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Jules Verne

 

Le village aérien

 

(Chapitre VI-IX)

 

 

38 dessins par George Roux, un carte

Imprimerie Gauthier-Villars

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre VI

Après une longue étape

 

e lendemain, à la date du 11 mars, parfaitement remis des fatigues de la veille, John Cort, Max Huber, Khamis, Llanga se disposèrent à braver celles de cette seconde journée de marche.

Quittant l’abri du cotonnier, ils firent le tour de la clairière, salués par des myriades d’oiseaux qui remplissaient l’espace de trilles assourdissants et de points d’orgue à rendre jaloux les Patti et autres virtuoses de la musique italienne.

Avant de se mettre en route, la sagesse commandait de faire un premier repas. Il se composa uniquement de la viande froide d’antilope, de l’eau d’un ruisseau qui serpentait sur la gauche, et auquel fut remplie la gourde du foreloper.

Le début de l’étape se fit à droite, sous les ramures que perçaient déjà les premiers rayons du soleil, dont la position fut relevée avec soin.

Évidemment ce quartier de la forêt devait être fréquenté par de puissants quadrupèdes. Les passées s’y multipliaient dans tous les sens. Et de fait, au cours de la matinée, on aperçut un certain nombre de buffles, et même deux rhinocéros qui se tenaient à distance. Comme ils n’étaient point d’humeur batailleuse, sans doute, il n’y eut pas lieu de dépenser les cartouches à repousser une attaque.

La petite troupe ne s’arrêta que vers midi, ayant franchi une bonne douzaine de kilomètres.

En cet endroit, John Cort put abattre un couple d’outardes de l’espèce des korans qui vivent dans les bois, volatiles au plumage d’un noir de jais sous le ventre. Leur chair, très estimée des indigènes, inspira cette fois la même estime à un Américain et à un Français au repas de midi.

«Je demande, avait toutefois dit Max Huber, que l’on substitue le rôti aux grillades…

– Rien de plus facile», s’était hâté de répondre le foreloper.

Et une des outardes, plumée, vidée, embrochée d’une baguette, rôtie à point devant une flamme vive, pétillante, fut dévorée à belles dents.

Khamis et ses compagnons se remirent en route dans des conditions plus pénibles que la veille.

A descendre au sud-ouest, les passées se présentaient moins fréquemment. Il fallait se frayer un chemin entre les broussailles, aussi drues que les lianes dont les cordons durent être tranchés au couteau. La pluie vint à tomber pendant plusieurs heures, – une pluie assez abondante. Mais telle était l’épaisseur des frondaisons que c’est à peine si le sol en recevait quelques gouttes. Toutefois, au milieu d’une clairière, Khamis put remplir la gourde presque vidée déjà, et il y eut lieu de s’en féliciter. En vain le foreloper avait-il cherché quelque filet liquide sous les herbes. De là, probablement, la rareté des animaux et des sentiers praticables.

«Cela n’annonce guère la proximité d’un cours d’eau», déclara John Cort, lorsque l’on s’installa pour la halte du soir.

D’où cette conséquence s’imposait: c’est que le rio qui coulait non loin du tertre aux tamarins ne faisait que contourner la forêt.

Néanmoins, la direction prise jusqu’alors ne devrait pas être modifiée, et avec d’autant plus de raison qu’elle aboutirait au bassin de l’Oubanghi.

«D’ailleurs, observa Khamis, à défaut du cours d’eau que nous avons aperçu avant-hier au campement, ne peut-il s’en rencontrer un autre dans cette direction?»

La nuit du 11 au 12 mars ne s’écoula pas entre les racines d’un cotonnier. Ce fut au pied d’un arbre non moins gigantesque, un bombax, dont le tronc symétrique s’élevait tout d’un jet à la hauteur d’une centaine de pieds au-dessus de l’épais tapis du sol.

La surveillance établie comme d’habitude, le sommeil n’allait être troublé que par quelques lointains beuglements de buffles et de rhinocéros. Il n’était pas à craindre que le rugissement du lion se mêlât à ce concert nocturne. Ces redoutables fauves n’habitent guère les forêts de l’Afrique centrale. Ils sont les hôtes des régions plus élevées en latitude, soit au delà du Congo vers le sud, soit sur la limite du Soudan vers le nord, dans le voisinage du Sahara. Les épais fourrés ne conviennent pas au caractère capricieux, à l’allure indépendante du roi des animaux, – roi d’autorité et non roi constitutionnel. Il lui faut de plus grands espaces, des plaines inondées de soleil où il puisse bondir en toute liberté.

Si les rugissements ne se firent pas entendre, il en fut de même des grognements de l’hippopotame, – ce qui était regrettable, convient-il de noter, car la présence de ces mammifères amphibies eût indiqué la proximité d’un cours d’eau.

Le lendemain, départ dès l’aube par temps sombre, et coup de carabine de Max Huber, qui abattit une antilope de la taille d’un âne, ou plus exactement d’un zèbre, type placé entre l’âne et le cheval. C’était un oryx, à robe de couleur vineuse, présentant quelques zébrures régulièrement dessinées. L’oryx est rayé d’une bande noire depuis la nuque jusqu’à l’arrière-train, orné de taches noires aux jambes, dont le poil est blanchâtre, agrémenté d’une queue noire qui balaye largement le sol, échantillonné d’un bouquet de fourrure noire à sa gorge. Bel animal, aux cornes longues d’un mètre, garnies d’une trentaine d’anneaux à leur base, s’incurvant avec élégance, et présentant une symétrie de forme dont la nature donne peu d’exemples.

Chez l’oryx, la corne est une arme défensive qui, dans les contrées du nord et du midi de l’Afrique, lui permet de résister même à l’attaque du lion. Mais, ce jour-là, l’animal visé par le chasseur ne put échapper à la balle qui lui fut joliment envoyée, et, le cœur traversé, tomba du premier coup.

C’était l’alimentation assurée pour plusieurs jours. Khamis s’occupa de dépecer l’oryx, travail qui prit une heure. Puis, se partageant cette charge, dont Llanga réclama sa part, ils commencèrent une nouvelle étape.

«Eh! ma foi! dit John Cort, on se procure par ici de la viande à bon marché, puisqu’elle ne coûte qu’une cartouche…

– A la condition d’être adroit…, répliqua le foreloper.

– Et heureux surtout», ajouta Max Huber, plus modeste que ne le sont d’habitude ses confrères en haute vénerie.

Mais jusqu’alors, si Khamis et ses compagnons avaient pu épargner leur poudre et économiser leur plomb, s’ils ne les avaient employés qu’à tuer le gibier, la journée ne devait pas finir sans que les carabines eussent à servir pour la défensive.

Pendant un bon kilomètre, le foreloper crut même qu’il aurait à repousser l’attaque d’une troupe de singes. Cette troupe se démenait à droite et à gauche d’une longue passée, les uns sautant entre les branches d’arbre en arbre, les autres gambadant et franchissant les fourrés par des bonds prodigieux à faire envie aux plus agiles gymnastes.

Là se montraient plusieurs espèces de quadrumanes de haute stature, des cynocéphales de trois couleurs, jaunes comme des Arabes, rouges comme des Indiens du Far-West, noirs comme des indigènes de la Cafrerie, et qui sont redoutables à certains fauves. Là grimaçaient divers types de ces colobes, les véritables dandys, les petits-maîtres les plus élégants de la race simienne, sans cesse occupés à brosser, à lisser de la main cette pèlerine blanche qui leur a valu le nom de colobes à camail.

Cependant cette escorte, qui s’était rassemblée après le repas de midi, disparut vers deux heures, alors que Max Huber, John Cort, Khamis et Llanga arpentaient un assez large sentier qui se poursuivait à perte de vue.

S’ils avaient lieu de se féliciter des avantages de cette route aisément praticable, ils eurent à regretter la rencontre des animaux qui la fréquentaient.

C’étaient deux rhinocéros, dont le ronflement prolongé retentit un peu avant quatre heures à courte distance. Khamis ne s’y trompa point et ordonna à ses compagnons de s’arrêter:

«Mauvaises bêtes, ces rhinocéros!… dit-il en ramenant la carabine qu’il portait en bandoulière.

– Très mauvaise, répliqua Max Huber, et, pourtant, ce ne sont que des herbivores…

– Qui ont la vie dure! ajouta Khamis.

– Que devons-nous faire?… demanda John Cort.

– Essayer de passer sans être vus, conseilla Khamis, ou tout au moins nous cacher sur le passage de ces malfaisantes bêtes… Peut-être ne nous apercevront-elles pas?… Néanmoins, soyons prêts à tirer, si nous sommes découverts, car elles fonceront sur nous!»

Les carabines furent visitées, les cartouches disposées de manière à être renouvelées rapidement. Puis, s’élançant hors du sentier, tous quatre disparurent derrière les épaisses broussailles qui le bordaient a droite.

Cinq minutes après, les mugissements s’étant accrus, apparurent les monstrueux pachydermes, de l’espèce ketloa, presque dépourvus de poils. Ils filaient grand trot, la tête haute, la queue enroulée sur leur croupe.

C’étaient des animaux longs de près de quatre mètres, oreilles droites, jambes courtes et torses, museau tronque arme d’une seule corne, capable de formidables coups. Et telle est la dureté de leurs mâchoires qu’ils broyent impunément des cactus aux rudes piquants comme les ânes mangent des chardons.

Le couple fit brusquement halte. Khamis et les autres ne doutaient pas qu’ils ne fussent dépistés.

L’un des rhinocéros – un monstre a peau rugueuse et sèche – s’approcha des broussailles.

Max Huber le mit en joue.

«Ne tirez pas a la culotte… a la tête…», lui cria le foreloper.

Une détonation, puis deux, puis trois, retentirent. Les balles pénétraient a peine ces épaisses carapaces et ce furent autant de coups en pure perte.

Les détonations ne les intimidèrent ni ne les arrêtèrent et ils se disposèrent à franchir le fourré

Il était évident que cet amas de ronces et de broussailles ne pourrait opposer un obstacle à de si puissantes bêtes. En un instant, tout serait ravagé, saccagé, écrasé. Après avoir échappe aux éléphants de la plaine, Khamis et ses compagnons échapperaient-ils aux rhinocéros de la grande forêt?… Que les pachydermes aient le nez en trompe ou le nez en corne, ils s’égalent en vigueur… Et, ici, il n’y aurait pas cette lisière d’arbres qui avait arrêté les éléphants lances à fond de train. Si le foreloper, John Cort, Max Huber, Llanga, tentaient de s’enfuir, ils seraient poursuivis, ils seraient atteints. Les réseaux de lianes retarderaient leur course, alors que les rhinocéros passeraient comme une avalanche

Cependant, parmi les arbres de ce fourré, un baobab énorme pouvait offrir un refuge si l’on parvenait a se hisser jusqu’à ses premières branches. Ce serait renouveler la manœuvre exécutée au tertre des tamarins, dont l’issue avait été funeste, d’ailleurs. Et y avait-il lieu de croire qu’elle aurait plus de succès?…

Peut-être, car le baobab était de taille et de grosseur a résister aux efforts des rhinocéros.

