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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

Un fâcheux voisinage.

 

a ville de Vancouver n’est point sur la grande île du même nom. Elle occupe un point de cette langue de terre qui se détache du littoral colombien. Ce n’est qu’une métropole. La capitale de la Colombie britannique, Victoria, dont la population atteint seize mille âmes, est précisément bâtie sur la côte sud-est de l’île, où se trouve également New Westminster avec ses dix mille habitants.

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Vancouver est située à l’extrémité d’une rade ouverte sur le sinueux détroit de Juan-de-la-Fuca, qui se prolonge vers le Nord-Ouest. En arrière de la rade pointe le clocher d’une chapelle, entre d’épaisses frondaisons de pins et de cèdres qui suffiraient à cacher les hantes tours d’une cathédrale.

Après avoir suivi la partie méridionale de l’île, le canal en contourne les côtes orientales et septentrionales. On le voit, le port de Vancouver est facilement accessible aux navires venant du Pacifique, qu’ils descendent le littoral canadien ou qu’ils remontent le littoral des États-Unis d’Amérique.

Les fondateurs de la ville de Vancouver ont-ils trop préjugé de l’avenir? Ce qui est certain, c’est qu’elle suffirait à une population de cent mille habitants, et une telle population circulerait encore à l’aise à travers la dernière de ses rues géométriquement tracées à angles droits. Elle a des églises, des banques, des hôtels, s’éclaire au gaz et à l’électricité, est desservie par des ponts lances à travers l’estuaire de False Bay et possède un parc de trois cent quatre-vingts hectares aménagé sur la péninsule du nord-ouest.

En quittant la gare, Summy Skim et Ben Raddle s’étaient fait conduire à Westminster Hôtel, où ils devaient demeurer jusqu’au jour de leur départ pour le Klondike.

Le difficile fut précisément de trouver à se loger dans cet hôtel encombré de voyageurs. Les trains et les paquebots versaient alors jusqu’à douze cents émigrants par vingt-quatre heures. On imaginera sans peine le profit qu’en retirait la ville, et plus spécialement cette classe de citoyens qui se sont donné la mission d’héberger les étrangers, en leur imposant des prix invraisemblables, en échange de nourritures parfois plus invraisemblables encore. Sans doute, la population flottante de Vancouver n’y séjournait jamais que le moins de temps possible, si grande était la hâte de tous ces aventuriers d’être rendus sur les territoires dont l’or les attirait comme l’aimant attire le fer. Mais encore fallait-il pouvoir partir, et bien souvent la place manquait sur les nombreux steamers qui remontent vers le Nord, après escale aux divers ports du Mexique et des États-Unis.

Deux routes mènent de Vancouver au Klondike. L’une, à travers le Pacifique, va chercher, à Saint-Michel, sur la côte occidentale de l’Alaska, l’embouchure du Yukon, et en remonte le cours jusqu’à Dawson City. L’autre, maritime de Vancouver à Skagway, devient ensuite terrestre entre cette ville et la capitale du Klondike. Laquelle de ces deux routes allait choisir Ben Raddle?

Dès que les deux cousins eurent pris possession de leur chambre, la première demande que posa Summy Skim fut celle-ci:

«Pour combien de temps, mon cher Ben, sommes-nous à Vancouver?

– Pour quelques jours seulement, répondit Ben Raddle. Je ne pense pas qu’il en faille davantage pourvoir arriver le Foot Ball.

– Va pour le Foot Ball, répondit Summy. Et qu’est ce Foot Ball, je te prie?

– Un steamer du Canadian Pacific, qui nous transportera à Skagway, et sur lequel je vais dès aujourd’hui retenir deux places.

– Ainsi, Ben, entre les différentes routes du Klondike, tu as fait ton choix?

