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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre IX

Dans lequel il sera uniquement question de Jupiter, surnommé le grand troubleur de comètes

 

n effet, Palmyrin Rosette n’avait fait que de l’art pour l’art. Il connaissait les éphémérides de la comète, sa marche dans les espaces interplanétaires, la durée de sa révolution autour du soleil. Le reste, masse, densité, attraction, et même la valeur métallique de Gallia, ne pouvait intéresser que lui et non ses compagnons, désireux surtout de retrouver la terre au point de son orbite et à la date indiquée.

On laissa donc le professeur à ses travaux de science pure.

Le lendemain était le 1er août, ou, pour emprunter le langage de Palmyrin Rosette, le 63 avril gallien. Pendant ce mois, la comète, qui allait faire seize millions cinq cent mille lieues, devait s’éloigner à cent quatre-vingt-dix sept millions de lieues du soleil. Il lui fallait parcourir encore quatre-vingt et un millions de lieues sur sa trajectoire, pour atteindre le point aphélie, au 15 janvier. A partir de ce point, elle tendrait à se rapprocher du soleil.

Mais alors Gallia s’avançait vers un monde merveilleux, qu’aucun œil humain n’avait encore pu contempler de si près!

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Oui, le professeur avait raison de ne plus quitter son observatoire! Jamais astronome – et un astronome est plus qu’un homme, puisqu’il vit en dehors du monde terrestre – ne s’était trouvé à une pareille fête des yeux! Que ces nuits galliennes étaient belles! Pas un souffle de vent, pas une vapeur n’en troublaient la sérénité! Le livre du firmament était là, tout ouvert, et se laissait lire avec une netteté incomparable!

Ce monde splendide vers lequel marchait Gallia, c’était le monde de Jupiter, le plus important de ceux que le soleil retient sous sa puissance attractive. Depuis la rencontre de la terre et de la comète, sept mois s’étaient écoulés, et celle-ci avait rapidement marché vers la superbe planète, qui s’avançait au-devant d’elle. A cette date du 1er août, les deux astres n’étaient plus séparés que par une distance de soixante et un millions de lieues, et, jusqu’au 1er novembre, ils allaient progressivement se rapprocher l’un de l’autre.

N’y avait-il pas là un danger? A circuler si près de Jupiter, Gallia ne risquait-elle pas gros jeu? Le pouvoir attractif de la planète, dont la masse était si considérable par rapport à la sienne, ne pouvait-il pas exercer sur elle une désastreuse influence? Certainement, en calculant la durée de la révolution de Gallia, le professeur avait tenu exactement compte des perturbations que devaient lui faire subir non seulement Jupiter, mais aussi Saturne et Mars. Mais s’il s’était trompé sur la valeur de ces perturbations, si sa comète éprouvait des retards plus importants qu’il ne pensait! Si même le terrible Jupiter, cet éternel séducteur de comètes!…

Enfin, ainsi que l’expliqua le lieutenant Procope, si les calculs de l’astronome étaient erronés, un quadruple danger menaçait Gallia.

1° Ou Gallia, irrésistiblement attirée par Jupiter, tomberait à sa surface et s’y anéantirait.

2° Ou, captée seulement, elle passerait à l’état de satellite, peut-être même de sous-satellite.

3° Ou, déviée de sa trajectoire, elle suivrait une nouvelle orbite qui ne la ramènerait pas à l’écliptique.

4° Ou, retardée, si peu que ce fût, par l’astre troublant, elle arriverait trop tard sur l’écliptique pour y retrouver la terre.

On remarquera que, de ces quatre dangers, il suffisait qu’un seul se produisît pour que les Galliens perdissent toute chance de retour à leur globe natal.

Il faut maintenant observer que, de ces quatre éventualités, au cas où elles se produiraient, Palmyrin Rosette n’en devait redouter que deux. Que Gallia passât à l’état de lune ou de sous-lune du monde jovien, cela ne pouvait lui convenir, à cet aventureux astronome; mais, après avoir manqué la rencontre avec la terre, continuer à graviter autour du soleil, ou même courir les espaces sidéraux à travers cette nébuleuse de la voie lactée dont semblent faire partie toutes les étoiles visibles, cela lui allait beaucoup. Que ses compagnons fussent irrésistiblement pris du désir de revenir au globe terrestre, où ils avaient laissé des familles, des amis, cela se concevait; mais Palmyrin Rosette n’avait plus de famille, il n’avait pas d’amis, n’ayant jamais eu le temps de s’en faire. Avec le caractère qu’on lui connaît, comment y aurait-il réussi? Donc, puisqu’il avait cette chance exceptionnelle d’être emporté dans l’espace sur un nouvel astre, il eût tout donné pour ne le quitter jamais.

Un mois se passa dans ces conditions, entre les craintes des Galliens et les espérances de Palmyrin Rosette. Au 1er septembre, la distance de Gallia à Jupiter n’était plus que de trente-huit millions de lieues, – précisément celle qui sépare la terre de son centre attractif. Au 15, cette distance n’était plus que de vingt-six millions de lieues. La planète grossissait au firmament, et Gallia semblait être attirée vers elle, comme si sa course elliptique se fût changée en chute rectiligne sous l’influence de Jupiter.

C’est une considérable planète, en effet, que celle qui menaçait alors de troubler Gallia! Pierre d’achoppement, dangereuse en vérité! On sait, depuis Newton, que l’attraction entre les corps s’exerce proportionnellement à leurs masses et en raison inverse du carré de leurs distances. Or, la masse de Jupiter était bien considérable, et la distance à laquelle en passerait Gallia serait relativement bien réduite!

En effet, le diamètre de ce géant est de trente-cinq mille sept cent quatre-vingt-dix lieues, soit onze fois le diamètre terrestre, et sa circonférence mesure cent douze mille quatre cent quarante lieues. Son volume vaut quatorze cent quatorze fois celui de la terre, c’est-à-dire qu’il faudrait quatorze cent quatorze globes terrestres pour égaler sa grosseur. Sa masse est trois cent trente-huit fois plus considérable que celle du sphéroïde terrestre; autrement dit, il pèse cent trente-huit fois plus, soit près de deux octillions de kilogrammes, – un nombre composé de vingt-huit chiffres. Si sa densité moyenne, déduite de sa masse et de son volume, n’équivaut pas au quart de celle de la terre et ne dépasse que d’un tiers la densité de l’eau, – d’où cette hypothèse que l’énorme planète est peut-être liquide, au moins à sa surface, – sa masse n’en était pas moins troublante pour Gallia.

Il convient d’ajouter, pour achever la description physique de Jupiter, qu’il accomplit sa révolution autour du soleil en onze ans dix mois dix-sept jours huit heures et quarante-deux minutes terrestres, – qu’il se meut avec une vitesse de treize kilomètres par seconde sur une orbite de douze cent quatorze millions de lieues, – que sa rotation sur son axe n’emploie que neuf heures et cinquante-cinq minutes, ce qui réduit singulièrement la durée de ses jours, – que, par suite, chacun de ses points à l’équateur se déplace vingt-sept fois plus vite que l’un des points équatoriaux de la terre, ce qui a donné à chacun de ses pôles une dépression de neuf cent quatre-vingt-quinze lieues, – que l’axe de la planète est presque perpendiculaire au plan de son orbite, d’où cette conséquence que les jours sont égaux aux nuits, et la variation des saisons peu sensible, le soleil restant presque invariablement dans le plan de l’équateur, – enfin que l’intensité de la lumière et de la chaleur reçues par la planète n’est que le vingt-cinquième de l’intensité à la surface de la terre, car Jupiter suit une trajectoire elliptique qui le met au minimum à cent quatre-vingt-huit millions de lieues du soleil, et au maximum à deux cent sept millions.

Il reste à parler des quatre lunes qui, tantôt réunies sur le même horizon, tantôt séparées, éclairent magnifiquement les nuits joviennes.

De ces quatre satellites, l’un se meut autour de Jupiter à une distance presque égale à celle qui sépare la lune de la terre. Un autre est un peu moins gros que l’astre des nuits. Mais tous accomplissent leur révolution avec une rapidité beaucoup plus grande que la lune, le premier en un jour dix-huit heures vingt-huit minutes, le second en trois jours treize heures quatorze minutes, le troisième en sept jours trois heures quarante-trois minutes, et le quatrième en seize jours seize heures trente-deux minutes. Le plus éloigné circule à une distance de quatre cent soixante-cinq mille cent trente lieues de la surface de la planète.

On sait que c’est par l’observation de ces satellites, dont les mouvements sont connus avec une absolue précision, que l’on a pour la première fois déterminé la vitesse de la lumière. Ils peuvent aussi servir à calculer les longitudes terrestres.

«On peut donc se représenter Jupiter, dit un jour le lieutenant Procope, comme une énorme montre, dont les satellites forment les aiguilles et qui mesure le temps avec une exactitude parfaite.

– Une montre un peu grosse pour mon gousset! répondit Ben-Zouf.

– J’ajouterai, dit le lieutenant, que si nos montres ont au plus trois aiguilles, celle-là en a quatre…

– Prenons garde qu’elle n’en ait bientôt une cinquième!» répliqua le capitaine Servadac en songeant au danger que courait Gallia de se changer en satellite du système jovien.

Comme on le pense bien, ce monde, qui grandissait chaque jour à leurs yeux, était l’unique objet d’entretien du capitaine Servadac et de ses compagnons. Ils ne pouvaient en détacher leurs regards, ils ne pouvaient parler d’autre chose.

