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Jules Verne

 

Le village aérien

 

(Chapitre I-V)

 

 

38 dessins par George Roux, un carte

Imprimerie Gauthier-Villars

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Après une longue étape

 

t le Congo américain, demanda Max Huber, il n’en est donc pas encore question?…

– A quoi bon, mon cher Max?… répondit John Cort. Est-ce que les vastes espaces nous manquent aux États-Unis?… Que de régions neuves et désertes à visiter entre l’Alaska et le Texas!… Avant d’aller coloniser au dehors, mieux vaut coloniser au dedans, je pense…

– Eh! mon cher John, les nations européennes finiront par s’être partagé l’Afrique, si les choses continuent – soit une superficie d’environ trois milliards d’hectares!… Les Américains les abandonneront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais, aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, aux Belges?…

– Les Américains n’en ont que faire – pas plus que les Russes, répliqua John Cort, et pour la même raison…

– Laquelle?

– C’est qu’il est inutile de se fatiguer les jambes, lorsqu’il suffit d’étendre le bras…

– Bon! mon cher John, le gouvernement fédéral réclamera, un jour ou l’autre, sa part du gâteau africain… Il y a un Congo français, un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indépendant, et celui-ci n’attend que l’occasion de sacrifier son indépendance!… Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois mois…

– En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants…

– La différence n’est pas considérable, digne citoyen des États-Unis, déclara Max Huber. Je le répète, en cette partie de l’Afrique, l’Union pourrait se tailler une colonie superbe… On trouve là des territoires fertiles qui ne demandent qu’à utiliser leur fertilité, sous l’influence d’une irrigation généreuse dont la nature a fait tous les frais. Ils possèdent un réseau liquide qui ne tarit jamais…

– Même par cette abominable chaleur, observa John Cort, en épongeant son front calciné par le soleil tropical.

– Bah! n’y prenons plus garde! reprit Max Huber. Est-ce que nous ne sommes pas acclimatés, je dirai négrifiés, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, cher ami?… Nous voici en mars seulement, et parlez-moi des températures de juillet, d’août, lorsque les rayons solaires vous percent la peau comme des vrilles de feu!…

– N’importe, Max, nous aurons quelque peine à devenir Pahouins ou Zanzibarites, avec notre léger épiderme de Français et d’Américain! J’en conviens, cependant, nous allons achever une belle et intéressante campagne que la bonne fortune a favorisée… Mais il me tarde d’être de retour à Libreville, de retrouver dans nos factoreries un peu de cette tranquillité, de ce repos qui est bien dû à des voyageurs après les trois mois d’un tel voyage…

– D’accord, ami John, cette aventureuse expédition a présenté quelque intérêt.Pourtant, l’avouerai-je, elle ne m’a pas donné tout ce que j’en attendais…

– Comment, Max, plusieurs centaines de milles à travers un pays inconnu, pas mal de dangers affrontés au milieu de tribus peu accueillantes, des coups de feu échangés à l’occasion contre des coups de sagaies et des volées de flèches, des chasses que le lion numide et la panthère libyenne ont daigné honorer de leur présence, des hécatombes d’éléphants faites au profit de notre chef Urdax, une récolte d’ivoire de premier choix qui suffirait à fournir de touches les pianos du monde entier!… Et vous ne vous déclarez pas satisfait…

– Oui et non, John. Tout cela forme le menu ordinaire des explorateurs de l’Afrique centrale… C’est ce que le lecteur rencontre dans les récits des Barth, des Burton, des Speke, des Grant, des du Chaillu, des Livingstone, des Stanley, des Serpa Pinto, des Anderson, des Cameron, des Mage, des Brazza, des Gallieni, des Dibowsky, des Lejean, des Massari, des Wissemann, des Buonfanti, des Maistre…»

Le choc de l’avant-train du chariot contre une grosse pierre coupa net la nomenclature des conquérants africains que déroulait Max Huber. John Cort en profita pour lui dire:

«Alors vous comptiez trouver autre chose au cours de notre voyage?…

– Oui, mon cher John.

– De l’imprévu?…

– Mieux que de l’imprévu, lequel, je le reconnais volontiers, ne nous a pas fait défaut…

– De l’extraordinaire?…

– C’est le mot, mon ami, et, pas une fois, pas une seule, je n’ai eu l’occasion de la jeter aux échos de la vieille Libye, cette énorme qualification de portentosa Africadue aux blagueurs classiques de l’Antiquité…

– Allons, Max, je vois qu’une âme française est plus difficile à contenter…

– Qu’une âme américaine… je l’avoue, John, si les souvenirs que vous emportez de notre campagne vous suffisent…

– Amplement, Max.

– Et si vous revenez content…

– Content… surtout d’en revenir!

– Et vous pensez que des gens qui liraient le récit de ce voyage s’écrieraient: «Diable, voilà qui est curieux!»

– Ils seraient exigeants, s’ils ne le criaient pas!

– A mon avis, ils ne le seraient pas assez…

– Et le seraient, sans doute, riposta John Cort, si nous avions terminé notre expédition dans l’estomac d’un lion ou dans le ventre d’un anthropophage de l’Oubanghi…

– Non, John, non, et, sans aller jusqu’à ce genre de dénouement qui, d’ailleurs, n’est pas dénué d’un certain intérêt pour les lecteurs et même pour les lectrices, en votre âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, oseriez-vous jurer que nous ayons découvert et observé plus que n’avaient déjà observé et découvert nos devanciers dans l’Afrique centrale?…

– Non, en effet, Max.

– Eh bien, moi, j’espérais être plus favorisé…

– Gourmand, qui prétend faire une vertu de sa gourmandise! répliqua John Cort. Pour mon compte, je me déclare repu, et je n’attendais pas de notre campagne plus qu’elle n’a donné…

– C’est-à-dire rien, John.

– D’ailleurs, Max, le voyage n’est pas encore terminé, et, pendant les cinq ou six semaines que nécessitera le parcours d’ici à Libreville…

– Allons donc! s’écria Max Huber, un simple cheminement de caravane…, le trantran ordinaire des étapes… une promenade en diligence, comme au bon temps…

– Qui sait?…» dit John Cort.

Cette fois, le chariot s’arrêta pour la halte du soir au bas d’un tertre couronné de cinq ou six beaux arbres, les seuls qui se montrassent sur cette vaste plaine, illuminée alors des feux du soleil couchant.

Il était sept heures du soir. Grâce à la brièveté du crépuscule sous cette latitude du neuvième degré nord, la nuit ne tarderait pas à s’étendre. L’obscurité serait même profonde, car d’épais nuages allaient voiler le rayonnement stellaire, et le croissant de la lune venait de disparaître à l’horizon de l’ouest.

Le chariot, uniquement destiné au transport des voyageurs, ne contenait ni marchandises ni provisions. Que l’on se figure une sorte de wagon disposé sur quatre roues massives, et mis en mouvement par un attelage de six bœufs. A la partie antérieure s’ouvrait une porte. Éclairé de petites fenêtres latérales, le wagon se divisait en deux chambres contiguës que séparait une cloison. Celle du fond était réservée à deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-six ans, l’un américain, John Cort, l’autre français, Max Huber. Celle de l’avant était occupée par un trafiquant portugais nommé Urdax, et par le «foreloper» nommé Khamis. Ce foreloper, – c’est-à-dire l’homme qui ouvre la marche d’une caravane, – était indigène du Cameroun et très entendu à ce difficile métier de guide à travers les brûlants espaces de l’Oubanghi.

Il va de soi que la construction de ce wagon-chariot ne laissait rien à reprendre au point de vue de la solidité. Après les épreuves de cette longue et pénible expédition, sa caisse en bon état, ses roues à peine usées au cercle de la jante, ses essieux ni fendus ni faussés, on eût dit qu’il revenait d’une simple promenade de quinze à vingt lieues, alors que son parcours se chiffrait par plus de deux mille kilomètres.

Trois mois auparavant, ce véhicule avait quitté Libreville, la capitale du Congo français. De là, en suivant la direction de l’est, il s’était avancé sur les plaines de l’Oubanghi plus loin que le cours du Bahar-el-Abiad, l’un des tributaires qui versent leurs eaux dans le sud du lac Tchad.

C’est à l’un des principaux affluents de la rive droite du Congo ou Zaïre que cette contrée doit son nom. Elle s’étend à l’est du Cameroun allemand, dont le gouverneur est le consul général d’Allemagne de l’Afrique occidentale, et elle ne saurait être actuellement délimitée par un trait précis sur les cartes, même les plus modernes. Si ce n’est pas le désert, – un désert à végétation puissante, qui n’aurait aucun point de ressemblance avec le Sahara, – c’est du moins une immense région, sur laquelle se disséminent des villages à grande distance les uns des autres. Les peuplades y guerroient sans cesse, s’asservissent ou s’entre-tuent, et s’y nourrissent encore de chair humaine, tels les Moubouttous, entre le bassin du Nil et celui du Congo. Et, ce qui est abominable, les enfants servent d’ordinaire à l’assouvissement de ces instincts du cannibalisme. Aussi, les missionnaires se dévouent-ils pour sauver ces petites créatures, soit en les enlevant par force, soit en les rachetant, et ils les élèvent chrétiennement dans les missions établies le long du fleuve Siramba. Qu’on ne l’oublie pas, ces missions ne tarderaient pas à succomber faute de ressources, si la générosité des États européens, celle de la France en particulier, venait à s’éteindre.

Il convient même d’ajouter que, dans l’Oubanghi, les enfants indigènes sont considérés comme monnaie courante pour les échanges du commerce. On paye en petits garçons et en petites filles les objets de consommation que les trafiquants introduisent jusqu’au centre du pays. Le plus riche indigène est donc celui dont la famille est la plus nombreuse.

Mais, si le Portugais Urdax ne s’était pas aventuré à travers ces plaines dans un intérêt commercial, s’il n’avait pas eu à faire de trafic avec les tribus riveraines de l’Oubanghi, s’il n’avait eu d’autre objectif que de se procurer une certaine quantité d’ivoire en chassant l’éléphant qui abonde en cette contrée, il n’était pas sans avoir pris contact avec les féroces peuplades congolaises. En plusieurs rencontres même, il dut tenir en respect des bandes hostiles et changer en armes défensives contre les indigènes celles qu’il destinait à poursuivre les troupeaux de pachydermes. Au total, heureuse et fructueuse campagne qui ne comptait pas une seule victime parmi le personnel de la caravane.

Or, précisément aux abords d’un village, près des sources du Bahar-el-Abiad, John Cort et Max Huber avaient pu arracher un jeune enfant à l’affreux sort qui l’attendait et le racheter au prix de quelques verroteries. C’était un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, de constitution robuste, intéressante et douce physionomie, de type nègre peu accentué. Ainsi que cela se voit chez quelques tribus, il avait le teint presque clair, la chevelure blonde et non la laine crépue des noirs, le nez aquilin et non écrasé, les lèvres fines et non lippues. Ses yeux brillaient d’intelligence, et il éprouva bientôt pour ses sauveurs une sorte d’amour filial. Ce pauvre être, enlevé à sa tribu, sinon à sa famille, car il n’avait plus ni père ni mère, se nommait Llanga. Après avoir été pendant quelque temps instruit par les missionnaires qui lui avaient appris un peu de français et d’anglais, une mauvaise chance l’avait fait retomber entre les mains des Denkas, et quel sort l’attendait, on le devine. Séduits par son affection caressante, par la reconnaissance qu’il leur témoignait, les deux amis se prirent d’une vive sympathie pour cet enfant; ils le nourrirent, ils le vêtirent, ils relevèrent avec grand profit, tant il montrait d’esprit précoce. Et, dès lors, quelle différence pour Llanga! Au lieu d’être, comme les malheureux petits indigènes, à l’état de marchandise vivante, il vivrait dans les factoreries de Libreville, devenu l’enfant adoptif de Max Huber et de John Cort… Ils en avaient pris la charge et ne l’abandonneraient plus!… Malgré son jeune âge, il comprenait cela, il se sentait aimé, une larme de bonheur coulait de ses yeux chaque fois que les mains de Max Huber ou de John Cort se posaient sur sa tête.

Lorsque le chariot eut fait halte, les bœufs, fatigués d’une longue route par unetempérature dévorante, se couchèrent sur la prairie. Aussitôt Llanga, qui venait de cheminer à pied pendant une partie de l’étape, tantôt en avant, tantôt en arrière de l’attelage, accourut au moment où ses deux protecteurs descendaient de la plate-forme.

«Tu n’es pas trop fatigué, Llanga?… demanda John Cort, en prenant la main du petit garçon.

– Non… non!… bonnes jambes… et aime bien à courir, répondit Llanga, qui souriait des lèvres et des yeux à John Cort comme à Max Huber.

– Maintenant, il est temps de manger, dit ce dernier.

– Manger… oui… mon ami Max!»

Puis, après avoir baisé les mains qui lui étaient tendues, il alla se mêler aux porteurs sous la ramure des grands arbres du tertre.

Si ce chariot ne servait qu’au transport du Portugais Urdax, de Khamis et de leurs deux compagnons, c’est que colis et charges d’ivoire étaient confiés au personnel de la caravane, – une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des noirs du Cameroun. Ils avaient déposé à terre les défenses d’éléphants et les caisses qui assuraient la nourriture quotidienne en dehors de ce que fournissait la chasse sur ces giboyeuses contrées de l’Oubanghi.