– Le choix était tout indiqué, Summy. Nous prendrons la route qui est le plus généralement suivie, et, en longeant le littoral colombien à l’abri des îles, nous atteindrons Skagway sans fatigue. A cette époque de l’année, le lit du Yukon est encore encombré de glaces, et il n’est pas rare que les navires périssent au milieu de la débâcle, ou que, à tout le moins, ils soient retardés jusqu’au mois de juillet. Le Foot Ball, au contraire, ne mettra pas plus d’une semaine à se rendre soit à Skagway, soit même à Dyea. Une fois débarqués, nous aurons, il est vrai, à franchir les rampes assez rudes du Chilkoot ou de la White Pass. Mais, au delà, moitié par terre, moitié par les lacs, nous atteindrons sans trop de peine le Yukon, qui nous portera à Dawson City. J’estime que nous serons à destination avant le mois de juin, c’est-à-dire au début de la bonne saison. Pour le moment, nous n’avons qu’à prendre patience, en attendant l’arrivée du Foot Ball.

– D’où vient-il, ce paquebot au nom sportif? demanda Summy Skim.

– Précisément de Skagway, car il est affecté au service régulier entre Vancouver et cette ville. On l’attend pour le 14 de ce mois au plus tard.

– Le 14 seulement! se récria Summy.

– Ah! ah! dit Ben Raddle en riant, te voilà plus pressé que moi!

– Oui certes, approuva Summy, puisque, après tout, il faut bien partir avant d’être revenu!»

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Magasin d'équipements de prospecteurs.

Les deux cousins n’allaient pas être très absorbés par leurs occupations pendant ce séjour à Vancouver. Leur équipement n’était pas à compléter. Il ne s’agissait pas d’acquérir le matériel nécessaire à l’exploitation d’un claim, puisqu’ils devaient trouver sur place celui de l’oncle Josias. Le confort dont ils avaient joui dans le train du Transcontinental Pacific, ils le retrouveraient à bord du Foot Ball. Ce serait à Skagway que Ben Raddle aurait plus spécialement à se préoccuper des moyens de transport jusqu’à Dawson City. Il lui faudrait alors se procurer un bateau démontable pour la navigation des lacs, un attelage de chiens pour les traîneaux, seul moyen pratique de locomotion sur les plaines glacées de l’extrême Nord, à moins, toutefois, qu’il n’estimât préférable de traiter avec un chef de portage, qui se chargerait, à forfait, de les conduire à Dawson City. Dans l’un et l’autre cas, évidemment, le voyage ne laisserait pas d’être fort coûteux. Mais ne suffirait-il pas d’une ou deux belles pépites pour rentrer et au delà dans ces débours?

Du reste, telle était l’animation de la ville, telle était l’affluence des voyageurs, que les deux cousins, malgré leur désœuvrement, ne s’ennuyèrent pas un instant. Rien de curieux comme les arrivées des trains, qu’ils vinssent de l’est du Dominion ou des États de l’Union. Rien d’intéressant comme le débarquement de ces milliers de passagers que les steamers déposaient sans cesse à Vancouver. Que de gens, en attendant leur départ pour Skagway, erraient le long des rues, la plupart réduits à se blottir dans tous les coins du port ou sous les madriers des quais inondés de lumière électrique.

L’occupation ne manquait pas à la police au milieu de cette foule grouillante d’aventuriers sans feu ni lieu, attirés par le prodigieux mirage du Klondike. A chaque pas, on rencontrait ces agents vêtus d’un sombre uniforme couleur feuille morte, prêts à intervenir dans d’incessantes querelles qui menaçaient de finir dans le sang.

Assurément, ces constables accomplissent leur tâche souvent périlleuse, toujours difficile, avec tout le zèle et tout le courage qui sont nécessaires dans ce monde d’émigrants où se heurtent toutes les classes sociales, et plus particulièrement l’innombrable classe des déclassés. Mais comment ne leur vient-il pas à l’esprit qu’il y aurait peut-être pour eux plus de profit et moins de péril à laver les boues des affluents du Yukon? Comment ne pensent-ils pas aux cinq constables canadiens qui, presque au début du Klondike, revinrent au pays avec deux cent mille dollars de bénéfices? Cela fait honneur à leur force d’âme, puisqu’ils ne se laissent pas griser comme tant d’autres.