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Un jour, la conversation porta sur l’âge que ces diverses planètes, qui circulent autour du soleil, devaient avoir, et le lieutenant Procope ne put mieux répondre qu’en lisant ce passage des Récits de l’infini de Flammarion, dont il avait la traduction russe:

«Les plus éloignés (de ces astres) sont les plus vénérables et les plus avancés dans la voie du progrès. Neptune, situé à onze cents millions de lieues du soleil, est sorti de la nébuleuse solaire le premier, il y a des milliards de siècles. Uranus, qui gravite à sept cents millions de lieues du centre commun des orbites planétaires, est âgé de plusieurs centaines de millions de siècles. Jupiter, colosse planant à cent quatre-vingt-dix millions de lieues, est âgé de soixante-dix millions de siècles. Mars compte dix fois cent millions d’années dans son existence; sa distance au soleil est de cinquante-six millions de lieues. La terre, à trente-sept millions de lieues du soleil, est sortie de son sein brûlant, il y a une centaine de millions d’années. Il n’y a peut-être que cinquante millions d’années que Vénus est sortie du soleil: elle gravite à vingt-six millions de lieues; et dix millions d’années seulement que Mercure (distance: quatorze millions) est né de la même origine, tandis que la lune était enfantée par la terre.»

Telle était la théorie nouvelle, ce qui amena cette réflexion du capitaine Servadac, «qu’à tout prendre, mieux vaudrait être capté par Mercure que par Jupiter. On servirait alors un maître moins vieux, et probablement moins difficile à contenter!»

Pendant la dernière quinzaine du mois de septembre, Gallia et Jupiter continuèrent à s’approcher l’un de l’autre. C’était au 1er de ce mois que la comète avait croisé l’orbite de la planète, et c’était au premier jour du mois suivant que les deux astres devaient être à leur plus courte distance. Il n’y avait pas à craindre un choc direct, puisque les plans des orbites de Jupiter et de Gallia ne coïncidaient pas, mais, cependant, ils étaient faiblement inclinés l’un à l’autre. En effet, le plan dans lequel se meut Jupiter ne fait qu’un angle de 1° 19’ avec l’écliptique, et l’on n’a pas oublié que l’écliptique et l’orbite de la comète, depuis la rencontre, étaient projetés dans le même plan.

Pendant ces quinze jours, pour un observateur plus désintéressé que ne l’étaient les Galliens, Jupiter eût été digne de toute admiration. Son disque, éclairé par les rayons solaires, les réverbérait avec une certaine intensité sur Gallia. Les objets, plus éclairés à sa surface, prenaient des teintes nouvelles. Nérina, elle-même, lorsqu’elle se trouvait en opposition avec Jupiter, et par conséquent en conjonction avec le soleil, se laissait vaguement apercevoir dans la nuit. Palmyrin Rosette, immuablement installé dans son observatoire, sa lunette braquée sur le merveilleux astre, semblait vouloir pénétrer les derniers mystères du monde jovien. Cette planète, qu’un astronome terrestre n’a jamais vue à moins de cent cinquante millions de lieues, allait s’approcher à treize millions seulement de l’enthousiaste professeur!

Quant au soleil, de la distance à laquelle Gallia gravitait alors, il n’apparaissait plus que sous la forme d’un disque, mesurant cinq minutes quarante-six secondes de diamètre.

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Quelques jours avant que Jupiter et Gallia fussent arrivés à leur plus courte distance, les satellites de la planète étaient visibles à l’oeil nu. On sait que, sans lunette, il est impossible d’apercevoir de la terre les lunes du monde jovien. Cependant, quelques privilégiés, doués d’une puissance de vision exceptionnelle, ont vu sans le secours d’aucun instrument les satellites de Jupiter. Entre autres, les annales scientifiques citent Moestlin, le professeur de Kepler, un chasseur sibérien, au dire de Wrangel, et d’après Bogulawski, directeur de l’observatoire de Breslau, un maître tailleur de cette ville. En admettant cette pénétration de vue dont ces mortels étaient doués, ils auraient eu des rivaux nombreux, s’ils eussent, à cette époque, habité la Terre-Chaude et les alvéoles de Nina-Ruche. Les satellites étaient visibles pour tous les yeux. On pouvait même observer que le premier était d’un blanc plus ou moins vif, le second légèrement bleuâtre, le troisième d’une blancheur immaculée, le quatrième tantôt orangé, tantôt rougeâtre. Il faut également ajouter que Jupiter, à cette distance, semblait être entièrement dépourvu de scintillation.

Si Palmyrin Rosette continuait d’observer la planète en astronome purement désintéressé, ses compagnons, eux, craignaient toujours un retard ou même une attraction qui se fût changée en chute. Les jours s’écoulaient, cependant, sans justifier ces dernières appréhensions. L’astre troublant n’aurait-il donc d’autre effet que de produire sur Gallia les perturbations indiquées par le calcul? Si une chute directe n’était pas à redouter, en raison de l’impulsion initiale donnée à la comète, cette impulsion suffirait-elle à la maintenir dans les limites de ces perturbations, qui, tout compte fait, devaient lui permettre d’accomplir en deux ans sa révolution autour du soleil?

C’était sans doute ce qu’observait Palmyrin Rosette, mais il eût été malaisé de lui arracher le secret de ses observations.

Quelquefois Hector Servadac et ses compagnons en causaient.

«Bah! répondit le capitaine Servadac, si la durée de la révolution gallienne est modifiée, si Gallia éprouve des retards imprévus, mon ex-professeur ne pourra contenir sa satisfaction. Il sera trop heureux de nous narguer, et, sans l’interroger directement, nous saurons bien à quoi nous en tenir!

– Dieu veuille, après tout, dit le comte Timascheff, qu’il n’ait commis aucune erreur dans ses premiers calculs!

– Lui, Palmyrin Rosette, commettre une erreur! répliqua Hector Servadac, cela me paraît invraisemblable. On ne peut lui refuser d’être un observateur du plus grand mérite. Je crois à l’exactitude de ses premiers calculs touchant la révolution de Gallia, comme je croirai à l’exactitude des seconds, s’il affirme que nous devons renoncer à tout espoir de revenir à la terre.

– Eh bien, mon capitaine, dit alors Ben-Zouf, voulez-vous que je unis apprenne ce qui me tracasse?

– Apprends-nous ce qui te tracasse, Ben-Zouf.

– Votre savant passe tout son temps dans son observatoire, n’est-ce pas? dit l’ordonnance du ton d’un homme qui a profondément réfléchi.

– Oui, sans doute, répondit Hector Servadac.

– Et, jour et nuit, reprit Ben-Zouf, son infernale lunette est braquée sur ce M. Jupiter qui veut nous avaler?

– Oui. Après?

– Étes-vous bien sûr, mon capitaine, que votre ancien professeur ne l’attire pas peu à peu avec sa maudite lunette?

– Ah! pour cela, non! répondit le capitaine Servadac en éclatant de rire.

– Suffit, mon capitaine, suffit! dit Ben-Zouf, qui secoua la tête d’un air peu convaincu. Cela ne me paraît pas aussi sûr qu’à vous, et je me tiens à quatre pour…

– Pour? demanda Hector Servadac.

– Pour ne pas lui démolir son instrument de malheur!

– Briser sa lunette, Ben-Zouf!

– En mille morceaux!

– Eh bien, essaie, et je te fais pendre!

– Oh! pendre!

– Ne suis-je pas gouverneur général de Gallia?

– Oui, mon capitaine!» répondit le brave Ben-Zouf.

Et de fait, s’il eût été condamné, il se fût mis lui-même la corde au cou, plutôt que de dénier un instant le droit de vie et de mort à «Son Excellence»!

Au 1er octobre, la distance entre Jupiter et Gallia n’était plus que de dix-huit millions de lieues. La planète se trouvait donc éloignée de la comète cent quatre-vingts fois plus que la lune ne l’est de la terre dans son plus grand écart. Or, on sait que si Jupiter était ramené à la distance qui sépare la lune de la sphère terrestre, son disque présenterait un diamètre trente-quatre fois aussi grand que celui de la lune, soit, en surface, douze cents fois le disque lunaire. Aux yeux des observateurs de Gallia, il montrait donc alors un disque de grande superficie.

On voyait distinctement les bandes à teintes variées qui le zébraient parallèlement à l’équateur, bandes grisâtres au nord et au sud, alternativement sombres ou lumineuses aux pôles, en laissant dans une lumière plus intense les bords mêmes de l’astre. Des taches, fort reconnaissables, altéraient ça et là la pureté de ces bandes transversales et variaient de forme et de grandeur.

Ces bandes et ces taches n’étaient-elles que le produit des troubles atmosphériques de Jupiter? Leur présence, leur nature, leur déplacement devaient-ils s’expliquer par l’accumulation de vapeurs, par la formation de nuages emportés sur des courants aériens, qui, semblables aux alizés, se propageaient en sens inverse de la rotation de la planète sur son axe? c’est ce que Palmyrin Rosette ne pouvait pas plus affirmer que ses collègues des observatoires terrestres. S’il revenait à la terre, il n’aurait même pas eu la consolation d’avoir surpris l’un des plus intéressants secrets du monde jovien.

Pendant la seconde semaine d’octobre, les craintes furent plus vives que jamais. Gallia arrivait en grande vitesse au point dangereux. Le comte Timascheff et le capitaine Servadac, généralement un peu réservés, sinon froids, l’un vis-à-vis de l’autre, se sentaient rapprochés par ce danger commun. Ils faisaient un incessant échange de leurs idées. Quand, parfois, ils considéraient la partie comme perdue, le retour à la terre comme impossible, ils se laissaient alors aller à scruter cet avenir qui les attendait dans le monde solaire, peut-être même dans le monde sidéral. Ils se résignaient d’avance à ce sort. Ils se voyaient transportés dans une humanité nouvelle et s’inspiraient de cette large philosophie qui, repoussant l’étroite conception d’un monde fait uniquement pour l’homme, embrasse toute l’étendue d’un univers habité.

Mais, au fond, lorsqu’ils regardaient bien en eux-mêmes, ils sentaient que tout espoir ne pouvait les abandonner, et qu’ils ne renonceraient pas à revoir la terre, tant qu’elle apparaîtrait sur l’horizon de Gallia, au milieu des milliers d’étoiles du firmament. D’ailleurs, s’ils échappaient aux dangers causés par le voisinage de Jupiter – le lieutenant Procope le leur avait souvent répété –, Gallia n’aurait plus rien à craindre, ni de Saturne, trop éloigné, ni de Mars, dont elle recouperait l’orbite en revenant vers le soleil. Aussi, quelle hâte ils avaient tous d’avoir, comme Guillaume Tell, «franchi le funeste passage»!