Il est vrai, sa fourche ne s’ouvrait qu’à une cinquantaine de pieds au-dessus du sol, et le tronc, renfle en forme de courge, ne présentait aucune saillie a laquelle la main pût s’accrocher ni le pied trouver un point d’appui.

Le foreloper avait compris qu’il n’y avait pas à essayer d’atteindre cette fourche. Aussi Max Huber et John Cort attendaient-ils qu’il prît un parti.

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En ce moment, le fouillis des broussailles en bordure du sentier remua, et une grosse tête apparut.

Un quatrième coup de carabine éclata.

John Cort ne fut pas plus heureux que Max Huber. La balle, pénétrant au défaut de l’épaule, ne provoqua qu’un hurlement plus terrible de l’animal, dont l’irritation s’accrut avec la douleur. Il ne recula pas, au contraire, et d’un élan prodigieux se précipita contre le fourré, tandis que l’autre rhinocéros, à peine effleuré d’une balle de Khamis, se préparait à le suivre.

Ni Max Huber, ni John Cort, ni le foreloper n’eurent le temps de recharger leurs armes. Fuir en directions diverses, s’échapper sous le massif; il était trop tard. L’instinct de la conservation les poussa tous trois, avec Llanga, à se réfugier derrière le tronc du baobab, qui ne mesurait pas moins de six mètres périphériques à la base.

Mais lorsque le premier animal contournerait l’arbre, lorsque le second se joindrait à lui, comment éviter leur double attaque?…

«Diable!… fit Max Huber.

– Dieu plutôt!» s’écria John Cort.

Et assurément il fallait renoncer à tout espoir de salut, si la Providence ne s’en mêlait pas.

Sous un choc d’une effroyable violence, le baobab trembla jusque dans ses racines à faire croire qu’il allait être arraché du sol.

Le rhinocéros, emporté dans son élan formidable, venait d’être arrêté soudain. A un endroit où s’entr’ouvrait l’écorce du baobab, sa corne, entrée comme le coin d’un bûcheron, s’y était enfoncée d’un pied. En vain fit-il les plus violents efforts pour la retirer. Même en s’arc-boutant sur ses courtes pattes, il ne put y réussir.

L’autre, qui saccageait le fourré furieusement, s’arrêta, et ce qu’était leur fureur à tous deux, on ne saurait se l’imaginer!

Khamis, se glissant alors autour de l’arbre, après avoir rampé au ras des racines, essaya de voir ce qui se passait:

«En fuite… en fuite!» cria-t-il presque aussitôt.

On le comprit plus qu’on ne l’entendit.

Sans demander d’explication, Max Huber et John Cort, entraînant Llanga, détalèrent entre les hautes herbes. A leur extrême surprise, ils n’étaient pas poursuivis par les rhinocéros, et ce ne fut qu’après cinq minutes d’une course essoufflante que, sur un signe du foreloper, ils firent halte.

«Qu’est-il donc arrivé?… questionna John Cort, dès qu’il eut repris haleine.

– Le rhinocéros n’a pu retirer sa corne du tronc de l’arbre…, dit Khamis.

– Tudieu! s’écria Max Huber, c’est le Milon de Crotone des rhinocéros…

– Et il finira comme ce héros des jeux olympiques!» ajouta John Cort.

Khamis, se souciant peu de savoir ce qu’était ce célèbre athlète de l’antiquité, se contenta de murmurer:

«Enfin… sains et saufs… mais au prix de quatre ou cinq cartouches brûlées en pure perte!

– C’est d’autant plus regrettable que cette bête-là,… ça se mange, si je suis bien informé, dit Max Huber.

– En effet, affirma Khamis, quoique sa chair ait un fort goût de musc… Nous laisserons l’animal où il est…

– Se décorner tout à son aise!» acheva Max Huber.

Il n’eût pas été prudent de retourner au baobab. Les mugissements des deux rhinocéros retentissaient toujours sous la futaie. Après un détour qui les ramena au sentier, tous quatre reprirent leur marche. Vers six heures, la halte fut organisée au pied d’une énorme roche.

Le jour qui suivit n’amena aucun incident. Les difficultés de route ne s’accrurent pas, et une trentaine de kilomètres furent franchis dans la direction du sud-ouest. Quant au cours d’eau si impatiemment réclamé par Max Huber, si affirmativement annoncé par Khamis, il ne se montrait pas.

Ce soir-là, aussitôt achevé un repas dont une antilope, dite antilope des brousses, fournit le menu peu varié, on s’abandonna au repos. Par malheur, cette dizaine d’heures de sommeil fut troublée par le vol de milliers de chauves-souris de petite et de grande taille, dont le campement ne fut débarrassé qu’au lever du jour.

«Trop de ces harpies, beaucoup trop!… s’écria Max Huber, lorsqu’il se remit sur pied, tout bâillant encore après une si mauvaise nuit.

– Il ne faut pas se plaindre… dit le foreloper.

– Et pourquoi?…

– Parce que mieux vaut avoir affaire aux chauves-souris qu’aux moustiques, et ceux-ci nous ont épargnés jusqu’ici.

– Ce qui serait le mieux, Khamis, ce serait d’éviter les uns comme les autres…

– Les moustiques… nous ne les éviterons pas, monsieur Max…

– Et quand devons-nous être dévorés par ces abominables insectes?…

– Aux approches d’un rio…

– Un rio!… s’écria Max Huber. Mais, après avoir cru au rio, Khamis, il ne m’est plus possible d’y croire!

– Vous avez tort, monsieur Max, et peut-être n’est-il guère éloigné!…»

Le foreloper, en effet, avait déjà remarqué quelques modifications dans la nature du sol, et, dès trois heures de l’après-midi, son observation tendit à se confirmer. Ce quartier de la forêt devenait sensiblement marécageux.

Çà et là se creusaient des flaques hérissées d’herbes aquatiques. On put même abattre des gaugas, sortes de canards sauvages dont la présence indiquait la proximité d’un cours d’eau. Également, à mesure que le soleil déclinait à l’horizon, le coassement des grenouilles se faisait entendre.

«Ou je me trompe fort… ou le pays des moustiques n’est pas loin…», dit le foreloper.

Pendant le reste de l’étape, la marche s’effectua sur un terrain difficile, embarrassé de ces phanérogames innombrables dont un climat humide et chaud favorise le développement. Les arbres, plus espacés, étaient moins tendus de lianes.

Max Huber et John Cort ne pouvaient méconnaître les changements que présentait cette partie de la forêt en s’étendant vers le sud-ouest.

Mais, en dépit des pronostics de Khamis, le regard, en cette direction, ne saisissait encore aucun miroitement d’eau courante.

Toutefois, en même temps que s’accusait la pente du sol, les fondrières devenaient plus nombreuses. Il fallait une extrême attention pour ne point s’y enliser. Et puis, à s’en retirer, on ne le ferait pas sans piqûres.

Des milliers de sangsues fourmillaient dans les trous et, à leur surface, couraient des myriapodes gigantesques, répugnants articulés de couleur noirâtre, aux pattes rouges, bien faits pour provoquer un insurmontable dégoût.

En revanche, quel régal pour les yeux, ces innombrables papillons aux teintes chatoyantes, ces gracieuses libellules dont tant d’écureuils, de civettes, de bengalis, de veuves, de genettes, de martins-pêcheurs, qui se montraient sur le bord des flaques, devaient faire une consommation prodigieuse!

Le foreloper remarqua en outre que non seulement les guêpes, mais encore les mouches tsé-tsé abondaient sur les buissons. Heureusement, s’il faut se préserver de l’aiguillon des premières, il n’y a pas à se préoccuper de la morsure des secondes. Leur venin n’est mortel qu’aux chevaux, aux chameaux, aux chiens, non à l’homme, pas plus qu’aux bêtes sauvages.

La petite troupe descendit ainsi vers le sud-ouest jusqu’à six heures et demie du soir, étape à la fois longue et fatigante. Déjà Khamis s’occupait de choisir un bon emplacement de halte pour la nuit, lorsque Max Huber et John Cort furent distraits par les cris de Llanga.

Selon son habitude, le jeune garçon s’était porté en avant, furetant de côté et d’autre, quand on l’entendit appeler à toute voix. Était-il aux prises avec quelque fauve?…

John Cort et Max Huber coururent dans sa direction, prêts à faire feu… Ils furent bientôt rassurés.

Monté sur un énorme tronc abattu, tendant sa main vers une large clairière, Llanga répétait de sa voix aiguë:

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«Le rio… le rio!»

Khamis venait de les rejoindre, et John Cort de lui dire simplement:

«Le cours d’eau demandé.»

A un demi-kilomètre, sur un large espace déboisé, serpentait une limpide rivière où se reflétaient les derniers rayons du soleil.

«C’est là qu’il faut camper, à mon avis…, proposa John Cort.

– Oui… là…, approuva le foreloper, et soyez sûrs que ce rio nous conduira jusqu’à l’Oubanghi.»

En effet, il ne serait pas difficile d’établir un radeau et de s’abandonner au courant de cette rivière.

Il y eut, avant d’atteindre sa rive, à franchir un terrain très marécageux.

Le crépuscule n’ayant qu’une très courte durée en ces contrées équatoriales, l’obscurité était déjà profonde lorsque le foreloper et ses compagnons s’arrêtèrent sur une berge assez élevée.

En cet endroit, les arbres étaient rares et présentaient des masses plus épaisses en amont et en aval.

Quant à la largeur de la rivière, John Cort crut pouvoir l’évaluer à une quarantaine de mètres. Ce n’était donc pas un simple ruisseau, mais un affluent d’une certaine importance dont le courant ne semblait pas très rapide.

Attendre au lendemain pour se rendre compte de la situation, c’est ce que la raison indiquait. Le plus pressé étant de trouver un abri sec afin d’y passer la nuit, Khamis découvrit à propos une anfractuosité rocheuse, sorte de grotte évidée dans le calcaire de la berge, qui suffirait à les contenir tous quatre.

On décida d’abord de souper des restes du gibier grillé. De cette façon, il ne serait pas nécessaire d’allumer un feu dont l’éclat aurait pu provoquer l’approche des animaux. Crocodiles et hippopotames abondent dans les cours d’eau de l’Afrique. S’ils fréquentaient cette rivière, – ce qui était probable, – autant ne pas avoir à se défendre contre une attaque nocturne.

Il est vrai, un foyer entretenu à l’ouverture de la grotte, donnant force fumée, aurait dissipé la nuée des moustiques qui pullulaient au pied de la berge. Mais, entre deux inconvénients, mieux valait choisir le moindre et braver plutôt l’aiguillon des maringouins et autres incommodes insectes que l’énorme mâchoire des alligators.

Pour les premières heures, John Cort se tint en surveillance à l’orifice de l’anfractuosité, tandis que ses compagnons dormaient d’un gros sommeil en dépit du bourdonnement des moustiques.

Pendant sa faction, s’il ne vit rien de suspect, du moins à plusieurs reprises crut-il entendre un mot qui semblait articulé par des lèvres humaines sur un ton plaintif…

Et ce mot, c’était celui de «ngora», lequel signifie «mère» en langue indigène.