La lecture des journaux apprit à Summy Skim que, pendant l’hiver, la température tombait parfois au Klondike à 60 degrés centigrades au-dessous de zéro. D’abord, il n’en crut rien, mais, ce qui lui donna à réfléchir, ce fut de voir chez un opticien de Vancouver plusieurs thermomètres gradués jusqu’à 90 degrés au-dessous de glace. «Bah! se disait-il vainement pour se rassurer, c’est affaire d’amour-propre… Quatre-vingt-dix degrés!.. Les Klondiciens, fiers de leurs froids exceptionnels, mettent une certaine coquetterie à les faire valoir!» Summy Skim, néanmoins, demeurait inquiet, et finalement il se décida à franchir le seuil de la boutique, pour examiner de près ces inquiétants thermomètres.

Les divers modèles que le marchand lui présenta étaient tous gradués, non pas suivant l’échelle Fahrenheit, en usage dans le Royaume-Uni, mais selon l’échelle centigrade, plus particulièrement adoptée au Dominion, encore imbu des coutumes françaises.

Après examen, Summy Skim dut convenir qu’il ne s’était pas trompé. Ces thermomètres étaient réellement établis en prévision de températures aussi excessives.

«Ces thermomètres sont construits avec soin? demanda Summy Skim, pour dire quelque chose.

– Assurément, monsieur, répondit l’opticien. Je crois que vous serez satisfait.

– Pas le jour, du moins, où ils marqueront soixante degrés, déclara Summy Skim du ton le plus sérieux.

– Bon, répliqua le marchand, l’essentiel est qu’ils marquent juste.

– C’est un point de vue, monsieur. Mais, dites-moi, insinua Summy Skim, c’est par pure réclame, je présume, que ces instruments sont à votre étalage? Je ne pense pas que, dans la pratique…

– Eh bien?

– …la colonne d’alcool tombe jamais à soixante degrés.

– Fréquemment, monsieur, affirma le marchand avec vivacité, fréquemment et même plus bas encore.

– Plus bas!

– Pourquoi pas? répondit l’industriel, non sans une évidente fierté. Et si monsieur désire un instrument gradué jusqu’à cent degrés…

– Merci… merci, se hâta de dire Summy Skim épouvanté. Soixante degrés me paraissent largement suffisants!»

Et même, à quoi bon cette acquisition? Lorsque les yeux sont brûlés sous les paupières rougies par l’âpre bise du nord, lorsque l’haleine retombe en neige, lorsque le sang à demi glacé est sur le point de s’embâcler dans les veines, lorsqu’on ne peut toucher un objet de métal sans y laisser la peau de ses doigts, lorsqu’on gèle devant les foyers les plus ardents comme si le feu lui-même avait perdu toute chaleur, il n’y a pas en vérité grand intérêt à savoir si le froid qui vous tue s’arrête à soixante ou atteint cent degrés.

Cependant les jours s’écoulaient, et Ben Raddle ne cachait pas son impatience. Le Foot Ball avait-il donc éprouvé des retards de mer? On savait qu’il avait quitté Skagway le 7 avril. Or, la traversée ne durait pas plus de six jours, et il aurait dû être, le 13, en vue de Vancouver.

Le paquebot, consacré au transport des émigrants et de leurs bagages, à l’exclusion de toute marchandise, ne ferait, il est vrai, qu’une très courte relâche. Vingt-quatre heures, trente-six heures tout au plus, suffiraient au nettoyage des chaudières, à l’approvisionnement en charbon et en eau douce, à l’embarquement, enfin, des quelques centaines de passagers qui avaient retenu leur place à l’avance.

Quant à ceux qui n’avaient pas eu cette précaution, il leur faudrait prendre les autres paquebots attendus après le Foot Ball. Jusque-là, les hôtels et auberges de Vancouver ne pouvant suffire à les recevoir, des familles entières coucheraient à la belle étoile. Que l’on juge par leurs misères présentes de celles que leur réservait l’avenir!

La plupart de ces pauvres gens ne devaient pas se trouver plus confortablement à bord des paquebots qui les transporteraient de Vancouver à Skagway, où commencerait pour eux l’interminable, l’épouvantable voyage qui les conduirait jusqu’à Dawson City. A bord, les cabines de l’arrière et de l’avant suffisent à peine aux passagers les plus fortunés; l’entrepont donne asile à des familles qui s’y entassent pour ces six à sept jours de traversée pendant lesquels ils doivent pourvoir à leurs besoins. Quant au plus grand nombre, ils acceptent d’être enfermés dans la cale comme des animaux, comme des colis. Et, en vérité, cela vaut encore mieux que d’être exposé sur le pont à toutes les rigueurs atmosphériques, aux rafales glacées, aux tempêtes de neige si fréquentes en ces parages voisins du cercle polaire.