Ces noirs ne sont que des mercenaires, rompus à ce métier, et payés d’un assez haut prix, que permet de leur accorder le bénéfice de ces fructueuses expéditions. On peut même dire qu’ils n’ont jamais «couvé leurs œufs», pour employer l’expression par laquelle on désigne les indigènes sédentaires. Habitués à porter dès l’enfance, ils porteront tant que leurs jambes ne leur feront pas défaut. Et, cependant, le métier est rude, quand il faut l’exercer sous un tel climat. Les épaules chargées de ce pesant ivoire ou des lourds colis de provisions, la chair souvent mise à vif, les pieds ensanglantés, le torse écorché par le piquant des herbes, car ils sont à peu près nus, ils vont ainsi entre l’aube et onze heures du matin et ils reprennent leur marche jusqu’au soir lorsque la grande chaleur est passée. Mais l’intérêt des trafiquants commande de les bien payer, et ils les payent bien; de les bien nourrir, et ils les nourrissent bien; de ne point les surmener au delà de toute mesure, et ils ne les surmènent pas. Très réels sont les dangers de ces chasses aux éléphants, sans parler de la rencontre possible des lions et des panthères, et le chef doit pouvoir compter sur son personnel. En outre, la récolte de la précieuse matière achevée, il importe que la caravane retourne heureusement et promptement aux factoreries de la côte. Il y a donc avantage à ce qu’elle ne soit arrêtée ni par des retards provenant de fatigues excessives, ni par les maladies – entre autres la petite vérole, dont les ravages sont les plus à craindre. Aussi, pénétré de ces principes, servi par une vieille expérience, le Portugais Urdax, en prenant un soin extrême de ses hommes, avait-il réussi jusqu’alors dans ces lucratives expéditions au centre de l’Afrique équatoriale.

Et telle était cette dernière, puisqu’elle lui valait un stock considérable d’ivoire de belle qualité, rapporté des régions au delà du Bahar-el-Abiad, presque sur la limite du Darfour.

Ce fut sous l’ombrage de magnifiques tamarins que s’organisa le campement, et, lorsque John Cort, après que les porteurs eurent commencé le déballage des provisions, interrogea le Portugais, voici la réponse qu’il obtint, en cette langue anglaise qu’Urdax parlait couramment:

«Je pense, monsieur Cort, que le lieu de la halte est convenable, et la table est toute servie pour nos attelages.

– En effet, ils auront là une herbe épaisse et grasse… dit John Cort.

– Et on la brouterait volontiers, ajouta Max Huber, si on possédait la structure d’un ruminant et trois estomacs pour la digérer!

– Merci, répliqua John Cort, mais je préfère un quartier d’antilope grillé sur les charbons, le biscuit dont nous sommes largement approvisionnés, et nos quartauts de madère du Cap…

– Auquel on pourra mélanger quelques gouttes de ce rio limpide qui court à travers la plaine», observa le Portugais.

Et il montrait un cours d’eau, – affluent de l’Oubanghi, sans doute, – qui coulait à un kilomètre du tertre.

Le campement s’acheva sans retard. L’ivoire fut empilé par tas à proximité du chariot. Les attelages vaguèrent autour des tamarins. Des feux s’allumèrent çà et là avec le bois mort tombé des arbres. Le foreloper s’assura que les divers groupes ne manquaient de rien. La chair d’élan et d’antilope, fraîche ou séchée, abondait. Les chasseurs la pouvaient renouveler aisément. L’air se remplit de l’odeur des grillades, et chacun fit preuve d’un appétit formidable que justifiait cette demi-journée de marche.

Il va sans dire que les armes et les munitions étaient restées dans le chariot, – quelques caisses de cartouches, des fusils de chasse, des carabines, des revolvers, excellents engins de l’armement moderne, à la disposition du Portugais, de Khamis, de John Cort et de Max Huber, en cas d’alerte.

Le repas devait prendre fin une heure après. L’estomac apaisé, et la fatigue aidant, la caravane ne tarderait pas à être plongée dans un profond sommeil.

Toutefois, le foreloper la confia à la surveillance de quelques-uns de ses hommes, qui devaient se relever de deux heures en deux heures. En ces lointaines contrées, il y a toujours lieu de se garder contre les êtres malintentionnés, à deux pieds comme à quatre pattes. Aussi, Urdax ne manquait-il pas de prendre toutes les mesures de prudence. Âgé de cinquante ans, vigoureux encore, très entendu à la conduite des expéditions de ce genre, il était d’une extraordinaire endurance. De même, Khamis, trente-cinq ans, leste, souple, solide aussi, de grand sang-froid et de grand courage, offrait toute garantie pour la direction des caravanes à travers l’Afrique.

Ce fut au pied de l’un des tamarins que les deux amis et le Portugais s’assirent pour le souper, apporté par le petit garçon, et que venait de préparer un des indigènes auquel étaient dévolues les fonctions de cuisinier.

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Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas plus que les mâchoires. Manger n’empêche point de parler, lorsqu’on n’y met pas trop de hâte. De quoi s’entretint-on?… Des incidents de l’expédition durant le parcours vers le nord-est?… Point. Ceux qui pouvaient se présenter au retour étaient d’un intérêt plus actuel. Le cheminement serait long encore jusqu’aux factoreries de Libreville – plus de deux mille kilomètres – ce qui exigerait de neuf à dix semaines de marche. Or, dans cette seconde partie du voyage, qui sait? avait dit John Cort à son compagnon, auquel il fallait mieux que de l’imprévu, de l’extraordinaire.

Jusqu’à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la caravane avait redescendu vers l’Oubanghi, après avoir franchi les gués de l’Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle venait de s’arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle.

«Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du sud-ouest…

– Et cela est d’autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si mes yeux ne me trompent pas, l’horizon au sud est barré par une forêt dont on ne voit l’extrême limite ni à l’est ni à l’ouest.

– Oui… immense! répliqua le Portugais. Si nous étions obligés de la contourner par l’est, des mois s’écouleraient avant que nous l’eussions laissée en arrière!…

– Tandis que par l’ouest…

– Par l’ouest, répondit Urdax, et sans trop allonger la route, en suivant sa lisière, nous rencontrerons l’Oubanghi aux environs des rapides de Zongo.

– Est-ce que de la traverser n’abrégerait pas le voyage?… demanda Max Huber.

– Oui… d’une quinzaine de journées de marche.

– Alors… pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt?…

– Parce qu’elle est impénétrable.

– Oh! impénétrable!… répliqua Max Huber d’un air de doute.

– Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encore n’en suis-je pas sûr, puisque aucun ne l’a essayé. Quant à y aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n’aboutirait pas.

– Vous dites, Urdax, que personne n’a jamais essayé de s’engager dans cette forêt?…

– Essayé… je ne sais, monsieur Max, mais qu’on y ait réussi… non… et, dans le Cameroun comme dans le Congo, personne ne s’aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n’y a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces?… Je ne sais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin, sans parler des arbres morts, qui doivent former d’insurmontables obstacles…

– Insurmontables, Urdax?…

– Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n’allez pas vous emballer sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n’avoir qu’à la contourner!… J’avoue qu’il ne m’irait guère de m’aventurer à travers un pareil labyrinthe d’arbres…

– Pas même pour savoir ce qu’il renferme?…– Et que voulez-vous qu’on y trouve, Max ?… Des royaumes inconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, des animaux d’espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et des êtres humains à trois jambes?…

– Pourquoi pas, John?… Et rien de tel que d’y aller voir!…»

Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, semblait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n’aurait pas peur de l’y suivre.

«Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n’a pas l’intention de la traverser pour atteindre les rives de l’Oubanghi…

– Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s’exposer à n’en pouvoir plus sortir!

– Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permis à vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vous risquer en ces impénétrables massifs… en rêve seulement, et encore n’est-ce pas même très prudent…

– Riez, John, riez de moi à votre aise! Mais je me souviens de ce qu’a dit un de nos poètes… je ne sais plus lequel:

Fouiller dans l’inconnu pour trouver du nouveau.

– Vraiment, Max?… Et quel est le vers qui rime avec celui-là?

– Ma foi… je l’ai oublié, John!

– Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, et allons dormir.»

C’était évidemment le parti le plus sage et sans s’abriter dans le chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont la fraîcheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte encore après le coucher du soleil, cela n’était pas pour inquiéter des habitués de «l’hôtel de la Belle-Étoile», quand le temps le permettait. Ce soir-là, bien que les constellations fussent cachées derrière d’épais nuages, la pluie ne menaçant pas, il était infiniment préférable de coucher en plein air.

Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis, étroitement enveloppés, s’étendirent entre les racines d’un tamarin, – un vrai cadre de cabine, – et Llanga se blottit à leur côté, comme un chien de garde.

Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois faire le tour du campement, s’assurer que les bœufs entravés ne pourraient divaguer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étincelle eût suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puis tous deux revinrent près du tertre.

Le sommeil ne tarda pas à les prendre – un sommeil à ne pas entendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent-ils, eux aussi?… En effet, après dix heures, il n’y eut personne pour signaler certains feux suspects qui se déplaçaient à la lisière de la grande forêt.

 

 

Chapitre II

Les feux mouvants

 

ne distance de deux kilomètres au plus séparait le tertre des sombres massifs au pied desquels allaient et venaient des flammes fuligineuses et vacillantes. On aurait pu en compter une dizaine, tantôt réunies, tantôt isolées, agitées parfois avec une violence que le calme de l’atmosphère ne justifiait pas. Qu’une bande d’indigènes eût campé en cet endroit, qu’elle s’y fût installée en attendant le jour, il y avait lieu de le présumer. Toutefois, ces feux n’étaient pas ceux d’un campement. Ils se promenaient trop capricieusement sur une centaine de toises, au lieu de se concentrer en un foyer unique d’une halte de nuit.

Il ne faut pas oublier que ces régions de l’Oubanghi sont fréquentées par des tribus nomades, venues de l’Adamaoua ou du Barghimi à l’ouest, ou même de l’Ouganda à l’est. Une caravane de trafiquants n’aurait pas été assez imprudente pour signaler sa présence par ces feux multiples, se mouvant dans des ténèbres. Seuls, des indigènes pouvaient s’être arrêtés à cette place. Et qui sait s’ils n’étaient pas animés d’intentions hostiles à l’égard de la caravane endormie sous la ramure des tamarins?

Quoi qu’il en soit, si, de ce chef, quelque danger la menaçait, si plusieurs centaines de Pahouins, de Foundj, de Chiloux, de Bari, de Denkas ou autres n’attendaient que le moment de l’assaillir avec les chances d’une supériorité numérique, personne, – jusqu’à dix heures et demie du moins, – n’avait pris aucune mesure défensive. Tout le monde dormait au campement, maîtres et serviteurs, et, ce qui était plus grave, les porteurs chargés de se relever à leur poste de surveillance étaient plongés dans un lourd sommeil.

Très heureusement, le jeune indigène se réveilla. Mais nul doute que ses yeux ne se fussent refermés à l’instant s’ils ne s’étaient dirigés vers l’horizon du sud. Sous ses paupières demi-closes il sentit l’impression d’une lumière qui perçait cette nuit très noire. Il se détira, il se frotta les yeux, il regarda avec plus de soin… Non! il ne se trompait pas: des feux épars se mouvaient sur la lisière de la forêt.

Llanga eut la pensée que la caravane allait être attaquée. Ce fut de sa part tout instinctif plutôt que réfléchi. En effet, des malfaiteurs se préparant au massacre et au pillage n’ignorent pas qu’ils accroissent leurs chances lorsqu’ils agissent par surprise. Ils ne se laissent pas voir avant, et ceux-ci se fussent signalés?…

L’enfant, ne voulant pas réveiller Max Huber et John Cort, rampa sans bruit vers le chariot. Dès qu’il fut arrivé près du foreloper, il lui mit la main sur l’épaule, le réveilla et, du doigt, lui montra les feux de l’horizon.

Khamis se redressa, observa pendant une minute ces flammes en mouvement, et, d’une voix dont il ne songeait point à adoucir l’éclat:

«Urdax!» dit-il.

Le Portugais, en homme habitué à se dégager vivement des vapeurs du sommeil, fut debout en un instant.

«Qu’y a-t-il, Khamis?…

– Regardez!»

Et, le bras tendu, il indiquait la lisière illuminée au ras de la plaine.

«Alerte!» cria le Portugais de toute la force de ses poumons.

En quelques secondes, le personnel de la caravane se trouva sur pied, et les esprits furent tellement saisis par la gravité de cette situation, que personne ne songea à incriminer les veilleurs pris en défaut. Il était certain que, sans Llanga, le campement eût été envahi pendant que dormaient Urdax et ses compagnons.

Inutile de mentionner que Max Huber et John Cort, se hâtant de quitter l’entre-deux des racines, avaient rejoint le Portugais et le foreloper.

Il était un peu plus de dix heures et demie. Une profonde obscurité enveloppait la plaine sur les trois quarts de son périmètre, au nord, à l’est et à l’ouest. Seul le sud s’éclairait de ces flammes falotes, jetant de vives clartés lorsqu’elles tourbillonnaient, et dont on ne comptait pas alors moins d’une cinquantaine.

«Il doit y avoir là un rassemblement d’indigènes, dit Urdax, et probablement de ces Boudjos qui fréquentent les rives du Congo et de l’Oubanghi.

