres. En liberté, le chacal, l’autruche, l’aigle sauraient pourvoir à leur nourriture.

Enfin, la chaloupe quitta l’embouchure du ruisseau des Chacals, alors que les pirogues se montraient déjà par le travers de l’îlot de la Baleine. Mais elle ne courait pas le risque d’être aperçue dans cette portion de mer comprise entre Felsenheim et l’îlot du Requin.

M. Wolston et Ernest s’étaient mis aux avirons, et M. Zermatt gouvernait de manière à profiter de certains remous qui firent gagner sans trop de peine contre la marée montante. Toutefois, pendant un mille, il y eut à lutter vigoureusement pour ne pas être ramené vers la baie du Salut, et trois quarts d’heure après son départ, l’embarcation, se glissant entre les roches, mouillait au pied même du monticule de la batterie.

Aussitôt s’effectua le débarquement des caisses, des armes, des divers objets apportés de Felsenheim, qui furent déposés dans le magasin. Quant à M. Wolston et à Jack, ils montèrent au hangar de la batterie, et s’y postèrent de manière à surveiller les approches de l’îlot.

Il va sans dire que le pavillon qui flottait au mât de signal fut immédiatement amené. Néanmoins, il était à redouter que les sauvages ne l’eussent aperçu, alors que leurs pirogues n’étaient plus qu’à un mille de distance.

Il fallait donc se tenir sur la défensive en prévision d’une attaque immédiate.

Cette attaque n’eut pas lieu. Les pirogues, arrivées à la hauteur de l’îlot, se dirigèrent vers le sud, et le courant les conduisit vers l’embouchure du ruisseau des Chacals. Après le débarquement, elles allèrent s’abriter dans la petite crique où était mouillée la pinasse.

Voici où en étaient les choses. Depuis une quinzaine de jours, les sauvages occupaient Felsenheim, et il ne semblait pas qu’ils eussent saccagé cette habitation. Il n’en avait pas été ainsi de Falkenhorst, et, du haut du monticule, M. Zermatt les vit chasser les animaux après avoir dévasté les chambres et les magasins de la cour.

Cependant, que cette bande eût découvert que l’îlot du Requin servait de refuge aux habitants de l’île, il n’y eut bientôt plus lieu d’en douter. A plusieurs reprises, une demi-douzaine de pirogues traversèrent la baie du Salut, et se dirigèrent vers l’îlot. Plusieurs projectiles, envoyés par Ernest et Jack, en coulèrent une ou deux, et mirent les autres en fuite. Mais, à partir de ce moment, il y eut nécessité de veiller nuit et jour. Ce qu’on devait surtout craindre, ce qu’il serait difficile de repousser, c’eût été une attaque nocturne.

Voilà pourquoi, depuis que leur retraite était connue, M. Zermatt avait rehissé le pavillon au sommet du monticule, pour le cas – bien improbable – où un navire passerait en vue de la Nouvelle-Suisse.

 

 

Chapitre XXXI

Retour du matin. – Installation dans le magasin central. – Quatre jours 
se passent. – Apparition des pirogues. – Espoir déçu. – Attaque nocturne. 
– Les dernières cartouches. – Coup de canon au large.

 

es dernières heures de cette nuit du 24 au 25 janvier s’écoulèrent en conversations. Tant de choses que les familles avaient à se dire, tant de souvenirs à évoquer, tant de craintes pour l’avenir! Personne ne songea à dormir et personne ne dormit, si ce n’est le petit Bob. Il va de soi que, jusqu’à l’aube, M. Zermatt et ses compagnons ne se départirent pas d’une sévère surveillance, et restèrent en se relayant près des deux caronades, chargées, l’une à boulet, l’autre à mitraille.

En effet, on le répète, ce qu’il y avait de plus dangereux, c’eût été une attaque de nuit, si les naturels parvenaient à débarquer avant d’être signalés.

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L’îlot du Requin, plus étendu que celui de la Baleine situé à une lieue au nord à l’ouvert de la baie des Flamants, formait un ovale de deux mille six cents pieds de longueur sur une largeur de sept cents, soit un périmètre de trois quarts de lieue environ. Le jour, la surveillance y avait été assez facile, et, comme il importait qu’elle fût non moins efficace entre le coucher et le lever du soleil, on décida, sur la proposition du capitaine Gould, que des rondes seraient faites le long des grèves.

Lorsque l’aube reparut, aucune alerte ne s’était produite. Si les sauvages n’ignoraient pas que l’îlot fût pourvu d’une petite garnison, ils n’auraient pu du moins se douter que, renforcée depuis la veille, elle fût en état de leur opposer une plus sérieuse résistance. Toutefois, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir qu’une de leurs pirogues avait disparu, – précisément celle qui avait conduit le capitaine Gould et ses compagnons de la grève de Falkenhorst à l’îlot du Requin.