Vancouver n’était pas envahie seulement par les émigrants arrivant de toutes les parties de l’Ancien et du Nouveau Monde. Il fallait compter aussi avec les centaines de mineurs qui n’entendent point passer la mauvaise saison dans les glacières de Dawson City.

Pendant l’hiver, il est impossible de continuer l’exploitation des claims; tous les travaux sont forcément suspendus, lorsque le sol est recouvert de dix à douze pieds de neige, lorsque, sur ces épaisses couches saisies par des froids de quarante à cinquante degrés et rendues aussi dures que du granit, se brisent le pic et la pioche.

Aussi, ceux des prospecteurs qui le peuvent, ceux que la chance a favorisés dans une certaine mesure préfèrent-ils revenir dans les principales villes de la Colombie. Ceux-là ont do l’or à dépenser, et ils le dépensent avec une prodigalité insouciante dont on ne saurait se faire une idée. Ils ont cette conviction que la fortune ne les abandonnera pas, que la saison prochaine sera fructueuse, que de nouveaux gisements seront découverts et mettront entre leurs mains des monceaux de pépites. A eux les meilleures chambres dans les hôtels et les meilleures cabines dans les paquebots.

Summy Skim l’eut promptement constaté, c’est parmi cette catégorie de mineurs que figuraient les gens les plus violents, les plus grossiers, les plus tapageurs, ceux qui se livraient à tous les excès dans les tripots, dans les casinos où, l’argent à la main, ils parlaient en maîtres.

A vrai dire, le brave Summy se préoccupait peu de cette engeance. Estimant, ce en quoi il se trompait peut-être, qu’il ne pouvait avoir jamais rien de commun avec l’un quelconque de ces peu recommandables aventuriers, il écoutait d’une oreille distraite ce que la rumeur publique lui apprenait sur leur compte, et bientôt il n’y pensait plus.

Le 14 avril, dans la matinée, Ben Raddle et lui se promenaient sur le quai, lorsque la sirène d’un steamer se fit entendre.

«Serait-ce enfin le Foot Ball? s’écria Summy.

– Je ne le pense pas, répondit Ben Raddle. Ces sifflets viennent du sud, et c’est par le nord que le Foot Ball doit arriver.»

Il s’agissait, en effet, d’un vapeur qui ralliait le port de Vancouver en remontant le détroit de Juan-de-la-Fuca et qui, par conséquent, ne pouvait venir de Skagway.

Cependant, n’ayant rien de mieux à faire, Ben Raddle et Summy Skim se dirigèrent vers l’extrémité de la jetée, au milieu du nombreux public que l’arrivée d’un bateau attirait toujours. C’étaient d’ailleurs plusieurs centaines de passagers qui allaient débarquer, en attendant qu’il leur fût possible de prendre passage sur un des paquebots qui font le service du Nord, et le spectacle ne pouvait manquer d’être pittoresque.

Le navire qui s’avançait à coups de sifflet stridents était le Smyth, bâtiment de 2500 tonnes, qui venait de faire toutes les escales de la côte, depuis le port mexicain d’Acapulco. Spécialement affecté au service du littoral, il allait redescendre vers le Sud, après avoir déposé à Vancouver ses passagers, qui en augmenteraient encore l’encombrement.

A peine le Smyth eut-il accosté le ponton, que son chargement humain se porta d’un même mouvement vers la coupée. En un clin d’œil, ce fut une cohue, gens et choses enchevêtrés de telle sorte que personne, à vrai dire, ne semblait plus pouvoir passer.

En tous cas, tel n’était pas l’avis de l’un des passagers, qui se démenait furieusement pour être le premier à terre. Sans doute, celui-ci était un habitué et savait combien il était essentiel de s’inscrire avant les autres au bureau des départs pour le Nord. C’était un gaillard de forte taille, brutal et vigoureux, la barbe noire et drue, le teint hâlé des hommes du Sud, le regard dur, la physionomie méchante, l’abord antipathique. Un autre passager l’accompagnait, de même nationalité à en juger par son apparence, et qui ne semblait ni plus patient ni plus sociable que lui.