Au 15 octobre, les deux astres se trouvaient l’un de l’autre au plus court intervalle qui dût les séparer, s’il ne se produisait pas de perturbations nouvelles. La distance n’était que de treize millions de lieues. Alors, ou l’influence attractive de Jupiter l’emporterait, ou Gallia continuerait à suivre son orbite sans éprouver d’autres retards que ceux qui avaient été calculés…

Gallia passa.

Et on le vit bien, le lendemain, à l’épouvantable mauvaise humeur de Palmyrin Rosette. S’il triomphait comme calculateur, il était vaincu comme chercheur d’aventures! Lui qui aurait dû être le plus satisfait des astronomes, il était le plus malheureux des Galliens!

Gallia, suivant son immuable trajectoire, continuait de graviter autour du soleil et, conséquemment, à marcher vers la terre.

 

 

Chapitre X

Dans lequel il sera nettement établi qu’il vaut mieux trafiquer sur la terre que sur Gallia

 

ordioux! je crois que nous l’avons échappé belle!» s’écria le capitaine Servadac, lorsque le désappointement du professeur lui eut démontré que tout péril s’était évanoui.

Puis, s’adressant à ses compagnons, non moins satisfaits que lui-même:

«Qu’est-ce que nous aurons fait, en somme? Un simple voyage dans le monde solaire, un voyage de deux ans! Mais on en fait sur terre qui durent davantage! Donc, jusqu’ici, nous n’avons pas à nous plaindre, et, puisque tout marchera convenablement désormais, avant quinze mois nous aurons réintégré notre sphéroïde habituel.

– Et revu Montmartre», ajouta Ben-Zouf.

En vérité, il était heureux que les Galliens eussent «paré cet abordage», comme eût dit un marin. En effet, même en admettant que, sous l’influence de Jupiter, la comète n’eût subi qu’un retard d’une heure, la terre se fût trouvée à près de cent mille lieues du point précis où elle devait la rencontrer. Dans quel laps de temps ces conditions se seraient-elles représentées de nouveau? Des siècles, des millénaires, ne se seraient-ils pas écoulés avant qu’une seconde rencontre eût été possible? Oui, sans doute. En outre, si Jupiter eût perturbé Gallia au point de changer ou le plan ou la forme de son orbite, c’était à jamais peut-être qu’elle eût continué de graviter, soit dans le monde solaire, soit dans les espaces sidéraux.

Au 1er novembre, la distance qui séparait Jupiter et Gallia se mesurait par dix-sept millions de lieues. Dans deux mois et demi, la comète passerait à son aphélie, c’est-à-dire à sa plus grande distance du soleil, et, à partir de ce point, elle tendrait à s’en rapprocher.

Les propriétés lumineuses et calorifiques de l’astre radieux semblaient singulièrement affaiblies alors. Un demi-jour seulement éclairait les objets à la surface de la comète. La lumière et la chaleur n’y étaient plus qu’un vingt-cinquième de celles que le soleil envoyait à la terre. Mais l’astre attractif était toujours là. Gallia n’avait pas cessé d’être soumise à sa puissance. On s’en rapprocherait bientôt. On irait reprendre la vie en revenant vers ce centre flamboyant, dont la température n’est pas estimée à moins de cinq millions de degrés. Cette perspective prochaine eût ranimé les Galliens au moral et au physique, – s’ils eussent jamais été hommes à faiblir.

Et Isac Hakhabut? – L’égoïste avait-il connu les appréhensions que le capitaine Servadac et ses compagnons avaient subies pendant ces deux derniers mois?

Non, en aucune manière. Isac Hakhabut n’avait pas quitté la Hansa depuis l’emprunt qui s’était fait à son grand profit. Le lendemain même du jour où les opérations du professeur avaient été terminées, Ben-Zouf s’était empressé de lui rapporter sa monnaie d’argent et son peson. Le prix de location et l’intérêt se trouvaient déjà entre ses mains. Il n’avait eu qu’à rendre les roubles-papier qui lui servaient de nantissement, et ses relations avec les habitants de Nina-Ruche s’étaient terminées de la sorte.

Mais, en même temps, Ben-Zouf lui avait appris que tout le sol de Gallia était composé de bon or, – sans aucune valeur il est vrai, et qui, vu son abondance, n’en aurait pas davantage, lorsqu’il serait tombé sur la terre.

Isac avait naturellement pensé que Ben-Zouf se moquait de lui. Il n’avait pas ajouté foi à ces histoires, et plus que jamais il songeait à soutirer toute la substance monétaire de la colonie gallienne.

Donc, Nina-Ruche n’avait pas été honorée une seule fois de la visite du bon Hakhabut.

«Et c’est étonnant, faisait quelquefois observer Ben-Zouf, comme on s’habitue facilement à ne jamais le voir!»

Or, à cette époque, Isac Hakhabut songea à renouer ses relations avec les Galliens. C’est que son intérêt l’exigeait. D’une part, certains stocks de ses marchandises commençaient à s’avarier. De l’autre, il était important pour lui qu’elles fussent échangées contre argent avant que la comète eût rejoint la terre. En effet, ces marchandises, revenues au globe terrestre, n’auraient plus qu’une valeur ordinaire. Sur le marché gallien, au contraire, elles devaient atteindre de hauts prix, vu leur rareté et vu l’obligation, – Isac le savait bien, – où chacun allait être de s’adresser à lui.

Précisément, vers cette époque, différents articles de première nécessité, huile, café, sucre, tabac, etc., allaient manquer au magasin général. Ben-Zouf l’avait fait observer à son capitaine. Celui-ci, fidèle à la règle de conduite qu’il s’était imposée vis-à-vis d’Isac Hakhabut, prit la résolution de réquisitionner les marchandises de la Hansa, – moyennant finances.

Cette concordance d’idées entre le vendeur et les acheteurs devait donc amener Isac à reprendre et même à établir des relations suivies avec les habitants de la Terre-Chaude. Grâce à ses marchés, qui se feraient nécessairement en hausse, Isac Hakhabut espérait bien avoir avant peu accaparé tout l’or et tout l’argent de la colonie.

«Seulement, se disait-il en méditant dans son étroite cabine, la valeur de ma cargaison est supérieure à celle de l’argent dont ces gens-là peuvent disposer. Or, quand j’aurai tout dans mon coffre, comment pourront-ils m’acheter le restant de mes marchandises?»

Cette éventualité ne laissait pas d’inquiéter le digne homme. Toutefois il se souvint fort à propos qu’il n’était pas seulement commerçant, mais aussi prêteur, ou, pour dire le mot, usurier. Ne pouvait-il donc continuer sur Gallia ce lucratif métier qui lui réussissait si bien sur la terre? La dernière opération qu’il eût faite en ce genre était bien pour l’allécher.

Or, Isac Hakhabut – esprit logique – fut amené peu à peu à faire le raisonnement suivant:

«Lorsque ces gens-là n’auront plus d’argent, j’aurai encore des marchandises, puisqu’elles se seront toujours tenues à de hauts prix. Qui m’empêchera de leur prêter alors, j’entends à ceux dont la signature me semblera bonne? Eh! eh! pour avoir été signés sur Gallia, ces billets n’en seront pas moins bons sur la terre! S’ils ne sont pas payés à l’échéance, je les ferai protester, et les huissiers iront de l’avant. L’Éternel ne défend pas aux hommes de faire valoir leur bien. Au contraire. Il y a là un capitaine Servadac et surtout un comte Timascheff qui me paraissent solvables et qui ne regarderont pas au taux de l’intérêt. Ah! je ne suis pas fâché de prêter à ces gens-là quelque argent remboursable dans le vrai monde!»

Sans le savoir, Isac Hakhabut allait imiter un procédé que les Gaulois employaient jadis. Ils prêtaient sur billets payables en l’autre vie. Pour eux, il est vrai, l’autre vie, c’était celle de l’éternité. Pour Isac, c’était la vie terrestre, à laquelle, avant quinze mois, la chance, bonne pour lui, mauvaise pour ses débiteurs, allait probablement le rendre.

En conséquence de tout ce qui vient d’être dit, de même que la terre et Gallia marchaient irrésistiblement l’une vers l’autre, de même Isac Hakhabut allait faire un pas vers le capitaine Servadac, qui se dirigeait, lui, vers le propriétaire de la tartane.

La rencontre eut lieu pendant la journée du 15 novembre, dans la cabine de la Hansa. Le prudent négociant s’était bien gardé d’offrir, puisqu’il savait qu’on viendrait demander.

«Maître Isac, dit le capitaine Servadac, qui entra en matière sans préambule ni finasseries d’aucune sorte, nous avons besoin de café, de tabac, d’huile et autres articles dont la Hansa est approvisionnée. Demain, Ben-Zouf et moi, nous viendrons acheter ce dont nous avons besoin.

– Miséricorde! s’écria Isac, auquel cette exclamation échappait toujours, qu’elle fût justifiée ou non.

– J’ai dit, reprit le capitaine Servadac, que nous viendrions «acheter», vous entendez? Acheter, j’imagine, c’est prendre livraison d’une marchandise contre un prix convenu. Par conséquent, vous n’avez que faire de commencer vos jérémiades.

– Ah! monsieur le gouverneur, répondit Isac, dont la voix tremblotait comme celle d’un pauvre diable qui demande l’aumône, j’entends bien! Je sais que vous ne laisseriez pas dépouiller un malheureux commerçant dont toute la fortune est si compromise!

– Elle n’est aucunement compromise, Isac, et je vous répète qu’on ne vous prendra rien sans payer.

– Sans payer… comptant?

– Comptant.

