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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XVI

Dans lequel on verra le capitaine Servadac tenir dans sa main tout ce qui reste d’un vaste continent

 

a Dobryna, cependant, après avoir contourné l’énorme promontoire qui lui barrait la route du nord, se dirigeait vers l’endroit où devait se projeter le cap de Creus.

Les explorateurs causaient, on pourrait dire jour et nuit, de ces étranges choses. Le nom de Gallia revenait fréquemment dans leurs discussions, et insensiblement, presque inconsciemment, il prenait pour eux la valeur d’un nom géographique, c’est-à-dire celui de l’astéroïde qui les emportait dans le monde solaire.

Mais ces discussions ne pouvaient leur faire oublier qu’ils s’occupaient d’opérer une reconnaissance, devenue indispensable, du littoral méditerranéen. Aussi la goélette suivait-elle toujours, en le rasant d’aussi près que possible, le nouveau cadre de ce bassin qui, très vraisemblablement, formait l’unique mer de Gallia.

La côte supérieure de l’énorme promontoire rejoignait l’endroit même qu’aurait dû occuper Barcelone sur le littoral ibérien; mais ce littoral, aussi bien que l’importante ville, avait disparu, et, sans doute, il était enfoui sous ces eaux dont le ressac battait la nouvelle falaise un peu en arrière. Puis, cette falaise, s’infléchissant vers le nord-est, venait remordre sur la mer, précisément au cap de Creus.

Du cap de Creus, il ne restait plus rien.

Là commençait la frontière française, et l’on comprend ce que durent être les pensées du capitaine Servadac, quand il vit qu’un nouveau sol s’était substitué au sol de son pays. Une infranchissable barrière s’élevait en avant du littoral français, et elle n’en laissait plus rien voir. Dressée comme une muraille à pic, haute de plus de mille pieds, n’offrant pas une seule rampe accessible, aussi aride, aussi abrupte, aussi «neuve» qu’on l’avait vue à l’autre bout de la Méditerranée, elle se développait sur le parallèle même où auraient dû se dessiner ces rivages charmants de la France méridionale.

De si près que la goélette prolongeât cette côte, rien ne lui apparut de ce qui formait autrefois la lisière maritime du département des Pyrénées-Orientales, ni le cap Béarn, ni Port-Vendres, ni l’embouchure du Tech, ni l’étang de Saint-Nazaire, ni l’embouchure du Têt, ni l’étang de Salces. Sur la frontière du département de l’Aude, jadis si pittoresquement coupée d’étangs et d’îles, elle ne retrouva pas même un seul morceau de l’arrondissement de Narbonne. Du cap d’Agde, sur la frontière de l’Hérault, jusqu’au golfe d’Aiguës-Mortes, il n’existait plus rien, ni de Cette, ni de Frontignan, rien de cet arc que l’arrondissement de Nîmes baignait autrefois dans la Méditerranée, rien des plaines de la Crau et de la Camargue, rien de ce capricieux estuaire des Bouches-du-Rhône. Martigues, disparue! Marseille, anéantie! C’était à croire qu’on ne rencontrerait même plus un seul des points du continent européen qui avaient porté le nom de France.

Hector Servadac, bien qu’il fût préparé à tout événement, se sentit comme atterré en présence de cette réalité. Il ne revoyait plus aucun vestige de ces rives dont les sites lui étaient tous familiers. Quelquefois, lorsqu’une courbure de la côte s’arrondissait vers le nord, il espérait retrouver un morceau du sol français qui aurait échappé au désastre; mais, si loin que l’échancrure se prolongeât, rien ne reparaissait de ce qui avait été ce merveilleux rivage de la Provence. Lorsque le nouveau cadre n’en limitait pas l’ancienne lisière, c’étaient les eaux de cette étrange Méditerranée qui le recouvraient alors, et le capitaine Servadac en vint à se demander si tout ce qui restait de son pays ne se réduisait pas à cet étroit lambeau du territoire algérien, à cette île Gourbi, à laquelle il lui faudrait revenir!

«Et cependant, répétait-il au comte Timascheff, le continent de Gallia ne finit pas à cette côte inabordable! Son pôle boréal est au-delà! Qu’y a-t-il derrière cette muraille? Il faut bien le savoir! Si pourtant, malgré tous les phénomènes dont nous sommes témoins, c’est encore le globe terrestre que nous foulons du pied, si c’est toujours lui qui nous emporte en suivant une direction nouvelle dans le monde planétaire, si enfin la France, si la Russie sont là avec l’Europe entière, il faut le vérifier! Ne trouverons-nous donc pas une grève pour débarquer sur cette côte? N’y a-t-il aucun moyen d’escalader cette inaccessible falaise, et d’observer, ne fût-ce qu’une fois, la contrée qu’elle nous cache? Débarquons, pour Dieu, débarquons!»

Mais la Dobryna, rasant toujours la haute muraille, n’apercevait ni la plus petite crique où elle pût se réfugier, ni même un seul écueil sur lequel il eût été possible à son équipage de prendre pied. Le littoral était toujours formé d’une base accore, lisse, à pic, jusqu’à une hauteur de deux ou trois cents pieds, que couronnait tout un étrange enchevêtrement de lamelles cristallisées. Il était évident que cette nouvelle bordure, faite à la Méditerranée, présentait partout la même disposition des roches, et que ce cadre uniforme était sorti d’un moule unique.

La Dobryna, chauffant à tous feux, marcha rapidement vers l’est. Le temps se maintenait au beau. L’atmosphère, singulièrement refroidie déjà, était moins propre à se saturer de vapeurs. A peine quelques nuages, rayant l’azur du ciel, formaient-ils ça et là des cirrhus presque diaphanes. Pendant le jour, le disque amoindri du soleil projetait de pâles rayons qui ne donnaient plus aux objets qu’un relief incertain. Pendant la nuit, les étoiles brillaient avec un éclat extraordinaire, mais certaines planètes s’affaiblissaient dans l’éloignement. Il en était ainsi de Vénus, de Mars et de cet astre inconnu, qui, rangé dans l’ordre des planètes inférieures, précédait le soleil, tantôt à son coucher, tantôt à son lever. Quant à l’énorme Jupiter, au superbe Saturne, leur éclat augmentait au contraire, par ce motif que Gallia s’en rapprochait, et le lieutenant Procope montra, visible à l’œil, cet Uranus qui, autrefois, ne se laissait pas voir sans l’aide d’une lunette. Gallia gravitait donc, en s’éloignant de son centre attractif, à travers le monde planétaire.

Le 24 février, après avoir suivi la ligne sinueuse que formait, avant le cataclysme, la lisière du département du Var, après avoir vainement cherché trace des îles d’Hyères, de la presqu’île de Saint-Tropez, des îles de Lérins, du golfe de Cannes, du golfe Jouan, la Dobryna arriva à la hauteur du cap d’Antibes.

En cet endroit, à l’extrême surprise, mais aussi à l’extrême satisfaction des explorateurs, une étroite coupée fendait l’énorme falaise du haut en bas. A sa base, au niveau de la mer s’étendait une petite grève, sur laquelle un canot devait facilement atterrir.

«Enfin, nous pourrons débarquer!» s’écria le capitaine Servadac, qui n’était plus maître de lui.

Il n’y avait, d’ailleurs, aucune instance à faire près du comte Timascheff pour l’entraîner sur le nouveau continent. Le lieutenant Procope et lui étaient aussi impatients que le capitaine Servadac de prendre terre. Peut-être en gravissant les talus de cette coupée, qui, de loin, ressemblait au lit raviné d’un torrent, parviendraient-ils à s’élever jusqu’à la crête de la falaise, et trouveraient-ils un large rayon de vue, qui, à défaut du territoire français, leur permettrait d’observer cette région bizarre.

A sept heures du matin, le comte, le capitaine et le lieutenant débarquaient sur la grève.

Pour la première fois, ils retrouvèrent quelques échantillons de l’ancien littoral. C’étaient ces calcaires agglutines, de couleur jaunâtre, dont les rivages provençaux sont le plus généralement semés. Mais cette étroite grève – évidemment un morceau de l’ancien globe – mesurait à peine quelques mètres de superficie, et, sans s’y arrêter, les explorateurs s’élancèrent vers le ravin qu’ils voulaient franchir.

Ce ravin était à sec, et même il était facile de voir que jamais aucun torrent n’y avait précipité ses eaux tumultueuses. Les roches de son lit, aussi bien que celles qui formaient talus de chaque côté, présentaient cette même contexture lamelleuse observée jusqu’ici, et elles ne semblaient pas avoir été soumises encore aux effets de la désagrégation séculaire. Un géologue eût probablement déterminé leur véritable place dans l’échelle lithologique, mais ni le comte Timascheff, ni l’officier d’état-major, ni le lieutenant Procope ne purent en reconnaître la nature.

Cependant, si le ravin n’offrait aucune trace d’humidité ancienne ou récente, on pouvait déjà prévoir que, les conditions climatériques étant radicalement changées, il servirait un jour d’exutoire à des masses d’eau considérables.

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En effet, déjà quelques plaques de neige étincelaient en maint endroit sur les pentes des talus, et elles devenaient plus larges, plus épaisses en tapissant les croupes élevées de la falaise. Très probablement, les crêtes, et peut-être toute la contrée au-delà de la muraille, disparaissaient sous la croûte blanche des glaciers.

«Voila donc, fit observer le comte Timascheff, les premières traces d’eau douce que nous trouvons à la surface de Gallia.

– Oui, répondit le lieutenant Procope, et, sans doute, à une plus grande hauteur, non seulement la neige, mais les glaces se seront formées sous l’influence du froid qui s’accroît sans cesse. N’oublions pas que si Gallia a la forme sphéroïdale, nous sommes ici très près de ses régions arctiques, qui ne reçoivent que très obliquement les rayons solaires. Certainement, la nuit n’y doit jamais être complète, comme aux pôles terrestres, puisque le soleil ne quitte pas l’équateur, grâce à la faible inclinaison de l’axe de rotation, mais le froid y sera probablement excessif, surtout si Gallia s’éloigne du centre de chaleur à une distance considérable.

– Lieutenant, demanda le capitaine Servadac, ne pouvons-nous craindre que le froid ne devienne tel à la surface de Gallia, qu’aucun être vivant ne puisse le supporter?

– Non, capitaine, répondit le lieutenant Procope. A quelque distance que nous nous éloignions du soleil, le froid ne dépassera jamais les limites assignées à la température des espaces sidéraux, c’est-à-dire ces régions du ciel où l’air manque absolument.

– Et ces limites sont?…

– Environ soixante degrés centigrades, suivant les théories d’un Français, le savant physicien Fourier.

– Soixante degrés! répondit le comte Timascheff, soixante degrés au-dessous de zéro! Mais c’est là une température qui paraîtrait insoutenable même à des Russes.

– De tels froids, reprit le lieutenant Procope, ont été déjà supportés par les navigateurs anglais dans les mers polaires, et, si je ne me trompe, à l’île Melville, Parry a vu le thermomètre tomber à cinquante-six degrés centigrades au-dessous de zéro.»

Les explorateurs s’étaient arrêtés un instant pour reprendre haleine, car, ainsi qu’il arrive aux ascensionnistes, l’air, décomprimé peu à peu, rendait leur ascension plus pénible. En outre, sans avoir encore atteint une grande hauteur, – six à sept cents pieds à peine, – ils sentaient un abaissement très sensible dans la température. Très heureusement, les stries de la substance minérale, dont le lit du ravin était formé, facilitaient leur marche, et, une heure et demie environ après avoir quitté l’étroite grève, ils atteignaient la crête de la falaise.