– Pour sûr, ajouta Khamis, ces flammes ne se sont pas allumées toutes seules…

– Et, fit observer John Cort, il y a des bras qui les portent et les déplacent!

– Mais, dit Max Huber, ces bras doivent tenir à des épaules, ces épaules à des corps, et de ces corps nous n’apercevons pas un seul au milieu de cette illumination…

– Cela vient de ce qu’ils sont un peu en dedans de la lisière, derrière les arbres… observa Khamis.

– Et remarquons, reprit Max Huber, qu’il ne s’agit pas d’une bande en marche sur le contour de la forêt… Non! si ces feux s’écartent à droite et à gauche, ils reviennent toujours au même endroit…

– Là où doit être le campement de ces indigènes, affirma le foreloper.

– Votre opinion?… demanda John Cort à Urdax.

– Est que nous allons être attaqués, affirma celui-ci, et qu’il faut, à l’instant, faire nos préparatifs de défense…

– Mais pourquoi ces indigènes ne nous ont-ils pas assaillis avant de se montrer?

– Des noirs ne sont pas des blancs, déclara le Portugais. Néanmoins, pour être peu avisés, ils n’en sont pas moins redoutables par leur nombre et par leurs instincts féroces…

– Des panthères que nos missionnaires auront bien du mal à transformer en agneaux!… ajouta Max Huber.

– Tenons-nous prêts!» conclut le Portugais.

Oui, se tenir prêts à la défense, et se défendre jusqu’à la mort. Il n’y a aucune pitié à espérer de ces tribus de l’Oubanghi. A quel point elles sont cruelles, on ne saurait se le figurer, et les plus sauvages peuplades de l’Australie, des Salomon, des Hébrides, de la Nouvelle-Guinée, soutiendraient difficilement la comparaison avec de tels indigènes. Vers le centre de la région, ce ne sont que des villages de cannibales, et les Pères de la Mission, qui bravent la plus épouvantable des morts, ne l’ignorent pas. On serait tenté de classer ces êtres, fauves à face humaine, au rang des animaux, en cette Afrique équatoriale où la faiblesse est un crime, où la force est tout! Et de fait, même à l’âge d’homme, combien de ces noirs ne possèdent pas les notions premières d’un enfant de cinq à six ans.

Et, ce qu’il est permis d’affirmer, – les preuves abondent, les missionnaires ont été souvent les témoins de ces affreuses scènes, – c’est que les sacrifices humains sont en usage dans le pays. On tue les esclaves sur la tombe de leurs maîtres, et les têtes, fixées à une branche pliante, sont lancées au loin dès que le couteau du féticheur les a tranchées. Entre la dixième et la seizième année, les enfants servent de nourriture dans les cérémonies d’apparat, et certains chefs ne s’alimentent que de cette jeune chair.

A ces instincts de cannibales se joint l’instinct du pillage. Il les entraîne parfois à de grandes distances sur le chemin des caravanes, qu’ils assaillent, dépouillent et détruisent. S’ils sont moins bien armés que les trafiquants et leur personnel, ils ont le nombre pour eux, et des milliers d’indigènes auront toujours raison de quelques centaines de porteurs. Les forelopers ne l’ignorent pas. Aussi leur principale préoccupation est-elle de ne point s’engager entre ces villages, tels Ngombé Dara, Kalaka Taimo et autres compris dans la région de l’Aoukadépé et du Bahar-el-Abiad, où les missionnaires n’ont pas encore fait leur apparition, mais où ils pénétreront un jour. Aucune crainte n’arrête le dévouement de ces derniers lorsqu’il s’agit d’arracher de petits êtres à la mort et de régénérer ces races sauvages par l’influence de la civilisation chrétienne.

Depuis le commencement de l’expédition le Portugais Urdax n’avait pas toujours pu éviter l’attaque des indigènes, mais il s’en était tiré sans grand dommage et il ramenait son personnel au complet. Le retour promettait de s’accomplir dans des conditions parfaites de sécurité. Cette forêt contournée par l’ouest, on aurait atteint la rive droite de l’Oubanghi, et on descendrait cette rivière jusqu’à son embouchure sur la rive droite du Congo. A partir de l’Oubanghi, le pays est fréquenté par les marchands, par les missionnaires. Dès lors il y aurait moins à craindre du contact des tribus nomades que l’initiative française, anglaise, portugaise, allemande, refoule peu à peu vers les lointaines contrées du Darfour.

Mais, lorsque quelques journées de marche devaient suffire à atteindre le fleuve, la caravane n’allait-elle pas être arrêtée sur cette route, aux prises avec un tel nombre de pillards qu’elle finirait par succomber?… Il y avait lieu de le craindre. Dans tous les cas, elle ne périrait pas sans s’être défendue, et, à la voix du Portugais, on prit toutes mesures pour organiser la résistance.

En un instant, Urdax, le foreloper, John Cort, Max Huber, furent armés, carabines à la main, revolvers à la ceinture, la cartouchière bien garnie. Le chariot contenait une douzaine de fusils et de pistolets qui furent confiés à quelques-uns des porteurs dont on connaissait la fidélité.

En même temps, Urdax donna l’ordre à son personnel de se poster autour des grands tamarins, afin de se mieux abriter contre les flèches, dont la pointe empoisonnée occasionne des blessures mortelles.

On attendit. Aucun bruit ne traversait l’espace. Il ne semblait pas que les indigènes se fussent portés en avant de la forêt. Les feux se montraient incessamment, et, çà et là, s’agitaient de longs panaches de fumée jaunâtre.

«Ce sont des torches résineuses qui sont promenées sur la lisière des arbres…

– Assurément, répondit Max Huber, mais je persiste à ne pas comprendre pourquoi ces gens-là le font, s’ils ont l’intention de nous attaquer…

– Et je ne le comprends pas davantage, ajouta John Cort, s’ils n’ont pas cette intention.»

C’était inexplicable, en effet. Il est vrai, de quoi s’étonner, du moment qu’il s’agissait de ces brutes du haut Oubanghi?…

Une demi-heure s’écoula, sans amener aucun changement dans la situation. Le campement se tenait sur ses gardes. Les regards fouillaient les sombres lointains de l’est et de l’ouest. Tandis que les feux brillaient au sud, un détachement pouvait se glisser latéralement pour attaquer la caravane grâce à l’obscurité.

En cette direction, la plaine était certainement déserte. Si profonde que fût la nuit, un parti d’agresseurs n’aurait pu surprendre le Portugais et ses compagnons, avant que ceux-ci eussent fait usage de leurs armes.

Un peu après, vers onze heures, Max Huber, se portant à quelques pas du groupe que formaient Urdax, Khamis et John Cort, dit d’une voix résolue:

«Il faut aller reconnaître l’ennemi…

– Est-ce bien utile, demanda John Cort, et la simple prudence ne nous commande-t-elle pas de rester en observation jusqu’au lever du jour?…

– Attendre… attendre… répliqua Max Huber, après que notre sommeil a été si fâcheusement interrompu… attendre pendant six à sept heures encore, la main sur la garde du fusil!… Non! il faut savoir au plus tôt à quoi s’en tenir!… Et, somme toute, si ces indigènes n’ont aucune mauvaise intention, je ne serais pas fâché de me reblottir jusqu’au matin dans ce cadre de racines où je faisais de si beaux rêves!

– Qu’en pensez-vous?… demanda John Cort au Portugais qui demeurait silencieux.

– Peut-être la proposition mérite-t-elle d’être acceptée, répliqua-t-il, mais n’agissons pas sans précautions…

– Je m’offre pour aller en reconnaissance, dit Max Huber, et fiez-vous à moi…

– Je vous accompagnerai, ajouta le foreloper, si M. Urdax le trouve bon…

– Cela vaudra certes mieux, approuva le Portugais.

– Je puis aussi me joindre à vous…, proposa John Cort.

– Non… restez, cher ami, insista Max Huber. A deux, nous suffirons… D’ailleurs, nous n’irons pas plus loin qu’il ne sera nécessaire… Et, si nous découvrons un parti se dirigeant de ce côté, nous reviendrons en toute hâte…

– Assurez-vous que vos armes sont en état…, recommanda John Cort.

– C’est fait, répondit Khamis, mais j’espère que nous n’aurons pas à nous en servir pendant cette reconnaissance. L’essentiel est de ne pas se laisser voir…

– C’est mon avis», déclara le Portugais.

Max Huber et le foreloper, marchant l’un près de l’autre, eurent vite dépassé le tertre des tamarins. Au delà, la plaine était un peu moins obscure. Un homme, cependant, n’y eût pu être signalé à la distance d’une centaine de pas.

Ils en avaient fait cinquante à peine, lorsqu’ils aperçurent Llanga derrière eux. Sans rien dire, l’enfant les avait suivis en dehors du campement.

«Eh! pourquoi es-tu venu, petit?… dit Khamis.

– Oui, Llanga, reprit Max Huber, pourquoi n’es-tu pas resté avec les autres?…

– Allons… retourne…, ordonna le foreloper.

– Oh! monsieur Max, murmura Llanga, avec vous… moi… avec vous…

– Mais tu sais bien que ton ami John est là-bas…

– Oui… mais mon ami Max… est ici…

– Nous n’avons pas besoin de toi!… dit Khamis d’un ton assez dur.

– Laissons-le, puisqu’il est là! reprit Max Huber. Il ne nous gênera pas, Khamis, et, avec ses yeux de chat sauvage, peut-être découvrira-t-il dans l’ombre ce que nous ne pourrions y voir…

– Oui… je regarderai… je verrai loin!… assura l’enfant.

– C’est bon!… Tiens-toi près de moi, dit Max Huber, et ouvre l’œil!»

Tous trois se portèrent en avant. Un quart d’heure après, ils étaient à moitié chemin entre le campement et la grande forêt.

Les feux développaient toujours leurs clartés au pied des massifs et, moins éloignés, se manifestaient par de plus vifs éclats. Mais si pénétrante que fût la vue du foreloper, si bonne que fût la lunette que Max Huber venait d’extraire de son étui, si perçants que fussent les regards du jeune «chat sauvage», il était impossible d’apercevoir ceux qui agitaient ces torches.

Cela confirmait cette opinion du Portugais, que c’était sous le couvert des arbres, derrière les épaisses broussailles et les larges troncs, que se mouvaient ces lueurs. Assurément, les indigènes n’avaient pas dépassé la limite de la forêt, et peut-être ne songeaient-ils pas à le faire.

En réalité, c’était de plus en plus inexplicable. S’il ne se trouvait là avant l’intention de se remettre en route au point du jour, pourquoi cette illumination de la lisière?… Quelle cérémonie nocturne les tenait éveillés à cette heure?…

«Et je me demande même, fit observer Max Huber, s’ils ont reconnu notre caravane, et s’ils savent qu’elle est campée autour des tamarins…

– En effet, répondit Khamis, il est possible qu’ils ne soient arrivés qu’à la tombée de la nuit, lorsqu’elle enveloppait déjà la plaine, et, comme nos foyers étaient éteints, peut-être ignorent-ils que nous sommes campés à courte distance?… Mais, demain, dès l’aube, ils nous verront…

– A moins que nous ne soyons repartis, Khamis.»

Max Huber et le foreloper reprirent leur marche en silence.

Un demi-kilomètre fut franchi de telle sorte que, à ce moment, la distance jusqu’à la forêt se réduisait à quelques centaines de mètres.

Rien de suspect à la surface de ce sol traversé parfois du long jet des torches. Aucune silhouette ne s’y découpait, ni au sud, ni au levant, ni au couchant. Une agression ne semblait pas imminente. En outre, si rapprochés qu’ils fussent de la lisière, ni Max Huber, ni Khamis, ni Llanga ne parvinrent à découvrir les êtres qui signalaient leur présence par ces multiples feux.

«Devons-nous nous approcher davantage?… demanda Max Huber, après un arrêt de quelques instants.

– A quoi bon?… répondit Khamis. Ne serait-ce pas imprudent?… Il est possible, après tout, que notre caravane n’ait point été aperçue, et si nous décampons cette nuit…

– J’aurais pourtant voulu être fixé!… répéta Max Huber. Cela se présente dans des conditions si singulières…»

Et il n’en fallait pas tant pour surexciter une vive imagination de Français.

«Retournons au tertre», répliqua le foreloper.

Cependant il dut s’avancer plus près encore, à la suite de Max Huber, que Llanga n’avait pas voulu quitter… Et, peut-être, tous les trois se fussent-ils portés jusqu’à la lisière, lorsque Khamis s’arrêta définitivement.

«Pas un pas de plus!» dit-il à voix basse.

Était-ce donc devant un danger imminent que le foreloper et son compagnon suspendirent leur marche?… Avaient-ils entrevu un groupe d’indigènes?… Allaient-ils être attaqués?… Ce qui était certain, c’est qu’un brusque changement venait de se manifester dans la disposition des feux sur le bord de la forêt.

Un moment ces feux disparurent derrière le rideau des premiers arbres, confondus dans une obscurité profonde.

«Attention!… dit Max Huber.

– En arrière!…» répondit Khamis.

Convenait-il de rétrograder dans la crainte d’une agression immédiate?… Peut-être. En tout cas, mieux valait ne pas battre en retraite sans être prêt à répondre coup pour coup. Les carabines armées remontèrent à l’épaule, tandis que les regards ne cessaient de fouiller les sombres massifs de la lisière.