 

 

Chapitre VII

La cage vide

 

omment ne pas se féliciter de ce que le foreloper eût si à propos découvert une grotte, due à une disposition naturelle de la berge? Sur le sol, un sable fin, très sec. Aucune trace d’humidité, ni aux parois latérales ni à la paroi supérieure. Grâce à cet abri, ses hôtes n’avaient pas eu à souffrir d’une pluie intense qui ne cessa de tomber jusqu’à minuit. Donc refuge assuré audit endroit pour tout le temps qu’exigerait la construction d’un radeau.

Du reste, un vent assez vif soufflait du nord. Le ciel s’était nettoyé aux premiers rayons du soleil. Une journée chaude s’annonçait. Peut-être Khamis et ses compagnons en viendraient-ils à regretter l’ombrage des arbres sous lesquels ils cheminaient depuis cinq jours.

John Cort et Max Huber ne cachèrent point leur bonne humeur. Cette rivière allait les transporter sans fatigue, sur un parcours de quatre cents kilomètres environ, jusqu’à son embouchure sur l’Oubanghi, dont elle devait être tributaire. Ainsi seraient franchis les trois derniers quarts du trajet dans des conditions plus favorables.

Ce calcul fut établi avec une suffisante exactitude par John Cort, d’après les relèvements que lui fournit le foreloper.

Leur regard se porta alors vers la droite et vers la gauche, c’est-à-dire au nord et au sud.

En amont, le cours d’eau, qui s’étendait presque en ligne directe, disparaissait, à un kilomètre, sous le fouillis des arbres.

En aval, la verdure se massait à une distance plus rapprochée de cinq cents mètres, où la rivière faisait un coude brusque au sud-est. C’est à partir de ce coude que la forêt reprenait son épaisseur normale.

A vrai dire, c’était une large clairière marécageuse qui occupait cette portion de la rive droite. Sur la berge opposée, les arbres se pressaient en rangs serrés. Une futaie très dense s’étageait à la surface d’un terrain assez mouvementé, et ses cimes, éclairées par le soleil levant, se découpaient en un lointain horizon.

Quant au lit de la rivière, une eau transparente, au courant tranquille, remplissait à pleins bords, charriant de vieux troncs, des paquets de broussailles, des tas d’herbes arrachées aux deux berges rongées par le courant.

Tout d’abord, sa mémoire rappela à John Cort qu’il avait entendu le mot «ngora» prononcé à proximité de la grotte pendant la nuit. Il chercha donc à voir si quelque créature humaine rôdait aux environs.

Que des nomades s’aventurassent parfois à descendre cette rivière pour rejoindre l’Oubanghi, c’était chose admissible, et sans en tirer cette conclusion que l’immense aire de la forêt développée vers l’est jusqu’aux sources du Nil fût fréquentée par les tribus errantes ou habitée par des tribus sédentaires.

John Cort n’aperçut aucun être humain aux abords du marécage, ni sur les rives du cours d’eau.

«J’ai été dupe d’une illusion, pensait-il. Il est possible que je me sois endormi un instant, et c’est dans un rêve que j’ai cru entendre ce mot.»

Aussi ne dit-il rien de l’incident à ses compagnons.

«Mon cher Max, demanda-t-il alors, avez-vous fait à notre brave Khamis toutes vos excuses pour avoir douté de l’existence de ce rio, dont il n’a jamais douté, lui?…

– Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d’avoir eu tort, puisque le courant va nous véhiculer sans fatigue aux rives de l’Oubanghi…

– Sans fatigue… je ne l’affirme pas, repartit le foreloper. Peut-être des chutes… des rapides…

– Ne voyons que le bon côté des choses, déclara John Cort. Nous cherchions une rivière, la voici… Nous songions à construire un radeau, construisons-le…

– Dès ce matin, je vais me mettre à la besogne, dit Khamis, et, si vous voulez m’aider, monsieur John…

– Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudra bien s’occuper de nous ravitailler…

– C’est d’autant plus urgent, insista Max Huber, qu’il ne reste plus rien à manger… Ce gourmand de Llanga a tout dévoré hier soir…

– Moi… mon ami Max!… se défendit Llanga, qui, le prenant au sérieux, parut sensible à ce reproche.

– Eh, gamin, tu vois bien que je plaisante!… Allons, viens avec moi… Nous suivrons la berge jusqu’au tournant de la rivière. Avec le marécage d’un côté, l’eau courante de l’autre, le gibier aquatique ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait?… quelque beau poisson pour varier le menu…

– Défiez-vous des crocodiles… et même des hippopotames, monsieur Max, conseilla le foreloper.

– Eh! Khamis, un gigot d’hippopptame rôti à point n’est pas à dédaigner, je pense!… Comment un animal d’un caractère si heureux… un cochon d’eau douce après tout… n’aurait-il pas une chair savoureuse?…

– D’un caractère heureux, c’est possible, monsieur Max, mais, quand on l’irrite, sa fureur est terrible!

– On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammes de lui-même sans s’exposer à le fâcher un peu…

– Enfin, ajouta John Cort, si vous aperceviez le moindre danger, revenez au plus vite. Soyez prudent…

– Et vous, soyez tranquille, John. – Viens, Llanga…

– Va, mon garçon, dit John Cort, et n’oublie pas que nous te confions ton ami Max!»

Après une telle recommandation, on pouvait tenir pour certain qu’il n’arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga veillerait sur sa personne.

Max Huber prit sa carabine et vérifia sa cartouchière.

«Ménagez vos munitions, monsieur Max… dit le foreloper.

– Le plus possible, Khamis. Mais il est vraiment regrettable que la nature n’ait pas créé le cartouchier comme elle a créé l’arbre à pain et l’arbre à beurre des forêts africaines!… En passant, on cueillerait ses cartouches comme on cueille des figues ou des dattes!»

Sur cette observation d’une incontestable justesse, Max Huber et Llanga s’éloignèrent en suivant une sorte de sentier en contre-bas de la berge, – et ils furent bientôt hors de vue.

John Cort et Khamis s’occupèrent alors de chercher des bois propres à la construction d’un radeau. Si ce ne pouvait être qu’un très rudimentaire appareil, encore fallait-il en rassembler les matériaux.

Le foreloper et son compagnon ne possédaient qu’une hachette et leurs couteaux de poche. Avec de tels outils, comment s’attaquer aux géants de la forêt ou même à leurs congénères de stature plus réduite?… Aussi Khamis comptait-il employer les branches tombées, qu’il relierait par des lianes et sur lesquelles serait établi une sorte de plancher doublé de terre et d’herbes. Avec douze pieds de long, huit de large, ce radeau suffirait au transport de trois hommes et d’un enfant, qui, d’ailleurs, débarqueraient aux heures des repas et des haltes de nuit.

De ces bois, dont la vieillesse, le vent, quelque coup de foudre avaient provoqué la chute, il se trouvait quantité sur le marécage où certains arbres d’essence résineuse se dressaient encore. La veille, Khamis s’était promis de ramasser à cette place les diverses pièces nécessaires à la construction du radeau. Il fit part à John Cort de son intention et celui-ci se déclara prêt à l’accompagner.

Un dernier regard jeté sur la rivière, en amont et en aval, tout paraissant tranquille aux environs du marécage, John Cort et Khamis se mirent en route.

Ils n’eurent qu’une centaine de pas à faire pour rencontrer un amas de pièces flottables. La plus sérieuse difficulté serait, sans doute, de les traîner jusqu’au pied de la berge. En cas qu’elles fussent trop lourdes à manier pour deux personnes, on ne l’essayerait qu’après le retour des chasseurs.

En attendant, tout portait à croire que Max Huber faisait bonne chasse. Une détonation venait de retentir, et l’adresse du Français permettait d’affirmer que ce coup de fusil ne devait pas avoir été perdu. Très certainement, avec des munitions en quantité suffisante, l’alimentation de la petite troupe eût été assurée pendant ces quatre cents kilomètres qui la séparaient de l’Oubanghi et même pour un plus long parcours.

Or, Khamis et John Cort s’occupaient à choisir les meilleurs bois, lorsque leur attention fut attirée par des cris venant de la direction prise par Max Huber.

«C’est la voix de Max… dit John Cort.

– Oui, répondit Khamis, et aussi celle de Llanga.»

En effet, un fausset aigu se mêlait à une voix mâle.

«Sont-ils donc en danger?…» demanda John Cort.

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Tous deux retraversèrent le marécage et atteignirent la légère tumescence sous laquelle s’évidait la grotte. De cette place, en portant les yeux vers l’aval, ils aperçurent Max Huber et le petit indigène arrêtés sur la berge. Ni êtres humains ni animaux aux alentours. Du reste, leurs gestes n’étaient qu’une invitation à les rejoindre et ils ne manifestaient aucune inquiétude.

Khamis et John Cort, après être descendus, franchirent rapidement trois à quatre cents mètres, et, lorsqu’ils furent réunis, Max Huber se contenta de dire:

«Peut-être n’aurez-vous pas la peine de construire un radeau, Khamis…

– Et pourquoi?… demanda le foreloper.

– En voici un tout fait… en mauvais état, il est vrai, mais les morceaux en sont bons.»

Et Max Huber montrait dans un enfoncement de la rive une sorte de plate-forme, un assemblage de madriers et de planches, retenu par une corde à demi pourrie dont le bout s’enroulait à un piquet de la berge.

«Un radeau!… s’écria John Cort.

– C’est bien un radeau!…» constata Khamis.

En effet, sur la destination de ces madriers et de ces planches, aucun doute n’était admissible.

«Des indigènes ont-ils donc déjà descendu la rivière jusqu’à cet endroit?… observa Khamis.

– Des indigènes ou des explorateurs, répondit John Cort. Et pourtant, si cette partie de la forêt d’Oubanghi eût été visitée, on l’aurait su au Congo ou au Cameroun.

– Au total, déclara Max Huber, peu importe, la question est de savoir si ce radeau ou ce qui en reste peut nous servir…

– Assurément.»

Et le foreloper allait se glisser au niveau de la crique, lorsqu’il fut arrêté par un cri de Llanga.

L’enfant, qui s’était éloigné d’une cinquantaine de pas en aval, accourait, agitant un objet qu’il tenait à la main.

Un instant après il remettait à John Cort ledit objet.

C’était un cadenas de fer, rongé par la rouille, dépourvu de sa clef, et dont le mécanisme, d’ailleurs, eût été hors d’état de fonctionner.

«Décidément, dit Max Huber, il ne s’agit pas des nomades congolais ou autres, auxquels les mystères de la serrurerie moderne sont inconnus!… Ce sont des blancs que ce radeau a transportés jusqu’à ce coude de la rivière…

– Et qui, s’en étant éloignés, n’y sont jamais revenus!» ajouta John Cort.

Juste conséquence à tirer de l’incident. L’état d’oxydation du cadenas, le délabrement du radeau, démontraient que plusieurs années s’étaient écoulées depuis que l’un avait été perdu et l’autre abandonné au bord de cette crique.