«Peut-être penseront-ils, fit observer Fritz, que ce canot a été entraîné par la marée descendante…

– Dans tous les cas, mes amis, répondit M. Zermatt, veillons avec soin. Tant que l’îlot ne sera pas envahi, nous n’avons rien à craindre. Bien que nous soyons quinze ici, notre nourriture y est assurée pour longtemps avec les réserves du magasin, sans parler du troupeau d’antilopes. La source d’eau douce est inépuisable, et quant aux munitions, à moins d’attaques souvent réitérées, nous en sommes pourvus…

– Que diable! s’écria John Block, ces singes sans queues ne resteront pas éternellement sur l’île…

– Qui sait?… répondit Mme Zermatt. S’ils se sont installés à Felsenheim, ils ne s’en iront plus!… Ah! notre chère demeure, préparée pour vous recevoir tous, mes enfants, maintenant en leur pouvoir!…

– Mère, répondit Jenny, je ne pense pas qu’ils aient rien détruit à Felsenheim, car ils n’ont aucun intérêt à le faire!… Nous retrouverons notre habitation en bon état, et nous y reprendrons la vie commune… et avec l’aide de Dieu…

– De Dieu, ajouta François, qui ne nous abandonnera pas, après nous avoir réunis comme par miracle…

– Ah! si j’étais capable d’en faire un!… s’écria Jack.

– Lequel feriez-vous, monsieur Jack… demanda le bosseman.

– D’abord, répondit le jeune homme, je saurais bien obliger ces gueux à décamper ayant qu’ils eussent essayé de débarquer sur l’îlot, tous tant qu’ils sont…

– Et ensuite?… questionna Harry Gould.

– Ensuite, capitaine, s’ils persistaient à infester notre île de leur présence, je ferais apparaître au bon moment la Licorne ou les autres navires qui ne peuvent tarder à montrer leurs pavillons à l’ouvert de la baie du Salut…

– Mais cela, mon cher Jack, fit observer Jenny, ce ne serait pas un miracle, et cette éventualité se produira tout naturellement… Un de ces jours, nous entendrons le canon saluer la nouvelle colonie anglaise…

– Il est même étonnant qu’aucun bâtiment ne soit déjà en vue… dit M. Wolston.

– Patience, répondit John Block, et laissons courir!… Toute chose arrive à son heure…

– Dieu le veuille!» dit en soupirant Mme Zermatt, dont la confiance était ébranlée par ces rudes épreuves.

Ainsi donc, après avoir organisé leur existence sur la Nouvelle-Suisse, après avoir si largement puisé à ses ressources naturelles, après l’avoir rendue plus riche encore par leur travail et leur intelligence, voici que les deux familles en étaient réduites à recommencer sur un îlot qui dépendait de cette île! Combien de temps y seraient-ils prisonniers, et ne tomberaient-ils pas entre les mains ennemies, si un secours n’arrivait pas du dehors?…

On procéda à une installation qui durerait des semaines, peut-être des mois, le magasin étant assez vaste pour loger quinze personnes. Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Suzan et son enfant, Annah, Doll coucheraient dans les lits du second compartiment, et les hommes occuperaient le premier.

D’ailleurs, en pleine belle saison, les nuits étaient encore tièdes après des journées chaudes. Quelques brassées d’herbes, séchées au soleil, il n’en faudrait pas davantage au capitaine Gould et au bosseman, à MM. Zermatt et Wolston, à Fritz, à ses frères et à James, qui, du soir au matin, devaient se relayer de manière à surveiller les abords de l’îlot.

Quant à la nourriture, ainsi que l’avait affirmé M. Zermatt, il n’y avait pas à s’inquiéter. En riz, manioc, farine, en conserves de viandes fumées, de poissons secs, saumons et harengs, sans parler du poisson frais qui serait péché au pied des roches, les réserves suffiraient aux besoins quotidiens de six mois. Les mangliers et les cocotiers de l’îlot donnaient des fruits en abondance. Deux fûts permettraient d’additionner de quelques gouttes de brandy l’eau fraîche et limpide de la source.

Ce qui risquait de faire défaut, – et cela ne laissait pas d’être assez grave – c’était l’approvisionnement des munitions, bien que la chaloupe en eût apporté une certaine quantité. Par suite de fréquentes attaques, si la poudre, les boulets et les balles venaient à manquer, la défense deviendrait impossible.

Pendant l’installation dont s’occupaient M. Zermatt et Ernest, M. Wolston, Harry Gould, le bosseman, Fritz, Jack, François parcoururent l’îlot du Requin. Sur presque tous les côtés, il était aisément abordable par les grèves qui s’étendaient entre les pointes du littoral. La partie te mieux défendue était celle que dominait le monticule de la batterie, élevé à l’extrémité sud-ouest, en regard de la baie du Salut. Au pied s’entassaient d’énormes blocs, sur lesquels il eût été très difficile de débarquer. Partout ailleurs, il est vrai, des embarcations légères, des pirogues, trouveraient assez d’eau pour accoster. Il y avait donc obligation de tenir en surveillance les approches de l’îlot.

En le visitant, Fritz et François purent constater le bon état des plantations. Les mangliers, les cocotiers, les pins, étaient en plein rapport. Une herbe épaisse tapissait les pâtures où le troupeau d’antilopes se livrait à ses cabriolants ébats. De nombreux oiseaux, voletant d’un arbre à un autre, emplissaient l’air de mille cris. Un ciel magnifique versait sa lumière et sa chaleur sur la mer environnante. Combien eût paru délicieuse la fraîcheur des ombrages de Falkenhorst et de Felsenheim!