Cette falaise dominait non seulement la mer au sud, mais au nord toute la nouvelle région, qui s’abaissait brusquement.

Le capitaine Servadac ne put retenir un cri.

La France n’était plus là! Des roches innombrables se succédaient jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Toutes ces moraines, tapissées de neige ou revêtues de glace, se confondaient dans une étrange uniformité. C’était une énorme agglomération de matières qui avaient cristallisé sous la forme de prismes hexagonaux réguliers. Gallia ne paraissait être que le produit d’une formation minérale, unique et inconnue. Si la crête de la falaise, qui servait de cadre à la Méditerranée, n’offrait pas cette uniformité dans ses aiguilles supérieures, c’est qu’un phénomène quelconque – peut-être celui auquel on devait la présence des eaux de la mer – avait, au moment du cataclysme, modifié la contexture de ce cadre.

Quoi qu’il en soit, dans cette partie méridionale de Gallia, on ne voyait plus aucun vestige d’une terre européenne. Partout, la nouvelle substance avait remplacé l’ancien sol. Plus rien de ces campagnes accidentées de la Provence, ni ces jardins d’orangers et de citronniers dont l’humus rougeâtre s’étageait sur des assises de pierres sèches, ni ces bois d’oliviers au feuillage glauque, ni les grandes allées de poivriers, de micocouliers, de mimosas, de palmiers et d’eucalyptus, ni ces buissons de géraniums géants, plaqués ça et là de semelles du pape et surmontés de longs jets d’aloès, ni les roches oxydées du littoral, ni les montagnes d’arrière-plan avec leur sombre rideau de conifères.

Là, rien du règne végétal, puisque la moins exigeante des plantes polaires, le lichen des neiges lui-même, n’eût pu végéter sur ce sol pierreux! Rien du règne animal, puisqu’aucun oiseau, ni les puffins, ni les pétrels, ni les guillemets des régions arctiques n’auraient trouvé de quoi y vivre un seul jour!

C’était le règne minéral dans toute son horrible aridité.

Le capitaine Servadac était en proie à une émotion à laquelle son caractère insouciant, semblait-il, aurait dû le soustraire. Immobile sur le sommet d’un roc glacé, il contemplait, les yeux humides, le nouveau territoire qui se développait sous ses yeux. Il se refusait à croire que la France eût jamais été là!

«Non! s’écria-t-il, non! Nos relèvements nous ont trompés! Nous ne sommes pas arrivés à ce parallèle qui traverse les Alpes maritimes! C’est plus en arrière que s’étend le territoire dont nous recherchons la trace! Une muraille est sortie des flots, soit; mais au-delà, nous reverrons les terres européennes! Comte Timascheff, venez, venez! Franchissons ce territoire de glaces, et cherchons encore, cherchons toujours!…»

En parlant ainsi, Hector Servadac avait fait une vingtaine de pas en avant, afin de trouver quelque sentier praticable au milieu des lamelles hexagonales de la falaise.

Soudain, il s’arrêta.

Son pied venait de heurter sous la neige un morceau de pierre taillée. Par sa forme, par sa couleur, ce morceau ne semblait pas appartenir au nouveau sol.

Le capitaine Servadac le ramassa.

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C’était un fragment de marbre jauni, sur lequel on pouvait encore lire quelques lettres gravées, entre autres celles-ci:

Vil…

«Villa!» s’écria le capitaine Servadac, en laissant retomber le morceau de marbre, qui se brisa en mille fragments.

De cette villa, sans doute quelque somptueuse habitation bâtie presque à l’extrémité du cap d’Antibes, dans le plus beau site du monde, de ce magnifique cap, jeté comme un rameau verdoyant entre le golfe de Jouan et le golfe de Nice, de ce splendide panorama couronné par les Alpes maritimes, qui s’étendait des pittoresques montagnes de l’Esterel, en passant devant Eza, Monaco, Roquebrune, Menton et Vintimille, jusqu’à la pointe italienne de la Bordighère, que restait-il à présent? Pas même ce morceau de marbre, qui venait d’être réduit en poussière!

Le capitaine Servadac ne pouvait plus douter que le cap d’Antibes n’eût disparu dans les entrailles de ce nouveau continent. Il restait abîmé dans ses réflexions.

Le comte Timascheff, s’approchant alors, lui dit gravement:

«Capitaine, connaissez-vous la devise de la famille Hope?

– Non, monsieur le comte, répondit Hector Servadac.

– Eh bien, la voici:

Orbe fracto, spes illœsa!

– Elle dit le contraire de la désespérante parole de Dante!

– Oui, capitaine, et maintenant elle devra être la nôtre!»

 

 

Chapitre XVII

Qui pourrait sans inconvénient être très justement intitulé: du même aux mêmes

 

l ne restait plus aux navigateurs de la Dobryna qu’à revenir à l’île Gourbi. Cet étroit domaine était, vraisemblablement, la seule portion de l’ancien sol qui pût recevoir et nourrir ceux que le nouvel astre emportait dans le monde solaire.

«Et, après tout, se dit le capitaine Servadac, c’est presque un morceau de la France!»

Ce projet de retour à l’île Gourbi fut donc discuté, et il allait être adopté, lorsque le lieutenant Procope fit observer que le nouveau périmètre de la Méditerranée n’était pas encore entièrement reconnu.

«Il nous reste à l’explorer dans le nord, dit-il, depuis ce point où se projetait autrefois le cap d’Antibes jusqu’à l’entrée du détroit qui s’ouvre sur les eaux de Gibraltar, et, dans le sud, depuis le golfe de Gabès jusqu’à ce même détroit. Nous avons bien suivi, au sud, la limite que dessinait l’ancienne côte africaine, mais non celle qui forme la nouvelle. Qui sait si toute issue nous est fermée au midi, et si quelque fertile oasis du désert africain n’a pas échappé à la catastrophe? En outre, l’Italie, la Sicile, l’archipel des îles Baléares, les grandes îles de la Méditerranée ont peut-être résisté, et il serait convenable d’y conduire la Dobryna.

– Tes observations sont justes, Procope, répondit le comte Timascheff, et il me paraît indispensable, en effet, de compléter le levé hydrographique de ce nouveau bassin.

– Je me range à votre idée, ajouta le capitaine Servadac. Toute la question est de savoir s’il faut actuellement compléter notre exploration avant de revenir à l’île Gourbi.

– Je pense, répondit le lieutenant Procope, que nous devons utiliser la Dobryna pendant qu’elle peut servir encore.

– Que veux-tu dire, Procope, demanda le comte Timascheff.

– Je veux dire que la température va toujours décroissant, que Gallia suit une courbe qui l’éloigné de plus en plus du soleil, et sera bientôt soumise à des froids excessifs. La mer se congèlera alors, et la navigation ne sera plus possible. Or, vous savez quelles sont les difficultés d’un voyage à travers les champs de glace. Ne vaut-il pas donc mieux continuer cette exploration pendant que les eaux sont libres encore?

– Tu as raison, Procope, répondit le comte Timascheff. Cherchons ce qui reste de l’ancien continent, et, si quelque morceau de l’Europe a été épargné, si quelques malheureux ont survécu, auxquels nous puissions venir en aide, il importe de le savoir avant de rentrer au lieu d’hivernage.»

C’était un sentiment généreux qui inspirait le comte Timascheff, puisque, dans ces circonstances, il pensait surtout à ses semblables. Et qui sait? Songer aux autres, n’était-ce pas songer à soi? Aucune différence de race, aucune distinction de nationalité ne pouvaient plus exister entre ceux que Gallia entraînait à travers l’espace infini. Ils étaient les représentants d’un même peuple, ou plutôt d’une même famille, car on pouvait craindre qu’ils ne fussent rares, les survivants de l’ancienne terre! Mais, enfin, s’il en existait encore, tous devaient se rallier, réunir leurs efforts pour le salut commun, et, si tout espoir était perdu de jamais revenir au globe terrestre, tenter de refaire à cet astre nouveau une humanité nouvelle.

Le 25 février, la goélette quitta cette petite crique où elle avait momentanément trouvé un refuge. En longeant le littoral du nord, elle marcha vers l’est à toute vapeur. Le froid commençait à être vif, surtout par une brise aiguë. Le thermomètre se tenait en moyenne à deux degrés au-dessous de zéro. Très heureusement, la mer ne se prend qu’à une température inférieure à celle de l’eau douce, et elle ne présenta aucun obstacle à la navigation de la Dobryna. Mais il fallait se hâter.

Les nuits étaient belles. Les nuages semblaient déjà ne se former que plus difficilement dans les couches progressivement refroidies de l’atmosphère. Les constellations brillaient au firmament avec une incomparable pureté. Si le lieutenant Procope, en qualité de marin, devait regretter que la lune eût à jamais disparu de l’horizon, un astronome, occupé à scruter les mystères du monde sidéral, se serait félicité, au contraire, de cette propice obscurité des nuits galliennes.

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Mais si les explorateurs de la Dobryna étaient privés de la lune, ils en avaient, du moins, la monnaie. A cette époque, une véritable grêle d’étoiles filantes sillonna l’atmosphère, – étoiles bien autrement nombreuses que celles dont les observateurs terrestres peuvent dresser la classification en août et en novembre. Et si, à s’en rapporter à M. Olmsted, une moyenne de trente-quatre mille astéroïdes de cette espèce a paru sur l’horizon de Boston en 1833, on pouvait ici hardiment décupler ce nombre.

Gallia, en effet, traversait cet anneau qui est à peu près concentrique à l’orbite de la terre et extérieur à elle. Ces corpuscules météoriques semblaient prendre pour point de départ Algol, l’une des étoiles de la constellation de Persée, et ils s’enflammaient avec une intensité que leur extraordinaire vitesse rendait merveilleuse, en se frottant à l’atmosphère de Gallia. Un bouquet d’artifices, formé de millions de fusées, le chef-d’œuvre d’un Ruggieri. n’eût pas même été comparable aux magnificences de ce météore. Les roches de la côte, en reflétant ces corpuscules à leur surface métallique, semblaient pointillées de lumière, et la mer éblouissait les regards, comme si elle eût été frappée de grêlons incandescents.

Mais ce spectacle ne dura que vingt-quatre heures à peine, tant la vitesse de Gallia était grande à s’éloigner du soleil.

Le 26 février, la Dobryna fut arrêtée dans sa marche vers l’ouest par une longue projection du littoral qui l’obligea à descendre jusqu’à l’extrémité de l’ancienne Corse, dont il ne restait pas trace. Là, le détroit de Bonifacio faisait place à une vaste mer, absolument déserte. Mais, le 27, un îlot fut signalé dans l’est, à quelques milles sous le vent de la goélette, et sa situation permettait de croire, à moins que son origine ne fût récente, qu’il appartenait à la pointe septentrionale de la Sardaigne.

La Dobryna s’approcha de cet îlot. Le canot fut mis à la mer. Quelques instants après, le comte Timascheff et le capitaine Servadac débarquaient sur un plateau verdoyant, qui ne mesurait pas un hectare de superficie. Quelques buissons de myrtes et de lentisques, que dominaient trois ou quatre vieux oliviers, le coupaient ça et là. Il semblait qu’il fût abandonné de toute créature vivante.

Les explorateurs allaient donc le quitter, lorsque des bêlements frappèrent leur oreille, et, presque aussitôt, ils aperçurent une chèvre qui bondissait entre les roches.

C’était un unique échantillon de ces chèvres domestiques, si bien nommées «vaches du pauvre», une jeune femelle à pelage noirâtre, à cornes petites et régulièrement arquées, qui, loin de s’enfuir à l’approche des visiteurs, courut au-devant d’eux, et par ses bonds, par ses cris, sembla les inviter à l’accompagner.