Deux déductions ressortaient donc de ce double fait logique et indiscutable. Aussi, lorsqu’elles furent présentées par John Cort, Max Huber et Khamis n’hésitèrent pas à les accepter:

1° Des explorateurs ou des voyageurs non indigènes avaient atteint cette clairière, après s’être embarqués soit au-dessus, soit au-dessous de la lisière de la grande forêt;

2° Lesdits explorateurs ou voyageurs, pour une raison ou pour une autre, avaient laissé là leur radeau, afin d’aller reconnaître cette portion de la forêt située sur la rive droite.

Dans tous les cas, aucun d’eux n’avait jamais reparu. Ni John Cort ni Max Huber ne se souvenaient qu’il eût été question, depuis qu’ils habitaient le Congo, d’une exploration de ce genre.

Si ce n’était pas là de l’extraordinaire, c’était tout au moins de l’inattendu, et Max Huber devrait renoncer à l’honneur d’avoir été le premier visiteur de la grande forêt, considérée à tort comme impénétrable.

Cependant, très indifférent à cette question de priorité, Khamis examinait avec soin les madriers et les planches du radeau. Ceux-là se trouvaient en assez bon état, celles-ci avaient souffert davantage des intempéries et trois ou quatre seraient à remplacer. Mais, enfin, construire de toutes pièces un nouvel appareil, cela devenait inutile. Quelques réparations suffiraient. Le foreloper et ses compagnons, non moins satisfaits que surpris, possédaient le véhicule flottant qui leur permettrait de gagner le confluent du rio.

Tandis que Khamis s’occupait de la sorte, les deux amis échangeaient leurs idées au sujet de cet incident:

«Il n’y a pas d’erreur, répétait John Cort, des blancs ont déjà reconnu la partie supérieure de ce cours d’eau, – des blancs, ce n’est pas douteux… Que ce radeau, fait de pièces grossières, eût pu être l’œuvre des indigènes, soit!… Mais il y a le cadenas…

– Le cadenas révélateur… sans compter d’autres objets que nous ramasserons peut-être…, observa Max Huber.

– Encore… Max?…

– Eh! John, il est possible que nous retrouvions les vestiges d’un campement, dont il n’y a pas trace en cet endroit, car il ne faut pas regarder comme tel la grotte où nous avons passé la nuit. Elle ne paraît point avoir déjà servi de lieu de halte, et je ne doute pas que nous n’ayons été les seuls jusqu’ici à y chercher refuge…

– C’est l’évidence, mon cher Max. Allons jusqu’au coude du rio…

– Cela est d’autant plus indiqué, John, que là finit la clairière, et je ne serais pas étonné qu’un peu plus loin…

– Khamis?» cria John Cort.

Le foreloper rejoignit les deux amis.

«Eh bien, ce radeau?… demanda John Cort.

– Nous le réparerons sans trop de peine… Je vais rapporter les bois nécessaires.

– Avant de nous mettre à la besogne, proposa Max Huber, descendons le long de la rive. Qui sait si nous ne recueillerons pas quelques ustensiles, ayant une marque de fabrication qui indiquerait leur origine?… Cela viendrait à propos pour compléter notre batterie de cuisine par trop insuffisante!… Une gourde et pas même une tasse ni une bouilloire…

– Vous n’espérez pas, mon cher Max, découvrir office et table où le couvert serait mis pour des hôtes de passage?…

– Je n’espère rien, mon cher John, mais nous sommes en présence d’un fait inexplicable… Tâchons de lui imaginer une explication plausible.

– Soit, Max. – Il n’y a pas d’inconvénient, Khamis, à s’éloigner d’un kilomètre?…

– A la condition de ne pas dépasser le tournant, répondit le foreloper. Puisque nous avons la facilité de naviguer, épargnons les marches inutiles…

– Entendu, Khamis, répliqua John Cort. Et, tandis que le courant entraînera notre radeau, nous aurons tout le loisir d’observer s’il existe des traces de campement sur l’une ou l’autre rive.»

Les trois hommes et Llanga suivirent la berge, une sorte de digue naturelle entre le marécage et la rivière.

Tout en cheminant, ils ne cessaient de regarder à leurs pieds, cherchant quelque empreinte, un pas d’homme, ou quelque objet qui eût été laissé sur le sol.

Malgré un minutieux examen, autant sur le haut qu’au bas de la berge, on ne trouva rien. Nulle part ne furent relevés des indices de passage pu de halte. Lorsque Khamis et ses compagnons eurent atteint la première rangée d’arbres, ils furent salués par les cris d’une bande de singes. Ces quadrumanes ne parurent pas trop surpris de l’apparition d’êtres humains. Ils s’enfuirent cependant. Qu’il y eût des représentants de la gent simienne à s’ébattre entre les branches, on ne pouvait s’en étonner. C’étaient des babouins, des mandrills, qui se rapprochent physiquement des gorilles, des chimpanzés et des orangs. Comme toutes les espèces de l’Afrique, ils n’avaient qu’un rudiment de queue, cet ornement étant réservé aux espèces américaines et asiatiques.

«Après tout, fit observer John Cort, ce ne sont pas eux qui ont construit le radeau, et, si intelligents qu’ils soient, ils n’en sont pas encore à faire usage de cadenas…

– Pas plus que de cage, que je sache… dit alors Max Huber.

– De cage?… s’écria John Cort. A quel propos, Max, parlez-vous de cage?…

– C’est qu’il me semble distinguer… entre les fourrés… à une vingtaine de pas de la rive… une sorte de construction…

– Quelque fourmilière en forme de ruche, comme en élèvent les fourmis d’Afrique… répondit John Cort.

– Non, M. Max ne s’est pas trompé, affirma Khamis. Il y a là… oui… on dirait même une cabane construite au pied de deux mimosas, et dont la façade serait en treillis…

– Cage ou cabane, répliqua Max Huber, voyons ce qu’il y a dedans…

– Soyons prudents, dit le foreloper, et défilons-nous à l’abri des arbres…

– Que pouvons-nous craindre?…» reprit Max Huber, qu’un double sentiment d’impatience et de curiosité éperonnait, suivant son habitude.

Du reste, les environs paraissaient être déserts. On n’entendait que le chant des oiseaux et les cris des singes en fuite. Aucune trace ancienne ou récente d’un campement n’apparaissait à la limite de la clairière. Rien non plus à la surface du cours d’eau, qui charriait de grosses touffes d’herbes. De l’autre côté, même apparence de solitude et d’abandon. Les cent derniers pas furent rapidement franchis le long de la berge qui s’infléchissait alors pour suivre le tournant de la rivière. Le marécage finissait en cet endroit, et le sol s’asséchait a mesure qu’il se surélevait sous la futaie plus dense.

L’étrange construction se montrait alors de trois quarts, appuyée aux mimosas, recouverte d’une toiture inclinée qui disparaissait sous un chaume d’herbes jaunies. Elle ne présentait aucune ouverture latérale, et les lianes retombantes cachaient ses parois jusqu’à leur base. Ce qui lui donnait bien l’aspect d’une cage, c’était la grille, ou plutôt le grillage de sa façade, semblable a celui qui, dans les ménageries, sépare les fauves du public.

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Cette grille avait une porte – une porte ouverte en ce moment.

Quant a la cage, elle était vide.

C’est ce que reconnut Max Huber qui, le premier, s’était précipite a l’intérieur.

Des ustensiles, il en restait quelques-uns, une marmite en assez bon état, un coquemar, une tasse, trois ou quatre bouteilles brisées, une couverture de laine rongée, des lambeaux d’étoffe, une hache rouillée, un étui a lunettes a demi pourri sur lequel ne se laissait plus lire un nom de fabricant.

Dans un coin gisait une boite en cuivre dont le couvercle, bien ajuste, avait du préserver son contenu, si tant est qu’elle contint quelque chose

Max Huber la ramassa, essaya de l’ouvrir, n’y parvint pas. L’oxydation faisait adhérer les deux parties de la boîte. Il fallut passer un couteau dans la fente du couvercle qui céda.

La boite renfermait un carnet en bon état de conservation, et, sur le plat de ce carnet, étaient imprimes ces deux mots que Max Huber lut a haute voix:

Docteur JOHAUSEN

 

 

Chapitre VIII

Le docteur Johausen

 

i John Cort, Max Huber et même Khamis ne s’exclamèrent pas à entendre prononcer ce nom, c’est que la stupéfaction leur avait coupé la parole.

Ce nom de Johausen fut une révélation. Il dévoilait une partie du mystère qui recouvrait la plus fantasque des tentatives scientifiques modernes, où le comique se mêlait au sérieux, – le tragique aussi, car on devait croire qu’elle avait eu un dénouement des plus déplorables.

Peut-être a-t-on souvenir de l’expérience à laquelle voulut se livrer l’Américain Garner dans le but d’étudier le langage des singes, et de donner à ses théories une démonstration expérimentale. Le nom du professeur, les articles répandus dans le Hayser’s Weekly, de New York, le livre publié et lancé en Angleterre, en Allemagne, en France, en Amérique, ne pouvaient être oubliés des habitants du Congo et du Cameroun, – particulièrement de John Cort et de Max Huber.

«Lui, enfin, s’écria l’un, lui, dont on n’avait plus aucune nouvelle…

– Et dont on n’en aura jamais, puisqu’il n’est pas là pour nous en donner!…» s’écria l’autre.

Lui, pour le Français et l’Américain, c’était le docteur Johausen. Mais, devançant le docteur, voici ce qu’avait fait M. Garner. Ce n’est pas ce Yankee qui aurait pu dire ce que Jean-Jacques Rousseau dit de lui-même au début des Confessions: «Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateurs.» M. Garner devait en avoir un.

Avant de partir pour le continent noir, le professeur Garner s’était déjà mis en rapport avec le monde des singes, – le monde apprivoisé, s’entend. De ses longues et minutieuses remarques il retira la conviction que ces quadrumanes parlaient, qu’ils se comprenaient, qu’ils employaient le langage articulé, qu’ils se servaient de certain mot pour exprimer le besoin de manger, de certain autre pour exprimer le besoin de boire. A l’intérieur du Jardin zoologique de Washington, M. Garner avait fait disposer des phonographes destinés à recueillir les mots de ce vocabulaire. Il observa même que les singes – ce qui les distingue essentiellement des hommes – ne parlaient jamais sans nécessité. Et il fut conduit à formuler son opinion en ces termes:

«La connaissance que j’ai du monde animal m’a donné la ferme croyance que tous les mammifères possèdent la faculté du langage à un degré qui est en rapport avec leur expérience et leurs besoins.»