Le lendemain du jour où les familles s’étaient réfugiées sur l’îlot, un oiseau y avait reçu le meilleur accueil. C’était l’albatros de la Roche-Fumante, celui que Jenny avait retrouvé à la baie des Tortues, et qui, du haut du pic Jean-Zermatt, s’était envolé vers la Terre-Promise. A son arrivée, le bout de ficelle qui entourait encore une de ses pattes avait attiré l’attention de Jack, qui l’avait pris sans peine. Mais, cette fois, hélas! l’oiseau n’apportait aucune nouvelle!

Fritz, François, le capitaine Gould, M. Wolston, Jack et le bosseman montèrent à la batterie. Du haut du monticule, la vue, que ne gênait aucun obstacle, s’étendait au nord jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé, à l’est jusqu’au cap de l’Est, au sud jusqu’aux dernières limites de la baie du Salut. En direction de l’ouest, à la distance de trois quarts de lieue, se développait la longue rangée d’arbres qui bordait le rivage entre l’embouchure du ruisseau des Chacals et le bois de Falkenhorst. Au delà, il eût été malaisé de reconnaître si les naturels parcouraient ou non la campagne à travers le district de la Terre-Promise.

En ce moment, à l’entrée de la baie du Salut, quelques pirogues, conduites à la pagaie, prenaient le large, sans s’aventurer à portée des pièces de la batterie. Les sauvages n’ignoraient plus à quel danger ils s’exposaient en s’approchant de l’îlot du Requin, et, assurément, s’ils tentaient d’y débarquer, ce ne serait que par une nuit obscure.

En observant la haute mer vers le nord, on ne voyait qu’une immensité déserte, et c’est de ce côté que la Licorne ou tout autre navire expédié d’Angleterre aurait pu apparaître…

Fritz, François, Harry Gould, John Block, après s’être assurés que la batterie était prête à faire feu de ses deux caronades, se préparaient à redescendre, lorsque le capitaine Gould demanda:

«Est-ce qu’il ne se trouve pas un dépôt de poudre à l’habitation de Felsenheim?…

– En effet, répondit Jack, et plût à Dieu qu’il fût ici au lieu d’être là-bas!… Ce sont précisément les trois barils que nous avait laissés la Licorne

– Et où sont-ils?…

– Dans une anfractuosité qui nous sert de poudrière, au fond du verger…

– Et, probablement, demanda le bosseman, qui avait deviné la pensée de son capitaine, les coquins ont dû découvrir cette poudrière?…

– Cela est à craindre, répliqua M. Wolston.

– Ce qui est à craindre surtout, déclara le capitaine Gould, c’est que, dans leur ignorance, ils commettent quelque imprudence et fassent sauter l’habitation…

– Et eux avec!… s’écria Jack. Eh bien, dût Felsenheim périr dans l’explosion, ce serait une solution, – du moins, et ce qui resterait de ces vilains animaux sur notre île décamperait, j’imagine, sans esprit de retour!»

Il y avait lieu de le croire. Mais était-il à désirer que cette éventualité se réalisât, même pour débarrasser la Nouvelle-Suisse de ses envahisseurs?…

Laissant le bosseman de garde à la batterie, tous revinrent au magasin. Le premier repas fut pris en commun, et quelle joie y aurait présidé si les convives eussent été réunis dans la grande salle de Felsenheim!

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la monotonie des jours qui suivirent, les 25, 26, 27 et 28 janvier. Ils n’apportèrent aucun changement à la situation. Sauf en ce qui concernait la surveillance de l’îlot, on ne savait comment occuper les longues heures. Ah! quelle différence, et dans quel enchantement aurait vécu tout ce petit monde, si la Licorne n’eût pas été dans l’obligation de relâcher à Capetown pour réparer ses avaries, – ce qui amena l’embarquement de ses passagers sur le Flag… Depuis plus de deux mois déjà, parents et amis auraient été installés à Felsenheim!… Et maintenant le mariage de Fritz et de Jenny étant fait, qui sait si un second n’eût pas été sur le point d’être célébré, celui d’Ernest et d’Annah que le chapelain de la corvette aurait béni dans la chapelle de Felsenheim!… Et, probablement aussi, il aurait été question d’une troisième cérémonie de ce genre… plus tard… lorsque Doll aurait atteint ses dix-huit ans, cérémonie dans laquelle François eût joué le principal rôle, à l’extrême satisfaction des deux familles qui, décidément, n’en feraient plus qu’une…

Mais la réalisation de ces projets si ardemment désirée, y pouvait-on songer dans les circonstances actuelles?… Comment envisager sans effroi les dangers qu’amenait la présence des naturels sur l’île, et lorsqu’on en était réduit à cet îlot dont ils ne tarderaient peut-être pas à s’emparer?…

Cependant chacun luttait contre le découragement. John Block, lui, n’avait rien perdu de sa bonne humeur naturelle. On faisait de longues promenades sous les plantations. On surveillait la baie du Salut, bien qu’il n’y eût aucune attaque à redouter des pirogues, alors que le soleil se déplaçait d’un horizon à l’autre. Puis, avec la nuit revenaient toutes les inquiétudes, en prévision d’une attaque qui aurait le nombre pour elle.