– Vous comprenez, monsieur le gouverneur, reprit Isac Hakhabut, qu’il me serait impossible de faire crédit…»

Le capitaine Servadac, suivant son habitude et pour étudier ce type sous toutes ses faces, le laissait dire. Ce que voyant, l’autre continua de plus belle:

«Je crois… oui… je pense… qu’il y a à la Terre-Chaude des personnes très honorables… j’entends très solvables… monsieur le comte Timascheff… monsieur le gouverneur lui-même…»

Hector Servadac eut un instant l’envie de le payer d’un coup de pied quelque part.

«Mais vous comprenez… reprit doucereusement Isac Hakhabut, si je faisais crédit à l’un, je serais fort embarrassé… pour refuser à l’autre. Cela amènerait des scènes fâcheuses… et je pense qu’il vaut mieux… ne faire crédit à personne.

– C’est mon avis, répondit Hector Servadac.

– Ah! reprit Isac, je suis tout à fait réjoui à la pensée que monsieur le gouverneur partage ma manière de voir. C’est là entendre le commerce comme il doit être entendu. Oserai-je demander à monsieur le gouverneur en quelle monnaie se feront les payements?

– En or, en argent, en cuivre, et, cette monnaie une fois épuisée, en billets de banque…

– En papier! s’écria Isac Hakhabut. Voilà bien ce que je redoutais!

– Vous n’avez donc pas confiance dans les Banques de France, d’Angleterre et de Russie?

– Ah! monsieur le gouverneur!… Il n’y a qu’un bon métal d’or et d’argent… qui ait une véritable valeur!

– Aussi, répondit le capitaine Servadac, qui se montrait tout à fait aimable, aussi vous ai-je dit, maître Isac, que vous seriez tout d’abord payé en or et en argent ayant cours sur la terre.

– En or!… en or!… s’écria vivement Isac. C’est encore la monnaie par excellence!

– Oui, en or surtout, maître Isac, car c’est précisément l’or qui est le plus abondant sur Gallia, l’or russe, l’or anglais, l’or français.

– Oh! les bons ors!» murmura Isac, que sa cupidité poussait à mettre «au pluriel» ce substantif, si apprécié dans tous les mondes!

Le capitaine Servadac allait se retirer.

«C’est donc convenu, maître Isac, dit-il, à demain.»

Isac Hakhabut alla vers lui.

«Monsieur le gouverneur, dit-il, me permettra-t-il de lui poser encore une dernière question?

– Posez.

– Je serai libre, n’est-ce pas, d’assigner… à mes marchandises… le prix qui me conviendra?

– Maître Hakhabut, répondit tranquillement le capitaine Servadac, ce serait mon droit de vous imposer un maximum, mais je répugne à ces procédés révolutionnaires. Vous assignerez à vos marchandises les prix habituels aux marchés européens, et pas d’autres.

– Miséricorde! monsieur le gouverneur!… s’écria Isac, touché à son endroit sensible, mais c’est me priver d’un bénéfice légitime!… C’est contraire à toutes les règles commerciales… J’ai le droit de faire la loi sur le marché, puisque je détiens toutes les marchandises! En bonne justice, vous ne pouvez vous y opposer, monsieur le gouverneur!… C’est véritablement me dépouiller de mon bien!

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– Les prix d’Europe, répondit simplement le capitaine Servadac.

– Comment! Voilà une situation à exploiter…

– C’est précisément ce que je veux vous empêcher de faire!

– Jamais pareille occasion ne se représentera…

– D’écorcher vos semblables, maître Isac. Eh bien, j’en suis fâché pour vous… Mais n’oubliez pas que, dans l’intérêt commun, j’aurais le droit de disposer de vos marchandises…

– Disposer de ce qui m’appartient légitimement aux yeux de l’Éternel!

– Oui… maître Isac… répondit le capitaine, mais je perdrais mon temps à vouloir vous faire comprendre cette vérité si simple! Prenez donc le parti de m’obéir, et tenez-vous pour satisfait de vendre à un prix quelconque, lorsqu’on pourrait vous obliger à donner.»

Isac Hakhabut allait recommencer ses lamentations; mais le capitaine Servadac y coupa court en se retirant sur ces derniers mots:

«Les prix d’Europe, maître Isac, les prix d’Europe!»

Isac passa le reste du jour à invectiver le gouverneur et toute la colonie gallienne, qui prétendaient lui imposer «le maximum», comme aux mauvais temps des révolutions. Et il ne sembla se consoler dans une certaine mesure qu’après avoir fait cette réflexion, à laquelle il attachait évidemment un sens particulier:

«Allez, allez, gens de mauvaise race! On les subira vos prix d’Europe! Mais j’y gagnerai encore plus que vous ne pensez!»

Le lendemain, 16 novembre, le capitaine Servadac, qui voulait surveiller l’exécution de ses ordres, Ben-Zouf et deux matelots russes, se rendirent à la tartane, dès le lever du jour.

«Eh bien, Éléazar, s’écria tout d’abord Ben-Zouf, comment cela va-t-il, vieux coquin?

– Vous êtes bien bon, monsieur Ben-Zouf, répondit Isac.

– Nous venons donc faire avec toi un petit trafic de bonne amitié?

– Oui… de bonne amitié… mais en payant…

– Aux prix d’Europe, se contenta d’ajouter le capitaine Servadac.

– Bon!… bon! reprit Ben-Zouf. Tu n’attendras pas longtemps après ton décompte!

– Que vous faut-il? demanda Isac Hakhabut.

– Pour aujourd’hui, répondit Ben-Zouf, il nous faut du café, du tabac et du sucre, une dizaine de kilos de chacun de ces articles. Mais fais attention à nous servir en bonne qualité, ou gare à tes vieux os! Je m’y connais, étant aujourd’hui caporal d’ordinaire!

– Je vous croyais l’aide de camp de monsieur le gouverneur général? dit Isac.

– Oui, Caïphe, dans les grandes cérémonies, mais caporal, quand il s’agit d’aller au marché. Allons, ne perdons pas notre temps!

– Vous dites, monsieur Ben-Zouf, dix kilos de café, dix kilos de sucre et dix kilos de tabac?»

Et là-dessus, Isac Hakhabut quitta sa cabine, descendit dans la cale de la Hansa et en revint bientôt, apportant d’abord dix paquets de tabac de la régie de France, parfaitement entourés des bandes au timbre de l’État, et pesant chacun un kilogramme.

«Voilà dix kilogrammes de tabac, dit-il. A douze francs le kilogramme, cela fait cent vingt francs!»

Ben-Zouf allait payer le prix régulier, lorsque le capitaine Servadac, l’arrêtant, dit:

«Lu instant, Ben-Zouf. Il faut voir si les poids sont exacts.

– Vous avez raison, mon capitaine.

– A quoi bon? répondit Isac Hakhabut. Vous voyez que l’enveloppe de ces paquets est intacte, et que le poids est indiqué sur les bandes.

– N’importe, maître Isac! répondit le capitaine Servadac, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

– Allons, vieux, prends ton peson!» dit Ben-Zouf.

Isac alla chercher le peson, et il suspendit au crochet un paquet de tabac d’un kilogramme.

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«Mein Gott!» s’écria-t-il tout d’un coup.

Et, en vérité, il y avait de quoi provoquer cette subite exclamation de sa part.

En vertu de la faiblesse de la pesanteur à la surface de Gallia, l’aiguille du peson ne marquait que cent trente-trois grammes pour le paquet pesant un kilogramme terrestre.

«Eh bien, maître Isac, répondit le capitaine, qui gardait imperturbablement son sérieux, vous voyez bien que j’avais raison en vous obligeant à peser ce paquet?

– Mais, monsieur le gouverneur…

– Ajoutez ce qu’il faut de tabac pour parfaire un kilogramme.

– Mais, monsieur le gouverneur…

– Allons, ajoute!… dit Ben-Zouf.

– Mais, monsieur Ben-Zouf!…»

Et le malheureux Isac ne sortait pas de là! Il avait bien compris ce phénomène de moindre attraction. Il voyait bien que tous «ces mécréants» allaient se rattraper, par la diminution du poids, du prix qu’il obligeait ses acheteurs à lui payer. Ah! s’il avait eu des balances ordinaires, cela ne serait pas arrivé, ainsi que cela a été expliqué déjà dans une autre circonstance. Mais il n’en avait pas.

Il essaya de réclamer encore, d’attendrir le capitaine Servadac. Celui-ci paraissait vouloir rester inflexible. Ce n’était ni sa faute ni celle de ses compagnons; mais il avait la prétention que l’aiguille du peson indiquât un kilogramme, quand il payait un kilogramme.

Isac Hakhabut dut donc s’exécuter, non sans mêler ses gémissements aux éclats de rire de Ben-Zouf et des matelots russes. Que de plaisanteries, que de quolibets! En fin de compte, pour un kilogramme de tabac, il dut en donner sept, et il en fut de même pour le sucre et pour le café.

«Va donc, Harpagon! lui répétait Ben-Zouf, qui tenait lui-même le peson. Aimes-tu mieux que nous prenions sans payer?»

L’opération se termina enfin. Isac Hakhabut avait fourni soixante-dix kilogrammes de tabac, autant de café et de sucre, et il n’avait reçu pour chaque article que le prix de dix kilogrammes.

Après tout, comme dit Ben-Zouf, «c’était la faute à Gallia! Pourquoi maître Isac était-il venu trafiquer sur Gallia?»

Mais alors, le capitaine Servadac, qui n’avait voulu que s’amuser d’Isac, et mû par le sentiment de justice qu’il avait toujours gardé vis-à-vis de lui, fit établir la balance exacte entre les prix et les poids. De telle sorte que, pour soixante-dix kilogrammes, Isac Hakhabut reçut exactement le prix de soixante-dix kilogrammes.

On conviendra, cependant, que la situation faite au capitaine Servadac et à ses compagnons aurait bien excusé cette manière un peu fantaisiste de traiter une opération commerciale.