Soudain, de cette ombre, les clartés ne tardèrent pas à jaillir de nouveau au nombre d’une vingtaine.

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«Parbleu! s’écria Max Huber, cette fois-ci, si ce n’est pas de l’extraordinaire, c’est tout au moins de l’étrange!»

Ce mot semblera justifié pour cette raison que les torches, après avoir brillé naguère au niveau de la plaine, jetaient alors de plus vifs éclats entre cinquante et cent pieds au-dessus du sol.

Quant aux êtres quelconques qui agitaient ces torches, tantôt sur les basses branches, tantôt sur les plus hautes, comme si un vent de flamme eût traversé cette épaisse frondaison, ni Max Huber, ni le foreloper, ni Llanga ne parvinrent à en distinguer un seul.

«Eh! s’écria Max Huber, ne seraient-ce que des feux follets se jouant dans les arbres?…»

Khamis secoua la tête. L’explication du phénomène ne le satisfaisait point.

Qu’il y eût là quelque expansion d’hydrogène en exhalaisons enflammées, une vingtaine de ces aigrettes que les orages accrochent aussi bien aux branches des arbres qu’aux agrès d’un navire, non, certes, et ces feux, on ne pouvait les confondre avec les capricieuses furolles de Saint-Elme. L’atmosphère n’était point saturée d’électricité, et les nuages menaçaient plutôt de se résoudre en une de ces pluies torrentielles qui inondent fréquemment la partie centrale du continent noir.

Mais, alors, pourquoi les indigènes campés au pied des arbres s’étaient-ils hissés, les uns jusqu’à leur fourche, les autres jusqu’à leurs extrêmes branches?… Et à quel propos y promenaient-ils ces brandons allumés, ces flambeaux de résine dont la déflagration faisait entendre ses craquements à cette distance?…

«Avançons… dit Max Huber.

– Inutile, répondit le foreloper. Je ne crois pas que notre campement soit menacé cette nuit, et il est préférable d’y revenir afin de rassurer nos compagnons…

– Nous serons plus en mesure de les rassurer, Khamis, lorsque nous saurons à quoi nous en tenir sur la nature de ce phénomène…

– Non, monsieur Max, ne nous aventurons pas plus loin… Il est certain qu’une tribu est réunie en cet endroit… Pour quelle raison ces nomades agitent-ils ces flammes?… Pourquoi se sont-ils réfugiés dans les arbres?… Est-ce afin d’éloigner des fauves qu’ils ont entretenu ces feux?…

– Des fauves?… répliqua Max Huber. Mais panthères, hyènes, bœufs sauvages, on les entendrait rugir ou meugler, et l’unique bruit qui nous arrive, c’est le crépitement de ces résines, qui menacent d’incendier la forêt!… Je veux savoir…»

Et Max Huber s’avança de quelques pas, suivi de Llanga, que Khamis rappelait vainement à lui.

Le foreloper hésitait sur ce qu’il devait faire dans son impuissance à retenir l’impatient Français. Bref, ne voulant pas le laisser s’aventurer, il se disposait à l’accompagner jusqu’aux massifs, bien que, à son avis, ce fût une impardonnable témérité.

Soudain, il fit halte, à l’instant même où s’arrêtaient Max Huber et Llanga. Tous trois se retournèrent, dos à la forêt. Ce n’étaient plus les clartés qui attiraient leur attention. D’ailleurs, comme au souffle d’un subit ouragan, les torches venaient de s’éteindre, et de profondes ténèbres enveloppaient l’horizon.

Du côté opposé, une rumeur lointaine se propageait à travers l’espace, ou plutôt un concert de mugissements prolongés, de ronflements nasards, à faire croire qu’un orgue gigantesque lançait ses puissantes ondes à la surface de la plaine.

Était-ce un orage qui montait sur cette partie du ciel, et dont les premiers grondements troublaient l’atmosphère?…

Non!… Il ne se produisait aucun de ces météores, qui désolent si souvent l’Afrique équatoriale d’un littoral à l’autre. Ces mugissements caractéristiques trahissaient leur origine animale et ne provenaient pas d’une répercussion des décharges de la foudre échangées dans les profondeurs du ciel. Ils devaient sortir plutôt de gueules formidables, non de nuages électriques. Au surplus, les basses zones ne se zébraient point des fulgurants zigzags qui se succèdent à courts intervalles. Pas un éclair au-dessus de l’horizon du nord, aussi sombre que l’horizon du sud. A travers les nues accumulées, pas un trait de feu entre les cirrus, empilés comme des ballots de vapeurs.

«Qu’est-ce cela, Khamis?… demanda Max Huber.

– Au campement…, répondit le foreloper.

– Serait-ce donc?…» s’écria Marc Huber.

Et, l’oreille tendue dans cette direction, il percevait un claironnement plus distinct, strident parfois comme un sifflet de locomotive, au milieu des larges rumeurs qui grandissaient en se rapprochant.

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«Détalons, dit le foreloper, et au pas de course!»

 

 

Chapitre III

Dispersion

 

ax Huber, Llanga et Khamis ne mirent pas dix minutes à franchir les quinze cents mètres qui les séparaient du tertre. Ils ne s’étaient pas même retournés une seule fois, ne s’inquiétant pas d’observer si les indigènes, après avoir éteint leurs feux, cherchaient à les poursuivre. Non, d’ailleurs, et, de ce côté, régnait le calme, alors que, à l’opposé, la plaine s’emplissait d’une agitation confuse et de sonorités éclatantes.

Le campement, lorsque les deux hommes et le jeune enfant y arrivèrent, était en proie à l’épouvante, – épouvante justifiée par la menace d’un danger contre lequel le courage, l’intelligence ne pouvaient rien. Y faire face, impossible! Le fuir?… En était-il temps encore?…

Max Huber et Khamis avaient aussitôt rejoint John Cort et Urdax, postés à cinquante pas en avant du tertre.

«Une harde d’éléphants!… dit le foreloper.

– Oui, répondit le Portugais, et, dans moins d’un quart d’heure, ils seront sur nous…

– Gagnons la forêt, dit John Cort.

– Ce n’est pas la forêt qui les arrêtera…, répliqua Khamis.

– Que sont devenus les indigènes?… s’informa John Cort.

– Nous n’avons pu les apercevoir…, répondit Max Huber.

– Cependant, ils ne doivent pas avoir quitté la lisière!…

– Assurément non!»

Au loin, à une demi-lieue environ, on distinguait une large ondulation d’ombres qui se déplaçait sur l’étendue d’une centaine de toises. C’était comme une énorme vague dont les volutes échevelées se fussent déroulées avec fracas. Un lourd piétinement se propageait à travers la couche élastique du sol, et ce tremblotement se faisait sentir jusqu’aux racines des tamarins. En même temps, le mugissement prenait une intensité formidable. Des souffles stridents, des éclats cuivrés, s’échappaient de ces centaines de trompes, – autant de clairons sonnés à pleine bouche.

Les voyageurs de l’Afrique centrale ont pu justement comparer ce bruit à celui que ferait un train d’artillerie roulant à grande vitesse sur un champ de bataille. Soit! mais à la condition que les trompettes eussent jeté dans l’air leurs notes déchirantes. Que l’on juge de la terreur à laquelle s’abandonnait le personnel de la caravane, menacé d’être écrasé par ce troupeau d’éléphants!

Chasser ces énormes animaux présente de sérieux dangers. Lorsqu’on parvient à les surprendre isolément, à séparer de la bande à laquelle il appartient un de ces pachydermes, lorsqu’il est possible de le tirer dans des conditions qui assurent le coup, de l’atteindre, entre l’œil et l’oreille, d’une balle qui le tue presque instantanément, les dangers de cette chasse sont très diminués. En l’espèce, la harde ne se composât-elle que d’une demi-douzaine de bêtes, les plus sévères précautions, la plus extrême prudence sont indispensables. Devant cinq ou six couples d’éléphants courroucés, toute résistance est impossible, alors que – dirait un mathématicien – leur masse est multipliée par le carré de leur vitesse.

Et, si c’est par centaines que ces formidables bêtes se jettent sur un campement, on ne peut pas plus les arrêter dans leur élan qu’on n’arrêterait une avalanche, ou l’un de ces mascarets qui emportent les navires dans l’intérieur des terres à plusieurs kilomètres du littoral.

Toutefois, si nombreux qu’ils soient, l’espèce finira par disparaître. Comme un éléphant rapporte environ cent francs d’ivoire, on les chasse à outrance.

Chaque année, d’après les calculs de M. Foa, on n’en tue pas moins de quarante mille sur le continent africain, qui produisent sept cent cinquante mille kilogrammes d’ivoire expédiés en Angleterre. Avant un demi-siècle, il n’en restera plus un seul, bien que la durée de leur existence soit considérable. Ne serait-il pas plus sage de tirer profit de ces précieux animaux par la domestication, puisqu’un éléphant est capable de porter la charge de trente-deux hommes et de faire quatre fois plus de chemin qu’un piéton? Et puis, étant domestiqués, ils vaudraient, comme dans l’Inde, de quinze cents à deux mille francs, au lieu des cent francs que l’on tire de leur mort.

L’éléphant d’Afrique forme, avec l’éléphant d’Asie, les deux seules espèces existantes. On a établi quelque différence entre elles. Si les premiers sont inférieurs par la taille à leurs congénères asiatiques, si leur peau est plus brune, leur front plus convexe, ils ont les oreilles plus larges, les défenses plus longues, ils montrent une humeur plus farouche, presque irréductible.

Pendant cette expédition, le Portugais n’avait eu qu’à se féliciter et aussi les deux amateurs de ce sport. On le répète, les pachydermes sont encore nombreux sur la terre libyenne. Les régions de l’Oubanghi offrent un habitat qu’ils recherchent, des forêts et des plaines marécageuses qu’ils affectionnent. Ils y vivent par troupes, d’ordinaire surveillées par un vieux mâle. En les attirant dans des enceintes palissa-dées, en leur préparant des trappes, en les attaquant lorsqu’ils étaient isolés, Urdax et ses compagnons avaient fait bonne campagne, sans accidents sinon sans dangers ni fatigues. Mais, sur cette route du retour, ne semblait-il pas que la troupe furieuse, dont les cris emplissaient l’espace, allait écraser au passage toute la caravane?…

Si le Portugais avait eu le temps d’organiser la défensive, lorsqu’il croyait à une agression des indigènes campés au bord de la forêt, que ferait-il contre cette irruption?… Du campement, il ne resterait bientôt plus que débris et poussière!… Toute la question se réduisait à ceci: le personnel parviendrait-il à se garer en se dispersant sur la plaine ?… Qu‘on ne l’oublie point, la vitesse de l’éléphant est prodigieuse, et un cheval au galop ne saurait la dépasser.

«Il faut fuir… fuir à l’instant!… affirma Khamis en s’adressant au Portugais.

– Fuir!…» s écria Urdax.

Et le malheureux trafiquant comprenait bien que ce serait perdre, avec son matériel, tout le produit de l’expédition.

D’ailleurs, à demeurer au campement, le sauverait-il et n’était-ce pas insensé que de s’obstiner à une résistance impossible?…

Max Huber et John Cort attendaient qu’une résolution eût été prise, décidés à s’y soumettre, quelle qu’elle fût.

Cependant la masse se rapprochait, et avec un tel tumulte qu’on ne parvenait guère à s’entendre.

Le foreloper répéta qu’il fallait s’éloigner au plus tôt.

«En quelle direction? demanda Max Huber.

– Dans la direction de la forêt.

– Et les indigènes?…

– Le danger est moins pressant là-bas qu’ici», répondit Khamis.

Que cela rut sûr, comment l’affirmer?… Toutefois, il y avait, du moins, certitude qu’on ne pouvait rester à cette place. Le seul parti, pour éviter l’écrasement, c’était de se réfugier à l’intérieur de la forêt.

Or, le temps ne manquerait-il pas?… Deux kilomètres à franchir, alors que la harde n’était qu’à la moitié tout au plus de cette distance!…

Chacun réclamait un ordre d’Urdax, ordre qu’il ne se résolvait pas à donner.

Enfin il s’écria:

«Le chariot… le chariot!… Mettons-le à l’abri derrière le tertre… Peut-être sera-t-il protégé…

– Trop tard, répondit le foreloper.

– Fais ce que je te dis!… commanda le Portugais.

– Comment?…» répliqua Khamis.

En effet, après avoir brisé leurs entraves, sans qu’il eût été possible de les arrêter, les bœufs de l’attelage s’étaient sauvés, et, affolés, couraient même au-devant de l’énorme troupeau qui les écraserait comme des mouches.

A cette vue, Urdax voulut recourir au personnel de la caravane:

«Ici, les porteurs!… cria-t-il.

– Les porteurs?… répondit Khamis. Rappelez-les donc, car ils prennent la fuite…

– Les lâches!» s’écria John Cort.

Oui, tous ces noirs venaient de se jeter dans l’ouest du campement, les uns emportant des ballots, les autres chargés des défenses. Et ils abandonnaient leurs chefs en lâches et aussi en voleurs!

Il n’y avait plus à compter sur ces hommes. Ils ne reviendraient pas. Ils trouveraient asile dans les villages indigènes. De la caravane restaient seuls le Portugais et le foreloper, le Français, l’Américain et le jeune garçon.