Aussi, tandis que les femmes étaient retirées dans le second compartiment du magasin, les hommes faisaient-ils des rondes le long des grèves, prêts à se concentrer au pied du monticule, si les agresseurs s’approchaient de l’îlot.

Le 29 janvier, pendant la matinée, il n’y eut rien à noter encore. Le soleil s’était levé sur un horizon dégagé de brumes. La journée serait très chaude, et c’est à peine si la légère brise de mer tiendrait jusqu’au soir.

Après le repas de midi, Harry Gould et Jack, quittant le magasin, vinrent relever Ernest et M. Wolston qui étaient de faction au poste de la batterie.

Ces derniers allaient redescendre, lorsque le capitaine Gould les arrêta, en disant:

«Voici plusieurs pirogues qui se montrent à l’embouchure du ruisseau des Chacals…

– Elles vont probablement à la pêche comme tous les jours, répondit Ernest, et auront soin de passer hors de portée de nos caronades.

– Eh! s’écria Jack, qui, la longue-vue aux yeux, observait ce côté de la baie, les pirogues sont nombreuses cette fois… Tenez… cinq… six… neuf… Encore deux qui sortent de la crique… onze… douze!… Ah ça! est-ce que toute la flottille s’en va à la pêche?…

– Ou plutôt ne se disposent-elles pas à nous attaquer?… dit M. Wolston.

– Peut-être… répondit Ernest.

– Soyons sur nos gardes, recommanda Harry Gould, et prévenons nos compagnons…

– Voyons d’abord de quel côté se dirigent ces pirogues, répondit M. Wolston.

– En tout cas, nous sommes prêts à faire feu de toute notre artillerie», ajouta Jack.

Pendant les quelques heures que Jack était demeuré entre les mains des sauvages dans la baie des Éléphants, il avait observé que le nombre des pirogues s’élevait à une quinzaine pouvant porter de sept à huit hommes chacune. Or, précisément, il y eut lieu de reconnaître qu’une douzaine de ces embarcations venaient de doubler la pointe de la crique. Il semblait aussi, la longue-vue aidant, qu’elles avaient pris à bord toute la bande, et qu’il ne devait plus rester un seul indigène à Felsenheim.

«Déguerpiraient-ils enfin?… s’écria Jack.

– Ce n’est pas probable, répondit Ernest, et ils vont plutôt rendre visite à l’îlot du Requin…

– A quelle heure commence le jusant?… demanda le capitaine Gould.

– A une heure et demie, répondit M. Wolston.

– Alors il ne tardera pas à se faire sentir, et comme il favorisera la marche des pirogues, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.»

Entre temps, Ernest alla mettre M. Zermatt, ses frères, le bosseman au courant, et tous vinrent prendre poste sous le hangar de la batterie.

Il était un peu plus d’une heure, et, au début de la marée descendante, les pirogues n’avançaient que lentement le long du littoral de l’est. De la sorte, elles restaient aussi éloignées que possible de l’îlot, afin d’éviter les projectiles, dont elles connaissaient maintenant la portée et la puissance.

«Et pourtant… si c’était un départ définitif!… répétait François.

– Bon voyage!… s’écria Jack.

– Et au plaisir de ne jamais les revoir!» ajouta John Block.

Personne n’eût encore osé se prononcer ni admettre une si heureuse éventualité… Les pirogues n’attendaient-elles pas que le jusant fût bien établi pour rallier l’îlot?…

Fritz et Jenny, l’un près de l’autre, regardaient sans prononcer une parole, n’osant croire que la situation touchât à un dénouement si prochain.

Mmes Zermatt et Wolston, Suzan, Annah et Doll murmuraient tout bas quelque prière.

Enfin, il parut bientôt que les pirogues sentaient l’action de la marée descendante. Leur vitesse s’accéléra, sans qu’elles eussent cessé de longer la côte, comme si le projet des naturels était de doubler le cap de l’Est.

A trois heures et demie, la flottille se trouvait à mi-chemin de la baie du Salut et du cap. A six heures, plus le moindre doute à conserver. Après avoir contourné ce cap, la dernière embarcation disparaissait derrière la pointe.

Ni M. Zermatt ni aucun des siens n’avaient un instant quitté le monticule.

Quel soulagement lorsqu’il n’y eut plus une seule pirogue en vue!… L’île était enfin délivrée de leur présence… Les familles allaient pouvoir réintégrer Felsenheim… Peut-être n’y aurait-il que d’insignifiants dommages à réparer?… On ne s’occuperait que de guetter l’arrivée de la Licorne… Les dernières appréhensions étaient oubliées, et, en somme, tous étaient là… tous… après avoir surmonté tant d’épreuves!

«Partons-nous pour Felsenheim?… s’écria Jack, dans son impatience de quitter l’îlot.

– Oui… oui…, répondit Doll, non moins impatiente et à laquelle se joignit François.

– Ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain?… fit observer Jenny. – Qu’en penses-tu, mon cher Fritz?…

– Ce que pensent M. Wolston, le capitaine Gould et mon père, répondit Fritz: c’est assurément de passer encore la nuit prochaine sur l’îlot…

– En effet, ajouta M. Zermatt, et, avant de regagner Felsenheim, il faut avoir toute certitude que les sauvages ne songent point à y revenir…

– Eh! ils sont déjà au diable, s’écria Jack, et le diable ne lâche plus ce qu’il tient dans ses griffes!… N’est-ce pas, brave John Block?…

– Si… quelquefois», répondit le bosseman.