Antérieurement aux études de M. Garner, on savait déjà que les mammifères, chiens, singes et autres, ont l’appareil laryngo-buccal disposé comme l’est celui de l’homme et la glotte organisée pour l’émission de sons articulés. Mais on savait aussi, – n’en déplaise à l’école des simiologues, – que la pensée a précédé la parole. Pour parler, il faut penser, et penser exige la faculté de généraliser, – faculté dont les animaux sont dépourvus. Le perroquet parle, mais il ne comprend pas un mot de ce qu’il dit. La vérité, enfin, est que, si les bêtes ne parlent pas, c’est que la nature ne les a pas dotées d’une intelligence suffisante, car rien ne les en empêcherait. Au vrai, ainsi que cela est acquis, «pour qu’il y ait langage, a dit un savant critique, il faut qu’il y ait jugement et raisonnement basés, au moins implicitement, sur un concept abstrait et universel». Toutefois, ces règles, conformes au bon sens, le professeur Garner n’en voulait tenir aucun compte.

Il va de soi que sa doctrine fut très discutée. Aussi prit-il la résolution d’aller se mettre en contact avec les sujets dont il rencontrerait grand nombre et grande variété dans les forêts de l’Afrique tropicale. Lorsqu’il aurait appris le gorille et le chimpanzé, il reviendrait en Amérique et publierait, avec la grammaire, le dictionnaire de la langue simienne. Force serait alors de lui donner raison et de se rendre à l’évidence.

M. Garner a-t-il tenu la promesse qu’il avait faite à lui-même et au monde savant?… C’était la question, et, nul doute à cet égard, le docteur Johausen ne le croyait pas, ainsi qu’on va pouvoir en juger.

En l’année 1892, M. Garner quitta l’Amérique pour le Congo, arriva à Libreville le 12 octobre, et élut domicile dans la factorerie John Holtand and Co. jusqu’au mois de février 1894.

Ce fut à cette époque seulement que le professeur se décida à commencer sa campagne d’études. Après avoir remonté l’Ogoué sur un petit bateau à vapeur, il débarqua à Lambarène, et, le 22 avril, atteignit la mission catholique du Fernand-Vaz.

Les Pères du Saint-Esprit l’accueillirent hospitalièrement dans leur maison bâtie sur le bord de ce magnifique lac Fernand-Vaz. Le docteur n’eut qu’à se louer des soins du personnel de la mission, qui ne négligea rien pour lui faciliter son aventureuse tâche de zoologiste.

Or, en arrière de l’établissement, se massaient les premiers arbres d’une vaste forêt dans laquelle abondaient les singes. On ne pouvait imaginer de circonstances plus favorables pour se mettre en communication avec eux. Mais, ce qu’il fallait, c’était vivre dans leur intimité et, en somme, partager leur existence.

C’est à ce propos que M. Garner avait fait fabriquer une cage de fer démontable. Sa cage fut transportée dans la forêt. Si l’on veut bien l’en croire, il y vécut trois mois, la plupart du temps seul, et put étudier ainsi le quadrumane à l’état de nature.

La vérité est que le prudent Américain avait simplement installé sa maison métallique à vingt minutes de la mission des Pères, près de leur fontaine, en un endroit qu’il baptisa du nom de Fort-Gorille, et auquel on accédait par une route ombreuse. Il y coucha même trois nuits consécutives. Dévoré par des myriades de moustiques, il ne put y tenir plus longtemps, démonta sa cage et revint demander aux Pères du Saint-Esprit une hospitalité qui lui fut accordée sans rétribution. Enfin, le 18 juin, abandonnant définitivement la mission, il regagna l’Angleterre et revint en Amérique, rapportant pour unique souvenir de son voyage deux petits chimpanzés qui s’obstinèrent à ne point causer avec lui.

Voilà quel résultat avait obtenu M. Garner. Au total, ce qui ne paraissait que trop certain, c’est que le patois des singes, s’il existait, restait encore à découvrir, ainsi que les fonctions respectives qui jouaient un rôle dans la formation de leur langage.

Assurément, le professeur soutenait qu’il avait surpris divers signes vocaux ayant une signification précise, tels: «whouw», nourriture; «cheny», boisson; «iegk», prends garde, et autres relevés avec soin. Plus tard même, à la suite d’expériences faites au Jardin zoologique de Washington, et grâce à l’emploi du phonographe, il affirmait avoir noté un mot générique se rapportant à tout ce qui se mange et à tout ce qui se boit; un autre pour l’usage de la main; un autre pour la supputation du temps. Bref, selon lui, cette langue se composait de huit ou neuf sans principaux, modifiés par trente ou trente-cinq modulations, dont il donnait même la tonalité musicale, l’articulation se faisant presque toujours en la dièse. Pour conclure, et d’après son opinion, en conformité de la doctrine darwinienne sur l’unité de l’espèce et la transmission par hérédité des qualités physiques, non des défauts, on pouvait dire: «Si les races humaines sont les dérivés d’une souche simiesque, pourquoi les dialectes humains ne seraient-ils point les dérivés de la langue primitive de ces anthropoïdes?» Seulement, l’homme a-t-il eu des singes pour ancêtres?… Voilà ce qu’il aurait fallu démontrer, et ce qui ne l’est pas.

En somme, le prétendu langage des singes, surpris par le naturaliste Garner, n’était que la série des sons que cesmammifères émettent pour communiquer avec leurs semblables, comme tous les animaux: chiens, chevaux, moutons, oies, hirondelles, fourmis, abeilles, etc. Et, suivant la remarque d’un observateur, cette communication s’établit soit par des cris, soit par des signes et des mouvements spéciaux, et, s’ils ne traduisent pas des pensées proprement dites, du moins expriment-ils des impressions vives, des émotions morales, – telles la joie ou la terreur.

Il était donc de toute évidence que la question n’avait pu être résolue par les études incomplètes et peu expérimentales du professeur américain. Et c’est alors que, deux années après lui, il vint à l’esprit d’un docteur allemand de recommencer la tentative en se transportant, cette fois, en pleine forêt, au milieu du monde des quadrumanes, et non plus à vingt minutes d’un établissement de missionnaires, dût-il devenir la proie des moustiques, auxquels n’avait pu résister la passion simiologique de M. Garner.

Il y avait alors au Cameroun, à Malinba, un certain savant du nom de Johausen. Il y demeurait depuis quelques années. C’était un médecin, plus amateur de zoologie et de botanique que de médecine. Lorsqu’il fut informé de l’infructueuse expérience du professeur Garner, la pensée lui vint de la reprendre, bien qu’il eût dépassé la cinquantaine. John Cort avait eu l’occasion de s’entretenir plusieurs fois avec lui à Libreville.

S’il n’était plus jeune, le docteur Johausen jouissait du moins d’une excellente santé. Parlant l’anglais et le français comme sa langue maternelle, il comprenait même le dialecte indigène, grâce à l’exercice de sa profession. Sa fortune lui permettait d’ailleurs de donner ses soins gratuitement, car il n’avait ni parents directs, ni collatéraux au degré successible. Indépendant dans toute l’acception du mot, sans compte à rendre à personne, d’une confiance en lui-même que rien n’eût pu ébranler, pourquoi n’aurait-il pas fait ce qu’il lui convenait de faire? Il est bon d’ajouter que, bizarre et maniaque, il semblait bien qu’il y eût ce qu’on appelle en France «une fêlure» dans son intellectualité.

Il y avait au service du docteur un indigène dont il était assez satisfait. Lorsqu’il connut le projet d’aller vivre en forêt au milieu des singes, cet indigène n’hésita point à accepter l’offre de son maître, ne sachant trop à quoi il s’engageait.

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Il suit de là que le docteur Johausen et son serviteur se mirent à la besogne. Une cage démontable, genre Garner, mieux conditionnée, plus confortable, commandée en Allemagne, fut apportée à bord d’un paquebot qui faisait l’escale de Malinba. D’autre part, en cette ville, on trouva sans peine à rassembler des provisions, conserves et autres, des munitions, de manière à n’exiger aucun ravitaillement pendant une longue période. Quant au mobilier, très rudimentaire, literie, linge, vêtements, ustensiles de toilette et de cuisine, ces objets furent empruntés à la maison du docteur, et aussi un vieil orgue de Barbarie dans la pensée que les singes ne devaient pas être insensibles au charme de la musique. En même temps, il fit frapper un certain nombre de médailles en nickel, avec son nom et son portrait, destinées aux autorités de cette colonie simienne qu’il espérait fonder dans l’Afrique centrale.

Pour achever, le 13 février 1896, le docteur et l’indigène s’embarquèrent à Malinba avec leur matériel sur une barque du Nbarri et ils en remontèrent le cours afin d’aller…

D’aller où?… C’est ce que le docteur Johausen n’avait dit ni voulu dire à personne. N’ayant pas besoin d’être ravitaillé de longtemps, il serait de la sorte à l’abri de toutes les importunités. L’indigène et lui se suffiraient à eux-mêmes. Il n’y aurait aucun sujet de trouble ou de distraction pour les quadrumanes dont il voulait faire son unique société, et il saurait se contenter des délices de leur conversation, ne doutant pas de surprendre les secrets de la langue macaque.

Ce que l’on sut plus tard, c’est que la barque, ayant remonté le Nbarri pendant une centaine de lieues, mouilla au village de Nghila; qu’une vingtaine de noirs furent engagés comme porteurs, que le matériel s’achemina dans la direction de l’est. Mais, à dater de ce moment, on n’entendit plus parler du docteur Johausen. Les porteurs, revenus à Nghila, étaient incapables d’indiquer avec précision l’endroit où ils avaient pris congé de lui. Bref, après deux ans écoulés, et malgré quelques recherches qui ne devaient pas aboutir, aucune nouvelle du docteur allemand ni de son fidèle serviteur.

Ce qui s’était passé, John Cort et Max Huber allaient pouvoir le reconstituer – en partie tout au moins.

Le docteur Johausen avait atteint, avec son escorte, une rivière dans le nord-ouest de la forêt de l’Oubanghi; puis, il procéda à la construction d’un radeau dont son matériel fournit les planches et les madriers; enfin, ce travail achevé et l’escorte renvoyée, son serviteur et lui descendirent le cours de ce rio inconnu, s’arrêtèrent et montèrent la cabane à l’endroit où elle venait d’être retrouvée sous les premiers arbres de la rive droite.

Voilà quelle était la part de la certitude dans l’affaire du professeur. Mais que d’hypothèses au sujet de sa situation actuelle!… Pourquoi la cage était-elle vide?… Pourquoi ses deux hôtes l’avaient-ils quittée?… Combien de mois, de semaines, de jours fut-elle occupée?… Était-ce volontairement qu’ils étaient partis?… Nulle probabilité à cet égard… Est-ce donc qu’ils avaient été enlevés?… Par qui?… Par des indigènes?… Mais la forêt de l’Oubanghi passait pour être inhabitée… Devait-on admettre qu’ils avaient fui devant une attaque de fauves?… Enfin le docteur Johausen et l’indigène vivaient-ils encore?…

Ces diverses questions furent rapidement posées entre les deux amis. Il est vrai, à chaque hypothèse ils ne pouvaient faire de réponses plausibles et se perdaient dans les ténèbres de ce mystère.

«Consultons le carnet…, proposa John Cort.

– Nous en sommes réduits là, dit Max Huber. Peut-être, à défaut de renseignements explicites, rien que par des dates, sera-t-il possible d’établir…»

John Cort ouvrit le carnet, dont quelques pages adhéraient par humidité.