«Cette chèvre n’est pas seule sur cet îlot! s’écria Hector Servadac. Suivons-la!»

Ce qui fut fait, et, quelques centaines de pas plus loin, le capitaine Servadac et le comte Timascheff arrivaient près d’une sorte de terrier, à demi recouvert par un bouquet de lentisques.

Là, une enfant de sept à huit ans, figure illuminée de grands yeux noirs, tête ombragée d’une longue chevelure brune, jolie comme un de ces charmants êtres dont Murillo a fait des anges dans ses Assomptions, et pas trop effrayée, regardait à travers les branches.

Lorsqu’elle eut considéré pendant quelques instants les deux explorateurs, dont l’aspect lui parut rassurant sans doute, la petite fille se leva, courut à eux, et leur tendant les mains, d’un geste plein d’une subite confiance:

«Vous n’êtes pas méchants? leur dit-elle d’une voix douce comme cette langue italienne qu’elle parlait. Vous ne me ferez pas de mal? Il ne faut pas que j’aie peur?

– Non, répondit le comte en italien. Nous ne sommes et nous ne voulons être pour toi que des amis!»

Puis, après avoir considéré un instant la gentille fillette.

«Comment t’appelles-tu, mignonne? lui demanda-t-il.

– Nina.

– Nina, peux-tu nous dire où nous sommes?

– A Madalena, répondit la petite fille. C’est là que j’étais, quand tout a changé, et tout d’un coup!»

Madalena était une île située près de Caprera, au nord de la Sardaigne, maintenant disparue dans l’immense désastre.

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Quelques demandes, suivies de quelques réponses faites très intelligemment, apprirent au comte Timascheff que la petite Nina était seule sur l’îlot, qu’elle était sans parents, qu’elle gardait un troupeau de chèvres pour le compte d’un rentier, qu’au moment de la catastrophe, tout s’était subitement englouti autour d’elle sauf ce bout de terre, qu’elle et Marzy, sa favorite, avaient seules été sauvées, qu’elle avait eu grand peur, mais que bientôt rassurée, après avoir remercié le bon Dieu parce que la terre ne remuait plus, elle s’était arrangée pour vivre avec Marzy. Elle possédait heureusement quelques vivres qui avaient duré jusqu’alors, et elle avait toujours espéré qu’un bateau viendrait la reprendre. Puisque le bateau était là, elle ne demandait pas mieux de s’en aller, à la condition qu’on emmenât sa chèvre avec elle, et qu’on la ramenât à la ferme quand on le pourrait.

«Voila un gentil habitant de plus sur Gallia», dit le capitaine Servadac après avoir embrassé la petite fille.

Une demi-heure plus tard, Nina et Marzy étaient installées à bord de la goélette, où chacun, on le pense bien, leur fit le meilleur accueil. C’était d’un heureux augure la rencontre de cette enfant! Les matelots russes, gens religieux, voulurent la considérer comme une sorte de bon ange, et plus d’un regarda, vraiment, si elle n’avait pas des ailes. Ils l’appelaient entre eux, dès le premier jour, «la petite Madone».

La Dobryna, en quelques heures, eut perdu de vue Madalena et retrouva, en redescendant vers le sud-est, le nouveau littoral, qui avait été reporté à cinquante lieues en avant de l’ancien rivage italien. Un autre continent s’était donc substitué à la Péninsule, dont il ne restait plus aucun vestige. Toutefois, sur le parallèle de Rome, se creusait un vaste golfe, qui s’enfonçait bien au-delà de l’emplacement qu’aurait dû occuper la Ville éternelle. Puis, la nouvelle côte ne revenait mordre sur l’ancienne mer qu’à la hauteur des Calabres, pour se prolonger jusqu’à l’extrémité même de la botte. Mais plus de phare de Messine, plus de Sicile, pas même le sommet émergé de cet énorme Etna, qui se dressait, cependant, à une hauteur de trois mille trois cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer.

Et soixante lieues plus au sud, la Dobryna revoyait l’entrée du détroit qui s’était si providentiellement offert à elle pendant la tempête, et dont l’amorce orientale s’ouvrait sur la mer de Gibraltar.

De ce point jusqu’au détroit de Gabès, le nouveau périmètre de la Méditerranée avait été déjà reconnu par les explorateurs. Le lieutenant Procope, justement avare de son temps, coupa donc en droite ligne jusqu’au parallèle, où il retrouva les rivages non explorés du continent.

On était au 3 mars.

De ce point, la côte, délimitant la Tunisie, traversait l’ancienne province de Constantine à la hauteur de l’oasis du Ziban. Puis, par un angle brusque, elle redescendait jusqu’au trente-deuxième parallèle et se relevait, en formant un golfe irrégulier, étrangement encadré dans l’énorme concrétion minérale. Alors, sur une longueur de cent cinquante lieues environ, elle courait à travers l’ancien Sahara algérien, de manière à se rapprocher, au sud de l’île Gourbi, par une pointe qui aurait pu servir de frontière naturelle au Maroc, si le Maroc eût encore existé.

Il fallut donc remonter au nord jusqu’à l’extrémité de cette pointe, afin de la doubler. Mais, en la doublant, les explorateurs furent témoins d’un phénomène volcanique, dont ils constatèrent, pour la première fois, l’apparition à la surface de Gallia.

Un mont ignivome terminait cette pointe et s’élevait à une hauteur de trois mille pieds. Il n’était pas éteint, car son cratère se couronnait encore de fumées, sinon de flammes.

«Gallia a donc un foyer intérieur! s’écria le capitaine Servadac, lorsque le volcan eut été signalé par la vigie de la Dobryna.

– Pourquoi non, capitaine? répondit le comte Timascheff. Puisque Gallia n’est qu’un fragment du globe terrestre, notre astéroïde ne peut-il avoir emporté avec lui une partie du feu central, comme il a emporté une partie de l’atmosphère, des mers et des continents?

– Une bien faible partie! répondit le capitaine Servadac, mais suffisante, après tout, pour sa population actuelle!

– A propos, capitaine, demanda le comte Timascheff, puisque notre voyage de circumnavigation doit nous ramener sur les atterrages de Gibraltar, croyez-vous qu’il y ait lieu de faire connaître aux Anglais le nouvel état de choses et les conséquences qu’il comporte?

– A quoi bon? répondit le capitaine Servadac. Ces Anglais savent où est située l’île Gourbi, et, s’il leur plaît, ils peuvent y venir. Ce ne sont point des malheureux, abandonnés sans ressource. Au contraire! Ils ont de quoi se suffire, et pour longtemps. Cent vingt lieues, au plus, séparent leur îlot de notre île, et, une fois la mer prise par le froid, ils peuvent nous rejoindre quand ils le voudront. Nous n’avons pas eu précisément à nous louer de leur accueil, et, s’ils viennent ici, nous nous vengerons…

– Sans doute, en les accueillant mieux qu’ils ne l’ont fait? demanda le comte Timascheff.

– Oui, monsieur le comte, répondit le capitaine Servadac, car, en vérité, il n’y a plus ici ni Français, ni Anglais, ni Russes…

– Oh! fit le comte Timascheff en secouant la tête, un Anglais est Anglais partout et toujours!

– Eh! répliqua Hector Servadac, c’est à la fois leur qualité et leur défaut!»

Ainsi fut arrêtée la conduite à tenir à l’égard de la petite garnison de Gibraltar. D’ailleurs, lors même qu’on eût résolu de renouer quelques relations avec ces Anglais, cela n’eût pas été possible en ce moment, car la Dobryna n’aurait pu, sans risques, revenir en vue de leur îlot.

En effet, la température s’abaissait d’une manière continue. Le lieutenant Procope ne constatait pas sans inquiétude que la mer ne pouvait tarder à se prendre autour de la goélette. En outre, les soutes, épuisées par une marche à toute vapeur, se vidaient peu à peu, et le charbon devait bientôt manquer, si on ne le ménageait pas. Ces deux raisons, très graves à coup sûr, furent développées par le lieutenant, et, après discussion, il fut convenu que le voyage de circumnavigation serait interrompu à la hauteur de la pointe volcanique. La côte, au-delà, redescendait vers le sud et se perdait dans une mer sans limites. Engager la Dobryna, prête à manquer de combustible, à travers un océan prêt à se congeler, c’eût été une imprudence dont les conséquences pouvaient être extrêmement funestes. Il était probable, d’ailleurs, que sur toute cette portion de Gallia, autrefois occupée par le désert africain, on ne trouverait pas un autre sol que celui qui avait été observé jusqu’alors, – sol auquel l’eau et l’humus faisaient absolument défaut, et qu’aucun travail ne pourrait jamais fertiliser. Donc, nul inconvénient à suspendre l’exploration, quitte à la reprendre en des temps plus favorables.

Ainsi, ce jour-là, 5 mars, il fut décidé que la Dobryna ne remettrait pas le cap au nord et qu’elle retournerait à la terre du Gourbi, dont vingt lieues au plus la séparaient.

«Mon pauvre Ben-Zouf! du le capitaine Servadac, qui avait bien souvent songé à son compagnon pendant ce voyage de cinq semaines. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux!»

Cette courte traversée de la pointe volcanique à l’île Gourbi ne devait être signalée que par un incident. Ce fut la rencontre d’une seconde notice du mystérieux savant, qui, ayant évidemment pu calculer les éléments de Gallia, la suivait, jour par jour, sur sa nouvelle orbite.

Un objet flottant fut signalé au lever du soleil. On le repêcha. Cette fois, c’était un petit baril de conserves qui remplaçait la bouteille traditionnelle, et, cette fois encore, un épais tampon de cire à cacheter, portant les même initiales que l’étui déjà repêché dans ces conditions, en maintenait la bonde hermétiquement fermée.

«Du même aux mêmes!» dit le capitaine Servadac.

Le baril fut ouvert avec précaution, et on y trouva le document dont la teneur suit:

«Gallia (?)

«Ab sole, au 1er mars, dist.: 78 000 000 l.!

«Chemin parcouru de fév. à mars: 59 000 000 l.!

«Va bene! All right! Nil desperandum!

«Enchanté!»

«Et ni adresse, ni signature! s’écria le capitaine Servadac. On serait tenté de croire à une série de mystifications!

– Ce serait alors une mystification tirée à un grand nombre d’exemplaires! répondit le comte Timascheff, car, puisque deux fois nous avons recueilli ce singulier document, c’est que son auteur a dû semer ses barils et ses étuis sur la mer!

– Mais quel est ce savant écervelé, qui ne songe même pas à donner son adresse!

– Son adresse? C’est le fond du puits de l’astrologue! répondit le comte Timascheff, en faisant allusion à la fable de La Fontaine.

– C’est bien possible; mais où est le puits?»

Cette demande du capitaine Servadac devait encore rester sans réponse. L’auteur du document résidait-il sur quelque îlot épargné, dont la Dobryna n’avait pas eu connaissance? Était-il à bord d’un navire courant cette nouvelle Méditerranée, ainsi que l’avait fait la goélette? on ne pouvait le dire.

«En tout cas, fît observer le lieutenant Procope, si le document est sérieux – et les chiffres qu’il porte tendent à le prouver –, il donne lieu à deux observations importantes. La première, c’est que la vitesse de translation de Gallia a diminué de vingt-trois millions de lieues, puisque le chemin parcouru par elle de janvier à février, et qui était de quatre-vingt-deux millions de lieues, n’est plus, de février à mars, que de cinquante-neuf millions. La seconde, c’est que la distance de Gallia au soleil, qui était de cinquante-neuf millions de lieues seulement au 15 février, est au 1er mars de soixante-dix-huit millions, soit un accroissement de dix-neuf millions de lieues. Donc, à mesure que Gallia s’éloigne du soleil, sa vitesse de translation sur son orbite diminue, ce qui est parfaitement conforme aux lois de la mécanique céleste.