Bref, malgré les instances de Jack, on décida de remettre le départ au lendemain, et le dernier repas, qui allait être pris à l’îlot du Requin, réunit tout le monde.

Il fut très gai, et, la soirée achevée, chacun ne songea plus qu’à se livrer au repos.

D’ailleurs, tout donnait à croire que cette nuit du 29 au 30 janvier serait aussi calme que tant d’autres passées dans les tranquilles habitations de Felsenheim et de Falkenhorst.

Cependant ni M. Zermatt ni ses compagnons ne voulurent se départir de leurs habitudes de prudence, bien que tout danger parût écarté depuis le départ des pirogues. Il fut donc convenu que les uns effectueraient les rondes nocturnes, tandis que les autres resteraient en surveillance au poste de la batterie.

Dès que Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Doll, Annah, Suzan et Bob furent rentrés dans le magasin, Jack, Ernest, François, John Block, le fusil en bandoulière, gagnèrent l’extrémité nord de l’îlot. Quant à Fritz et au capitaine Gould, ils gravirent le monticule, et s’installèrent sous le hangar, leur faction devant durer jusqu’au lever du soleil.

M. Wolston, M. Zermatt et James restèrent dans le magasin où il leur serait loisible de dormir jusqu’à l’aube.

La nuit était sombre, sans lune. L’espace s’emplissait des vapeurs que lui restituait la terre échauffée par les chaleurs du jour. La brise venait de tomber avec le soir. Un profond silence régnait. On n’entendait plus que le ressac de la marée montante, qui s’était fait sentir vers huit heures.

Harry Gould et Fritz, assis l’un près de l’autre, reportaient leurs souvenirs sur tous ces événements heureux ou malheureux qui s’étaient succédé depuis l’abandon du Flag. De temps en temps, l’un ou l’autre sortait, et, contournant le plateau de la batterie, dirigeait ses regards plus particulièrement vers le sombre bras de mer compris entre les deux caps.

Rien n’avait troublé cette profonde solitude jusqu’à deux heures après minuit, lorsque le capitaine et Fritz furent tirés de leur causerie par le bruit d’une détonation.

«Un coup de feu!… dit Harry Gould.

– Oui… et il a été tiré de ce côté, répondit Fritz, en indiquant le nord-est de l’îlot.

– Que se passe-t-il donc?…» s’écria le capitaine Gould. Tous deux, se précipitant hors du hangar, cherchèrent à distinguer quelque lueur au milieu de cette profonde obscurité.

Deux autres détonations éclatèrent alors, et, cette fois, à une distance moindre que la première.

«Les pirogues sont revenues…» dit Fritz.

Et, laissant Harry Gould à la batterie, il descendit en toute hâte vers le magasin.

MM. Zermatt et Wolston, qui avaient entendu ces détonations, étaient déjà sur le seuil.

«Qu’y a-t-il?… demanda M. Zermatt.

– Je crains, mon père, répondit Fritz, que les sauvages aient essayé de débarquer…

– Et ils y ont réussi, les gueux!… s’écria Jack, qui parut avec Ernest et le bosseman.

– Ils sont sur l’îlot?… répéta M. Wolston.

– Leurs pirogues ont accosté la pointe du nord-est, au moment où nous y arrivions, dit Ernest, et nos décharges n’ont pu les éloigner!… Il ne reste plus…

– Qu’à se défendre!» répondit le capitaine Gould. Jenny, Doll, Annah, Suzan, Mmes Zermatt et Wolston venaient de quitter leur chambre. Sous la crainte d’une attaque immédiate, il fallut emporter ce que l’on pourrait d’armes, de munitions, de provisions, et gagner la batterie au plus vite.

Ainsi donc, ce départ des pirogues n’était qu’une ruse. Les naturels voulaient laisser croire qu’ils avaient définitivement abandonné l’île. Puis, profitant de la marée montante, ils étaient revenus vers l’îlot du Requin qu’ils espéraient surprendre. La manœuvre avait eu plein succès. Bien que leur présence fût connue et qu’ils eussent été accueillis à coups de fusil, ils occupaient la pointe, d’où il leur serait facile de gagner le magasin central.

La situation était donc gravement empirée, et même désespérée, puisque les pirogues avaient pu y débarquer toute la bande. Que M. Zermatt et ses compagnons fussent en état d’opposer une sérieuse résistance, de tenir tête à un aussi grand nombre d’assaillants, c’était impossible. Qu’ils dussent succomber, lorsque les munitions et les provisions viendraient à leur manquer, ce n’était que trop certain, et ils ne se faisaient aucune illusion à cet égard!…

Quoi qu’il en soit, il n’y avait qu’à se réfugier sur le monticule dans le poste de la batterie. C’était là seulement que l’on pouvait se défendre.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan et son enfant vinrent s’abriter sous le hangar qui abritait les deux canons. Elles ne laissaient pas échapper une plainte, elles s’efforçaient de contenir leurs angoisses.