«Je ne crois pas que ce carnet nous apprenne grand’chose…, observa-t-il.

– Pourquoi?…

– Parce que toutes les pages en sont blanches… à l’exception de la première…

– Et cette première page, John?…

– Quelques bribes de phrases, quelques dates aussi, qui, sans doute, devaient servir plus tard au docteur Johausen à rédiger son journal.»

Et John Cort, assez difficilement d’ailleurs, parvint à déchiffrer les lignes suivantes écrites au crayon en allemand et qu’il traduisait à mesure:

29 juillet 1896. – Arrivé avec l’escorte à la lisière de la forêt d’Oubanghi… Campé sur rive droite d’une rivière… Construit notre radeau.

3 août. – Radeau achevé… Renvoyé l’escorte à Nghila… Fait disparaître toute trace de campement… Embarqué avec mon serviteur.

9 août. – Descendu le cours d’eau pendant sept jours, sans obstacles… Arrêt à une clairière… Nombreux singes aux environs… Endroit qui paraît convenable.

10 août. – Débarqué le matériel… Place choisie pour remonter la cabane-cage sous les premiers arbres de la rive droite, à l’extrémité de la clairière… Singes nombreux, chimpanzés, gorilles.

13 août. – Installation complète… Pris possession de la cabane… Environs absolument déserts… Nulle trace d’êtres humains, indigènes ou autres… Gibier aquatique très abondant… Cours d’eau poissonneux… Bien abrités dans la cabane pendant une bourrasque.

25 août. – Vingt-sept jours écoulés… Existence organisée régulièrement… Quelques hippopotames à la surface de la rivière, mais aucune agression de leur part… Élans et antilopes abattus… Grands singes venus la nuit dernière à proximité de la cabane… De quelle espèce sont-ils? cela n’a pu être encore reconnu… Ils n’ont pas fait de démonstrations hostiles, tantôt courant sur le sol, tantôt juchés dans les arbres… Cru entrevoir un feu à quelque cent pas sous la futaie… Fait curieux à vérifier: il semble bien que ces singes parlent, qu’ils échangent entre eux quelques phrases… Un petit a dit: «Ngora!… Ngora!… Ngora!…» mot que les indigènes emploient pour désigner la mère.

Llanga écoutait attentivement ce que lisait son ami John, et, à ce moment, il s’écria:

«Oui… oui… ngora… ngora… mère… ngora… ngora!…»

A ce mot relevé par le docteur Johausen et répété par le jeune garçon, comment John Cort ne se serait-il pas souvenu que, la nuit précédente, il avait frappé son oreille? Croyant à une illusion, à une erreur, il n’avait rien dit à ses compagnons de cet incident. Mais, après l’observation du docteur, il jugea devoir les mettre au courant. Et comme Max Huber s’écriait:

«Décidément, est-ce que le professeur Garner aurait eu raison?… Des singes qui parlent…

– Tout ce que je puis dire, mon cher Max, c’est que j’ai, moi aussi, entendu ce mot de «ngora!», affirma John Cort.

Et il raconta en quelles circonstances ce mot avait été prononcé d’une voix plaintive pendant la nuit du 14 au 15, tandis qu’il était de garde.

«Tiens, tiens, fit Max Huber, voilà qui ne laisse pas d’être extraordinaire…

– N’est-ce pas ce que vous demandez, cher ami?…» répliqua John Cort.

Khamis avait écouté ce récit. Vraisemblablement, ce qui paraissait intéresser le Français et l’Américain le laissait assez froid. Les faits relatifs au docteur Johausen, il les accueillait avec indifférence. L’essentiel, c’était que le docteur eût construit un radeau dont on disposerait, ainsi que des objets que renfermait sa cage abandonnée. Quant à savoir ce qu’étaient devenus son serviteur et lui, le foreloper ne comprenait pas qu’il y eût lieu de s’en inquiéter, encore moins que l’on pût avoir la pensée de se lancer à travers la grande forêt pour découvrir leurs traces, au risque d’être enlevé comme ils l’avaient été sans doute. Donc, si Max Huber et John Cort proposaient de se mettre à leur recherche, il s’emploierait à les en dissuader, il leur rappellerait que le seul parti à prendre était de continuer le voyage de retour en descendant le cours d’eau jusqu’à l’Oubanghi.

La raison, d’ailleurs, indiquait qu’aucune tentative ne saurait être faite avec chance de succès… De quel côté se fût-on dirigé pour retrouver le docteur allemand?… Si encore quelque indice eût existé, peut-être John Cort eût-il regardé comme un devoir d’aller à son secours, peut-être Max Huber se fût-il considéré comme l’instrument de son salut, désigné par la Providence?… Mais rien, rien que ces phrases morcelées du carnet et dont la dernière figurait sous la date du 25 août, rien que des pages blanches qui furent vainement feuilletées jusqu’à la dernière!…

Aussi John Cort de conclure:

«Il est indubitable que le docteur est arrivé en cet endroit un 9 août et que ses notes s’arrêtent au 25 du même mois. S’il n’a plus écrit depuis cette date, c’est que, pour une raison ou pour une autre, il avait quitté sa cabane où il n’était resté que treize jours…

– Et, ajouta Khamis, il n’est guère possible d’imaginer ce qu’il a pu devenir.

– N’importe, observa Max Huber, je ne suis pas curieux…

– Oh! cher ami, vous l’êtes à un rare degré…

– Vous avez raison, John, et pour avoir le mot de cette énigme…

– Partons», se contenta de dire le foreloper.

En effet, il n’y avait pas à s’attarder. Mettre le radeau en état de quitter la clairière, descendre le rio, cela s’imposait. Si, plus tard, on jugeait convenable d’organiser une expédition au profit du docteur Johausen, de s’aventurer jusqu’aux extrêmes limites de la grande forêt, cela se pourrait faire dans des conditions plus favorables, et libre aux deux amis d’y prendre part.

Avant de sortir de la cage, Khamis en visita les moindres coins. Peut-être y trouverait-il quelque objet à utiliser. Ce ne serait pas là acte d’indélicatesse, car, après deux ans d’absence, comment admettre que leur possesseur reparût jamais pour les réclamer?…

La cabane, en somme, solidement construite, offrait encore un excellent abri. La toiture de zinc, recouverte de chaume, avait résisté aux intempéries de la mauvaise saison. La façade antérieure, la seule qui fût treillagée, regardait l’est, moins exposée ainsi aux grands vents. Et, probablement, le mobilier, literie, table, chaises, coffre, eût été retrouvé intact, si on ne l’avait emporté, et, pour tout dire, cela semblait assez inexplicable.

Cependant, après ces deux années d’abandon, diverses réparations auraient été nécessaires. Les planches des parois latérales commençaient à se disjoindre, le pied des montants jouait dans la terre humide, des indices de délabrement se manifestaient sous les festons de lianes et de verdure.

C’était une besogne dont Khamis et ses compagnons n’avaient point à se charger. Que cette cabane dût jamais servir de refuge à quelque autre amateur de simiologie, c’était fort improbable. Elle serait donc laissée telle qu’elle était.

Et, maintenant, n’y recueillerait-on pas d’autres objets que le coquemar, la tasse, l’étui à lunettes, la hachette, la boîte du carnet que les deux amis venaient de ramasser? Khamis chercha avec soin. Ni armes, ni ustensiles, ni caisses, ni conserves, ni vêtements. Aussi le foreloper allait-il ressortir les mains vides, lorsque dans un angle du fond, à droite, le sol, qu’il frappait du pied, rendit un son métallique.

«Il y a quelque chose là…, dit-il.

– Peut-être une clef?… répondit Max Huber.

– Et pourquoi une clef?… demanda John Cort.

– Eh! mon cher John…, la clef du mystère!»

Ce n’était point une clef, mais une caisse en fer-blanc qui avait été enterrée à cette place et que retira Khamis. Elle ne paraissait pas avoir souffert, et, non sans une vive satisfaction, il fut constaté qu’elle contenait une centaine de cartouches!

«Merci, bon docteur, s’écria Max Huber, et puissions-nous reconnaître un jour le signalé service que vous nous aurez rendu!»

Service signalé, en effet, car ces cartouches étaient précisément du même calibre que les carabines du foreloper et de ses deux compagnons.

Il ne restait plus qu’à revenir au lieu de halte, et à remettre le radeau en état de navigabilité.

«Auparavant, proposa John Cort, voyons s’il n’existe aucune trace du docteur Johausen et de son serviteur aux environs… Il est possible que tous deux aient été entraînés par les indigènes dans les profondeurs de la forêt, mais il est possible aussi qu’ils aient succombé en se défendant… et si leurs restes sont sans sépulture…

– Notre devoir serait de les ensevelir», déclara Max Huber.

Les recherches dans un rayon de cent mètres ne donnèrent pas de résultat. On devait en conclure que l’infortuné Johausen avait été enlevé – et, par qui si ce n’est pas les indigènes, ceux-là mêmes que le docteur prenait pour des singes et qui causaient entre eux?… Quelle apparence, en effet, que des quadrumanes fussent doués de la parole?…

«En tout cas, fit observer John Cort, cela indique que la forêt de l’Oubanghi est fréquentée par des nomades, et nous devons nous tenir sur nos gardes…

– Comme vous dites, monsieur John, approuva Khamis. Maintenant, au radeau…

– Et ne pas savoir ce qu’est devenu ce digne Teuton!… répliqua Max Huber. Où peut-il être?…

– Là où sont les gens dont on n’a plus de nouvelles, dit John Cort.

– Est-ce une réponse cela, John?…

– C’est la seule que nous puissions faire, mon cher Max.»

Lorsque tous furent de retour à la grotte, il était environ neuf heures. Khamis s’occupa d’abord de préparer le déjeuner. Puisqu’il disposait d’une marmite, Max Huber demanda que l’on substituât la viande bouillie à la viande rôtie ou grillée. Ce serait une variante au menu ordinaire. La proposition acceptée, on alluma le feu, et, vers midi, les convives se délectèrent d’une soupe à laquelle il ne manquait que le pain, les légumes et le sel.

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Mais, avant le déjeuner, tous avaient travaillé aux réparations du radeau comme ils y travaillèrent après. Très heureusement, Khamis avait trouvé derrière la cabane quelques planches qui purent remplacer celles de la plate-forme, pourries en plusieurs endroits. Grosse besogne d’évitée, étant donné le manque d’outils. Cet ensemble de madriers et de planches fut rattaché au moyen de lianes aussi solides que des ligaments de fer, ou tout au moins que des cordes d’amarrage. L’ouvrage était terminé lorsque le soleil disparut derrière les massifs de la rive droite du rio.

Le départ avait été remis au lendemain dès l’aube. Mieux valait passer la nuit dans la grotte. En effet, la pluie qui menaçait se mit à tomber avec force vers huit heures.