«Le chariot… le chariot!…» répéta Urdax, qui s’entêtait à le garer derrière le tertre.

Khamis ne put se retenir de hausser les épaules. Il obéit cependant et, grâce au concours de Max Huber et de John Cort, le véhicule fut poussé au pied des arbres. Peut-être serait-il épargné, si la harde se divisait en arrivant au groupe de tamarins?…

Mais cette opération dura quelque temps, et, lorsqu’elle fut terminée, il était manifestement trop tard pour que le Portugais et ses compagnons pussent atteindre la forêt.

Khamis le calcula, et ne lança que ces deux mots:

«Aux arbres!»

Une seule chance s’offrait: se hisser entre les branches des tamarins afin d’éviter le premier choc tout au moins.

Auparavant Max Huber et John Cort s’introduisirent dans le chariot. Se charger de tous les paquets de cartouches qui restaient, assurer ainsi le service des carabines s’il fallait en faire usage contre les éléphants, et aussi pour la route du retour, ce fut fait en un instant avec l’aide du Portugais et du foreloper, lequel songea à se munir de sa hachette et de sa gourde. En traversant les basses régions de l’Oubanghi, qui sait si ses compagnons et lui ne parviendraient pas à gagner les factoreries de la côte?…

Quelle heure était-il à ce moment?… Onze heures dix-sept, – ce que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flamme d’une allumette. Son sang-froid ne l’avait pas abandonné, ce qui lui permettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis, et sans issue, si les éléphants s’arrêtaient au tertre, au lieu de se porter vers l’est ou l’ouest de la plaine.

Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger, allait et venait près du chariot, observant l’énorme masse ondulante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.

«C’est de l’artillerie qu’il faudrait!…» murmura-t-il.

Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu’il éprouvait. Il possédait ce calme étonnant de l’Africain, au sang arabe, ce sang plus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend la sensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur physique. Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être épaulé, il attendait.

Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait plus à l’irréparable dommage dont il serait victime qu’aux dangers de cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant les plus retentissants jurons de sa langue maternelle.

Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il ne témoignait aucune crainte, n’ayant pas peur, du moment que ses deux amis étaient là.

Et pourtant l’assourdissant vacarme se propageait avec une violence inouïe, à mesure que s’approchait la chevauchée formidable. Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait. On sentait déjà un souffle qui traversait l’air comme les vents de tempête. A cette distance de quatre à cinq cents pas, les pachydermes prenaient, dans la nuit, des dimensions démesurées, des apparences tératologiques. On eût dit d’une apocalypse de monstres, dont les trompes, comme un millier de serpents, se convulsaient dans une agitation frénétique.

Il n’était que temps de se réfugier entre les branches des tamarins, et peut-être la harde passerait-elle sans avoir aperçu le Portugais et ses compagnons.

Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. Presque semblables à des noyers, très caractérisés par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins, sortes de dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de l’Afrique. En même temps que les nègres fabriquent avec la partie gluante de leurs fruits une boisson rafraîchissante, ils ont l’habitude de mêler les gousses de ces arbres au riz dont ils se nourrissent, surtout dans les provinces littorales.

Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse frondaison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l’un à l’autre. Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à huit pieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette épaisseur présenterait-elle une résistance suffisante, si les animaux se précipitaient contre le tertre?

Les troncs n’offraient qu’une surface lisse jusqu’à la naissance des premières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessus du sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche eût été malaisé si Khamis n’avait eu à sa disposition quelques «chamboks». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, très souples, dont les forelopers se servent pour maintenir les attelages de bœufs.

Grâce à l’une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l’avoir lancée à travers la fourche, purent se hisser à l’un des arbres. En employant de la même façon une courroie semblable, Max Huber et John Cort en firent autant. Dès qu’ils furent achevalés sur une branche, ils envoyèrent l’extrémité du chambok à Llanga qu’ils enlevèrent en un tour de main.

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La harde n’était plus qu’à trois cents mètres. En deux ou trois minutes, elle aurait atteint le tertre:

«Cher ami, êtes-vous satisfait?… demanda ironiquement John Cort à son camarade.

– Ce n’est encore que de l’imprévu, John!

– Sans doute, Max, mais ce qui serait de l’extraordinaire, c’est que nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire!

– Oui… à tout prendre, John, mieux eût valu ne point être exposé à cette attaque d’éléphants dont le contact est parfois brutal…

– C’est vraiment incroyable, mon cher Max, comme nous sommes du même avis!» se contenta de répondre John Cort.

Ce que répliqua Huber, son ami ne put l’entendre. A cet instant éclatèrent des beuglements d’épouvanté, puis de douleur, qui eussent fait tressaillir les plus braves.

En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui se passait à une centaine de pas du tertre.

Après s’être sauvés, les bœufs ne pouvaient plus fuir que dans la direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente et mesurée, y parviendraient-ils avant d’avoir été atteints?… Non, et ils furent bientôt repoussés… En vain se défendirent-ils à coups de pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout l’attelage il ne restait plus qu’un seul bœuf qui, par malheur, vint se réfugier sous le branchage des tamarins.

Oui, par malheur, car les éléphants l’y poursuivirent et s’arrêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, le ruminant ne fut plus qu’un tas de chairs déchirées, d’os broyés, débris sanglants piétines sous les pieds calleux aux ongles d’une dureté de fer.

Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de voir s’éloigner ces bêtes furieuses.

En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre. Anéanti comme un jouet d’enfant, il n’en resta plus rien ni des roues, ni de la caisse.

Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du Portugais, mais cela n’était pas pour arrêter ces centaines d’éléphants, non plus que le coup de fusil qu’Urdax tira sur le plus rapproché, dont la trompe s’enroulait autour de l’arbre. La balle ricocha sur le dos de l’animal sans pénétrer dans ses chairs.

Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même qu’aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime, peut-être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles assaillants, les détruire jusqu’au dernier, s’ils n’avaient été qu’un petit nombre. Le jour n’aurait plus éclairé qu’un amoncellement d’énormes cadavres au pied des tamarins. Mais trois cents, cinq cents, un millier de ces animaux!… Est-il donc rare de rencontrer de pareilles agglomérations dans les contrées de l’Afrique équatoriale, et les voyageurs, les trafiquants, ne parlent-ils pas d’immenses plaines que couvrent à perte de vue les ruminants de toute sorte?…

«Cela se complique…, observa John Cort.

– On peut même dire que ça se corse!» ajouta Max Huber.

Puis, s’adressant au jeune indigène achevalé près de lui:

«Tu n’as pas peur?… demanda-t-il.

– Non, mon ami Max… avec vous…, non!» répondit Llanga.

Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à des nommes aussi, de se sentir le cœur envahi d’une irrésistible épouvante.

En effet, nul doute que les éléphants n’eussent aperçu, entre les branches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.

Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle se rétrécit autour du tertre. Une douzaine d’animaux essayèrent d’accrocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant sur les pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur d’une trentaine de pieds, ils ne purent y réussir.

Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, – quatre coups tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous la sombre ramure des tamarins.

Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firent entendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu’aucun éléphant eût été mortellement atteint par les balles. Et, d’ailleurs, quatre de moins, cela n’eût pas compté!

Aussi, ce ne fut plus aux branches inférieures que les trompes essayèrent de s’accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en même temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps. Et, de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si solidement que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent un ébranlement auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.

Des coups de feu retentirent encore – deux cette fois – tirés par le Portugais et le foreloper, dont l’arbre, secoué avec une extraordinaire violence, les menaçait d’une chute prochaine.

Le Français et son compagnon, eux, n’avaient point déchargé leurs carabines, bien qu’ils fussent prêts à le faire.

«A quoi bon?… avait dit John Cort.

– Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard, nous pourrions nous repentir d’avoir brûlé ici notre dernière cartouche!»

En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax et Khamis fut tellement ébranlé qu’on l’entendit craquer sur toute sa longueur.

Évidemment, s’il n’était pas déraciné, il se briserait. Les animaux l’attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec leurs trompes, l’ébranlaient jusque dans ses racines.

Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu’une minute, c’était risquer de s’abattre au pied du tertre:

«Venez!» cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l’arbre voisin.

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Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger inutilement sa carabine et ses revolvers, dont les balles glissaient sur les peaux rugueuses des pachydermes comme sur une carapace d’alligator.

«Venez!…» répéta Khamis.

Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence, le foreloper parvint à saisir une des branches de l’arbre occupé par Max Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l’autre, contre lequel s’acharnaient les animaux:

«Urdax?… cria John Cort.

– Il n’a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait plus ce qu’il fait!…

– Le malheureux va tomber…

– Nous ne pouvons le laisser là…, dit Max Huber.

– Il faut l’entraîner malgré lui…, ajouta John Cort.

– Trop tard!…» dit Khamis.

Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin s’abattit au bas du tertre.

Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir; ses cris indiquaient qu’il se débattait sous les pieds des éléphants, et comme ils cessèrent presque aussitôt, c’est que tout était fini.

«Le malheureux… le malheureux! murmura John Cort.

– A notre tour bientôt… dit Khamis.

– Ce serait regrettable! répliqua froidement Max Huber.

– Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis», déclara John Cort.

Que faire?… Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les autres arbres, agités comme sous le souffle d’une tempête. L’horrible fin d’Urdax n’était-elle pas réservée à ceux qui lui auraient survécu quelques minutes à peine?… Voyaient-ils la possibilité d’abandonner le tamarin avant sa chute?… Et, s’ils se risquaient à descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-ils à la poursuite de cette harde?… Auraient-ils le temps d’atteindre la forêt?… Et, d’ailleurs, leur offrirait-elle toute sécurité?… Si les éléphants ne les y poursuivaient pas, ne leur auraient-ils échappé que pour tomber au pouvoir d’indigènes non moins féroces?…

Cependant, que l’occasion se présentât de chercher refuge au-delà de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. La raison commandait de préférer un danger non certain à un danger certain.

L’arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations, plusieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le foreloper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher prise tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant pour Llanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu’il se retenait du bras droit. Avant de très courts instants, ou les racines auraient cédé, ou le tronc serait brisé à sa base… Et la chute du tamarin, c’était la mort de ceux qui s’étaient réfugiés entre ses branches, l’épouvantable écrasement du Portugais Urdax!…

Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines cédèrent enfin, le sol se souleva, et l’arbre se coucha plutôt qu’il ne s’abattit le long du tertre.

«A la forêt… à la forêt!…» cria Khamis.

Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le foreloper dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois autres le suivirent aussitôt dans sa fuite.

Tout d’abord, acharnés contre les arbres restés debout, les animaux n’avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces. John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce fardeau, prêt également à décharger sa carabine sur le premier de la harde qui serait à sa portée.

Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un demi-kilomètre, lorsqu’une dizaine d’éléphants, se détachant de la troupe, commencèrent à les poursuivre.

«Courage… courage!… cria Khamis. Conservons notre avance!… Nous arriverons!…»

Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé. Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.

«Laisse-moi… laisse-moi, mon ami Max!… J’ai de bonnes jambes… laisse-moi!…»

Max Huber ne l’écoutait pas et tâchait de ne point rester en arrière.

Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensiblement gagné de l’avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après cette formidable galopade.

Cependant la lisière ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de pas, et n’était-ce point le salut probable, sinon assuré, derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux ne pourraient manœuvrer?…

«Vite… vite!… répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieur Max…

– Non, Khamis… j’irai jusqu’au bout!»

Un des éléphants ne se trouvait plus qu’à une douzaine de mètres. On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient le galop. Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se maintenait pas sans peine près de ses compagnons.

Alors John Cort s’arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un instant, fit feu et frappa, paraît-il, l’éléphant au bon endroit. La balle lui avait traversé le cœur, il tomba foudroyé.

«Coup heureux!» murmura John Cort, et il se reprit à fuir.

Les autres animaux, arrivés peu d’instants après, entourèrent la masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses compagnons allaient profiter.

Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la harde ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.

Aucun feu n’avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l’obscur horizon.

Épuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d’atteindre leur but?…

«Hardi… hardi!…» criait Khamis.

S’il n’y avait plus qu’une centaine de pas à franchir, les éléphants n’étaient que de quarante en arrière…

Par un suprême effort – celui de l’instinct de la conservation – Khamis, Max Huber, John Cort se jetèrent entre les premiers arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.

En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient si pressés qu’elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle dimension qu’elle ne parvint pas à les renverser. En vain les trompes se glissèrent à travers les interstices, en vain les derniers rangs poussèrent les premiers…

Les fugitifs n’avaient plus rien à craindre des éléphants, auxquels la grande forêt de l’Oubanghi opposait un insurmontable obstacle.

 

 

Chapitre IV

Parti à prendre, parti pris

 

l était près de minuit. Restaient six heures à passer en complète obscurité. Six longues heures de craintes et de dangers!… Que Khamis et ses compagnons fussent à l’abri derrière l’infranchissable barrière des arbres, cela semblait acquis. Mais si la sécurité était assurée de ce chef, un autre danger menaçait. Au milieu de la nuit, est-ce que des feux multiples ne s’étaient pas montrés sur la lisière?… Est-ce que les hautes ramures ne s’étaient pas illuminées d’inexplicables lueurs?… Pouvait-on douter qu’un parti d’indigènes ne fût campé en cet endroit?… N’y avait-il pas à craindre une agression contre laquelle aucune défense ne serait possible?…

«Veillons, dit le foreloper, dès qu’il eut repris haleine après cette époumonante course, et lorsque le Français et l’Américain furent en état de lui répondre.

– Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser une attaque!… Les nomades ne sauraient être éloignés… C’est sur cette partie de la lisière qu’ils ont fait halte, et voici les restes d’un foyer, d’où s’échappent encore quelques étincelles…»

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En effet, à cinq ou six pas, au pied d’un arbre, des charbons brûlaient en jetant une clarté rougeâtre.

Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous le taillis.

Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s’il le fallait.

L’absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes. Il n’avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature à inspirer la crainte d’un danger immédiat.

«Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il est certain que les indigènes l’ont quittée…

– Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu’ils ont vu apparaître les éléphants, observa John Cort.

– Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Max et moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ont retenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-ce par crainte?… Ces gens devaient se croire en sûreté derrière les arbres… Je ne m’explique pas bien…

– Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n’est pas favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l’avoue, j’aurais quelque peine à rester éveillé… mes yeux se ferment malgré moi…

– Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara John Cort.

– On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeil n’obéit pas, il commande… Bonsoir et à demain!»

Un instant après, Max Huber, étendu au pied d’un arbre, était plongé dans un profond sommeil.

«Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi, nous veillerons jusqu’au matin.

– J’y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C’est dans mes habitudes, et je vous conseille d’imiter votre ami.»

On pouvait s’en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas une minute de sa surveillance.

Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut résister. Pendant un quart d’heure encore, il s’entretint avec le foreloper. Tous deux parlèrent de l’infortuné Portugais, auquel Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons avaient apprécié les qualités au cours de cette campagne:

«Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyant abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé…

– Pauvre homme!» murmura John Cort.

Ce furent les deux derniers mots qu’il prononça. Vaincu par la fatigue, il s’allongea sur l’herbe et s’endormit aussitôt.

Seul, l’œil aux aguets, prêtant l’oreille, épiant les moindres bruits, sa carabine à portée de la main, fouillant du regard l’ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les profondeurs du sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller ses compagnons, s’il y avait lieu de se défendre, Khamis veilla jusqu’aux premières lueurs du jour.

A quelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence de caractère qui existait entre les deux amis français et américain.

John Cort était d’un esprit très sérieux et très pratique, qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à Boston, et bien qu’il fût Yankee par son origine, il ne se révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des questions de géographie et d’anthropologie, l’étude des races humaines l’intéressait au plus haut degré. A ces mérites, il joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à ses amis jusqu’au dernier sacrifice.

Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées lointaines où l’avaient transporté les hasards de l’existence, ne le cédait à John Cort ni par la tête ni par le cœur. Mais, de sens moins pratique, on eût pu dire qu’il «vivait en vers» alors que John Cort «vivait en prose». Son tempérament le lançait volontiers à la poursuite de l’extraordinaire. Ainsi qu’on a dû le remarquer, il aurait été capable de regrettables témérités pour satisfaire ses instincts d’imaginatif, si son prudent compagnon eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu plusieurs occasions de s’exercer depuis le départ de Libreville.

Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 sur la rive gauche de l’estuaire du Gabon, elle compte actuellement de quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y réside, et il ne faudrait pas y chercher d’autres édifices que sa propre maison. L’hôpital, l’établissement des missionnaires, et, pour la partie industrielle et commerciale, les parcs à charbon, les magasins et les chantiers constituent toute la ville.

A trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes, anglaises et américaines.

C’était là que Max Huber et John Cort s’étaient connus cinq ou six ans plus tôt et liés d’une solide amitié. Leurs familles possédaient des intérêts considérables dans la factorerie américaine de Glass. Tous deux y occupaient des emplois supérieurs. Cet établissement se maintenait en pleine fortune, faisant le trafic de l’ivoire, des huiles d’arachides, du vin de palme, des diverses productions du pays: telle la noix du gourou, apéritive et vivifiante; telle la baie de kaffa, d’arôme si pénétrant et d’énergie si fortifiante, l’une et l’autre largement expédiées sur les marchés de l’Amérique et de l’Europe.

Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé le projet de visiter la région qui s’étend à l’est du Congo français et du Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n’hésitèrent pas à se joindre au personnel d’une caravane sur le point de quitter Libreville pour cette contrée où les éléphants abondent au-delà du Bahar-el-Abiad, jusqu’aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous deux connaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax, originaire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un habile trafiquant.

Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d’ivoire que Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu’elle revenait du Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait pas la mauvaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la plupart, sous prétexte de chasser l’éléphant, se livrent au massacre des indigènes, et, ainsi que le dit l’intrépide explorateur de l’Afrique équatoriale, l’ivoire qu’ils rapportent est teint de sang humain.

Non! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accepter la compagnie d’Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de la caravane, ce Khamis, qui ne devait en aucune circonstance ménager ni son dévouement ni son zèle.

La campagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John Cort et Max Huber supportèrent avec une remarquable endurance les fatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute, ils revenaient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leur barra la route du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane leur manquait, alors qu’une distance de plus de deux mille kilomètres les séparait encore de Libreville.

La «Grande Forêt», ainsi l’avait qualifiée Urdax, cette forêt d’Oubanghi dont ils avaient franchi la limite, justifiait cette qualification.

Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces espaces, couverts de millions d’arbres, et leurs dimensions sont telles que la plupart des États d’Europe n’en égalent point la superficie.

On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui sont situées dans l’Amérique du Nord, dans l’Amérique du Sud, dans la Sibérie et dans l’Afrique centrale.

La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu’à la baie d’Hudson et la presqu’île de Labrador, couvre, dans les provinces de Québec et de l’Ontario, au nord du Saint-Laurent, une aire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante kilomètres sur une largeur de seize cents.

La seconde occupe dans la vallée de l’Amazone, au nord-ouest du Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en longueur et de deux mille en largeur.

La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d’une part et deux mille sept cents de l’autre, hérisse de ses énormes conifères, d’une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de la Sibérie méridionale, depuis les plaines du bassin de l’Obi, à l’ouest, jusqu’à la vallée de l’Indighiska, à l’est, contrée qu’arrosent l’Yenisséi, l’Olamk, la Lena et la Yana.

La quatrième s’étend depuis la vallée du Congo jusqu’aux sources du Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, qui dépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, se développe l’immense étendue de région ignorée que présente cette partie de l’Afrique parallèle à l’équateur, au nord de l’Ogoué et du Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois la surface de la France.

On ne l’a point oublié, il entrait dans la pensée du Portugais Urdax de ne pas s’aventurer à travers cette forêt, mais de la contourner par le nord et l’ouest. D’ailleurs, comment le chariot et son attelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce labyrinthe? Quitte à accroître l’itinéraire de quelques journées de marche, la caravane suivrait, le long de la lisière, un chemin plus facile qui conduisait à la rive droite de l’Oubanghi, et, de là, il serait aisé de regagner les factoreries de Libreville.

A présent, la situation était modifiée. Plus rien des impedimenta d’un nombreux personnel, des charges d’un matériel encombrant. Plus de chariot, plus de bœufs, plus d’objets de campement. Seulement trois hommes et un jeune enfant, auxquels manquaient les moyens de transport à cinq cents lieues du littoral de l’Atlantique.

Quel parti convenait-il de prendre? En revenir à l’itinéraire indiqué par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou bien essayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les rencontres de nomades seraient moins à redouter, route qui abrégerait le parcours, jusqu’aux frontières du Congo français?…

Telle serait l’importante question à traiter, puis à résoudre, dès que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l’aube prochaine.

Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucun incident n’avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir une agression nocturne. A plusieurs reprises, le foreloper, son revolver à la main, s’était éloigné d’une cinquantaine de pas, rampant entre les broussailles, lorsque se produisait aux alentours quelque bruit de nature à inquiéter sa vigilance. Ce n’étaient qu’un craquement de branche morte, le coup d’aile d’un gros oiseau à travers les ramures, le piétinement d’un ruminant autour du lieu de halte et aussi ces vagues rumeurs forestières, lorsque, sous le vent de la nuit, frissonnent les hautes frondaisons.

Dès que les deux amis rouvrirent les yeux, ils furent sur pied.

«Et les indigènes?… demanda John Cort.

– Ils n’ont point reparu, répondit Khamis.

– N’ont-ils pas laissé des traces de leur passage?…

– C’est à supposer, monsieur John, et probablement près de la lisière…

– Voyons, Khamis.»

Tous trois, suivis de Llanga, se glissèrent du côté de la plaine. A trente pas de là, les indices ne manquèrent point: empreintes multiples, herbes foulées au pied des arbres, débris de branches résineuses consumées à demi, tas de cendres où pétillaient quelques étincelles, ronces dont les plus sèches dégageaient encore un peu de fumée. D’ailleurs aucun être humain sous bois, ni sur les branches, entre lesquelles, cinq ou six heures auparavant, s’agitaient les flammes mouvantes.

«Partis…, dit Max Huber.

– Ou du moins éloignés, répondit Khamis, et il ne me semble pas que nous ayons à craindre…

– Si les indigènes se sont éloignés, fit observer John Cort, les éléphants n’ont pas pris exemple sur eux!…»

Et, de fait, les monstrueux pachydermes rôdaient toujours aux abords de la forêt. Plusieurs s’entêtaient vainement à vouloir renverser les arbres par de vigoureuses poussées. Quant au bouquet de tamarins, Khamis et ses compagnons purent constater qu’il était abattu. Le tertre, dépouillé de son ombrage, ne formait plus qu’une légère tumescence à la surface de la plaine.

Sur le conseil du foreloper, Max Huber et John Cort évitèrent de se montrer, dans l’espoir que les éléphants quitteraient la plaine.

«Cela nous permettrait de retourner au campement, dit Max Huber, et de recueillir ce qui reste du matériel… peut-être quelques caisses de conserves, des munitions…

– Et aussi, ajouta John Cort, de donner une sépulture convenable à ce malheureux Urdax…

– Il n’y faut pas songer tant que les éléphants seront sur la lisière, répondit Khamis. Au surplus, pour ce qui est du matériel, il doit être réduit à des débris informes!»

Le foreloper avait raison, et, comme les éléphants ne manifestaient point l’intention de se retirer, il n’y eut plus qu’à décider ce qu’il convenait de faire. Khamis, John Cort, Max Huber et Llanga revinrent donc sur leurs pas.

En chemin, Max Huber fut assez heureux pour tuer une belle pièce, qui devait assurer la nourriture pour deux ou trois jours.

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C’était un inyala, sorte d’antilope à pelage gris mélangé de poils bruns, animal de grande taille, celui-ci un mâle, armé de cornes spiralifères, dont une fourrure épaisse garnissait la poitrine et la partie inférieure du corps. La balle l’avait frappé à l’instant où sa tête se glissait entre les broussailles.

Cet inyala devait peser de deux cent cinquante à trois cents livres. En le voyant tomber, Llanga avait couru comme un jeune chien.

Mais, on l’imagine, il n’aurait pu rapporter un tel gibier, et il y eut lieu de lui venir en aide.

Le foreloper, qui avait l’habitude de ces opérations, dépeça la bête et en garda les morceaux utilisables, lesquels furent rapportés près du foyer. John Cort y jeta une brassée de bois mort, qui pétilla en quelques minutes; puis, dès qu’un lit de charbons ardents fut formé, Khamis y déposa plusieurs tranches d’une chair appétissante.

Des conserves, des biscuits, dont la caravane possédait nombre de caisses, il ne pouvait plus être question, et, sans doute, les porteurs en avaient enlevé la plus grande partie. Très heureusement, dans les giboyeuses forêts de l’Afrique centrale, un chasseur est toujours sûr de se suffire, s’il sait se contenter de viandes rôties ou grillées.

Il est vrai, ce qui importe, c’est que les munitions ne fassent pas défaut. Or, John Cort, Max Huber, Khamis étaient munis chacun d’une carabine de précision et d’un revolver. Ces armes adroitement maniées devaient leur rendre service, mais encore fallait-il que les cartouchières fussent convenablement remplies. Or, tout compte fait, et bien qu’avant de quitter le chariot ils eussent bourré leurs poches, ils n’avaient plus qu’une cinquantaine de coups à tirer. Mince approvisionnement, on l’avouera, surtout s’ils étaient obligés de se défendre contre les fauves ou les nomades, pendant six cents kilomètres jusqu’à la rive droite de l’Oubanghi. A partir de ce point, Khamis et ses compagnons devaient pouvoir se ravitailler sans trop de peine, soit dans les villages, soit dans les établissements des missionnaires, soit même à bord des flottilles qui descendent le grand tributaire du Congo.

Après s’être sérieusement repus de la chair d’inyala, et rafraîchis de l’eau limpide d’un ruisselet qui serpentait entre les arbres, tous trois délibérèrent sur le parti à prendre.

Et, en premier lieu, John Cort s’exprima de la sorte:

«Khamis, jusqu’ici Urdax était notre chef… Il nous a toujours trouvés prêts à suivre ses conseils, car nous avions confiance en lui… Cette confiance, vous nous l’inspirez par votre caractère et votre expérience… Dites-nous ce que vous jugez à propos de faire dans la situation où nous sommes, et notre acquiescement vous est assuré…

– Certes, ajouta Max Huber, il n’y aura jamais désaccord entre nous.