– Et tu en conclus, Procope? demanda le comte Timascheff.

– Que nous suivons, comme je l’ai déjà remarqué, une orbite elliptique, mais dont il nous est impossible de calculer l’excentricité.

– J’observe, en outre, reprit le comte Timascheff, que l’auteur du document se sert encore de ce nom de Gallia. Je propose donc de l’adopter définitivement pour le nouvel astre qui nous entraîne, et d’appeler cette mer «la mer Gallienne».

– Oui, répondit le lieutenant Procope, et je l’inscrirai sous ce nom, lorsque j’établirai notre nouvelle carte.

– Quant à moi, ajouta le capitaine Servadac, je ferai une troisième remarque: c’est que ce brave homme de savant est de plus en plus enchanté de la situation, et, quoi qu’il arrive, je répéterai avec lui partout et toujours: Nil desperandum

Quelques heures plus tard, la vigie de la Dobryna avait enfin connaissance de l’île Gourbi.

 

 

Chapitre XVIII

Qui traite de l’accueil fait au gouverneur général de l’île Gourbi et des événements qui se sont accomplis pendant son absence

 

a goélette avait quitté l’île le 31 janvier, et elle y revenait le 5 mars, après trente-cinq jours de traversée, – l’année terrestre ayant été bissextile. A ces trente-cinq jours répondaient soixante-dix jours galliens, puisque le soleil avait passé soixante-dix fois au méridien de l’île.

Hector Servadac éprouva quelque émotion en s’approchant de cet unique fragment du sol algérien qui eût échappé au désastre. Plusieurs fois, pendant cette longue absence, il s’était demandé s’il le retrouverait à cette place, et avec lui son fidèle Ben-Zouf. Ce doute, il pouvait être fondé à l’éprouver au milieu de tant de phénomènes cosmiques qui avaient si profondément modifié la surface de Gallia.

Mais, les craintes de l’officier d’état-major ne se réalisèrent pas. L’île Gourbi était là, et même – détail assez bizarre –, avant d’atteindre le port du Chéliff, Hector Servadac put constater qu’un nuage d’un aspect tout particulier se développait à une centaine de pieds au-dessus du sol de son domaine. Lorsque la goélette ne fut plus qu’à quelques encablures de la côte, ce nuage apparut comme une masse épaisse qui s’abaissait et s’élevait automatiquement dans l’atmosphère. Le capitaine Servadac reconnut alors que ce n’était point là une agglomération de vapeurs réduites à l’état vésiculaire, mais une agglomération d’oiseaux, pressés dans l’air comme les bandes de harengs le sont dans l’eau. De cette énorme nuée s’échappaient des cris assourdissants, auxquels répondaient, d’ailleurs, de fréquentes détonations.

La Dobryna signala son arrivée par un coup de canon et vint mouiller dans le petit port du Chéliff.

A ce moment, un homme, le fusil à la main, accourut, et d’un bond il s’élança sur les premières roches.

C’était Ben-Zouf.

Ben-Zouf resta d’abord immobile, les yeux fixés à quinze pas, «autant que la conformation de l’homme le permet», comme disent les sergents instructeurs, et avec toutes les marques extérieures de respect. Mais le brave soldat ne put y tenir, et, se précipitant à la rencontre de son capitaine qui venait de débarquer, il lui baisa les mains avec attendrissement.

Toutefois, au lieu de ces phrases si naturelles: «Quel bonheur de vous revoir! Que j’ai été inquiet! Que votre absence a été longue!» Ben-Zouf s’écriait:

«Ah! les gueux! les bandits! Ah! vous faites bien d’arriver, mon capitaine! Les voleurs! les pirates! les misérables bédouins!

– Et à qui en as-tu, Ben-Zouf? demanda Hector Servadac, auquel ces exclamations bizarres donnèrent à penser qu’une bande d’Arabes pillards avait envahi son domaine.

– Eh! c’est à ces satanés oiseaux que j’en ai! s’écria Ben-Zouf. Voilà un mois que j’use ma poudre contre eux! Mais plus j’en tue, plus il en revient! Ah! si on les laissait faire, ces Kabyles à becs et à plumes, nous n’aurions bientôt plus un grain de blé sur l’île!»

Le comte Timascheff et le lieutenant Procope, qui venaient de rejoindre le capitaine Servadac, purent constater avec lui que Ben-Zouf n’exagérait rien. Les récoltes, rapidement mûries par les grandes chaleurs de janvier, au moment où Gallia passait à son périhélie, étaient maintenant exposées aux déprédations de quelques milliers d’oiseaux. Ce qui restait de la moisson était fort menace par ces voraces volatiles. Il convient de dire, en effet, «ce qui restait de la moisson», car Ben-Zouf n’avait pas chômé pendant le voyage de la Dobryna, et l’on voyait de nombreuses meules d’épis qui s’élevaient sur la plaine en partie dépouillée.

Quant à ces bandes d’oiseaux, c’étaient tous ceux que Gallia avait emportés avec elle, lorsqu’elle se sépara du globe terrestre. Et il était naturel qu’ils eussent cherché refuge à l’île Gourbi, puisque là seulement ils trouvaient des champs, des prairies, de l’eau douce, – preuve qu’aucune autre partie de l’astéroïde ne pouvait assurer leur nourriture. Mais aussi, c’était aux dépens des habitants de l’île qu’ils prétendaient vivre, – prétention à laquelle il faudrait s’opposer par tous les moyens possibles.

«Nous aviserons, dit Hector Servadac.

– Ah ça! mon capitaine, demanda Ben-Zouf, et les camarades d’Afrique, que sont-ils devenus?

– Les camarades d’Afrique sont toujours en Afrique, répondit Hector Servadac.

– Les braves camarades!

– Seulement l’Afrique n’est plus là! ajouta le capitaine Servadac.

– Plus d’Afrique! Mais la France?

– La France! Elle est bien loin de nous, Ben-Zouf!

– Et Montmartre?»

C’était le cri du cœur! En quelques mots, le capitaine Servadac expliqua à son ordonnance ce qui était arrivé, et comme quoi Montmartre, et avec Montmartre Paris, et avec Paris la France, et avec la France l’Europe, et avec l’Europe le globe terrestre étaient à plus de quatre-vingts millions de lieues de l’île Gourbi. Conséquemment, l’espérance d’y jamais retourner devait être à peu près abandonnée.

«Allons donc! s’écria l’ordonnance. Plus souvent! Laurent, dit Ben-Zouf, de Montmartre, ne pas revoir Montmartre! Des bêtises, mon capitaine, sauf votre respect, des bêtises!»

Et Ben-Zouf secouait la tête en homme qu’il serait absolument impossible de convaincre.

«Bien, mon brave, répondit le capitaine Servadac. Espère tant que tu voudras! Il ne faut jamais désespérer. C’est même la devise de notre correspondant anonyme. Mais commençons par nous installer sur l’île Gourbi, comme si nous devions y demeurer toujours.»

Tout en causant, Hector Servadac, précédant le comte Timascheff et le lieutenant Procope, s’était rendu au gourbi, relevé maintenant par les soins de Ben-Zouf. Le poste était aussi en bon état, et Galette et Zéphyr y étaient pourvus de bonne litière. Là, dans cette modeste cabane, Hector Servadac offrit l’hospitalité à ses hôtes, ainsi qu’à la petite Nina, que sa chèvre avait accompagnée. Pendant la route, l’ordonnance avait cru pouvoir disposer, en faveur de Nina et de Marzy, de deux gros baisers que ces êtres caressants lui avaient rendus de bon cœur.

Puis, un conseil fut tenu dans le gourbi, sur ce qu’il convenait de faire tout d’abord.

La question la plus grave était celle du logement pour l’avenir. Comment s’installerait-on sur l’île, de manière à braver les froids terribles que Gallia allait subir dans les espaces interplanétaires, et pendant un temps dont on ne pouvait calculer la durée? Ce temps, en effet, dépendait de l’excentricité qu’avait l’orbite parcourue par l’astéroïde, et bien des années s’écouleraient peut-être avant qu’il revînt vers le soleil. Or, le combustible n’était pas abondant. Pas de charbon, peu d’arbres, et la perspective que rien ne pousserait pendant toute la période de ces froids redoutables. Que faire? Comment parer à ces redoutables éventualités? Il y avait donc nécessité d’imaginer quelque expédient, et cela dans le plus bref délai.

L’alimentation de la colonie n’offrait pas de difficultés immédiates. Pour la boisson, il n’y avait certainement rien à craindre. Quelques ruisseaux coulaient à travers les plaines, et l’eau emplissait les citernes. De plus, avant peu, le froid aurait déterminé la congélation de la mer Gallienne, et la glace fournirait un liquide potable en abondance, car bientôt elle ne renfermerait plus une seule molécule de sel.

Quant à la nourriture proprement dite, c’est-à-dire à la substance azotée nécessaire à l’alimentation de l’homme, elle était assurée pour longtemps. D’une part, les céréales, prêtes à êtres engrangées, de l’autre, les troupeaux disséminés sur l’île formeraient une très abondante réserve. Évidemment, pendant la période des froids, le sol resterait improductif, et la récolte des fourrages, destinés à la nourriture des animaux domestiques, ne pourrait pas être renouvelée. Il y aurait donc quelques mesures à prendre, et si l’on arrivait à calculer la durée du mouvement de translation de Gallia autour du centre attractif, il conviendrait de limiter proportionnellement à la période hivernale le nombre des animaux à conserver.

Quant à la population actuelle de Gallia, elle comprenait, sans compter les treize Anglais de Gibraltar, dont il ne fallait pas s’inquiéter pour le moment, huit Russes, deux Français et une petite Italienne. C’étaient donc onze habitants que devait nourrir l’île Gourbi.

Mais, après que ce chiffre eut été établi par Hector Servadac, ne voilà-t-il pas Ben-Zouf de s’écrier:

«Ah! mais non, mon capitaine. Fâché de vous contredire! Cela ne fait pas le compte!

– Que veux-tu dire?

– Je veux dire que nous sommes vingt-deux habitants!

– Sur l’île?

– Sur l’île.

– T’expliqueras-tu, Ben-Zouf?

– C’est que je n’ai pas encore eu le temps de vous prévenir, mon capitaine. Pendant votre absence, il nous est venu du monde à dîner!

– Du monde à dîner!

– Oui, oui… Mais, au fait, venez, ajouta Ben-Zouf, vous aussi, messieurs les Russes. Vous voyez que les travaux de la moisson sont très avancés, et ce ne sont pas mes deux bras qui auraient pu suffire à tant d’ouvrage!

– En effet, dit le lieutenant Procope.

– Venez donc. Ce n’est pas loin. Deux kilomètres seulement. Prenons nos fusils!

– Pour nous défendre?… demanda le capitaine Servadac.

– Non contre les hommes, répondit Ben-Zouf, mais contre ces maudits oiseaux!»

Et, fort intrigués, le capitaine Servadac, le comte Timascheff et le lieutenant Procope suivirent l’ordonnance, laissant la petite Nina et sa chèvre au gourbi.

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Chemin faisant, le capitaine Servadac et ses compagnons dirigèrent une mousquetade nourrie contre le nuage d’oiseaux qui se développait au-dessus de leur tête. Il y avait là plusieurs milliers de canards sauvages, de pilets, de bécassines, d’alouettes, de corbeaux, d’hirondelles, etc., auxquels se mêlaient des oiseaux de mer, macreuses, mauves et goélands, et du gibier de plume, cailles, perdrix, bécasses, etc. Chaque coup de fusil portait, et les volatiles tombaient par douzaines. Ce n’était pas une chasse, mais une extermination de bandes pillardes.