Un instant, M. Zermatt eut la pensée de les transporter au rivage de Falkenhorst avec la chaloupe. Mais que deviendraient ces pauvres femmes, après que l’îlot serait envahi, et si leurs compagnons ne pouvaient les rejoindre?… D’ailleurs, elles n’eussent jamais consenti à se séparer d’eux.

Il était un peu plus de quatre heures, lorsqu’un vague bruit de pas signala la présence des sauvages à une centaine de toises. Le capitaine Gould, MM. Zermatt et Wolston, Ernest, François, James, le bosseman, armés de carabines, se tinrent prêts à faire feu, tandis que Fritz et Jack, la mèche allumée près des deux petites pièces, n’attendaient que le moment de couvrir de mitraille les approches du monticule.

Lorsque les ombres noires se dessinèrent au milieu des premières lueurs du jour, le capitaine Gould commanda à voix basse de tirer dans cette direction.

Sept à huit détonations éclatèrent, suivies d’horribles cris, preuve que plus d’une balle avait porté dans la masse. Après cet accueil, bien fait pour les arrêter, les assaillants allaient-ils prendre la fuite ou se précipiter à l’assaut de la batterie?… Dans tous les cas, les fusils, immédiatement remis en état, les accableraient de balles auxquelles se joindrait la mitraille des caronades, s’ils franchissaient l’espace qui les séparait encore du monticule.

Jusqu’au lever du soleil, il y eut trois tentatives à repousser. La dernière permit à une vingtaine de ces naturels de gagner la crête du monticule. Bien qu’un certain nombre des leurs eussent été frappés mortellement, les carabines ne suffisaient plus à les arrêter, et, sans une double décharge d’artillerie, le poste de la batterie eût été probablement enlevé dans la dernière attaque.

Avec le jour, la bande s’était retirée sous les arbres, près du magasin, et peut-être attendrait-elle la prochaine nuit avant de recommencer l’assaut.

Par malheur, M. Zermatt et les siens avaient largement dépensé les cartouches. Lorsqu’on en serait réduit aux projectiles des canons, qui ne pouvaient être braqués vers la base du monticule, comment en atteindre le sommet?…

Un conseil fut tenu afin d’étudier la situation sous toutes ses faces. S’il était impossible de prolonger longtemps la résistance dans ces conditions, n’y avait-il pas possibilité de quitter l’îlot du Requin, de débarquer sur la grève de Falkenhorst, de chercher refuge à l’intérieur de la Terre-Promise ou en quelque autre partie de l’île, et tous, cette fois, tous?… Ou bien y aurait-il avantage à se jeter au milieu des sauvages, à profiter de la supériorité des carabines sur les arcs et les flèches pour les obliger à reprendre la mer?… Mais M. Zermatt et ses compagnons n’étaient que neuf contre la centaine d’hommes qui entouraient le monticule.

En ce moment, comme une réponse à cette dernière proposition, l’espace s’emplit d’un sifflement de flèches, dont quelques-unes vinrent s’implanter dans la toiture du hangar, heureusement sans blesser personne.

«L’attaque va recommencer… dit John Block.

– Soyons prêts!» répondit Fritz.

Cette agression fut alors des plus violentes, car les naturels, pris de rage, ne craignaient plus de s’exposer aux balles et à la mitraille. En outre, les munitions allaient bientôt manquer, et le feu se ralentit. Aussi plusieurs de ces forcenés, grimpant le long du monticule, parvinrent-ils jusqu’au hangar. Une décharge des deux pièces, à bout portant, nettoya la place de quelques-uns, tandis que Fritz, Jack, François, James, John Block, luttaient corps à corps avec les autres. Ils revinrent tous alors, passant sur les cadavres qui jonchaient la base du monticule. Ils ne faisaient pas usage de leurs arcs, mais d’une sorte d’arme, moitié hache, moitié massue, redoutable entre leurs mains…

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Il fut évident que la lutte touchait à son terme. Les dernières balles avaient été tirées, et le nombre devait vaincre. M. Zermatt et ses compagnons essayaient de résister autour du hangar, qui ne tarderait pas à être envahi. Aux prises avec plusieurs naturels, Fritz, François, Jack, Harry Gould risquaient d’être entraînés au bas du monticule. La lutte se terminerait en quelques instants, et la victoire, ce serait le massacre de tous, car on ne pouvait attendre aucune pitié de la part de ces féroces ennemis.

En cet instant, – il était exactement huit heures vingt-cinq, – une détonation, apportée par le vent du nord qui fraîchissait, retentit au large de l’île.

Les assaillants l’avaient entendue, car les plus avancés s’arrêtèrent.

Fritz, Jack et les autres remontèrent aussitôt vers le hangar, quelques-uns d’entre eux blessés légèrement.

«Un coup de canon!… s’écria François.

– Et un coup de canon de marine… ou je ne m’y connais pas!… déclara le bosseman.

– Il y a un navire en vue… dit M. Zermatt.

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– C’est la Licorne… répondit Jenny.

– Et c’est Dieu qui l’envoie!…» murmura François.

Les échos de Falkenhorst répercutèrent une seconde détonation, plus rapprochée, et, cette fois, les sauvages reculèrent jusque sous le couvert des arbres.

Alors Jack de s’élancer vers le mât de pavillon, et, leste comme un gabier de hune, il en atteignit l’extrémité.