– Vous connaissez ce pays, Khamis, reprit John Cort. Depuis nombre d’années vous y conduisez des caravanes avec un dévouement que nous avons été à même d’apprécier… C’est à ce dévouement comme à votre fidélité que nous faisons appel, et je sais que ni l’un ni l’autre ne nous manqueront…

– Monsieur John, monsieur Max, vous pouvez compter sur moi…», répondit simplement le foreloper.

Et il serra les mains qui se tendirent vers lui, auxquelles se joignit celle de Llanga.

«Quel est votre avis?… demanda John Cort. Devons-nous ou non renoncer au projet d’Urdax de contourner la forêt par l’ouest?…

– Il faut la traverser, répondit sans hésiter le foreloper. Nous n’y serons pas exposés à de mauvaises rencontres: des fauves, peut-être; des indigènes, non. Ni Pahouins, ni Denkas, ni Founds, ni Boughos ne se sont jamais risqués à l’intérieur, ni aucune peuplade de l’Oubanghi. Les dangers sont plus grands pour nous en plaine, surtout de la part des nomades. Dans cette forêt où une caravane n’aurait pu s’engager avec ses attelages, des hommes à pied ont la possibilité de trouver passage. Je le répète, dirigeons-nous vers le sud-ouest, et j’ai bon espoir d’arriver sans erreur aux rapides de Zongo.»

Ces rapides barrent le cours de l’Oubanghi à l’angle que fait la rivière en quittant la direction ouest pour la direction sud. A s’en rapporter aux voyageurs, c’est là que la grande forêt prolonge son extrême pointe. De là, il n’y a plus qu’à suivre les plaines sur le parallèle de l’équateur, et, grâce aux caravanes très nombreuses en cette région, les moyens de ravitaillement et de transport seraient fréquents.

L’avis de Khamis était donc sage. En outre, l’itinéraire qu’il proposait devait abréger le cheminement jusqu’à l’Oubanghi. Toute la question tenait à la nature des obstacles que présenterait cette forêt profonde. De sentier praticable, il ne fallait pas espérer qu’il en existât: peut-être quelques passées d’animaux sauvages, buffles, rhinocéros et autres lourds mammifères. Quant au sol, il serait embarrassé de broussailles, ce qui eût nécessité l’emploi de la hache, alors que le foreloper en était réduit à sa hachette et ses compagnons à leurs couteaux de poche. Néanmoins, il n’y aurait pas à subir de longs retards pendant la marche.

Après avoir soulevé ces objections, John Cort n’hésita plus. Relativement à la difficulté de s’orienter sous les arbres dont le soleil perçait à peine le dôme épais, même à son zénith, inutile de s’en préoccuper.

En effet, une sorte d’instinct, semblable à celui des animaux, – instinct inexplicable et qui se rencontre chez quelques races d’hommes, – permet aux Chinois entre autres, comme à plusieurs tribus sauvages du Far-West, de se guider par l’ouïe et par l’odorat plus encore que par la vue, et de reconnaître la direction à de certains indices. Or Khamis possédait cette faculté d’orientation à un degré rare; il en avait maintes fois donné des preuves décisives. Dans une certaine mesure, le Français et l’Américain pourraient s’en rapporter à cette aptitude plutôt physique qu’intellectuelle, peu sujette à l’erreur, et sans avoir besoin de relever la position du soleil.

Quant aux autres obstacles qu’offrait la traversée de la forêt, voici ce que répondit le foreloper:

«Monsieur John, je sais que nous ne trouverons pour tout sentier qu’un sol obstrué de ronces, de bois mort, d’arbres tombés de vieillesse, enfin d’obstacles peu aisés à franchir. Mais admettez-vous qu’une si vaste forêt ne soit pas arrosée de quelques cours d’eau, lesquels ne peuvent être que des affluents de l’Oubanghi?…

– Ne fût-ce que celui qui coule à l’est du tertre, fit observer Max Huber. Il se dirige vers la forêt, et pourquoi ne deviendrait-il pas rivière?… Dans ce cas, un radeau que nous construirions… quelques troncs liés ensemble…

– N’allez pas si vite, cher ami, dit John Cort, et ne vous laissez pas emporter par votre imagination à la surface de ce rio… imaginaire…

– Monsieur Max a raison, déclara Khamis. Vers le couchant, nous rencontrerons ce cours d’eau qui doit se jeter dans l’Oubanghi…

– D’accord, répliqua John Cort, mais nous les connaissons, ces rivières de l’Afrique, pour la plupart innavigables…

– Vous ne voyez que les difficultés, mon cher John…

– Mieux vaut les voir avant qu’après, mon cher Max!»

John Cort disait vrai. Les rivières et les fleuves de l’Afrique n’offrent pas les mêmes avantages que ceux de l’Amérique, de l’Asie et de l’Europe. On en compte quatre principaux: le Nil, le Zambèze, le Congo, le Niger, que de nombreux affluents alimentent, et le réseau liquide de leur bassin est considérable. Malgré cette disposition naturelle, ils ne facilitent que médiocrement les expéditions à l’intérieur du continent noir. D’après les récits des voyageurs que leur passion de découvreurs a conduits à travers ces immenses territoires, les fleuves africains ne sauraient être comparés au Mississippi, au Saint-Laurent, à la Volga, à l’Iraouaddy, au Brahmapoutre, au Gange, à l’Indus. Le volume de leurs eaux est de beaucoup moins abondant, si leur parcours égale celui de ces puissantes artères, et, à quelque distance en amont des embouchures, ils ne peuvent porter des navires de tonnage moyen. En outre, ce sont des bas-fonds qui les interceptent, des cataractes ou des chutes qui les coupent d’une rive à l’autre, des rapides d’une telle violence qu’aucune embarcation ne se risque à les remonter. Là est une des raisons qui rendent l’Afrique centrale si réfractaire aux efforts tentés jusqu’ici.

L’objection de John Cort avait donc sa valeur, Khamis ne pouvait le méconnaître. Mais, en somme, elle n’était pas de nature à faire rejeter le projet du foreloper, qui, d’autre part, présentait de réels avantages.

«Si nous rencontrons un cours d’eau, répondit-il, nous le descendrons tant qu’il ne sera pas interrompu par des obstacles… S’il est possible de tourner ces obstacles, nous les tournerons… Dans le cas contraire, nous reprendrons notre marche…

– Aussi, répliqua John Cort, ne suis-je pas opposé à votre proposition, Khamis, et je pense que nous avons tout bénéfice à nous diriger vers l’Oubanghi en suivant un de ses tributaires, si faire se peut.»

Au point où la discussion était arrivée, il n’y avait plus que deux mots à répondre:

«En route!…» s’écria Max Huber.

Et ses compagnons les répétèrent après lui.

Au fond, ce projet convenait à Max Huber: s’aventurer à l’intérieur de cette immense forêt, impénétrée jusqu’alors, sinon impénétrable… Peut-être y rencontrerait-il enfin cet extraordinaire que, depuis trois mois, il n’avait pas trouvé dans les régions du haut Oubanghi!

 

 

Chapitre V

Première journée de marche

 

l était un peu plus de huit heures lorsque John Cort, Max Huber, Khamis et l’enfant prirent direction vers le sud-ouest.

A quelle distance apparaîtrait le cours d’eau qu’ils comptaient suivre jusqu’à son confluent avec l’Oubanghi?… Aucun d’eux ne l’eût pu dire. Et si c’était celui qui paraissait couler vers la forêt, après avoir contourné le tertre des tamarins, n’obliquait-il pas à l’est sans la traverser?… Et, enfin, si les obstacles, roches ou rapides, encombraient son lit au point de le rendre innavigable?… D’autre part, si cette immense agglomération d’arbres était dépourvue de sentiers ou du moins de passées ouvertes par les animaux entre les halliers, comment des piétons pourraient-ils s’y frayer une route sans employer le fer ou le feu?… Khamis et ses compagnons trouveraient-ils, dans les parties fréquentées par les gros quadrupèdes, le sol dégagé, les broussailles piétinées, les lianes rompues, le cheminement libre?…

Llanga, comme un agile furet, courait en avant, bien que John Cort lui recommandât de ne pas s’éloigner. Mais, lorsqu’on le perdait de vue, sa voix perçante ne cessait de se faire entendre.

«Par ici… par ici!» criait-il.

Et tous trois marchaient vers lui, en suivant les percées dans lesquelles il venait de s’engager.

Lorsqu’il fallut s’orienter à travers ce labyrinthe, l’instinct du foreloper intervint utilement. D’ailleurs, par l’interstice des frondaisons, il était possible de relever la position du soleil. En ce mois de mars, à l’heure de sa culmination, il montait presque au zénith, qui, pour cette latitude, occupe la ligne de l’équateur céleste.

Cependant le feuillage s’épaississait à ce point que c’est à peine si un demi-jour régnait sous ces milliers d’arbres. Par les temps couverts, ce devait être presque de l’obscurité, et, la nuit, toute circulation deviendrait impossible. Il est vrai, l’intention de Khamis était de faire halte entre le soir et le matin, de choisir un abri au pied de quelque tronc au cas de pluie, de n’allumer de feu que juste pour cuire le gibier abattu dans l’avant ou l’après-midi. Quoique la forêt ne dût pas être fréquentée par les nomades, – et on n’avait pas relevé trace de ceux qui avaient campé sur la lisière, – mieux valait ne point signaler sa présence par l’éclat d’un foyer. Au surplus, quelques braises ardentes, disposées sous la cendre, devaient suffire à la cuisine, et il n’y avait rien à craindre du froid à cette époque de la saison africaine.

En effet, la caravane avait déjà eu à souffrir des chaleurs en parcourant les plaines de la région intertropicale. La température y atteignait un degré excessif. Sous l’abri de ces arbres, Khamis, Max Huber, John Cort seraient moins éprouvés, les conditions étant plus favorables au long et pénible parcours que leur imposaient les circonstances. Il va de soi que pendant ces nuits, imprégnées des feux du jour, à la condition que le temps fût sec, il n’y avait aucun inconvénient à coucher en plein air.

La pluie, c’était là ce qui était le plus à craindre dans une contrée où les saisons sont toutes pluvieuses. Sur la zone équinoxiale soufflent les vents alizés qui s’y neutralisent. De ce phénomène climatérique il résulte que, l’atmosphère étant généralement calme, les nuages épanchent leurs vapeurs condensées en d’interminables averses. Toutefois, depuis une semaine, le ciel s’était rasséréné au retour de la lune, et, puisque le satellite terrestre paraît avoir une influence météorologique, peut-être pouvait-on compter sur une quinzaine de jours que ne troublerait pas la lutte des éléments.

En cette partie de la forêt qui s’abaissait en pente peu sensible vers les rives de l’Oubanghi, le terrain n’était pas marécageux, ce qu’il serait sans doute plus au sud. Le sol, très ferme, était tapissé d’une herbe haute et drue qui rendait le cheminement lent et difficile, lorsque le pied des animaux ne l’avait pas foulée.

«Eh! fit observer Max Huber, il est regrettable que nos éléphants n’aient pas pu foncer jusqu’ici!… Ils auraient brisé les lianes, déchiré les broussailles, aplani le sentier, écrasé les ronces…

– Et nous avec… répliqua John Cort.

– Assurément, affirma le foreloper. Contentons-nous de ce qu’ont fait les rhinocéros et les buffles… Où ils ont passé, il y aura pour nous passage.»

Khamis, d’ailleurs, connaissait ces forêts de l’Afrique centrale pour avoir souvent parcouru celles du Congo et du Cameroun. On comprendra, dès lors, qu’il ne fût point embarrassé de répondre relativement aux essences forestières si diverses, qui foisonnaient dans celle-ci. John Cort s’intéressait à l’étude de ces magnifiques échantillons du règne végétal, à ces phanérogames dont on a catalogué tant d’espèces entre le Congo et le Nil.

«Et puis, disait-il, il en est d’utilisables, susceptibles de varier le monotone menu des grillades.»

Sans parler des gigantesques tamarins réunis en grand nombre, les mimosas d’une hauteur extraordinaire et les baobabs dressaient leurs cimes à une altitude de cent cinquante pieds. A vingt et trente mètres s’élevaient certains spécimens de la famille des euphorbiacées, à branches épineuses, à feuilles larges de six à sept pouces, doublées d’une écorce à substance laiteuse, et dont la noix, lorsque le fruit est mûr, fait explosion en projetant la semence de ses seize compartiments. Et, s’il n’eût possédé l’instinct de l’orientation, Khamis n’aurait-il pu s’en rapporter aux indications du sylphinum lacinatum, puisque les feuilles radicales de cet arbuste se tordent de manière à présenter leurs faces l’une à l’est, l’autre à l’ouest.

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En vérité, un Brésilien perdu sous ces profonds massifs se serait cru au milieu des forêts vierges du bassin de l’Amazone. Tandis que Max Huber pestait contre les buissons nains qui hérissaient le sol, John Cort ne se lassait pas d’admirer ces tapis verdoyants de haute lisse, où se multipliaient le phrynium et les aniômes, les fougères de vingt sortes qu’il fallait écarter. Et quelle variété d’arbres, les uns de bois dur, les autres de bois mou! Ceux-ci, ainsi que le fait remarquer Stanley, – Voyage dans les ténèbres de l’Afrique, – remplacent le pin et le sapin des zones hyperboréennes. Rien qu’avec leurs larges feuilles, les indigènes se construisent des cabanes pour une halte de quelques jours. En outre, la forêt possédait encore en grand nombre des teks, des acajous, des cœurs-verts, des arbres de fer, des campêches de nature imputrescible, des copals de venue superbe, des manguiers arborescents, des sycomores qui pouvaient rivaliser avec les plus beaux de l’Afrique orientale, des orangers à l’état sauvage, des figuiers dont le tronc était blanc comme s’il eût été chaulé, des «mpafous» colossaux et autres arbres de toutes espèces.