Ainsi donc, après avoir retrouvé l’endroit où était venu s’installer le docteur Johausen, Khamis et ses compagnons partiraient sans savoir ce que ledit docteur était devenu!… Rien… rien!… Pas un seul indice!… Cette pensée ne cessait d’obséder Max Huber, alors qu’elle préoccupait assez peu John Cort et laissait le foreloper tout à fait indifférent. Il allait rêver de babouins, de chimpanzés, de gorilles, de mandrilles, de singes parlants, tout en convenant que le docteur n’avait pu avoir affaire qu’à des indigènes!… Et alors – l’imaginatif qu’il était! – la grande forêt lui réapparaissait avec ses éventualités mystérieuses, les invraisemblables hantises que lui suggéraient ses profondeurs, peuplades nouvelles, types inconnus, villages perdus sous les grands arbres…

Avant de s’étendre au fond de la grotte:

«Mon cher John, et vous aussi, Khamis, dit-il, j’ai une proposition à vous soumettre…

– Laquelle, Max?…

– C’est de faire quelque chose pour le docteur…

– Se lancer à sa recherche?… se récria le foreloper.

– Non, reprit Max Huber, mais donner son nom à ce cours d’eau, qui n’en a pas, je présume…»

Et voilà pourquoi le rio Johausen figurera désormais sur les cartes modernes de l’Afrique équatoriale.

La nuit fut tranquille, et, tandis qu’ils veillaient tour à tour, ni John Cort, ni Max Huber, ni Khamis n’entendirent un seul mot frapper leur oreille.

 

 

Chapitre IX

Au courant du rio Johausen

 

l était six heures et demie du matin, lorsque, à la date du 16 mars, le radeau démarra, s’éloigna de la berge et prit le courant du rio Johausen.

A peine faisait-il jour. L’aube se leva rapidement. Des nuages couraient à travers les hautes zones de l’espace sous l’influence d’un vent vif. La pluie ne menaçait plus, mais le temps demeurerait couvert pendant toute la journée.

Khamis et ses compagnons n’auraient pas à s’en plaindre, puisqu’ils allaient descendre le courant d’une rivière d’ordinaire largement exposée aux rayons perpendiculaires du soleil.

Le radeau, de forme oblongue, ne mesurait que sept à huit pieds de large, sur une douzaine en longueur, tout juste suffisant pour quatre personnes et quelques objets qu’il transportait avec elles. Très réduit, d’ailleurs, ce matériel: la caisse métallique de cartouches, les armes, comprenant trois carabines, le coquemar, la marmite, la tasse. Quant aux trois revolvers, d’un calibre inférieur à celui des carabines, on n’aurait pu s’en servir que pour une vingtaine de coups en comptant les cartouches restant dans les poches de John Cort et de Max Huber. Au total il y avait lieu d’espérer que les munitions ne feraient point défaut aux chasseurs jusqu’à leur arrivée sur les rives de l’Oubanghi.

A l’avant du radeau, sur une couche de terre soigneusement tassée, était disposé un amas de bois sec, aisément renouvelable, pour le cas où Khamis aurait besoin de feu en dehors des heures de halte. A l’arrière, une forte godille, faite avec l’une des planches, permettrait de diriger l’appareil ou tout au moins de le maintenir dans le sens du courant.

Entre les deux rives, distantes d’une cinquantaine de mètres, ce courant se déplaçait avec une vitesse d’environ un kilomètre à l’heure. A cette allure, le radeau emploierait donc de vingt à trente jours à franchir les quatre cents kilomètres qui séparaient le foreloper et ses compagnons de l’Oubanghi. Si c’était à peu près la moyenne obtenue par la marche sous bois, le cheminement s’effectuerait presque sans fatigues.

Quant aux obstacles qui pourraient barrer le cours du rio Johausen, on ne savait à quoi s’en tenir. Ce qui fut constaté au début, c’est que la rivière était profonde et sinueuse. Il y aurait lieu d’en surveiller attentivement le cours. Si des chutes ou des rapides l’embarrassaient, le foreloper agirait suivant les circonstances.

Jusqu’à la halte de midi, la navigation s’opéra aisément. En manœuvrant, on évita les remous aux pointes des berges. Le radeau ne toucha pas une seule fois, grâce a l’adresse de Khamis qui rectifiait la direction d’un bras vigoureux.

John Cort, poste a l’avant, sa carabine près de lui, observait les berges dans un intérêt purement cynégétique. Il songeait a renouveler les provisions. Que quelque gibier de poil ou de plume arrivât a sa portée, il serait facilement abattu. Ce fut même ce qui survint vers neuf heures et demie. Une balle tua raide un waterbuck, espèce d’antilope qui fréquente le bord des rivières.

«Un beau coup! dit Max Huber.

– Coup inutile, déclara John Cort, si nous ne pouvons prendre possession de la bête…

– Ce sera l’affaire de quelques instants», répliqua le foreloper.

Et, appuyant sur la godille, il rapprocha le radeau de la rive, près d’une petite grève ou gisait le waterbuck. L’animal dépecé, on en garda les morceaux utilisables pour les repas prochains.

Entre-temps, Max Huber avait mis a profit ses talents de pêcheur, bien qu’il n’eût a sa disposition que des engins très rudimentaires, deux bouts de ficelle trouves dans la cage du docteur, et, pour hameçons, des épines d’acacia amorcées avec de petits morceaux de viande. Les poissons se décideraient-ils a mordre, parmi ceux que l’on voyait apparaître a la surface du rio?…

Max Huber s’était agenouille a tribord du radeau, et Llanga, a sa droite, suivait l’opération non sans un vif intérêt.

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Il faut croire que les brochets du rio Johausen ne sont pas moins voraces que stupides, car l’un d’eux ne tarda guère a avaler l’hameçon. Après l’avoir «pâmé», – c’est le mot, – ainsi que les indigènes font de l’hippopotame pris dans ces conditions, Max Huber fut assez adroit pour l’amener au bout de sa ligne. Ce poisson pesait bien de huit a neuf livres, et l’on peut être certain que les passagers n’attendraient pas au lendemain pour s’en régaler.

A la halte de midi, le déjeuner se composa d’un filet rôti de waterbuck et du brochet dont il ne resta que les arêtes. Pour le dîner, il fut convenu que l’on ferait la soupe avec un bon quartier de l’antilope. Et, comme cela nécessiterait plusieurs heures de cuisson, le foreloper alluma le foyer a l’avant du radeau, assujettit la marmite sur le feu. Puis la navigation reprit sans interruption jusqu’au soir

La pêche ne donna aucun résultat pendant l’après-midi. Vers six heures, Khamis s’arrêta le long d’une étroite grève rocheuse, ombragée par les basses branches d’un gommier de l’espèce krabah. Il avait heureusement choisi le lieu de halte.

En effet, les bivalves, moules et ostracées, abondaient entre les pierres. Aussi les unes cuites, les autres crues, complétèrent agréablement le menu du soir. Avec trois ou quatre morceaux de biscuit et une pincée de sel, le repas n’eût rien laisse a désirer.

Comme la nuit menaçait d’être sombre, le foreloper ne voulut point s’abandonner a la dérive. Le rio Johausen chaînait parfois des troncs énormes. Un abordage eût pu être très dommageable pour le radeau. La couchée fut donc organisée au pied du gommier sur un amas d’herbes. Grâce à la garde successive de John Cort, de Max Huber et de Khamis, le campement ne reçut aucune mauvaise visite. Seulement les cris des singes ne discontinuèrent pas depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever.

«Et j’ose affirmer que ceux-là ne parlaient pas!» s’écria Max Huber, lorsque, le jour venu, il alla plonger dans l’eau limpide du rio sa figure et ses mains que les malfaisants moustiques n’avaient guère épargnées.

Ce matin-là, le départ fut différé d’une grande heure. Il tombait une violente pluie. Mieux valait éviter ces douches diluviennes que le ciel verse si fréquemment sur la région équatoriale de l’Afrique. L’épais feuillage du gommier préserva le campement dans une certaine mesure non moins que le radeau accosté au pied de ses puissantes racines. Au surplus, le temps était orageux. A la surface de la rivière, les gouttes d’eau s’arrondissaient en petites ampoules électriques. Quelques grondements de tonnerre roulaient en amont sans éclairs. La grêle n’était point à craindre, les immenses forêts de l’Afrique ayant le don d’en détourner la chute.

Cependant l’état de l’atmosphère était assez alarmant pour que John Cort crût devoir émettre cette observation:

«Si cette pluie ne prend pas fin, il sera préférable de demeurer où nous sommes… Nous avons maintenant des munitions… nos cartouchières sont pleines, mais ce sont les vêtements de rechange qui manquent…

– Aussi, répliqua Max Huber en riant, pourquoi ne pas nous habiller à la mode du pays… en peau humaine?… Voilà qui simplifie les choses!… Il suffit de se baigner pour laver son linge et de se frotter dans la brousse pour brosser ses habits!…»

La vérité est que, depuis une huitaine de jours, les deux amis avaient dû chaque matin procéder à ce lavage, faute de pouvoir se changer.

Cependant, l’averse fut si violente qu’elle ne dura pas plus d’une heure. On mit ce temps à profit pour le premier déjeuner. A ce repas figura un plat nouveau, – le très bien venu: des œufs d’outarde pondus fraîchement, dénichés par Llanga et que Khamis fit durcir à l’eau bouillante du coquemar. Cette fois encore, Max Huber se plaignit, non sans raison, que dame nature eût négligé de mettre dans les œufs le grain de sel dont ils ne sauraient se passer.

Vers sept heures et demie, la pluie cessa, bien que le ciel restât orageux. Aussi le radeau regagna-t-il le courant au milieu de la rivière.

Les lignes mises à la traîne, plusieurs poissons eurent l’obligeance de mordre à temps pour figurer au menu du repas de midi.

Khamis proposa de ne point faire la halte habituelle, afin de rattraper le retard du matin. Sa proposition acceptée, John Cort alluma le feu, et la marmite chanta bientôt sur les charbons ardents. Comme il y avait encore une suffisante réserve de waterbuck, les fusils demeurèrent muets. Et pourtant Max Huber fut tenté plus d’une fois par quelques belles pièces, rôdant par couples sur les rives.

Cette partie de la forêt était très giboyeuse. Sans parler des volatiles aquatiques, les ruminants y abondaient. Fréquemment, des têtes de pallahs et de sassabys, qui sont une variété d’antilopes, dressèrent leurs cormes entre les herbes et les roseaux des berges. A plusieurs reprises s’approchèrent des élans de forte taille, des daims rouges, des steimbocks, gazelles de petite taille, des koudous, de l’espèce des cerfs de l’Afrique centrale, des cuaggas, même des girafes, dont la chair est très succulente. Il eût été facile d’abattre quelques-unes de ces bêtes, mais à quoi bon, puisque la nourriture était assurée jusqu’au lendemain?… Et puis, inutile de surcharger et d’encombrer le radeau. C’est ce que John Cort fit justement observer à son ami.

«Que voulez-vous, mon cher John? avoua Max Huber. Mon fusil me monte de lui-même à la joue, lorsque je vois de si beaux coups à ma portée.»

Toutefois, comme ce n’eût été que tirer pour tirer, et bien que cette considération ne soit pas pour arrêter un vrai chasseur, Max Huber intima l’ordre à sa carabine de se tenir tranquille, de ne point s’épauler d’elle-même. Les alentours ne retentirent donc pas de détonations intempestives, et le radeau descendit paisiblement le cours du rio Johausen.