«Navire… navire!» cria-t-il.

Tous les regards se portèrent dans la direction du nord.

Au-dessus du cap de l’Espoir-Trompé, en arrière de sa pointe, se dessinaient les hautes voiles d’un bâtiment, gonflées par la brise matinale…

Un trois-mâts, amures à bâbord, manœuvrait pour doubler ce cap, qui fut appelé depuis le cap de la Délivrance.

A la corne d’artimon de ce navire battait le pavillon de la Grande-Bretagne.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan venaient de sortir du hangar, levant les mains vers le ciel dans un élan de reconnaissance.

«Et ces bandits?… demanda Fritz.

– En fuite!… répondit Jack, qui venait de se laisser glisser le long du mât de pavillon.

– Oui… en fuite, ajouta John Block, et s’ils ne détalent pas assez vite, aidons-les avec nos derniers boulets de quatre!…»

En effet, surpris par les détonations venues du nord, épouvantés à l’apparition du navire qui tournait la pointe, les sauvages s’étaient précipités du côté de la mer où les attendaient leurs pirogues. Dès qu’ils s’y furent embarqués, elles débordèrent à grands coups de pagaies et prirent le large en se dirigeant vers le cap de l’Est.

Le bosseman et Jack rentrés sous le hangar braquèrent les deux pièces en cette direction, et trois pirogues, coupées en deux, coulèrent sur place.

Au moment où le bâtiment, donnant à pleines voiles dans le bras de mer, laissait porter sur l’îlot du Requin, les projectiles de ses grosses pièces se joignirent à ceux de la batterie. La plupart des pirogues essayèrent en vain d’y échapper, et deux seulement parvinrent à disparaître derrière le cap pour ne plus jamais revenir.

 

 

Chapitre XXXII

La Licorne. – Prise de possession au nom de l’Angleterre. – Aucune nouvelle du Flag. – Retour à Felsenheim. – Un mariage célébré à la chapelle.
– Plusieurs années. – Prospérité de la colonie de la Nouvelle-Suisse.

 

’était bien la Licorne qui venait de jeter l’ancre à l’entrée de la baie du Salut. Ses avaries réparées, le capitaine Littlestone, ayant quitté Capetown après une relâche de plusieurs mois, arrivait enfin à la Nouvelle-Suisse, dont il devait prendre officiellement possession au nom de l’Angleterre.

Le capitaine Littlestone apprit alors de la bouche même d’Harry Gould les événements dont le Flag avait été le théâtre.

Quant à ce qu’était devenu ce navire, si Robert Borupt se livrait à la piraterie sur ces mers mal famées de l’océan Pacifique, ou si ses complices et lui avaient péri dans quelque furieux tornados de ces parages, on ne devait jamais le savoir, ainsi qu’il a été dit, et il n’y a plus lieu de s’en occuper.

Quelle satisfaction pour les deux familles, lorsqu’elles constatèrent que l’habitation de Felsenheim n’avait pas été saccagée! Il était probable que les naturels, ayant l’intention de se fixer définitivement sur l’île, comptaient s’y installer. Aucun dégât dans les chambres à coucher ni dans les salles, aucune trace de pillage dans les annexes et magasins, aucune déprédation dans le verger ni dans les champs voisins.

Dès le retour des hôtes de Felsenheim, les chiens, Turc, Braun et Falb accoururent, témoignant de leur joie par force aboiements et gambades.

Puis, on retrouva les animaux domestiques qui s’étaient dispersés aux environs de l’enclos, les buffles Sturm et Brummer, l’autruche Brausewind, le singe Knips, l’onagre Leichtfus, la vache Blass et ses compagnons de pâture, le taureau Brull et ses compagnons d’étable, les ânons Rash, Pfeil et Flink, le chacal, l’albatros de Jenny qui avait franchi le bras de mer entre l’îlot du Requin et Felsenheim.

Comme plusieurs navires expédiés d’Angleterre ne pouvaient tarder à amener de nouveaux colons avec leur matériel, il convenait de choisir l’emplacement des constructions nouvelles. Il fut décidé qu’elles seraient établies sur les deux rives du ruisseau des Chacals, en remontant vers la cascade. Felsenheim formerait ainsi le premier village de la colonie, en attendant qu’il devînt une ville. L’avenir lui réservait sans doute le rang de capitale de la Nouvelle-Suisse, car elle serait la plus importante des bourgades qui s’élèveraient à l’intérieur comme à l’extérieur de la Terre-Promise.

Du reste, la Licorne devait prolonger sa relâche dans la baie du Salut jusqu’à l’arrivée des émigrants. Aussi, quelle animation sur cette côte en remontant les grèves de Falkenhorst!

Trois semaines ne s’étaient pas écoulées, lorsqu’une cérémonie, à laquelle on voulut donner tout l’éclat possible, réunit le commandant Littlestone, ses officiers et l’équipage de la corvette, puis le capitaine Harry Gould, le bosseman, puis les familles Zermatt et Wolston au complet, qui allaient se rattacher l’une à l’autre par des liens plus étroits.