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La hâte des autres était, probablement, aussi grande que celle de ce passager impérieux et bruyant. Mais le moyen de devancer cet énergumène, qui jouait des coudes, sans tenir aucun compte des injonctions des officiers et du capitaine, et repoussait ses voisins, en les insultant d’une voix rauque, qui accentuait la dureté de ses injures, proférées moitié en anglais, moitié en espagnol.

«By God! s’écria Summy Skim, voilà ce qu’on peut appeler un agréable compagnon de route, et, s’il doit prendre passage à bord du Foot Ball

– Bah! pour quelques jours de traversée seulement, répondit Ben Raddle, nous saurons bien nous tenir ou le tenir à l’écart.»

A ce moment un curieux, qui se trouvait auprès des deux cousins, s’écria:

«Eh mais ! c’est ce damné Hunter. Voilà qui nous promet du bruit dans les tripots ce soir, s’il ne quitte dès aujourd’hui Vancouver!

– Tu vois, Ben, fit Summy à son cousin, je ne m’étais pas trompé. C’est une célébrité, ce particulier-là.

– Oui, accorda Ben, il est très connu…

– Et pas à son avantage!

– Sans doute, expliqua Ben Raddle, un de ces aventuriers qui vont en Amérique passer la mauvaise saison et qui retournent au Klondike à l’époque favorable pour recommencer une nouvelle campagne.»

Hunter revenait, en effet, du Texas, son pays d’origine, et si son compagnon et lui arrivaient ce jour-là à Vancouver, c’était effectivement avec l’intention de continuer plus au Nord, à bord du premier paquebot en partance. Tous deux, métis hispano-américains, trouvaient, dans ce monde si mêlé des chercheurs d’or, le milieu qui convenait précisément à leurs instincts violents, à leurs mœurs révoltantes, à leurs passions brutales, à leur goût pour l’existence irrégulière où tout est donné au hasard.

En apprenant que le Foot Ball n’était pas arrivé et ne pourrait, selon toute vraisemblance, reprendre la mer avant trente-six ou quarante-huit heures, Hunter se fit conduire à Westminster Hôtel où les deux cousins étaient descendus six jours plus tôt. Summy se trouva nez à nez avec lui, en pénétrant dans le hall de l’hôtel.

«Décidément, c’est une gageure», bougonna Summy entre ses dents.

C’est en vain qu’il s’efforça de vaincre la désagréable impression que lui laissait sa rencontre avec ce triste personnage. Il avait beau se dire que ce Hunter et lui, noyés dans la foule immense des émigrants, avaient des milliers de chances de ne plus se retrouver face à face, quelque chose l’imposait à son esprit. C’est presque inconsciemment, comme si quelque obscur pressentiment l’y poussait, que deux heures plus tard il s’adressait au bureau de l’hôtel et tentait d’obtenir quelques éclaircissements sur le nouveau venu.

«Hunter? lui fut-il répondu, qui ne le connaît?

– C’est un propriétaire de claim?

– Oui, d’un claim qu’il exploite lui-même.

– Et il est situé, ce claim?..

– Au Klondike.

– Et plus spécialement?

– Sur le Forty Miles Creek.

– Le Forty Miles Creek, répéta Summy surpris. C’est réellement curieux. Dommage que je ne puisse connaître le numéro de son claim. Je parierais…

– Mais, ce numéro, dit l’interlocuteur de Summy, tout le monde vous le dira à Vancouver.

– C’est?..

– Le numéro 131.

– Mille carabines! s’exclama Summy abasourdi. Et nous le 129! Nous sommes les voisins de ce délicieux gentleman. Voilà qui nous promet de l’agrément.»

Summy Skim ne savait pas si bien dire.

 

 

Chapitre V

À bord du «Foot Ball».

 

e Foot Ball prit la mer le 16 avril, avec quarante-huit heures de retard. Si ce steamer de douze cents tonneaux ne comptait pas plus de passagers que de tonnes, c’est que l’inspecteur de la navigation avait mis son veto.