D’ailleurs, comme en d’autres circonstances, Hector Servadac crut comprendre qu’Isac se faisait plus malheureux qu’il ne l’était réellement. Il y avait dans ses gémissements, dans ses récriminations quelque chose de louche. Cela se sentait.

Quoi qu’il en soit, tous quittèrent la Hansa, et Isac Hakhabut put entendre retentir au loin ce refrain militaire du joyeux Ben-Zouf:

J’aime le son

Du clairon,

Du tambour, de la trompette,

Et ma joie est complète

Quand j’entends résonner le canon!

 

 

Chapitre XI

Dans lequel le monde savant de Gallia se lance, en idée, au milieu des infinis de l’espace

 

n mois s’écoula. Gallia continuait à graviter, emportant son petit monde avec elle. Petit monde, en effet, mais peu accessible jusqu’alors à l’influence des passions humaines! La cupidité, l’égoïsme n’y étaient représentés que par Hakhabut, ce triste échantillon de la race humaine, et c’était la seule tache que l’on pût relever à ce microcosme séparé de l’humanité.

Après tout, ces Galliens ne devaient se considérer que comme des passagers, faisant un voyage de circumnavigation dans le monde solaire. De là, cette pensée de s’installer à bord aussi confortablement que possible, mais temporairement. Ce tour du monde achevé, après deux ans d’absence, leur navire accosterait l’ancien sphéroïde, et si les calculs du professeur étaient d’une absolue justesse – mais il fallait qu’ils le fussent –, ils quitteraient la comète pour remettre le pied sur les continents terrestres.

Il est vrai que l’arrivée du navire Gallia à la terre, «son port d’attache», ne s’opérerait sans doute qu’au prix de difficultés extrêmes, de dangers vraiment terribles. Mais c’était une question à traiter plus tard et qui viendrait en son temps.

Le comte Timascheff, le capitaine Servadac, le lieutenant Procope se croyaient donc à peu près assurés de revoir leurs semblables dans un délai relativement court. Ils n’avaient donc point à se préoccuper d’amasser des réserves pour l’avenir, d’utiliser pour la saison chaude les portions fertiles de l’île Gourbi, de conserver les diverses espèces d’animaux, quadrupèdes et volatiles, qu’ils destinaient dans le principe à reconstituer le règne animal sur Gallia.

Mais que de fois, en causant, ils parlèrent de ce qu’ils auraient tenté pour rendre leur astéroïde habitable, s’il leur eût été impossible de le quitter un jour! Que de projets à exécuter, que de travaux à accomplir pour assurer cette existence d’un petit groupe d’êtres, qu’un hiver de plus de vingt mois rendait si précaire!

C’était au 15 janvier prochain que la comète devait atteindre l’extrémité de son grand axe, c’est-à-dire son aphélie. Ce point dépassé, sa trajectoire la ramènerait vers le soleil avec une vitesse croissante. Neuf à dix mois s’écouleraient encore avant que la chaleur solaire eût rendu la mer libre et la terre féconde. Alors, c’eût été l’époque à laquelle la Dobryna et la Hansa auraient transporté hommes et animaux à l’île Gourbi. Les terres auraient été rapidement mises en état pour cette saison si courte, mais si chaude de l’été gallien. Semé en temps opportun, ce sol aurait produit en quelques mois les fourrages et céréales nécessaires à l’alimentation de tous. La fenaison, la moisson eussent été faites avant le retour de l’hiver. On aurait vécu sur l’île de la vie, large et saine, des chasseurs et des agriculteurs. Puis, l’hiver revenu, on aurait repris cette existence de troglodytes dans les alvéoles du mont ignivome. Les abeilles auraient essaimé vers Nina-Ruche pour y passer la dure et longue saison froide.

Oui, les colons seraient ainsi rentrés à leur chaude demeure! Toutefois, n’auraient-ils pas tenté quelque lointaine exploration pour découvrir une mine de combustible, un gisement de charbon aisément exploitable? N’auraient-ils pas cherché à se construire, sur l’île Gourbi même, une habitation plus confortable, plus appropriée aux besoins de la colonie et aux conditions climatériques de Gallia?

Ils l’eussent fait, certainement. Ils auraient essayé, du moins, afin d’échapper à cette longue séquestration dans les cavernes de la Terre-Chaude, – séquestration plus regrettable encore au point de vue moral qu’au point de vue physique. Il fallait être un Palmyrin Rosette, un original absorbé dans ses chiffres, pour n’en pas sentir les graves inconvénients, pour vouloir demeurer sur Gallia dans ces conditions ad infinitum!

D’ailleurs, une éventualité terrible menaçait toujours les habitants de la Terre-Chaude. Pouvait-on affirmer qu’elle ne se présenterait pas dans l’avenir? Pouvait-on même assurer qu’elle ne se produirait pas avant que le soleil eût restitué à la comète cette chaleur que son habitabilité exigeait? La question était grave, et fut plus d’une fois traitée pour le présent, et non pour un avenir auquel les Galliens espéraient échapper par leur retour à la terre.

En effet, ne pouvait-il arriver que ce volcan qui chauffait toute la Terre-Chaude ne vînt à s’éteindre? Les feux intérieurs de Gallia n’étaient-ils pas épuisables? L’éruption finie, que deviendraient les habitants de Nina-Ruche? Devraient-ils donc s’enfoncer jusque dans les entrailles de la comète pour y trouver une température supportable? Et là, leur serait-il même possible de braver les froids de l’espace?

Évidemment, dans un avenir aussi lointain qu’on voudra le supposer, le sort de Gallia devait être celui qui semble réservé à tous les mondes de l’univers. Ses feux internes s’éteindraient. Elle deviendrait un astre mort, comme l’est maintenant la lune, comme le sera la terre. Mais cet avenir n’était plus maintenant pour préoccuper les Galliens – ils le croyaient du moins –, et ils comptaient avoir quitté Gallia bien avant qu’elle fût devenue inhabitable.

Toutefois, l’éruption pouvait cesser d’un moment à l’autre, comme il arrive aux volcans terrestres, avant même que la comète se fût suffisamment rapprochée du soleil. Et, dans ce cas, où prendre cette lave qui distribuait si utilement la chaleur jusque dans les profondeurs du massif? Quel combustible fournirait assez de calorique pour rendre à cette demeure la température moyenne qui devait permettre d’y supporter impunément des froids de soixante degrés au-dessous de zéro?

Telle était cette grave question. Heureusement, aucune modification ne s’était jusqu’alors manifestée dans l’épanchement des matières éruptives. Le volcan fonctionnait avec une régularité et, on l’a dit, un calme de bon augure. Donc, à cet égard, il n’y avait à s’inquiéter ni de l’avenir, ni même du présent. C’était l’opinion du capitaine Servadac, toujours confiant d’ailleurs.

Au 15 décembre, Gallia se trouvait à deux cent seize millions de lieues du soleil, presque à l’extrémité du grand axe de son orbite. Elle ne gravitait plus qu’avec une vitesse mensuelle de onze à douze millions de lieues.

Un monde nouveau s’offrait alors aux regards des Galliens, et plus particulièrement à ceux de Palmyrin Rosette. Après avoir observé Jupiter de plus près que jamais humain ne l’eût fait avant lui, le professeur se concentrait maintenant dans la contemplation de Saturne.

Toutefois, les circonstances de proximité n’étaient pas les mêmes. Treize millions de lieues seulement avaient séparé la comète du monde jovien, cent soixante-treize millions de lieues la sépareraient de la curieuse planète. Donc, pas de retards à craindre de ce chef, autres que ceux qui avaient été calculés, et, par conséquent, rien de grave à redouter.

Quoi qu’il en soit, Palmyrin Rosette allait pouvoir observer Saturne comme si, étant sur la terre, la planète se fût rapprochée de lui du demi-diamètre de son orbite.

Il était inutile de lui demander quelques détails sur Saturne. L’ex-professeur n’éprouvait plus le besoin de professer. On ne l’eût pas aisément fait quitter son observatoire, et il semblait que l’oculaire de sa lunette fût, nuit et jour, vissé à ses yeux.

Très heureusement, la bibliothèque de la Dobryna comptait quelques livres de cosmographie élémentaire, et, grâce au lieutenant Procope, ceux des Galliens que ces questions astronomiques intéressaient purent apprendre ce qu’était le monde de Saturne.

Tout d’abord, Ben-Zouf eut lieu d’être satisfait, quand on lui dit que si Gallia s’était éloignée du soleil à la distance où gravitait Saturne, il n’aurait plus aperçu la terre à l’œil nu. Or, on sait que l’ordonnance tenait particulièrement à ce que son globe terrestre fût toujours visible à ses yeux.

«Tant qu’on voit la terre, rien de perdu», répétait-il.

Et de fait, à la distance qui sépare Saturne du soleil, la terre eût été invisible, même aux meilleurs yeux.

Saturne, à cette époque, flottait dans l’espace à cent soixante-quinze millions de lieues de Gallia et, par conséquent, à trois cent soixante-quatre millions trois cent cinquante mille lieues du soleil. A cette distance, il ne recevait au plus que le centième de la lumière et de la chaleur que l’astre radieux envoyait à la terre.

Livre en main, on apprit que Saturne opère sa révolution autour du soleil en vingt-neuf ans et cent soixante-sept jours, parcourant, avec une vitesse de huit mille huit cent cinquante-huit lieues par heure, une orbite de deux milliards deux cent quatre-vingt-sept millions cinq cent mille lieues, «toujours en négligeant les centimes», comme disait Ben-Zouf. La circonférence de cette planète mesure à l’équateur quatre-vingt-dix mille trois cent quatre-vingts lieues. Sa surface est de quarante milliards de kilomètres carrés, son volume de six cent soixante-six milliards de kilomètres cubes. En somme, Saturne est sept cent trente-cinq fois gros comme la terre, conséquemment plus petit que Jupiter. Quant à la masse de la planète, elle n’est que cent fois plus grande que celle du globe terrestre, ce qui lui assigne une densité moins forte que celle de l’eau. Elle tourne sur son axe en dix heures vingt-neuf minutes, ce qui compose son année de vingt-quatre mille six cent trente jours, et ses saisons, vu l’inclinaison considérable de l’axe sur le plan de l’orbite, durent sept ans terrestres chacune.