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Ce jour-là, le chapelain de la Licorne procéda dans la chapelle de Felsenheim à la célébration du mariage d’Ernest Zermatt et d’Annah Wolston. C’était le premier qui s’accomplissait sur cette île de la Nouvelle-Suisse, lequel, dans l’avenir, serait suivi de bien d’autres.

Et, en effet, à deux ans de là, François devint le mari de Doll Wolston. Cette fois, ce ne fut pas dans l’humble chapelle que le pasteur de la colonie bénit cette union tant désirée. La cérémonie eut lieu dans une église élevée à mi-chemin de l’avenue entre Felsenheim et Falkenhorst, et dont le clocher, pointant hors des arbres, était visible de trois milles en mer.

Il serait oiseux de s’étendre davantage sur les destinées de la Nouvelle-Suisse. L’heureuse île vit s’accroître, d’année en année, le nombre de ses habitants. La baie du Salut, abritée contre les vents et les houles du large, offrait d’excellents mouillages aux bâtiments, entre lesquels la pinasse Elisabeth ne faisait point mauvaise figure.

Il va de soi que les communications avaient été régulièrement établies avec la métropole. Cela donna naissance à une fructueuse exportation des produits de la colonie, aussi bien ceux du district de la Terre-Promise que ceux de la campagne que limitait la chaîne de montagnes au sud, de l’embouchure de la rivière Montrose à la côte occidentale. On comptait alors quatre principales bourgades, Waldegg, Zuckertop, Prospect-Hill, l’ermitage d’Eberfurt. Un port fut créé à l’embouchure de la rivière Montrose, un autre à la baie de la Licorne qu’une route carrossable mettait en communication avec le fond de la baie du Salut.

A cette époque, c’est-à-dire trois ans après la prise de possession par l’Angleterre, le chiffre de la population dépassait deux mille. Le gouvernement britannique ayant laissé son autonomie à la Nouvelle-Suisse, M. Zermatt avait été élevé au rang de gouverneur de la colonie. Fasse le Ciel que ceux qui lui succéderont vaillent cet excellent et digne homme!

Il convient de noter aussi qu’un détachement des troupes de l’Inde vint prendre garnison sur l’île, après que des forts eurent été construits au cap de l’Est et au cap de la Délivrance (ancien cap de l’Espoir-Trompé), de manière à commander le bras de mer qui donnait accès dans la baie du Salut.

Certes, ce n’étaient pas les sauvages qu’il y avait à craindre, ni ceux des îles Andaman ou Nicobar, ni ceux de la côte australienne. Mais la position de la Nouvelle-Suisse en ces parages, outre qu’elle facilitait la relâche des navires, avait une réelle importance au point de vue militaire à l’entrée des mers de la Sonde et de l’océan Indien. Il importait donc qu’elle fût pourvue de moyens de défense en rapport avec cette situation.

Telle est la complète histoire de cette île depuis le jour où la tempête y jeta un père, une mère et leurs quatre enfants. Pendant douze années, cette famille intelligente et courageuse avait travaillé sans relâche, mis en œuvre toutes les forces d’un sol vierge, que fécondait le puissant climat des zones tropicales. Aussi sa prospérité n’avait-elle cessé de s’accroître, son bien-être d’augmenter jusqu’au jour où l’arrivée de la Licorne lui permit d’établir ses relations avec le reste du monde.

Une seconde famille, on le sait, était venue volontairement joindre ses destinées à la sienne, et, matériellement comme moralement, jamais existence n’avait été plus heureuse que sur ce fertile domaine de la Terre-Promise.

Mais, alors, commencèrent les dures épreuves. Le mauvais sort s’acharna contre ces braves gens. Ils eurent la crainte de ne plus revoir ceux qu’ils attendaient, et le malheur d’être assaillis par une bande de sauvages!

Il faut dire, cependant, que, même aux plus mauvaises heures de cette période, soutenus par une piété sincère que rien n’aurait pu ébranler, ils n’avaient jamais désespéré de la Providence.

Enfin les beaux jours revinrent, et les mauvais ne sont plus à redouter pour cette seconde patrie des deux familles.

A présent, la Nouvelle-Suisse est florissante, et elle deviendra trop petite pour recevoir tous ceux qu’elle attire. Son commerce trouve des débouchés en Europe comme en Asie, grâce à la proximité de l’Australie, de l’Inde et des possessions néerlandaises. Très heureusement, – on doit s’en féliciter, – les pépites rencontrées dans le ravin de la rivière Montrose étaient extrêmement rares, et la colonie ne fut pas envahie par ces chercheurs d’or qui ne laissent après eux que désordre et misère!

Quant aux mariages qui avaient uni les familles Zermatt et Wolston, ils ont été bénis du Ciel. Les grands-pères, les grand’mères, ne tardèrent pas à se sentir revivre dans leurs petits-enfants. Seul, Jack s’est contenté d’avoir des neveux et des nièces qui lui grimpaient aux jambes. Ayant, comme il le disait, pour vocation d’être oncle, il s’acquittait avec succès de cette fonction sociale.

Désormais la prospérité de l’île est assurée, et, bien qu’elle soit entrée dans le domaine colonial de la Grande-Bretagne, l’Angleterre, de même qu’elle l’a fait pour la Nouvelle-Hollande, lui a laissé son nom de Nouvelle-Suisse en l’honneur de la famille Zermatt.

FIN

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