Au lieu de suivre le rivage nord de l’île, Ben-Zouf coupa obliquement à travers la plaine. Après dix minutes de marche, grâce à leur légèreté spécifique, le capitaine Servadac et ses compagnons avaient franchi les deux kilomètres annoncés par Ben-Zouf. Ils étaient arrivés alors près d’un vaste fourré de sycomores et d’eucalyptus, pittoresquement massés au pied d’un monticule. Là, tous s’arrêtèrent.

«Ah! les gueux! les bandits! les bédouins! s’écria Ben-Zouf, en frappant le sol du pied.

– Parles-tu encore des oiseaux? demanda le capitaine Servadac.

– Eh! non, mon capitaine! Je parle de ces satanés fainéants qui ont encore abandonné leur travail! Voyez plutôt!»

Et Ben-Zouf montrait divers outils, tels que faucilles, râteaux, faux, épars sur le sol.

«Ah ça, maître Ben-Zouf, me diras-tu enfin de quoi ou de qui il s’agit? demanda le capitaine Servadac, que l’impatience commençait à gagner.

– Chut, mon capitaine, écoutez, écoutez! répondit Ben-Zouf. Je ne me trompais pas.»

Et, en prêtant l’oreille, Hector Servadac et ses deux compagnons purent entendre une voix qui chantait, une guitare qui grinçait, des castagnettes qui cliquetaient avec une mesure parfaite.

«Des Espagnols! s’écria le capitaine Servadac.

– Et qui voulez-vous que ce soit? répondit Ben-Zouf. Ces gens-là «castagneteraient» à la bouche d’un canon!

– Mais comment se fait-il?…

– Écoutez encore! C’est maintenant le tour du vieux.

Une autre voix, qui ne chantait pas, celle-là, faisait entendre les plus violentes objurgations.

Le capitaine Servadac, en sa qualité de Gascon, comprenait suffisamment l’espagnol, et pendant que la chanson disait:

Tu sandunga y cigarro,

Y una cana de Jerez,

Mi jamelgo y un trabuco,

Que mas gloria puede haver1

l’autre voix, agrémentée d’un accent dur, répétait:

«Mon argent! mon argent! Me paierez-vous enfin ce que vous me devez, misérables majos!»

Et la chanson de continuer:

Para Alcarrazas, Chiclana,

Para trigo, Trebujena,

Y para ninas bonitas,

San Lucar de Barrameda2

«Oui, vous me paierez mon dû, coquins! reprit la voix au milieu du cliquetis des castagnettes, vous me le paierez, au nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob! au nom de Jésus-Christ et de Mahomet lui-même!

– Eh! de par le diable, c’est un juif! s’écria le capitaine Servadac.

– Un juif, ça ne serait rien, répondit Ben-Zouf; j’en ai connu qui ne boudaient pas quand il s’agissait de bien faire; mais celui-là, c’est un juif allemand, et du plus vilain côté de l’Allemagne: c’est un renégat de tous les pays et de toutes les religions.»

Mais, au moment où les deux Français et les deux Russes allaient pénétrer dans le fourré, un curieux spectacle les arrêta sur la lisière. Les Espagnols venaient de commencer un véritable fandango national. Or, en raison de ce qu’ils étaient diminués de poids, comme tous les objets placés à la surface de Gallia, ils montaient dans l’air à une hauteur de trente à quarante pieds. Rien de plus comique, en vérité, que des danseurs apparaissant ainsi au-dessus des arbres. Ils étaient là quatre musculeux majos, qui enlevaient avec eux un vieil homme, entraîné malgré lui à ces hauteurs anormales. On le voyait paraître et disparaître, comme il arriva de Sancho Pança lorsqu’il fut si gaillardement berné par les joyeux drapiers de Ségovie.

Hector Servadac, le comte Timascheff, Procope et Ben-Zouf s’enfoncèrent alors à travers le fourré et atteignirent une petite clairière. Là, un joueur de guitare et un joueur de castagnettes, mollement étendus, se tordaient de rire en excitant les danseurs.

A la vue du capitaine Servadac et de ses compagnons, les instrumentistes s’arrêtèrent soudain, et les danseurs, ramenant leur victime, retombèrent doucement sur le sol.

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Mais aussitôt le renégat, époumoné, hors de lui, se précipita vers l’officier d’état-major, et, s’exprimant en français, cette fois, quoique avec un fort accent tudesque:

«Ah! monsieur le gouverneur général! s’écria-t-il, les coquins veulent me voler mon bien! Mais, au nom de l’Éternel, vous me ferez rendre justice!»

Cependant, le capitaine Servadac regardait Ben-Zouf, comme pour lui demander ce que signifiaient cette qualification honorifique dont on le gratifiait, et l’ordonnance, d’un mouvement de tête, semblait dire:

«Eh! oui, mon capitaine, c’est bien vous qui êtes le gouverneur général! J’ai arrangé cela!»

Le capitaine Servadac fit alors signe au renégat de se taire, et celui-ci, courbant humblement la tête, croisa ses bras sur sa poitrine.

On put alors l’examiner à l’aise.

C’était un homme de cinquante ans qui paraissait en avoir soixante. Petit, malingre, les yeux vifs mais faux, le nez busqué, la barbiche jaunâtre, la chevelure inculte, les pieds grands, les mains longues et crochues, il offrait ce type si connu du juif allemand, reconnaissable entre tous. C’était l’usurier souple d’échiné, plat de cœur, rogneur d’écus et tondeur d’œufs. L’argent devait attirer un pareil être comme l’aimant attire le fer, et, si ce Schylock fût parvenu à se faire payer de son débiteur, il en eût certainement revendu la chair au détail. D’ailleurs, quoiqu’il fût juif d’origine, il se faisait mahométan dans les provinces mahométanes, lorsque son profit l’exigeait, chrétien au besoin en face d’un catholique, et il se fût fait païen pour gagner davantage.

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Ce juif se nommait Isac Hakhabut, et il était de Cologne, c’est-à-dire Prussien d’abord, Allemand ensuite. Seulement, ainsi qu’il l’apprit au capitaine Servadac, il voyageait pour son commerce pendant la plus grande partie de l’année. Son vrai métier, c’était celui de marchand caboteur de la Méditerranée. Son magasin – une tartane de deux cents tonneaux, véritable épicerie flottante – transportait sur le littoral mille articles variés, depuis les allumettes chimiques jusqu’aux enluminures de Francfort et d’Épinal.

Isac Hakhabut, en effet, n’avait pas d’autre domicile que sa tartane la Hansa. Ne possédant ni femme ni enfants, il vivait à bord. Un patron et trois hommes d’équipage suffisaient à la manœuvre de ce léger bâtiment qui faisait le petit cabotage sur les côtes d’Algérie, de Tunisie, d’Egypte, de Turquie, de Grèce, et dans toutes les Échelles du Levant. Là, Isac Hakhabut, toujours bien approvisionné de café, de sucre, de riz, de tabac, d’étoffes, de poudre, etc., vendait, échangeait, brocantait, et, en fin de compte, gagnait beaucoup d’argent.

La Hansa se trouvait précisément à Ceuta, à l’extrémité de la pointe marocaine, lorsque se produisit la catastrophe. Le patron et ses trois hommes, qui n’étaient pas à leur bord dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, avaient disparu en même temps que tant d’autres de leurs semblables. Mais on se souvient que les dernières roches de Ceuta, faisant face à Gibraltar, avaient été épargnées – si ce mot peut être employé en cette circonstance –, et, avec elles, une dizaine d’Espagnols qui ne soupçonnaient en aucune façon ce qui venait de se passer.

Ces Espagnols, majos andalous, insouciants par nature, fainéants par goût, aussi prompts à jouer de la navaja que de la guitare, cultivateurs de profession, avaient pour chef un certain Negrete, qui était le plus instruit de la bande, uniquement parce qu’il avait un peu plus couru le monde. Lorsqu’ils se virent seuls et abandonnés sur les roches de Ceuta, leur embarras fut grand. La Hansa était bien là, avec son propriétaire, et ils n’étaient pas hommes à se gêner d’en prendre possession pour se rapatrier, mais il n’y avait pas un marin parmi eux. Cependant, ils ne pouvaient demeurer éternellement sur ce roc, et, lorsque leurs provisions furent épuisées, ils obligèrent Hakhabut à les recevoir à son bord.

Sur ces entrefaites, Negrete reçut la visite des deux officiers anglais de Gibraltar, – visite dont il a été fait mention. Ce qui fut dit entre les Anglais et les Espagnols, Isac l’ignorait. Quoi qu’il en soit, ce tut à la suite de cette visite que Negrete obligea Hakhabut de mettre à la voile, pour le transporter, lui et les siens, au point le plus rapproché de la côte marocaine. – Isac, forcé d’obéir, mais habitué à faire argent de tout, stipula que les Espagnols lui paieraient leur passage, à quoi ceux-ci consentirent d’autant plus volontiers qu’ils étaient bien décidés à ne pas débourser un réal.

La Hansa partit le 3 février. Avec ces vents régnants de l’ouest, la manœuvre de la tartane était facile. Elle consistait uniquement à se laisser aller vent arrière. Les marins improvisés n’eurent donc qu’à hisser les voiles pour marcher, sans le savoir, vers l’unique point du globe terrestre qui pût leur offrir refuge.

Et voilà comment Ben-Zouf, un beau matin, vit poindre à l’horizon un navire qui ne ressemblait pas à la Dobryna et que le vent vint tout tranquillement pousser au port du Chéliff, sur l’ancienne rive droite du fleuve.

Ce fut Ben-Zouf qui acheva de raconter l’histoire d’Isac, et il ajouta que la cargaison de la Hansa, très complète alors, serait fort utile aux habitants de l’île. Sans doute on s’entendrait difficilement avec Isac Hakhabut, mais, les circonstances étant données, il n’y aurait évidemment aucune indélicatesse à réquisitionner ses marchandises pour le bien commun, puisqu’il ne pourrait plus les vendre.

«Quant aux difficultés qui existaient alors entre le propriétaire de la Hansa et ses passagers, ajouta Ben-Zouf, il avait été convenu qu’elles seraient réglées à l’amiable par Son Excellence le gouverneur général, «alors en tournée d’inspection».

Hector Servadac ne put s’empêcher de sourire aux explications données par Ben-Zouf. Puis, il promit à Isac Hakhabut que justice lui serait rendue, – ce qui mit un terme à l’interminable émission des «Dieu d’Israël, d’Abraham et de Jacob».

«Mais, dit le comte Timascheff, lorsque Isac se fut retiré, comment pourront-ils payer, ces gens-là?

– Oh! ils ont de l’argent, répondit Ben-Zouf.

– Des Espagnols? dit le comte Timascheff. C’est invraisemblable.

– Ils en ont, reprit Ben-Zouf, je l’ai vu de mes yeux, et même c’est de l’argent anglais!

– Ah! fit le capitaine Servadac, qui se rappela la visite des officiers anglais à Ceuta. Enfin, n’importe. Nous réglerons cette affaire-là plus tard. – Savez-vous, comte Timascheff, que Gallia possède maintenant plusieurs échantillons des populations de notre vieille Europe!

– En effet, capitaine, répondit le comte Timascheff, il y a, sur ce fragment de notre ancien globe, des nationaux de France, de Russie, d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, d’Allemagne. Quant à celle-ci, il faut convenir qu’elle est assez mal représentée par ce renégat!

– Ne nous montrons pas trop difficiles!» répondit le capitaine Servadac.