En réalité, ces multiples produits du règne végétal ne sont pas assez pressés pour nuire au développement de leur ramure sous l’influence d’un climat à la fois chaud et humide. Il y aurait eu passage même pour les chariots d’une caravane, si des câbles, mesurant jusqu’à un pied d’épaisseur, n’eussent été tendus entre leurs bases. C’étaient d’interminables lianes qui s’enroulaient autour des fûts comme des fouillis de serpents. De toutes parts s’enchevêtraient un enguirlandement de branchages dont on ne saurait se faire une idée, des tortis capricieux, des festons ininterrompus allant des massifs aux halliers. Pas un rameau qui ne fût rattaché au rameau voisin! Pas un tronc qui ne fût relié par ces longues chaînes végétales, dont quelques-unes pendaient jusqu’à terre comme des stalactites de verdure! Pas une rugueuse écorce qui ne fût tapissée de mousses épaisses et veloutées sur lesquelles couraient des milliers d’insectes aux ailes pointillées d’or!

Et des moindres amalgames de ces frondaisons s’échappait un concert de gazouillements, de hululements, ici des cris, là des chants, qui s’éparpillaient du matin au soir.

Les chants, c’étaient des myriades de becs qui les lançaient en roulades, rossignolades, trilles plus variés et plus aigus que ceux d’un sifflet de quartier-maître à bord d’un navire de guerre. Et comment n’être point assourdi par ce monde ailé des perroquets, des huppes, des hiboux, des écureuils volants, des merles, des perruches, des tette-chèvres, sans compter les oiseaux-mouches, agglomérés comme un essaim d’abeilles entre les hautes branches?…

Les cris, c’étaient ceux d’une colonie simienne, un charivarique accord de babouins à poil grisâtre, de colobes encamaillés, de grenuches à fourrure noire, de chimpanzés, de mandrilles, de gorilles, les plus vigoureux et les plus redoutables singes de la faune africaine. Jusqu’alors, ces quadrumanes, bien qu’ils fussent en bandes, ne s’étaient livrés à aucune manifestation hostile contre Khamis et ses compagnons, les premiers hommes, sans doute, qu’ils apercevaient au fond de cette forêt de l’Afrique centrale. Il y avait lieu de croire, en effet, que jamais êtres humains ne s’étaient aventurés sous ces massifs. De là, chez la gent simienne, plus de curiosité que de colère. En d’autres parties du Congo et du Cameroun, il n’en eût pas été de même. Depuis longtemps, l’homme y a fait son apparition. Les chasseurs d’ivoire, auxquels des centaines de bandits, indigènes ou non, prêtent leur concours, n’en sont plus à étonner des singes, depuis longtemps témoins des ravages que ces aventuriers exercent, et qui coûtent tant de vies humaines.

Après une première halte au milieu de la journée, une seconde fut faite à six heures du soir. Le cheminement avait présenté parfois de réelles difficultés en présence d’inextricables réseaux de lianes. Les couper ou les rompre exigeait un pénible travail. Toutefois, sur une grande étendue du parcours s’ouvraient des sentiers fréquentés plus particulièrement par les buffles, dont quelques-uns furent entrevus derrière les buissons, – entre autres des onjas de forte taille.

Ces ruminants ne laissent point d’être redoutables, grâce à leur force prodigieuse, et les chasseurs doivent éviter, quand ils les attaquent, d’être chargés par eux. Les tirer entre les deux yeux, pas trop bas, afin que la blessure soit foudroyante, c’est le plus sûr moyen de les abattre.

John Cort et Max Huber n’avaient jamais eu l’occasion d’exercer leur adresse contre ces onjas, qui s’étaient tenus hors de portée. D’ailleurs, la chair d’antilope ne manquant pas encore, il importait de ménager les munitions. Aucun coup de fusil ne devait retentir pendant cette traversée, à moins qu’il ne s’agît de la défense personnelle ou de la nécessité de pourvoir à la nourriture quotidienne.

Ce fut au bord d’une petite clairière que, le soir venu, Khamis donna le signal d’arrêt, au pied d’un arbre qui dépassait la futaie environnante. A six mètres du sol s’étendait son feuillage d’un vert tirant sur le gris, entremêlé de fleurs d’un duvet blanchâtre tombant en neige autour d’un tronc à l’écorce argentée. C’était un de ces cotonniers d’Afrique, dont les racines sont disposées en arcs-boutants, et sous lesquelles on peut s’abriter.

«Le lit est tout fait!… s’écria Max Huber. Pas de sommier élastique, sans doute, mais un matelas de coton, et nous en aurons l’étrenne!»

Le feu allumé avec le briquet et l’amadou dont Khamis était amplement approvisionné, ce repas fut semblable au premier du matin et au deuxième de la méridienne. Par malheur, – mais comment ne point s’y résigner? – manque absolu de ce biscuit qui avait remplacé le pain pendant la campagne. On se contenta donc des grillades, lesquelles satisfirent l’appétit dans une large mesure.

Le souper fini, avant d’aller s’étendre entre les racines du cotonnier, John Cort dit au foreloper:

«Si je ne me trompe, nous avons toujours marché dans le sens du sud-ouest…

– Toujours, répondit Khamis. Chaque fois que j’ai pu apercevoir le soleil, j’ai relevé la route…

– A combien de lieues estimez-vous nos étapes pendant cette journée?…

– Quatre à cinq, monsieur John, et, si nous continuons de la sorte, en moins d’un mois nous aurons atteint les bords de l’Oubanghi.

– Bon, reprit John Cort, n’est-il pas prudent de compter avec les mauvaises chances?…

– Et aussi avec les bonnes, repartit Max Huber. Qui sait si nous ne découvrirons pas quelque cours d’eau, qui nous permettra de descendre sans fatigue…

– Jusqu’ici il ne semble pas, mon cher Max…

– C’est que nous ne sommes pas assez avancés en direction de l’ouest, affirma Khamis, et je serais très surpris si demain… ou après-demain….

– Faisons comme si nous ne devions pas rencontrer une rivière, répliqua John Cort. Somme toute, un voyage d’une trentaine de jours, si les difficultés ne sont pas plus insurmontables que pendant cette première journée, ce n’est pas pour effrayer des chasseurs africanisés comme nous le sommes!

– Et encore, ajouta Max Huber, je crains bien que cette mystérieuse forêt ne soit totalement dépourvue de mystère!

– Tant mieux, Max!

– Tant pis, John! – Et, maintenant, Llanga, allons dormir…

– Oui, mon ami Max», répondit l’enfant, dont les yeux se fermaient de sommeil, après les fatigues d’une longue route pendant laquelle il n’était jamais resté en arrière.

Aussi fallut-il le transporter entre les racines du cotonnier et l’accoter dans le meilleur coin.

Le foreloper s’était offert à veiller toute la nuit. Ses compagnons n’y voulurent point consentir. On se relayerait de trois heures en trois heures, bien que les entours de la clairière ne parussent pas suspects. Mais la prudence commandait d’être sur ses gardes jusqu’au lever du jour.

Ce fut Max Huber qui prit la première faction, tandis que John Cort et Khamis s’étendaient sur le blanc duvet tombé de l’arbre.

Max Huber, sa carabine chargée à portée de la main, appuyé contre une des racines, s’abandonna au charme de cette tranquille nuit. Dans les profondeurs de la forêt, tous les bruits du jour avaient cessé. Il ne passait entre les ramures qu’une haleine régulière, la respiration de ces arbres endormis. Les rayons de la lune, très élevée vers le zénith, glissaient par les interstices du feuillage et zébraient le sol de zigzags argentés. Au-delà de la clairière, les dessous s’illuminaient aussi du scintillement des irradiations lunaires.

Très sensible à cette poésie de la nature, Max Huber la goûtait, l’aspirait, pourrait-on dire, croyait rêver parfois, et cependant ne dormait point. Ne lui semblait-il pas qu’il fût le seul être vivant au sein de ce monde végétal?…

Monde végétal, c’était bien ce que son imagination faisait de cette grande forêt de l’Oubanghi!

«Et, pensait-il, si l’on veut pénétrer les derniers secrets du globe, faut-il donc aller jusqu’aux extrémités de son axe, pour découvrir ses derniers mystères?… Pourquoi, au prix d’effroyables dangers et avec la certitude de rencontrer des obstacles peut-être infranchissables, pourquoi tenter la conquête des deux pôles?… Qu’en résulterait-il?… La solution de quelques problèmes de météorologie, d’électricité, de magnétisme terrestre!… Cela vaut-il que l’on ajoute tant de noms aux nécrologies des contrées australes et boréales?… Est-ce qu’il ne serait pas plus utile, plus curieux, au lieu de courir les mers arctiques et antarctiques, de fouiller les aires infinies de ces forêts et de vaincre leur farouche impénétrabilité?… Comment! il en existe de telles en Amérique, en Asie, en Afrique, et aucun pionnier n’a eu jusqu’ici la pensée d’en faire son champ de découvertes, ni le courage de se lancer a travers cet inconnu? Personne n’a encore arrache a ces arbres le mot de leur énigme comme les anciens aux vieux chênes de Dodone?… Et n’avaient-ils pas eu raison, les mythologistes, de peupler leurs bois de faunes, de satyres, de dryades, d’hamadryades, de nymphes imaginaires?… D’ailleurs, pour se restreindre aux données de la science moderne, ne peut-on admettre, en ces immensités forestières, l’existence d’êtres inconnus, appropries aux conditions de cet habitat? A l’époque druidique, est-ce que la Gaule transalpine n’abritait pas des peuplades a demi sauvages, des Celtes, des Germains, des Ligures, des centaines de tribus, des centaines de villes et de villages, ayant leurs coutumes particulières, leurs mœurs personnelles, leur originalité native, a l’intérieur de ces forêts dont la toute-puissance romaine ne parvint pas sans grands efforts a forcer les limites?…»

Ainsi songeait Max Huber.

Or, précisément, en ces régions de l’Afrique équatoriale, est-ce que la légende n’avait pas signale des êtres a un degré inférieur de l’humanité, des êtres quasi fabuleux ?… Est-ce que cette forêt de l’Oubanghi n’avoisinait pas, a l’est, les territoires reconnus par Schweinfurth et Junker, le pays des Niam-Niam, ces hommes a queue, qui, il est vrai, ne possédaient aucun appendice caudal?… Est-ce que Henry Stanley, dans les contrées au nord de l’Itouri, n’avait pas rencontre des pygmées hauts de moins d’un mètre, parfaitement constitues, a peau luisante et fine, aux grands yeux de gazelle, et dont le missionnaire anglais Albert Lhyd a constate l’existence entre l’Ouganda et la Cabinda, plus de dix mille, abrites sous la ramure ou perches sur les grands arbres, ces Bambustis, ayant un chef auquel ils obéissaient?… Est-ce que dans les bois de Ndouqourbocha, après avoir quitte Ipoto, il n’avait pas traverse cinq villages, abandonnes de la veille par leur population lilliputienne? Est-ce qu’il ne s’était pas trouve en présence de ces Ouambouttis, Batinas, Akkas, Bazoungous, dont la stature ne dépassait pas cent trente centimètres, réduite même, pour certains d’entre eux, a quatre-vingt-douze, et d’un poids inférieur à quarante kilogrammes? Et, cependant, ces tribus n’en étaient pas moins intelligentes, industrieuses, guerrières, redoutables, avec leurs petites armes, aux animaux comme aux hommes, et très craintes des peuplades agricoles des régions du haut Nil?…

Aussi, emporte par son imagination, son appétit des choses extraordinaires, Max Huber s’obstinait-il a croire que la forêt de l’Oubanghi devait renfermer des types étranges, dont les ethnographes ne soupçonnaient pas l’existence… Pourquoi pas des humains qui n’auraient qu’un œil comme les Cyclopes de la Fable, ou dont le nez, allonge en forme de trompe, permettrait de les classer, sinon dans l’ordre des pachydermes, du moins dans la famille des proboscidiens?…

Max Huber, sous l’influence de ces rêveries scientifico-fantaisistes, oubliait tant soit peu son rôle de sentinelle. L’ennemi se fût approche sans avoir été signale à temps pour que Khamis et John Cort pussent se mettre sur la défensive…

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Une main se posa sur son épaule.

«Eh!… quoi? fit-il en sursautant.

– C’est moi, lui dit son compagnon, et ne me prenez pas pour un sauvage de l’Oubanghi! – Rien de suspect?…

– Rien…

– Il est l’heure à laquelle il est convenu que vous iriez reposer, mon cher Max…

– Soit, mais je serai bien étonné si les rêves que je vais faire en dormant valent ceux que j’ai faits sans dormir!»

La première partie de cette nuit n’avait point été troublée, et le reste ne le fut pas davantage, lorsque John Cort eut remplacé Max Huber, et lorsque Khamis eut relevé John Cort de sa faction.

 

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