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Mais ce qui doit donner aux Saturniens – s’il y en a – des nuits splendides, ce sont les huit lunes qui escortent leur planète. Elles ont des noms très mythologiques, Midas, Encelade, Téthys, Dione, Rhéa, Titan, Hyperion, Japet. Si la révolution de Midas ne dure que vingt-deux heures et demie, celle de Japet est de soixante-dix-neuf jours. Si Japet gravite à neuf cent dix mille lieues de la surface de Saturne, Midas circule à trente-quatre mille lieues seulement, presque trois fois plus près que la lune ne tourne autour de la terre. Elles doivent être splendides, ces nuits, bien que l’intensité de la lumière émanée du soleil soit relativement faible.

Ce qui rend plus belles encore les nuits de cette planète, c’est incontestablement le triple anneau qui s’enroule autour d’elle. Saturne semble être enchâssé dans une brillante monture. Un observateur, placé exactement sous cet anneau, qui passe alors par son zénith à cinq mille cent soixante-cinq lieues au-dessus de sa tête, n’aperçoit qu’une étroite bande, dont Herschell n’évalue la largeur qu’à cent lieues. C’est donc comme un fil lumineux qui serait tendu sur l’espace. Mais que l’observateur s’écarte de part ou d’autre, il voit alors trois anneaux concentriques se détacher peu à peu les uns des autres, le plus rapproché, obscur et diaphane, large de trois mille cent vingt-six lieues, l’anneau intermédiaire, large de sept mille trois cent quatre-vingt-huit lieues et plus brillant encore que la planète elle-même, enfin l’anneau extérieur, large de trois mille six cent soixante-dix-huit lieues et présentant aux regards une teinte grisâtre.

Tel est l’ensemble de cet appendice annulaire, qui se meut dans son propre plan en dix heures trente-deux minutes. De quelle matière est formé cet appendice, comment résiste-t-il à la désagrégation? nul ne le sait; mais, en le laissant subsister, il semble que le Créateur ait voulu apprendre aux humains de quelle manière se sont peu à peu formés les corps célestes. En effet, cet appendice est le reste de la nébuleuse qui, après s’être concentrée peu à peu, est devenue Saturne. Pour une raison inconnue, il s’est probablement solidifié lui-même, et, s’il venait à se briser, ou il tomberait en morceaux sur Saturne, ou ses morceaux feraient à la planète autant de nouveaux satellites.

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Quoi qu’il en soit, pour les Saturniens habitant leur sphéroïde entre les quarante-cinquièmes degrés de latitude et l’équateur, ce triple anneau doit donner naissance aux phénomènes les plus curieux. Tantôt, il se dessine sur l’horizon comme une arche immense, rompue à sa clef de voûte par l’ombre que Saturne projette dans l’espace; tantôt il apparaît dans son entier comme une demi-auréole. Très fréquemment, cet appendice éclipse le soleil, qui paraît et reparaît dans des temps mathématiques, à la grande joie, sans doute, des astronomes saturniens. Et si l’on ajoute à ce phénomène le lever, le coucher des huit lunes, les unes pleines, les autres en quadrature, ici des disques argentés, là des croissants aigus, l’aspect du ciel de Saturne, pendant la nuit, doit offrir un incomparable spectacle.

Les Galliens n’étaient pas à même d’observer toutes les magnificences de ce monde. Ils en étaient trop éloignés. Les astronomes terrestres, armés de leurs lunettes, s’en rapprochent mille fois plus, et les livres de la Dobryna en apprirent plus au capitaine Servadac et à ses compagnons que leurs propres yeux. Mais ils ne s’en plaignaient pas, – le voisinage de ces grands astres constituant des dangers trop graves pour leur infime comète!

Ils ne pouvaient pénétrer davantage dans le monde plus lointain d’Uranus; mais, on l’a déjà mentionné, la planète principale de ce monde, quatre-vingt-deux fois grosse comme la terre, dont elle n’est visible que comme une étoile de sixième grandeur à sa plus courte distance, apparaissait alors très distinctement à l’œil nu. Toutefois, on ne voyait aucun de ces huit satellites qu’elle entraîne avec elle sur son orbe elliptique, qu’elle emploie quatre-vingt-quatre ans à décrire et qui l’éloigné en moyenne à sept cent vingt-neuf millions de lieues du soleil.

Quant à la dernière planète du système solaire – la dernière jusqu’au moment où quelque Le Verrier de l’avenir en découvrira une autre plus éloignée encore –, les Galliens ne pouvaient l’apercevoir. Palmyrin Rosette la vit, sans doute, dans le champ de sa lunette; mais il ne fit à personne les honneurs de son observatoire, et on dut se contenter d’observer Neptune… dans les livres de cosmographie.

La distance moyenne de cette planète au soleil se mesure par un milliard cent quarante millions de lieues, et la durée de sa révolution est de cent soixante-cinq ans. Neptune parcourt donc son immense orbite de sept milliards cent soixante-dix millions de lieues avec une vitesse de vingt mille kilomètres à l’heure, sous la forme d’un sphéroïde, cent cinq fois plus considérable que celui de la terre, autour duquel circule un satellite à une distance de cent mille lieues.

Cette distance de douze cents millions de lieues environ, à laquelle gravite Neptune, paraît être la limite du système solaire. Et cependant, quelque grand que soit le diamètre de ce monde, il est insignifiant, si on le compare à celui du groupe sidéral auquel on rattache l’astre radieux.

Le soleil, en effet, semble faire partie de cette grande nébuleuse de la Voie lactée, au milieu de laquelle il ne brille que comme une modeste étoile de quatrième grandeur. Où donc aurait été Gallia, si elle eût échappé à l’attraction solaire? A quel nouveau centre se fût-elle attachée en parcourant l’espace sidéral? Peut-être à la plus rapprochée des étoiles de la Voie lactée.

Or, cette étoile, c’est Alpha de la constellation du Centaure, et la lumière, qui fait soixante-dix-sept mille lieues à la seconde, emploie trois ans et demi à lui venir du soleil. Quelle est donc cette distance? Elle est telle que, pour la chiffrer, les astronomes ont dû prendre le milliard comme unité, et ils disent qu’Alpha est à huit mille «milliards» de lieues.

Connaît-on un grand nombre de ces distances stellaires? Huit au plus ont été mesurées, et, parmi les principales étoiles auxquelles cette mesure a pu être appliquée, on cite Véga, placée à cinquante mille milliards de lieues, Sirius, à cinquante-deux mille deux cents milliards, la Polaire, à cent dix-sept mille six cents milliards, la Chèvre, à cent soixante-dix mille quatre cents milliards de lieues. Ce dernier nombre est déjà composé de quinze chiffres.

Et pour donner une idée de ces distances, en prenant pour base la vitesse de la lumière, d’après d’ingénieux savants on peut raisonner ainsi:

«Supposons un être doué d’une puissance de vision infinie, et mettons-le sur la Chèvre. S’il regarde vers la terre, il sera témoin des faits qui se sont accomplis il y a soixante-douze ans. S’il se transporte sur une étoile dix fois plus éloignée, il y verra les événements qui se sont produits il y a sept cent vingt ans. Plus loin encore, à une distance que la lumière emploie dix-huit cents ans à franchir, il assistera à cette grande scène de la mort du Christ. Plus loin encore, s’il faut au rayon lumineux six mille ans pour arriver à son œil, il pourra contempler les désolations du déluge universel. Plus loin enfin, puisque l’espace est infini, il verrait, suivant la tradition biblique, Dieu créant les mondes. En effet, tous les faits sont pour ainsi dire stéréotypés dans l’espace, et rien ne peut s’effacer de ce qui s’est une fois accompli dans l’univers céleste.»

Peut-être avait-il raison, l’aventureux Palmyrin Rosette, de vouloir courir ce monde sidéral, où tant de merveilles eussent charmé ses yeux. Si sa comète fût entrée successivement au service d’une étoile, puis d’une autre, quels systèmes stellaires si différents il aurait observés! Gallia se serait déplacée avec ces étoiles dont la fixité n’est qu’apparente et qui se meuvent pourtant, – ainsi fait Arcturus, avec une vitesse de vingt-deux lieues par seconde. Le soleil lui-même marche à raison de soixante-deux millions de lieues annuellement, en se dirigeant vers la constellation d’Hercule. Mais telle est la distance de ces étoiles, que leurs positions respectives, malgré ce rapide déplacement, n’ont pu être encore modifiées pour les observateurs terrestres.

Cependant, ces déplacements séculaires doivent nécessairement altérer un jour la forme des constellations, car chaque étoile marche ou paraît marcher avec des vitesses inégales. Les astronomes ont pu indiquer les positions nouvelles que les astres prendront l’un par rapport à l’autre dans un grand nombre d’années. Les dessins de certaines constellations, tels qu’ils seront dans cinquante mille ans, ont été reproduits graphiquement. Ils offrent à l’œil, par exemple, au lieu du quadrilatère irrégulier de la grande Ourse, une longue croix projetée sur le ciel, et à la place du pentagone de la constellation d’Orion, un simple quadrilatère.

Mais ni les habitants actuels de Gallia, ni ceux du globe terrestre, n’auraient pu constater de leurs propres yeux ces dislocations successives. Ce n’est pas ce phénomène que Palmyrin Rosette eût été chercher dans le monde sidéral. Si quelque circonstance eût arraché la comète à son centre attractif pour l’asservir à d’autres astres, alors ses regards eussent été ravis par la contemplation de merveilles dont le système solaire ne peut donner aucune idée.