Khamis, John Cort et Max Huber eurent d’ailleurs lieu de se dédommager dans l’après-midi. Les armes à feu durent faire entendre leur voix – la voix de la défensive, sinon celle de l’offensive.

Depuis le matin, une dizaine de kilomètres avaient été franchis. La rivière dessinait alors de capricieuses sinuosités, bien que sa direction générale se maintînt toujours vers le sud-ouest. Ses berges, très accidentées, présentaient une bordure d’arbres énormes, principalement des bombax, dont le parasol plafonnait à la surface du rio.

Qu’on en juge! Quoique la largeur du Johausen n’eût pas diminué, qu’elle atteignît parfois de cinquante à soixante mètres, les basses branches de ces bombax se rejoignaient et formaient un berceau de verdure sous lequel murmurait un léger clapotis. Quantité de ces branches enchevêtrées à leur extrémité, se rattachaient au moyen de lianes serpentantes, – pont végétal sur lequel des clowns agiles, ou tout au moins des quadrumanes, auraient pu se transporter d’une rive à l’autre.

Les nuages orageux n’ayant pas encore abandonné les basses zones de l’horizon, le soleil embrasait l’espace et ses rayons tombaient à pic sur la rivière.

Donc Khamis et ses compagnons ne pouvaient qu’apprécier cette navigation sous un épais dôme de verdure. Elle leur rappelait le cheminement au milieu du sous-bois, le long des passes ombreuses, sans fatigue cette fois, sans les embarras d’un sol embroussaillé de siziphus et autres herbes épineuses.

«Décidément, c’est un parc, cette forêt de l’Oubanghi, déclara John Cort, un parc avec ses massifs arborescents et ses eaux courantes!… On se croirait dans la région du Parc-National des États-Unis, aux sources du Missouri et de la Yellowstone!…

– Un parc où pullulent les singes, fit observer Max Huber. C’est à croire que toute la gent simienne s’y est donné rendez-vous!… Nous sommes en plein royaume de quadrumanes, où chimpanzés, gorilles, gibbons, règnent en toute souveraineté!»

Ce qui justifiait cette observation, c’était l’énorme quantité de ces animaux qui occupaient les rives, apparaissaient sur les arbres, couraient et gambadaient dans les profondeurs de la forêt. Jamais Khamis et ses compagnons n’en avaient tant vu, ni de si turbulents, ni de si contorsionnistes. Aussi que de cris, que de sauts, que de culbutes, et quelle séné de grimaces un photographe aurait pu saisir avec son objectif!

«Après tout, ajouta Max Huber, rien que de très naturel!… Est-ce que nous ne sommes pas au centre de l’Afrique!… Or, entre les indigènes et les quadrumanes congolais, – en exceptant Khamis, bien entendu, – j’estime que la différence est mince…

– Elle est tout juste, répliqua John Cort, de ce qui distingue l’homme de l’animal, l’être pourvu d’intelligence de l’être qui n’est soumis qu’aux impersonnalités de l’instinct…

– Celui-ci infiniment plus sûr que celle-là, mon cher John!

– Je n’y contredis pas, Max. Mais ces deux facteurs de la vie sont séparés par un abîme et, tant qu’on ne l’aura pas comblé, l’école transformiste ne sera pas fondée à prétendre que l’homme descend du singe…

– Juste, répondit Max Huber, et il manque toujours un échelon à l’échelle, un type entre l’anthropoïde et l’homme, avec un peu moins d’instinct et un peu plus d’intelligence… Et si ce type fait défaut, c’est sans doute parce qu’il n’a jamais existé… D’ailleurs, lors même qu’il existerait, la question soulevée par la doctrine darwinienne ne serait pas encore résolue, à mon avis du moins…»

En ce moment, il y avait mieux à faire qu’à essayer de résoudre, en vertu de cet axiome que la nature ne procède pas par sauts, la question de savoir si tous les êtres vivants se raccordent entre eux. Ce qui convenait, c’était de prendre des précautions ou des mesures contre les manifestations hostiles d’une engeance redoutable par sa supériorité numérique. Il eût été d’une rare imprudence de la traiter en quantité négligeable. Ces quadrumanes formaient une armée recrutée dans toute la population simienne de l’Oubanghi. A leurs démonstrations, on ne pouvait se tromper, et il faudrait bientôt se défendre à outrance.

Le foreloper observait cette bruyante agitation non sans sérieuse inquiétude. Cela se voyait à son rude visage auquel le sang affluait, ses épais sourcils abaissés, son regard d’une vivacité pénétrante, son front où se creusaient de larges plis.

«Tenons-nous prêts, dit-il, la carabine chargée, les cartouches à portée de la main, car je ne sais trop comment les choses vont tourner…

– Bah! un coup de fusil aura bientôt fait de disperser ces bandes…», repartit Max Huber.

Et il épaula sa carabine.

«Ne tirez pas, monsieur Max!… s’écria Khamis. Il ne faut point attaquer… il ne faut pas provoquer!… C’est assez d’avoir à se défendre!

– Mais ils commencent…, répliqua John Cort.

– Ne ripostons que si cela devient nécessaire!…» déclara Khamis.

L’agression ne tarda pas à s’accentuer. De la rive partaient des pierres, des morceaux de branches, lancés par ces singes dont les grands types sont doués d’une force colossale. Ils jetaient même des projectiles de nature plus inoffensive, entre autres les fruits arrachés aux arbres.

Le foreloper essaya de maintenir le radeau au milieu du rio, presque à égale distance de l’une et de l’autre berge. Les coups seraient moins dangereux, étant moins assurés. Le malheur était de n’avoir aucun moyen de s’abriter contre cette attaque. En outre, le nombre des assaillants s’accroissait, et plusieurs projectiles avaient déjà atteint les passagers, sans trop leur faire de mal, il est vrai.

«En voilà assez…», finit par dire Max Huber.

Et, visant un gorille qui se démenait entre les roseaux, il l’abattit du coup.

Au bruit de la détonation répondirent des clameurs assourdissantes. L’agression ne cessa point, les bandes ne prirent pas la fuite. Et, en somme, à vouloir les exterminer, ces singes, l’un après l’autre, les munitions n’y pourraient suffire. Rien qu’à une balle par quadrumane, la réserve serait vite épuisée. Que feraient, alors, les chasseurs, la cartouchière vide?

«Ne tirons plus, ordonna John Cort. Cela ne servirait qu’à surexciter ces maudites bêtes! Nous en serons quittes, espérons-le, pour quelques contusions sans importance…

– Merci!» riposta Max Huber, qu’une pierre venait d’atteindre à la jambe.

On continua donc de descendre, suivi par la double escorte sur les rives, très sinueuses en cette partie du rio Johausen. En de certains rétrécissements, elles se rapprochaient à ce point que la largeur du lit se réduisait d’un tiers. La marche du radeau s’accroissait alors avec la vitesse du courant.

Enfin, à la nuit close, peut-être les hostilités prendraient-elles fin. Peut-être les assaillants se disperseraient-ils à travers la forêt. Dans tous les cas, s’il le fallait, au lieu de s’arrêter pour la halte du soir, Khamis se risquerait à naviguer toute la nuit. Or, il n’était que quatre heures, et, jusqu’à sept, la situation resterait très inquiétante.

En effet, ce qui l’aggravait, c’est que le radeau n’était pas à l’abri d’un envahissement. Si les singes, pas plus que les chats, n’aiment l’eau, s’il n’y avait pas à craindre qu’ils se missent à la nage, la disposition des ramures au-dessus de la rivière leur permettait, en divers endroits, de s’aventurer par ces ponts de branches et de lianes, puis de se laisser choir sur la tête de Khamis et de ses compagnons. Cela ne serait qu’un jeu pour ces bêtes aussi agiles que malfaisantes.

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Ce fut même la manœuvre que cinq ou six grands gorilles tentèrent vers cinq heures, à un coude de la rivière où se joignait le branchage des bombax. Ces animaux, postés à cinquante pas en aval, attendaient le radeau au passage.

John Cort les signala, et il n’y avait pas à se méprendre sur leurs intentions.

«Ils vont nous tomber dessus, s’écria Max Huber, et si nous ne les forçons pas à décamper…

– Feu!» commanda le foreloper.

Trois détonations retentirent. Trois singes, mortellement touchés, après avoir essayé de se raccrocher aux branches, s’abattirent dans le rio.

Au milieu de clameurs plus violentes, une vingtaine de quadrumanes s’engagèrent entre les lianes, prêts à se précipiter.

On dut prestement recharger les armes et tirer sans perdre un instant. Une fusillade assez nourrie s’ensuivit. Dix ou douze gorilles et chimpanzés furent blessés avant que le radeau se trouvât sous le pont végétal et, découragés, leurs congénères s’enfuirent sur les rives.

Une réflexion qui vint à l’esprit, c’est que, si le professeur Garner se fût installé dans ces profondeurs de la grande forêt, son sort aurait été celui du docteur Johausen. En admettant que ce dernier eût été accueilli par la population forestière de la même façon que Khamis, John Cort et Max Huber, en fallait-il davantage pour expliquer sa disparition? Toutefois, en cas d’agression, on eût dû en retrouver les témoignages non équivoques. Grâce aux instincts destructeurs des singes, la cage ne serait pas restée intacte, et il n’y en aurait eu que les débris à la place qu’elle occupait.

Après tout, à cette heure, le plus urgent n’était pas de s’inquiéter du docteur allemand, mais de ce qu’il adviendrait du radeau. Précisément, la largeur du rio diminuait peu à peu. A cent pas sur la droite, en avant d’une pointe, l’eau tourbillonnante indiquait un fort remous. Si le radeau y tombait, ne subissant plus l’action du courant détourné par la pointe, il serait drossé contre la berge. Khamis pouvait bien avec sa godille le maintenir au fil de l’eau, mais l’obliger à s’écarter du remous, ce serait difficile. Les singes de la rive droite viendraient l’assaillir en grand nombre. Aussi les mettre en fuite à coups de fusil s’imposait-il. Les carabines se mirent donc de la partie au moment où le radeau commençait à tourner sur lui-même.

Un instant après, la bande avait disparu. Ce n’étaient pas les balles, ce n’étaient pas les détonations qui l’avaient dispersée. Depuis une heure, un orage montait vers le zénith. Les nuages blafards couvraient maintenant le ciel. A ce moment, les éclairs embrasèrent l’espace, et le météore se déchaîna avec cette prodigieuse rapidité, particulière aux basses latitudes. A ces formidables éclats de la foudre, les quadrumanes ressentirent ce trouble instinctif que produit sur tous les animaux l’influence électrique. Ils prirent peur, ils allèrent chercher sous de plus épais massifs un abri contre ces coruscations aveuglantes, ce formidable déchirement des nues. En quelques minutes, les deux berges furent désertes, et, de cette bande, il ne resta qu’une vingtaine de corps, sans vie, étendus entre les roseaux des berges.

 

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