 

 

Chapitre XIX

Dans lequel le capitaine Servadac est reconnu gouverneur général de Gallia à l’unanimité des voix, y compris la sienne

 

es Espagnols venus à bord de la Hansa étaient au nombre de dix, en comptant un jeune garçon de douze ans, nommé Pablo, sauvé avec eux. Ils firent un respectueux accueil à celui que Ben-Zouf leur avait annoncé comme le gouverneur général de la province, et, après son départ de la clairière, ils reprirent leurs travaux.

Pendant ce temps, le capitaine Servadac et ses compagnons, suivis à distance respectueuse par Isac Hakhabut, se dirigeaient vers la partie du littoral à laquelle avait atterri la Hansa.

La situation était bien connue désormais. De l’ancienne terre, il ne restait que l’île Gourbi, plus quatre îlots: Gibraltar, occupé par les Anglais, Ceuta, abandonné par les Espagnols, Madalena, où la petite Italienne avait été recueillie, et le tombeau de saint Louis, sur la rive tunisienne. Autour de ces points respectés, s’étendait la mer Gallienne, comprenant environ la moitié de l’ancienne Méditerranée, et à laquelle des falaises rocheuses, de substance et d’origine inconnues, faisaient un cadre infranchissable.

Deux de ces points seulement étaient habités, le rocher de Gibraltar, qu’occupaient treize Anglais, approvisionnés pour de longues années encore, et l’île Gourbi, comptant vingt-deux habitants, qu’elle devait nourrir de ses seules productions. Peut-être existait-il, en outre, sur quelque îlot ignoré, un dernier survivant de l’ancienne terre, le mystérieux auteur des notices recueillies pendant le voyage de la Dobryna. C’était donc une population de trente-six âmes que possédait le nouvel astéroïde.

En admettant que tout ce petit monde fût un jour réuni sur l’île Gourbi, cette île, avec ses trois cent cinquante hectares de bon sol, actuellement cultivés, bien aménagés, bien ensemencés, pouvait amplement lui suffire. Toute la question se réduisait à savoir vers quelle époque ledit sol redeviendrait productif, en d’autres termes, après quel laps de temps Gallia, délivrée des froids de l’espace sidéral, recouvrerait, en se rapprochant du soleil, sa puissance végétative.

Deux problèmes s’offraient donc à l’esprit des Galliens: 1° Leur astre suivait-il une courbe qui dût les ramener un jour vers le centre de lumière, c’est-à-dire une courbe elliptique? 2° Si telle était cette courbe, quelle était sa valeur, c’est-à-dire dans quel temps Gallia, ayant franchi son point aphélie, reviendrait-elle vers le soleil?

Malheureusement, dans les circonstances actuelles, les Galliens, dépourvus de tous moyens d’observation, ne pouvaient, en aucune façon, résoudre ces problèmes.

Il fallait donc compter seulement sur les ressources présentement acquises, savoir: les provisions de la Dobryna, sucre, vin, eau-de-vie, conserves, etc., qui pouvaient durer deux mois, et dont le comte Timascheff faisait abandon au profit de tous, l’importante cargaison de la Hansa, qu’Isac Hakhabut serait forcé, tôt ou tard, soit de bonne, soit de mauvaise grâce, de livrer à la consommation générale, et enfin les produits végétaux et animaux de l’île, qui, convenablement ménagés, assureraient à la population sa nourriture pendant de longues années.

Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope et Ben-Zouf causaient naturellement de ces importantes choses en se dirigeant vers la mer. Et, tout d’abord, le comte Timascheff, s’adressant à l’officier d’état-major, lui dit:

«Capitaine, vous avez été présenté à ces braves gens comme gouverneur de l’île, et je pense que vous devez conserver cette situation. Vous êtes Français, nous sommes ici sur ce qui reste d’une colonie française, et, puisqu’à toute réunion d’hommes il faut un chef, moi et les miens, nous vous reconnaîtrons comme tel.

– Ma foi, monsieur le comte, répondit sans hésiter le capitaine Servadac, j’accepte la situation, et, avec elle, toute la responsabilité qu’elle impose. Laissez-moi croire, d’ailleurs, que nous nous entendrons parfaitement, et que nous ferons de notre mieux dans l’intérêt commun. Mordioux! il me semble que le plus difficile est fait, et je compte bien que nous saurons nous tirer d’affaire, si nous sommes à jamais séparés de nos semblables!»

Ce disant, Hector Servadac tendit la main au comte Timascheff. Celui-ci la prit et inclina légèrement la tête. C’était la première poignée de main qu’eussent échangée ces deux hommes, depuis qu’ils s’étaient retrouvés en face l’un de l’autre. D’ailleurs aucune allusion quelconque à leur rivalité passée n’avait été et ne devait jamais être faite.

«Avant tout, dit le capitaine Servadac, il est une question assez importante à résoudre. Devons-nous faire connaître, telle qu’elle est, la situation à ces Espagnols?

– Ah! mais non, mon gouverneur! répondit vivement Ben-Zouf, qui partit comme un mousquet. Ces gens-là sont déjà assez mollasses de leur naturel! S’ils venaient à savoir ce qui en est, ils se désespéreraient, et on n’en pourrait plus rien faire!

– D’ailleurs, ajouta le lieutenant Procope, ils sont fort ignorants, j’imagine, et je pense qu’ils ne comprendraient absolument rien à tout ce qu’on pourrait leur dire au point de vue cosmographique!

– Bah! reprit le capitaine Servadac, s’ils comprenaient, cela ne les tracasserait guère! Les Espagnols sont des êtres tant soit peu fatalistes, comme le sont les Orientaux, et ceux-là ne sont point gens à s’impressionner outre mesure! Un air de guitare, un peu de fandango et de castagnettes, et ils n’y songeront plus! Qu’en pensez-vous, comte Timascheff?

– Je pense, répondu le comte Timascheff, qu’il vaut mieux dire la vérité, ainsi que je l’ai dite à mes compagnons de la Dobryna.

– C’est aussi mon avis, répondit le capitaine Servadac, et je ne crois pas que nous devions cacher la situation à ceux qui doivent en partager les dangers. Si ignorants que soient probablement ces Espagnols, ils ont nécessairement observé certaines modifications apportées aux phénomènes physiques, telles que raccourcissement des jours, le changement de marche du soleil, la diminution de la pesanteur. Donc, apprenons-leur qu’ils sont maintenant entraînés dans l’espace, et loin de la terre, dont il ne reste plus que cette île.

– Eh bien, voilà qui est convenu! répondit Ben-Zouf. Disons tout! Pas de cachotteries! Mais je veux me payer la vue d’Isac quand il apprendra qu’il se trouve à quelques centaines de millions de lieues de son vieux globe, où un usurier de sa trempe a dû laisser plus d’un débiteur! Cours après, mon bonhomme!»

Isac Hakhabut était à cinquante pas en arrière, et, par conséquent, il ne pouvait rien entendre de ce qui se disait. Il marchait, à demi courbé, geignant, implorant tous les dieux à la fois; mais, par instants, ses deux petits yeux vifs lançaient des éclairs, et ses lèvres se serraient jusqu’à réduire sa bouche à ne plus être qu’un étroit rictus.

Lui aussi avait bien observé les nouveaux phénomènes physiques, et, plus d’une fois, il s’était entretenu à ce sujet avec Ben-Zouf, qu’il cherchait à amadouer. Mais Ben-Zouf professait une antipathie visible pour ce descendant dégradé d’Abraham. Il n’avait donc répondu que par des plaisanteries aux instances d’Hakhabut. Ainsi, il lui répétait qu’un être de sa sorte avait tout à gagner au système actuel, qu’au lieu de vivre cent ans, comme fait tout fils d’Israël qui se respecte, il en vivrait deux cents au moins, mais que, vu la diminution du poids de toute chose à la surface de la terre, le fardeau de ses vieilles années ne lui paraîtrait pas trop lourd! Il ajoutait que si la lune s’était envolée, cela devait être indifférent à un avare de sa trempe, attendu qu’il n’était pas probable qu’il eût prêté dessus! Il lui affirmait que si le soleil se couchait du côté où il avait l’habitude de se lever, c’est que probablement on lui avait changé son lit de place. Enfin, mille balivernes de ce genre. Et quand Isac Hakhabut le pressait davantage:

«Attends le gouverneur général, vieux, répondait-il invariablement. C’est un malin! Il t’expliquera tout cela!

– Et il protégera mes marchandises?

– Comment donc, Nephtali! Il les confisquerait plutôt que de les laisser piller!»

Et c’était sous le bénéfice de ces peu consolantes réponses, que le juif, auquel Ben-Zouf prodiguait successivement toute sorte de noms Israélites, guettait chaque jour l’arrivée du gouverneur.

Cependant, Hector Servadac et ses compagnons étaient arrivés au littoral. Là, vers la moitié de l’hypoténuse que formait ce côté de l’île, était mouillée la Hansa. Insuffisamment garantie par quelques roches, très exposée dans cette situation, un vent d’ouest un peu fort risquait certainement de mettre cette tartane à la côte, où elle se démolirait en quelques instants. Évidemment, elle ne pouvait rester à ce mouillage, et il faudrait plus tôt que plus tard la conduire à l’embouchure du Chéliff, près de la goélette russe.

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En revoyant sa tartane, Isac recommença la série de ses doléances, avec tant de cris et de grimaces, que le capitaine Servadac dut lui enjoindre de se taire. Puis, laissant le comte Timascheff et Ben-Zouf sur le rivage, le lieutenant Procope et lui s’embarquèrent dans le canot de la Hansa et accostèrent la boutique flottante.

La tartane était en parfait état, et, par conséquent, sa cargaison ne devait avoir aucunement souffert. C’est ce qu’il fut facile de constater. Il y avait là dans la cale de la Hansa, des pains de sucre par centaines, des caisses de thé, des sacs de café, des boucauts de tabac, des pipes d’eau-de-vie, des tonneaux de vin, des barils de harengs secs, des rouleaux d’étoffes, des pièces de coton, des vêtements de laine, un assortiment de bottes à tous pieds et de bonnets à toutes têtes, des outils, des ustensiles de ménage, des articles de faïencerie et de poterie, des rames de papier, des bouteilles d’encre, des paquets d’allumettes, des centaines de kilos de sel, de poivre et autres condiments, un stock de gros fromages de Hollande, et jusqu’à une collection d’almanachs du Double-Liégeois, – le tout atteignant une valeur de plus de cent mille francs. La tartane, quelques jours avant la catastrophe, avait précisément renouvelé sa cargaison à Marseille, dans le but de l’écouler depuis Ceuta jusqu’à la régence de Tripoli, c’est-à-dire partout où Isac Hakhabut, retors et madré, trouvait à faire des marchés d’or.

«Une riche mine pour nous, que cette superbe cargaison! dit le capitaine Servadac.

– Si le propriétaire la laisse exploiter, répondit le lieutenant Procope en hochant la tête.

– Eh! lieutenant, que voulez-vous qu’Isac fasse de ces richesses? Lorsqu’il saura qu’il n’y a plus ni Marocains, ni Français, ni Arabes à rançonner, il faudra bien qu’il s’exécute!

– Je n’en sais rien! Mais, en tout cas, il voudra être payé de sa marchandise… quand même!

– Eh bien, nous le paierons, lieutenant, nous le paierons en traites sur notre ancien monde!

– Après tout, capitaine, reprit le lieutenant Procope, vous aurez bien le droit d’exercer des réquisitions…

– Non, lieutenant. Précisément parce que cet homme est Allemand, j’aime mieux agir avec lui d’une façon moins allemande. D’ailleurs, je vous le répète, bientôt il aura besoin de nous plus que nous n’aurons besoin de lui! Lorsqu’il saura qu il est sur un nouveau globe et probablement sans espoir de retour à l’ancien, il fera meilleur marché de ses richesses!