Au loin, en effet, les groupes planétaires ne sont pas toujours gouvernés par un soleil unique. Le système monarchique semble banni en certains points des deux. Un soleil, deux soleils, six soleils, dépendant les uns des autres, gravitent sous leurs influences réciproques. Ce sont des astres diversement colorés, rouges, jaunes, verts, oranges, indigos. Combien doivent être admirables ces contrastes de lumières qu’ils projettent à la surface de leurs planètes! Et qui sait si Gallia n’eût pas vu se lever, sur son horizon, des jours faits successivement de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel?

Mais il ne devait pas lui être donné de graviter sous la puissance d’un nouveau centre, ni de se mêler aux amas d’étoiles que les puissants télescopes ont pu décomposer, ni de se perdre dans ces points stellaires qui sont partiellement résolus, ni enfin au milieu de ces compactes nébuleuses qui résistent aux plus puissants réflecteurs, – nébuleuses dont les astronomes connaissent plus de cinq mille, disséminées dans l’espace.

Non! Gallia ne devait jamais quitter le monde solaire, ni perdre la terre de vue. Et, après avoir décrit un orbe de six cent trente millions de lieues environ, elle n’aurait fait cependant qu’un insignifiant voyage dans cet univers dont l’immensité est sans limites.

 

 

Chapitre XII

Comment on célébra le 1er janvier sur Gallia, et de quelle façon se termina ce jour de fête

 

ependant, avec l’éloignement progressif de Gallia, le froid s’accroissait notablement. Déjà la température s’était abaissée au-delà de quarante-deux degrés au-dessous de glace. Dans ces conditions, les thermomètres à mercure n’auraient pu être utilisés, puisque le mercure se solidifie à quarante-deux degrés. Le thermomètre à alcool de la Dobryna fut donc mis en usage, et sa colonne tomba à cinquante-trois degrés au-dessous de glace.

En même temps, l’effet prévu par le lieutenant Procope s’était manifesté sur les bords de cette crique, dans laquelle les deux navires avaient été mis en état d’hivernage. Les couches glacées, par un mouvement lent, mais irrésistible, s’étaient épaissies sous la carène de la Hansa et de la Dobryna. Près du promontoire de roches qui les abritait, la goélette et la tartane, surélevées dans leur cuvette de glace, atteignaient déjà un niveau de cinquante pieds au-dessus de la mer Gallienne. La Dobryna, plus légère que la tartane, la dominait quelque peu. Aucune force humaine n’eût pu empêcher ce travail de surélévation de s’accomplir.

Le lieutenant Procope fut très inquiet du sort réservé à la goélette. Tous les objets qu’elle contenait avaient été enlevés. Il ne restait plus que la coque, la mâture et la machine; mais cette coque, dans le cas de certaines éventualités, n’était-elle pas destinée à donner refuge à la petite colonie? Si, au dégel, elle se brisait dans une chute impossible à prévenir, et si les Galliens étaient obligés de quitter la Terre-Chaude, quelle autre embarcation la pourrait remplacer?

Ce ne serait pas, en tout cas, la tartane, menacée comme elle et destinée à subir le même sort. La Hansa, mal soudée dans sa carapace, s’inclinait déjà sous un angle inquiétant. Il y avait danger à y demeurer. Cependant, Isac n’entendait pas abandonner sa cargaison, qu’il voulait surveiller nuit et jour. Il sentait bien que sa vie était compromise, mais son bien encore plus, et cet Éternel qu’il invoquait à chaque phrase, il ne se gênait pas de le maudire pour toutes les épreuves dont il se voyait accablé.

Dans ces circonstances, le capitaine Servadac prit une résolution, et Isac dut se soumettre. Si l’existence d’Isac Hakhabut n’était pas précisément indispensable aux divers membres de la colonie gallienne, sa cargaison avait un prix incontestable. Il fallait donc avant tout la sauver d’un désastre très imminent. Le capitaine Servadac avait d’abord tenté d’inspirer à Isac Hakhabut des inquiétudes pour lui-même. Il n’y avait pas réussi. Isac ne voulait pas déloger.

«Libre à vous, avait alors répondu Hector Servadac, mais votre cargaison sera transportée dans les magasins de la Terre-Chaude.»

Les lamentations qu’Isac Hakhabut fit entendre, si attendrissantes qu’elles fussent, ne touchèrent personne, et le déménagement commença dans la journée du 20 décembre.

D’ailleurs, Isac pouvait venir s’installer à Nina-Ruche, et, comme devant, surveiller ses marchandises, vendre, trafiquer, aux prix et poids convenus. Aucun préjudice ne lui serait causé. Véritablement, si Ben-Zouf se fût permis de blâmer son capitaine, c’eût été de garder tant de ménagements envers ce déplorable trafiquant!

Au fond, Isac Hakhabut ne pouvait qu’approuver la résolution prise par le gouverneur général. Elle sauvegardait ses intérêts, elle mettait son bien en lieu sûr, et lui n’aurait rien à payer pour ce déchargement de la tartane, puisqu’il se faisait «contre sa volonté».

Pendant plusieurs jours, les Russes et les Espagnols s’employèrent activement à ce travail. Chaudement vêtus, étroitement encapuchonnés, ils purent impunément braver cette basse température. Ils évitaient seulement de toucher à mains nues les objets de métal dont ils opéraient le transport. La peau de leurs doigts y fût restée, comme si ces objets eussent été rougis au feu, – car l’effet produit est absolument identique à celui d’une brûlure. La besogne se fit donc sans accident, et la cargaison de la Hansa fut enfin emmagasinée dans une des vastes galeries de Nina-Ruche.

Le lieutenant Procope ne se sentit rassuré que quand la chose eut été complètement faite.

Mais alors, Isac Hakhabut, n’ayant plus aucune raison de demeurer sur sa tartane, vint habiter la galerie même réservée à ses marchandises. Il faut convenir qu’il ne fut pas gênant. On ne le voyait que fort peu. Il couchait près de son bien, il se nourrissait de son bien. Une lampe à esprit-de-vin lui servait à ses préparations culinaires, plus que modestes. Les hôtes de Nina-Ruche n’avaient d’autres relations avec lui que lorsqu’il s’agissait, pour eux d’acheter, pour lui de vendre. Ce qui est certain, c’est que peu à peu tout l’or et l’argent de la petite colonie affluait vers un tiroir à triple secret, dont la clef ne quittait jamais Isac Hakhabut.

Le 1er janvier du calendrier terrestre approchait. Dans quelques jour s, un an se serait écoulé depuis la rencontre du globe terrestre et de la comète, depuis ce choc qui avait séparé de leurs semblables trente-six êtres humains. En tout cas, pas un ne manquait jusqu’alors. Dans ces nouvelles conditions climatériques, leur santé était demeurée parfaite. Une température progressivement décroissante, mais sans revirements brusques, sans alternatives, on peut même ajouter sans courants d’air, ne leur avait pas même causé un rhume. Donc, rien de plus sain que le climat de la comète. Tout portait donc à croire que si les calculs du professeur étaient justes, si Gallia revenait à la terre, les Galliens y arriveraient au complet.

Bien que ce premier jour de l’an ne fût pas le jour du renouvellement de l’année gallienne, et qu’il commençât seulement la seconde moitié de sa révolution solaire, le capitaine Servadac voulut, non sans raison, qu’on le fêtât avec une certaine solennité.

«Il ne faut pas, dit-il au comte Timascheff et au lieutenant Procope, que nos compagnons se désintéressent des choses de la terre. Ils doivent retrouver un jour le globe terrestre, et, lors même que ce retour n’aurait pas dû se produire, il eût été utile de les rattacher à l’ancien monde, au moins par le souvenir. Là-bas, on fêtera le renouvellement de l’année, fêtons-le aussi sur la comète. Cette simultanéité de sentiments est chose bonne. Il ne faut pas oublier que l’on doit s’occuper de nous sur la terre. Des divers points du globe, on aperçoit Gallia graviter dans l’espace, sinon à l’œil nu, attendu sa petitesse et sa distance, du moins à l’aide des lunettes et des télescopes. Une sorte de lien scientifique nous rattache au globe terrestre, et Gallia fait toujours partie du monde solaire.

– Je vous approuve, capitaine, répondit le comte Timascheff. Il est absolument certain que les observatoires doivent être très occupés de la nouvelle comète. De Paris, de Pétersbourg, de Greenwich, de Cambridge, du Cap, de Melbourne, j’imagine que de puissantes lunettes sont souvent braquées sur notre astéroïde.

– Il doit être fort à la mode là-bas, reprit le capitaine Servadac, et je serais bien étonné si les revues, les journaux ne tenaient pas le public des deux continents au courant de tous les faits et gestes de Gallia. Songeons donc à ceux qui songent à nous, et, pendant ce 1er janvier terrestre, mettons-nous en communauté de sentiments avec eux.

– Vous pensez, dit alors le lieutenant Procope, que l’on s’occupe sur la terre de la comète qui l’a heurtée? Je le crois comme vous, mais j’ajoute qu’on y est conduit par d’autres motifs que l’intérêt scientifique ou le sentiment de curiosité. Les observations auxquelles s’est livré notre astronome ont été faites sur la terre, évidemment, et avec une précision non moins grande. Les éphémérides de Gallia sont exactement établies depuis longtemps déjà. On connaît les éléments de la nouvelle comète. On sait quelle trajectoire elle parcourt dans l’espace, on a déterminé où et comment elle doit rencontrer la terre. A quel point précis de l’écliptique, à quelle seconde de temps, en quel endroit même, elle viendra de nouveau choquer le globe terrestre, tout cela est certainement calculé avec une précision mathématique. C’est donc la certitude de cette rencontre qui doit surtout préoccuper les esprits. Je vais plus loin, et j’ose affirmer que, sur terre, des précautions ont été prises pour atténuer les désastreux effets d’un nouveau choc, – si toutefois il était possible d’en prendre!»

En parlant ainsi, le lieutenant Procope devait être dans la vérité, car il était dans la logique. Le retour de Gallia, parfaitement calculé, était bien pour primer toute autre préoccupation terrestre. On devait penser à Gallia, moins pour désirer que pour redouter son approche. Il est vrai que les Galliens, tout en voulant cette rencontre, ne pouvaient que s’inquiéter des conséquences d’un nouveau choc. Si sur terre, comme le croyait le lieutenant Procope, des mesures avaient été prises pour en atténuer les désastres, ne conviendrait-il pas d’agir ainsi sur Gallia? c’est ce qu’il faudrait examiner plus tard.