– Quoi qu’il en soit, répondit le lieutenant Procope, on ne peut laisser la tartane à ce mouillage. Elle s’y perdrait au premier mauvais temps, et même elle ne résisterait pas à la pression des glaces, lorsque la mer se congèlera, – ce qui ne saurait tarder beaucoup.

– Bien, lieutenant. Vous et votre équipage, vous la conduirez au port du Chéliff.

– Dès demain, capitaine, répondit le lieutenant Procope, car le temps presse.»

L’inventaire de la Hansa étant terminé, le capitaine Servadac et le lieutenant débarquèrent. Il fut alors convenu que toute la petite colonie se réunirait au poste du gourbi, et qu’en passant on prendrait les Espagnols. Isac Hakhabut fut invité à suivre le gouverneur, et il obéit, non sans jeter un regard craintif sur sa tartane.

Une heure après, les vingt-deux habitants de l’île étaient réunis dans la grande chambre du poste. Là, pour la première fois, le jeune Pablo faisait connaissance avec la petite Nina, qui parut très contente de trouver en lui un compagnon de son âge.

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Le capitaine Servadac prit la parole, et il dit, de manière à être compris du juif et des Espagnols, qu’il allait leur faire connaître la situation grave dans laquelle ils se trouvaient. Il ajouta, d’ailleurs, qu’il comptait sur leur dévouement, sur leur courage, et que tous maintenant devaient travailler dans l’intérêt commun.

Les Espagnols écoutaient tranquillement et ne pouvaient répondre, ignorant encore ce qu’on attendait d’eux. Cependant, Negrete crut devoir faire une observation, et s’adressant au capitaine Servadac:

«Monsieur le gouverneur, dit-il, mes compagnons et moi, avant de nous engager, nous voudrions savoir à quelle époque il vous sera possible de nous reconduire en Espagne.

– Les reconduire en Espagne, monsieur le gouverneur général! s’écria Isac en bon français. Non, tant qu’ils ne m’auront pas payé leurs dettes! Ces coquins m’ont promis vingt réaux par personne pour leur passage à bord de la Hansa. Ils sont dix. C’est donc deux cents réaux3 qu’ils me doivent, et j’en prends à témoin…

– Te tairas-tu, Mardochée! cria Ben-Zouf.

– Vous serez payé, dit le capitaine Servadac.

– Et ce ne sera que justice, répondit Isac Hakhabut. A chacun son salaire, et si le seigneur russe veut me prêter deux ou trois de ses matelots pour conduire ma tartane à Alger, à mon tour je les paierai… oui… je les paierai… pourvu qu’ils ne me demandent pas trop cher!

– Alger! s’écria de nouveau Ben-Zouf, qui ne pouvait se contenir, mais sache donc…

– Laisse-moi apprendre à ces braves gens, Ben-Zouf, ce qu’ils ignorent!» dit le capitaine Servadac.

Puis, reprenant en espagnol:

«Écoutez-moi, mes amis, dit-il. Un phénomène que nous n’avons pu expliquer jusqu’ici nous a séparés de l’Espagne, de l’Italie, de la France, en un mot de toute l’Europe! Des autres continents, il ne reste rien que cette île où vous avez trouvé refuge. Nous ne sommes plus sur la terre, mais vraisemblablement sur un fragment du globe, qui nous emporte avec lui, et il est impossible de prévoir si nous reverrons jamais notre ancien monde!»

Les Espagnols avaient-ils compris l’explication donnée par le capitaine Servadac? C’était au moins douteux. Cependant, Negrete le pria de répéter ce qu’il venait de dire.

Hector Servadac le fit de son mieux, et, employant des images familières à ces Espagnols ignorants, il réussit à leur faire comprendre la situation telle qu’elle était. Quoi qu’il en soit, à la suite d’un court entretien que Negrete et ses compagnons eurent entre eux, ils semblèrent tous prendre la chose avec une parfaite insouciance.

Quant à Isac Hakhabut, après avoir entendu le capitaine Servadac, il ne prononça pas un mot; mais ses lèvres se pincèrent comme s’il eût voulu dissimuler un sourire.

Hector Servadac, se retournant alors, lui demanda si, après ce qu’il venait d’entendre, il songeait encore à reprendre la mer et à conduire sa tartane au port d’Alger, dont il n’existait plus un vestige.

Isac Hakhabut sourit cette fois, mais, cependant, de manière à n’être point vu des Espagnols. Puis, s’adressant en russe pour être compris seulement du comte Timascheff et de ses hommes:

«Tout ça, ce n’est pas vrai, dit-il, et Son Excellence le gouverneur général veut rire!»

Sur quoi, le comte Timascheff tourna le dos à cet affreux bonhomme avec un dégoût peu dissimulé.

Isac Hakhabut, revenant alors au capitaine Servadac, lui dit en français:

«Ces contes-là sont bons pour des Espagnols! Ça les tiendra. Mais pour moi, c’est autre chose!»

Puis, s’approchant de la petite Nina, il ajouta en italien:

«N’est-ce pas que tout cela n’est pas vrai, petiote?»

Et il quitta le poste en haussant les épaules.

«Ah ça! Il sait donc toutes les langues, cet animal? dit Ben-Zouf.

– Oui, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac; mais qu’il s’exprime en français, en russe, en espagnol, en italien ou en allemand, c’est toujours argent qu’il parle!»

 

 

Chapitre XX

Qui tend à prouver qu’en regardant bien, on finit toujours par apercevoir un feu à l’horizon

 

e lendemain, 6 mars, sans plus se préoccuper de savoir ce que croyait ou ce que ne croyait pas Isac Hakhabut, le capitaine Servadac donna ordre de conduire la Hansa au port du Chéliff. D’ailleurs, le juif ne fit aucune observation, car ce déplacement de la tartane sauvegardait ses intérêts. Mais il espérait bien débaucher secrètement deux ou trois matelots de la goélette, afin de gagner Alger ou tout autre port de la côte.

Les travaux furent immédiatement entrepris en vue d’un prochain hivernage. Ces travaux étaient, d’ailleurs, facilités par la plus grande force musculaire que les travailleurs pouvaient développer. Ils étaient faits à ces phénomènes de moindre attraction, comme aussi à cette décompression de l’air, qui avait activé leur respiration, et ils ne s’en apercevaient même plus.

Les Espagnols, aussi bien que les Russes, se mirent donc à la besogne avec ardeur. On commença par approprier aux besoins de la petite colonie le poste, qui, jusqu’à nouvel ordre, devait servir de logement commun. C’est là que vinrent demeurer les Espagnols, les Russes restant sur leur goélette, et le juif à bord de sa tartane.

Mais navires ou maisons de pierres ne pouvaient être que des habitations provisoires. Il faudrait, avant que l’hiver arrivât, trouver de plus sûrs abris contre les froids des espaces interplanétaires, abris qui fussent chauds par eux-mêmes, puisque la température n’y saurait être élevée, faute de combustible.

Des silos, sortes d’excavations profondément creusées dans le sol, pouvaient seuls offrir un refuge suffisant aux habitants de l’île Gourbi. Lorsque la surface de Gallia serait couverte d’une épaisse couche de glace, substance qui est mauvaise conductrice de la chaleur, on pouvait espérer que la température intérieure de ces silos se fixerait à un degré supportable. Le capitaine Servadac et ses compagnons mèneraient là une véritable existence de troglodytes, mais ils n’avaient pas le choix du logement.

Très heureusement, ils ne se trouvaient pas dans les mêmes conditions que les explorateurs ou les baleiniers des océans polaires. A ces hiverneurs, le plus souvent, le sol ferme manque sous le pied. Ils vivent à la surface de la mer glacée et ne peuvent chercher dans ses profondeurs un refuge contre le froid. Ou ils restent sur leurs navires, ou ils élèvent des habitations de bois et de neige, et, dans tous les cas, ils sont mal garantis contre les grands abaissements de la température.

Ici, au contraire, sur Gallia, le sol était solide, et, lors même qu’ils devraient se creuser une demeure à quelques centaines de pieds au-dessous, les Galliens pouvaient espérer d’y braver les plus rigoureuses chutes de la colonne thermométrique.

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Les travaux furent donc immédiatement commencés. Pelles, pioches, pics, outils de diverses sortes, on le sait, ne manquaient pas au gourbi, et, sous la conduite du contremaître Ben-Zouf, majos espagnols et matelots russes se mirent lestement à la besogne.

Mais une déconvenue attendait les travailleurs et l’ingénieur Servadac qui les dirigeait.

L’endroit choisi pour y creuser le silo était situé sur la droite du poste, dans un lieu où le sol formait une légère intumescence. Pendant le premier jour, le déblaiement des terres se fit sans difficulté; mais, arrivés à une profondeur de huit pieds, les travailleurs se heurtèrent contre une substance si dure, que leurs outils ne purent l’entamer.

Hector Servadac et le comte Timascheff, prévenus par Ben-Zouf, reconnurent dans cette substance la matière inconnue qui composait aussi bien le littoral de la mer Gallienne que son sous-sol marin. Il était évident qu’elle formait aussi la charpente de Gallia. Or, les moyens manquaient pour la creuser assez profondément. La poudre ordinaire n’eût peut-être pas suffi à désagréger cette substruction, plus résistante que du granit, et sans doute il aurait fallu employer la dynamite pour la faire voler en éclats.

«Mordioux! quel est donc ce minéral? s’écria le capitaine Servadac, et comment un morceau de notre vieux globe peut-il être formé de cette matière, à laquelle nous ne pouvons donner un nom!

– C’est absolument inexplicable, répondit le comte Timascheff; mais, si nous ne parvenons pas à creuser notre demeure dans ce sol, c’est la mort à bref délai!»

En effet, si les chiffres fournis par le document étaient justes, et si la distance de Gallia au soleil s’était progressivement accrue, suivant les lois de la mécanique, Gallia devait en être maintenant à cent millions de lieues environ, distance presque égale à trois fois celle qui sépare la terre de l’astre radieux, lorsqu’elle passe à son aphélie. On conçoit donc combien la chaleur en même temps que la lumière solaire en devaient être amoindries. Il est vrai que, par suite de la disposition de l’axe de Gallia, qui faisait un angle de quatre-vingt-dix degrés avec le plan de son orbite, le soleil ne s’écartait jamais de son équateur, et que l’île Gourbi, traversée par le parallèle zéro, bénéficiait de cette situation. Sous cette zone, l’été était pour elle à l’état permanent, mais son éloignement du soleil ne pouvait être compensé, et sa température allait toujours s’abaissant. Déjà, la glace s’était formée entre les roches, au grand émoi de la petite fille, et la mer ne tarderait pas à se congeler tout entière.

Or, avec des froids qui, plus tard, pouvaient dépasser soixante degrés centigrades, c’était, faute d’une demeure convenable, la mort à bref délai. Cependant, le thermomètre se maintenait encore à une moyenne de six degrés au-dessous de zéro, et le poêle, installé dans le poste, dévorait le bois disponible tout en ne donnant qu’une médiocre chaleur. On ne pouvait donc compter sur ce genre de combustible, et il fallait trouver une autre installation qui fût à l’abri de ces abaissements de température, car, avant peu, on verrait se geler le mercure et peut-être l’alcool des thermomètres!

Quant à la Dobryna et à la Hansa, on l’a dit, ces deux bâtiments étaient insuffisants contre des froids déjà si vifs. On ne pouvait donc pas songer à les habiter. Qui sait, d’ailleurs, ce que deviendraient ces navires, lorsque les glaces s’accumuleraient autour d’eux en masses énormes?