Quoi qu’il en soit, il fut décidé que l’on célébrerait la fête du 1er janvier. Les Russes eux-mêmes devaient s’unir aux Français et aux Espagnols, bien que leur calendrier ne fixât pas à cette date le renouvellement de l’année terrestre.1

Noël arriva. L’anniversaire de la naissance du Christ lut religieusement fêté. Seul, Isac, ce jour-là, sembla se cacher plus obstinément encore dans son ténébreux réduit.

Pendant la dernière semaine de l’année, Ben-Zouf fut très affairé. Il s’agissait de combiner un programme attrayant. Les plaisirs ne pouvaient être bien variés sur Gallia. On décida donc que le grand jour commencerait par un déjeuner monstre et finirait par une grande promenade sur la glace, du côté de l’île Gourbi. On reviendrait aux flambeaux, c’est-à-dire, la nuit venue, à la lueur de torches qui seraient fabriquées au moyen d’ingrédients pris dans la cargaison de la Hansa.

«Si le déjeuner est remarquablement bon, se dit Ben-Zouf, la promenade sera remarquablement gaie, et il n’en faut pas davantage!»

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La composition du menu fut donc une grosse affaire. De là, de fréquents conciliabules entre l’ordonnance du capitaine Servadac et le cuisinier de la Dobryna, et, en somme, fusion intelligente des méthodes de la cuisine russe et de la cuisine française.

Le 31 décembre au soir, tout était prêt. Les mets froids, conserves de viandes, pâtés de gibier, galantines et autres, achetés à bon prix à Isac Hakhabut, figuraient déjà sur la grande table de la vaste salle. Les mets chauds devaient, le lendemain matin, se préparer sur les fourneaux à laves.

Ce soir-là, on agita une question relative à Palmyrin Rosette. Inviterait-on le professeur à prendre part au repas solennel? Oui, sans doute, il convenait de l’inviter. Accepterait-il l’invitation? C’était plus que douteux.

Néanmoins, l’invitation fut faite. Le capitaine Servadac en personne avait voulu monter à l’observatoire; mais Palmyrin Rosette recevait si mal les importuns, qu’on préféra lui faire tenir un billet.

Ce fut le jeune Pablo qui se chargea de porter la lettre d’invitation, et il revint bientôt avec une réponse conçue en ces termes:

«Palmyrin Rosette n’a pas autre chose à dire que ceci: «Aujourd’hui, c’est le 125 juin, et demain ce sera le 1er juillet, attendu que sur Gallia l’on doit compter suivant le calendrier gallien.»

C’était un refus, scientifiquement donné, mais c’était un refus.

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Le 1er janvier, une heure après le lever du soleil, Français, Russes, Espagnols, et la petite Nina, qui représentait l’Italie, étaient attablés devant un déjeuner comme il ne s’en était jamais fait à la surface de Gallia. Pour la partie solide, Ben-Zouf et le cuisinier de la Dobryna s’étaient surpassés. Un certain plat de perdrix aux choux, dans lequel les choux avaient été remplacés par un «carry» capable de dissoudre les papilles de la langue et les muqueuses de l’estomac, fut la pièce triomphante. Quant aux vins, provenant des réserves de la Dobryna, ils étaient excellents. Vins de France, vins d’Espagne furent bus en l’honneur de leur pays d’origine, et la Russie ne se vit point oubliée, grâce à quelques flacons de kummel.

Ce fut, comme l’avait espéré Ben-Zouf, et très bon et très gai.

Au dessert, un toast, porté à la commune patrie, au vieux sphéroïde, au «retour à la terre», réunit de tels hurrahs, que Palmyrin Rosette dut les entendre des hauteurs de son observatoire.

Le déjeuner fini, il restait encore trois grandes heures de jour. Le soleil passait alors au zénith, – un soleil qui n’eût jamais distillé les crus de Bordeaux ou de Bourgogne que l’on venait de boire, car son disque illuminait vaguement l’espace et ne réchauffait pas.

Tous les convives se vêtirent chaudement des pieds à la tête pour une excursion qui devait durer jusqu’à la nuit. Ils allaient braver une rude température, mais impunément dans cet air si calme.

On quitta Nina-Ruche, les uns causant, les autres chantant. Sur la grève glacée, chacun chaussa ses patins et s’en alla à sa guise, ceux-là isolement, ceux-ci par groupes. Le comte Timascheff, le capitaine Servadac, le lieutenant Procope restaient plus volontiers ensemble. Negrete et les Espagnols erraient capricieusement sur l’immense plaine et se lançaient avec une incomparable vitesse jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Devenus très forts à cet exercice du patinage, ils y déployaient avec une extrême ardeur la grâce qui leur est naturelle.

Les matelots de la Dobryna, suivant une coutume des pays du Nord, s’étaient tous placés en file. Une longue perche, fixée sous leur bras droit, les maintenait en ligne, et ils filaient ainsi à perte de vue, comme un train auquel les rails ne laissent décrire que des courbes de grand rayon.

Quant à Pablo et Nina, bras dessus bras dessous, jetant de petits cris de joie – deux oiseaux auxquels on donne la volée –, ils patinaient avec une grâce inexprimable, revenaient au groupe du capitaine Servadac, s’enfuyaient de nouveau. Ces jeunes êtres résumaient en eux toute la joie et peut-être toute l’espérance de la terre gallienne.

Il ne faut pas oublier Ben-Zouf, voltigeant de l’un à l’autre avec une intarissable belle humeur, tout au présent et insoucieux de l’avenir.

La troupe patineuse, emportée par son élan sur cette surface unie, alla vite et loin, – plus loin que la ligne circulaire sur laquelle se fermait l’horizon de la Terre-Chaude. Derrière elle disparurent les premières assises de roches, puis la crête blanche des falaises, puis la cime du volcan, empanaché de vapeurs fuligineuses. Quelquefois, on s’arrêtait pour reprendre haleine, – un instant seulement, car il fallait craindre de se refroidir. Puis, on repartait, en gagnant du côté de l’île Gourbi, mais sans prétendre à l’atteindre, car, la nuit venue, on devrait songer au retour.

Le soleil s’abaissait déjà vers l’est, ou plutôt – effet auquel les Galliens s’étaient déjà accoutumés – il semblait tomber rapidement. Ces couchers de l’astre radieux se faisaient dans des conditions particulières sur cet horizon rétréci. Nulle vapeur ne se colorait de ces admirables nuances que donnent les derniers rayons. L’œil même, à travers cette mer congelée, ne pouvait percevoir ce dernier jet de lumière verte qui s’élance à travers la surface liquide. Ici, le soleil, s’élargissant sous la réfraction, présentait un disque nettement arrêté à sa circonférence. Il disparaissait brusquement comme si quelque trappe se fût subitement ouverte dans le champ de glace, et la nuit se faisait aussitôt.

Avant la chute du jour, le capitaine Servadac rassembla tout son monde et recommanda à ses compagnons de se grouper autour de lui. On était allé «en tirailleurs», il fallait revenir en peloton serré, ne point s’égarer dans les ténèbres et rentrer ensemble à la Terre-Chaude. L’obscurité devait être profonde, car la lune, en conjonction avec le soleil, était perdue dans sa vague irradiation.

La nuit était venue. Les étoiles ne versaient plus au sol gallien que cette «pâle clarté» dont parle Corneille. Les torches furent alors allumées, et, pendant que les porteurs glissaient rapidement, leurs flammes, comme un fanion déployé à la brise, se rabattaient longuement en arrière, en s’avivant par la vitesse.

Une heure après, le haut littoral de la Terre-Chaude apparaissait confusément comme un énorme nuage noir à l’horizon. Il n’y avait pas à s’y tromper. Le volcan le dominait de haut et projetait dans l’ombre une lueur intense. La réverbération des laves incandescentes, se faisant sur le miroir de glaces, frappait le groupe des patineurs et laissait s’allonger derrière lui des ombres démesurées.

Ce fut ainsi pendant une demi-heure environ. On s’approchait rapidement du littoral, quand soudain un cri se fit entendre.

C’était Ben-Zouf qui avait poussé ce cri. Chacun enraya sa course, en mordant la glace de son patin d’acier.

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Alors, à la lueur des torches qui étaient près de s’éteindre, on vit que Ben-Zouf tendait son bras vers le littoral.

Un cri, parti de toutes les bouches, répondit alors à celui que Ben-Zouf avait jeté!…

Le volcan venait de s’éteindre subitement. Les laves qui jusqu’alors débordaient du cône supérieur avaient cessé de se répandre. Il semblait qu’un souffle puissant eût passé sur le cratère.

Tous comprirent que la source de feu venait de se tarir. La matière éruptive avait-elle donc fait défaut? La chaleur allait-elle à jamais manquer à la Terre-Chaude, et n’y aurait-il plus aucune possibilité de combattre les rigueurs de l’hiver gallien? Était-ce donc la mort, et la mort par le froid?

«En avant!» cria le capitaine Servadac d’une voix forte.

Les torches venaient de s’éteindre. Tous s’élancèrent dans la profonde obscurité. Ils arrivèrent rapidement au littoral. Ils n’en gravirent pas sans peine les roches glacées. Ils se précipitèrent dans la galerie ouverte, puis dans la grande salle…

Ténèbres épaisses, température déjà basse. La nappe de feu ne fermait plus la grande baie, et, en se penchant au-dehors, le lieutenant Procope put voir que le lagon, maintenu liquide jusqu’alors sous la cataracte des laves, était solidifié par le froid.

Ainsi finit sur Gallia ce premier jour de l’année terrestre, si joyeusement commencé!

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1 On sait, en effet, qu’entre le calendrier russe et le calendrier français il y a une différence de onze jours.