Si le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope eussent été hommes à se décourager, l’occasion était belle! En effet, qu’auraient-ils pu imaginer, puisque l’étrange dureté des assises du sol s’opposait à ce qu’ils parvinssent à y creuser un silo?

Cependant, les circonstances devenaient très pressantes. La dimension apparente du disque solaire se réduisait de plus en plus par l’éloignement. Lorsqu’il passait au zénith, ses rayons perpendiculaires émettaient encore une certaine chaleur; mais, pendant la nuit, le froid se faisait déjà sentir très vivement.

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Le capitaine Servadac et le comte Timascheff, montés sur Zéphyr et Galette, parcoururent entièrement l’île pour chercher quelque retraite habitable. Les deux chevaux volaient au-dessus des obstacles comme s’ils avaient eu des ailes. Vaine exploration! En divers points, des sondages furent pratiqués, qui rencontrèrent invariablement la dure charpente à quelques pieds seulement au-dessous de la surface du sol. Il fallut renoncer à se loger sous terre.

Il fut donc décidé que, faute d’un silo, les Galliens habiteraient le poste, et qu’on le défendrait autant qu’il serait possible contre les froids extérieurs. Ordre fut donné d’amasser tout le bois, sec ou vert, que produisait l’île, et d’abattre les arbres dont la plaine était couverte. Il n’y avait pas à hésiter. L’abattage fut commencé sans retard.

Et pourtant – le capitaine Servadac et ses compagnons le savaient bien – cela ne pouvait suffire! Ce combustible s’épuiserait promptement. L’officier d’état-major, inquiet au plus haut point, sans en rien laisser paraître, parcourait l’île en répétant: «Une idée! une idée!»

Puis, s’adressant, un jour, à Ben-Zouf:

«Mordioux! Est-ce que tu n’as pas une idée, toi?

– Non, mon capitaine», répondit l’ordonnance.

Et il ajouta:

«Ah! si nous étions seulement à Montmartre! C’est là qu’il y a de belles carrières toutes faites!

– Mais, imbécile! répliqua le capitaine Servadac, si nous étions à Montmartre, je n’aurais pas besoin de tes carrières!»

Cependant, la nature allait procurer aux colons précisément l’indispensable abri qu’il leur fallait pour lutter contre les froids de l’espace. Voici dans quelles circonstances il leur fut signalé.

Le 10 mars, le lieutenant Procope et le capitaine Servadac avaient été explorer la pointe sud-ouest de l’île. Tout en marchant, ils causaient de ces terribles éventualités que leur réservait l’avenir! Ils discutaient avec une certaine animation, n’étant point du même avis sur la manière de parer à ces éventualités. L’un persistait à chercher jusque dans l’impossible la demeure introuvable, l’autre s’ingéniait à imaginer un nouveau mode de chauffage pour la demeure déjà occupée. Le lieutenant Procope tenait pour cette dernière combinaison, et il déduisait ses motifs, lorsqu’il s’arrêta soudain au milieu de son argumentation. Il était, à ce moment, tourné vers le sud, et le capitaine Servadac le vit passer sa main sur ses yeux, comme pour les éclaircir, puis regarder de nouveau avec une attention extrême.

«Non! Je ne me trompe pas! C’est bien une lueur que j’aperçois là-bas!

– Une lueur?

– Oui, dans cette direction!

– En effet», répondit le capitaine Servadac, qui venait, aussi lui, d’apercevoir le point signalé par le lieutenant.

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Le fait n’était plus douteux. Une lueur apparaissait au-dessus de l’horizon du sud et se montrait sous la forme d’un gros point vif, qui devint plus lumineux à mesure que l’obscurité se fit.

«Serait-ce un navire? demanda le capitaine Servadac.

– Il faudrait que ce fût un navire en flammes, répondit le lieutenant Procope, car aucun fanal ne pourrait être visible à cette distance, ni, en tout cas, à cette hauteur!

– D’ailleurs, ajouta le capitaine Servadac, ce feu ne bouge pas, et il semble même qu’une sorte de réverbération commence à s’établir dans les brumes du soir.»

Les deux observateurs regardèrent avec une extrême attention pendant quelques instants encore. Puis, une révélation se fit soudain dans l’esprit de l’officier d’état-major.

«Le volcan! s’écria-t-il, c’est le volcan que nous avons doublé au retour de la Dobryna

Et, comme inspiré:

«Lieutenant Procope, là est la demeure que nous cherchons! ajouta-t-il. Là est une habitation dont la nature fait tous les frais de chauffage! Oui! cette inépuisable et ardente lave que déverse la montagne, nous saurons bien l’employer à tous nos besoins. Ah! lieutenant, le Ciel ne nous abandonne pas! Venez! venez! Demain, il faut que nous soyons là, sur ce littoral, et, s’il le faut, nous irons chercher la chaleur, c’est-à-dire la vie, jusque dans les entrailles de Gallia!»

Pendant que le capitaine Servadac parlait avec cette enthousiaste conviction, le lieutenant Procope cherchait à rappeler ses souvenirs. Tout d’abord l’existence du volcan dans cette direction lui parut certaine. Il se rappela qu’au retour de la Dobryna, alors qu’elle prolongeait la côte méridionale de la mer Gallienne, un long promontoire lui barra le passage et l’obligea à remonter jusqu’à l’ancienne latitude d’Oran. Là, elle dut contourner une haute montagne rocheuse, dont le sommet était empanaché de fumée. A cette fumée avait évidemment succédé une projection de flammes ou de laves incandescentes, et c’était cette projection qui illuminait actuellement l’horizon méridional et se reflétait sur les nuages.

«Vous avez raison, capitaine, dit le lieutenant Procope. Oui! c’est bien le volcan, et nous l’explorerons dès demain!»

Hector Servadac et le lieutenant Procope revinrent rapidement au gourbi, et, là, ils ne firent d’abord connaître leurs projets d’expédition qu’au comte Timascheff.

«Je vous accompagnerai, répondit le comte, et la Dobryna est à votre disposition.

– Je pense, dit alors le lieutenant Procope, que la goélette peut rester au port du Chéliff. Sa chaloupe à vapeur sera suffisante, par ce beau temps, pour une traversée de huit lieues au plus.

– Fais donc comme tu l’entendras, Procope», répondit le comte Timascheff.

Ainsi que plusieurs de ces luxueuses goélettes de plaisance, la Dobryna possédait une chaloupe à vapeur de grande vitesse, dont l’hélice était mise en mouvement par une puissante petite chaudière, du système Oriolle. Le lieutenant Procope, ignorant quelle était la nature des atterrages qu’il allait parcourir, avait raison de préférer cette légère embarcation à la goélette, car elle lui permettrait de visiter sans danger les moindres criques du littoral.

C’est pourquoi le lendemain, 11 mars, la chaloupe à vapeur était chargée de ce charbon, dont il restait encore une dizaine de tonnes à bord de la Dobryna. Puis, montée par le capitaine, le comte et le lieutenant, elle quittait le port du Chéliff, à la grande surprise de Ben-Zouf, qui n’avait même pas été mis dans le secret. Mais enfin, l’ordonnance demeurait sur l’île Gourbi avec les pleins pouvoirs du gouverneur général, – ce dont il n’était pas peu fier.

Les trente kilomètres qui séparaient l’île de la pointe sur laquelle se dressait le volcan furent franchis par la rapide embarcation en moins de trois heures. La cime du haut promontoire apparut alors tout en feu. L’éruption semblait être considérable. L’oxygène de l’atmosphère emportée par Gallia s’était-il donc récemment combiné avec les matières éruptives de ses entrailles pour produire cette intense déflagration, ou, ce qui était plus probable, ce volcan, comme ceux de la lune, ne s’alimentait-il pas à une source d’oxygène qui lui était propre?

La chaloupe à vapeur longea la côte, cherchant un point convenable de débarquement. Après une demi-heure d’exploration, elle trouva enfin une sorte d’enrochement semi-circulaire, formant une petite crique, qui pourrait plus tard offrir un mouillage sûr à la goélette et à la tartane, si les circonstances permettaient de les y conduire.

La chaloupe fut amarrée, et ses passagers débarquèrent sur une partie de la côte opposée à celle dont le torrent lavique suivait les pentes pour se rendre à la mer. Mais, en s’approchant, le capitaine Servadac et ses compagnons reconnurent avec une extrême satisfaction combien la température de l’atmosphère s’élevait sensiblement. Peut-être les espérances de l’officier seraient-elles réalisables! Peut-être, s’il se rencontrait dans cet énorme massif quelque excavation habitable, les Galliens échapperaient-ils au plus grand danger dont ils fussent menacés.

Les voilà donc, cherchant, furetant, contournant les angles de la montagne, gravissant ses talus les plus raides, escaladant ses larges assises, sautant d’une roche à l’autre comme ces lestes isards, dont ils avaient maintenant l’extraordinaire légèreté spécifique, mais sans jamais fouler du pied d’autre matière que cette substance aux prismes hexagonaux, qui semblait former l’unique minéral de l’astéroïde.

Leurs recherches ne devaient pas être vaines.

Derrière un grand pan de roches, dont le sommet se projetait comme un pyramidion vers le ciel, une sorte d’étroite galerie, ou plutôt un sombre boyau creusé dans le flanc de la montagne, s’ouvrit devant eux. Ils en franchirent aussitôt l’orifice, qui était situé à vingt mètres environ au-dessus du niveau de la mer.

Le capitaine Servadac et ses deux compagnons s’avancèrent en rampant au milieu d’une obscurité profonde, tâtant les parois de l’obscur tunnel, sondant les dépressions du sol. Aux grondements qui s’accroissaient, ils comprenaient bien que la cheminée centrale ne pouvait être éloignée. Toute leur crainte était de se voir subitement arrêtés dans leur exploration par une paroi terminale qu’il leur serait impossible de franchir.

Mais le capitaine Servadac avait une confiance inébranlable qui se communiquait au comte Timascheff et au lieutenant Procope.

«Allons! allons! criait-il. C’est dans les circonstances exceptionnelles qu’il faut recourir aux moyens exceptionnels! Le feu est allumé, la cheminée n’est pas loin! La nature fournit le combustible! Mordioux! nous nous chaufferons à bon compte.»

La température alors était là au moins de quinze degrés au-dessus de zéro. Lorsque les explorateurs appuyaient la main sur les parois de la sinueuse galerie, ils les sentaient brûlantes. Il semblait que cette matière rocheuse, dont le mont était formé, eût le pouvoir de conduire la chaleur, comme si elle eût été métallique.

«Vous le voyez bien, répétait Hector Servadac, il y a un véritable calorifère là-dedans!»

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Enfin, une lueur énorme illumina le sombre boyau, et une vaste caverne apparut, qui resplendissait de lumière. La température y était fort élevée, mais supportable.

A quel phénomène cette excavation creusée dans l’épais massif devait-elle cet éclat et cette température? Tout simplement à un torrent de laves qui se précipitait devant sa baie, largement ouverte sur la mer! On eût dit les nappes du Niagara central, tendues à la célèbre grotte des Vents. Seulement, ici, ce n’était pas un rideau liquide, c’était un rideau de flammes qui se déroulait devant la vaste baie de la caverne.

«Ah! Ciel secourable! s’écria le capitaine Servadac, je ne t’en demandais pas tant!»

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1 Ta grâce et un cigare, et un verre de Xérès, mon cheval et un tromblon, quoi de meilleur au monde? (D’après la traduction de Ch. Davillier.)

2 Pour les Alcarrazas, Chiclana, pour le blé, Trebujena, et pour les jolies filles, San Lucar de Barrameda.

3 Environ 46 francs.