Déjà, d’ailleurs, la ligne de flottaison, indiquée par le zéro barré point sur la coque, se trouvait au-dessous de son niveau normal.

En vingt-quatre heures les grues du quai avaient déposé à bord les innombrables colis des émigrants, tout un lourd matériel de mine augmenté d’un imposant troupeau de bœufs, de chevaux, d’ânes et de rennes, sans parler de plusieurs centaines de chiens, appartenant à la race du Saint-Bernard ou des Esquimaux, dont seraient formés les attelages des traîneaux à travers la région des lacs.

Les passagers du Foot Ball étaient de toute nationalité, Anglais, Canadiens, Français, Norvégiens, Suédois, Allemands, Australiens, Américains du Sud et du Nord, les uns avec leur famille, les autres seuls.

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Tout ce monde, grouillant à bord du navire, l’emplissait d’un pittoresque désordre.

Dans les cabines, on avait augmenté le nombre des cadres, portés à trois ou quatre, au lieu de deux. L’entrepont présentait l’aspect d’un vaste dortoir, avec une série de tréteaux établis en abord, entre lesquels étaient tendus des hamacs. Quant au pont, lu circulation y était fort difficile. De pauvres gens, qui n’avaient pu s’assurer une cabine, dont le prix est de trente-cinq dollars, s’y entassaient le long des tambours et des bastingages. C’est là qu’ils faisaient leur maigre cuisine, et qu’ils vaquaient, à la vue de tous, aux soins de leur toilette et de leur ménage.

Ben Raddle avait pu retenir deux places dans une des cabines de l’arrière. Elle en contenait une troisième occupée par un Norvégien, nommé Royen, qui possédait un claim sur la Bonanza, l’un des affluents du Klondike. C’était un homme paisible et doux, hardi et prudent à la fois, de cette race Scandinave qui obtient le succès par l’opiniâtreté d’un lent effort. Originaire de Christiana, après avoir passé l’hiver dans sa ville natale, il retournait à Dawson City. Compagnon de voyage peu communicatif et, en somme, peu gênant.

Il était heureux pour les deux cousins qu’ils n’eussent pas à partager la cabine du Texien Hunter. D’ailleurs, l’eussent-ils voulu, ce partage eût été impossible. Hunter avait réussi à retenir, à coups de dollars, une cabine de quatre places pour son compagnon et lui. C’est en vain que plusieurs passagers avaient prié ces grossiers personnages de leur céder les deux places vacantes. Ils en avaient été pour un brutal refus.

On le voit, ce Hunter et ce Malone – ainsi se nommait l’acolyte du Texien – ne regardaient pas au prix. Ce qu’ils gagnaient à l’exploitation de leur claim, ils étaient gens à le dépenser en folles prodigalités, à le jeter par poignées sur des tables de baccarat ou de poker. Nul doute qu’ils ne fissent, au cours du voyage, de longues stations dans le salon de jeu du Foot Ball.

Sorti dès six heures du matin du port et de la baie de Vancouver, le Foot Ball prit direction à travers le canal, afin d’en gagner l’extrémité septentrionale. A partir de ce point, le plus souvent à l’abri des îles de la Reine Charlotte et du Prince de Galles, il n’aurait qu’à remonter à petite distance le long de la côte américaine.

Au cours de ces six journées de navigation, les passagers de l’arrière ne pourraient guère quitter la dunette qui leur était réservée. Pour varier leur promenade, ils ne devaient pas compter sur le pont, tout encombré des baraquements qui renfermaient les animaux, bœufs, chevaux, ânes, rennes, et sillonné en tous sens par la meute des chiens, qui circulaient en hurlant au milieu de groupes pitoyables, hommes encore jeunes mais frappés du stigmate de la misère, femmes épuisées entourées d’enfants souffreteux. Ce n’est pas pour exploiter quelque gisement à leur compte qu’ils émigraient, ceux-là, mais pour mettre leurs bras au service des syndicats dont ils se disputeraient les salaires.

«Enfin, dit Summy Skim, au moment où le paquebot sortait de la rade, tu l’as voulu, Ben. Cette fois, nous voici bien en route pour l’Eldorado. Nous faisons partie, nous aussi, de ce monde des chercheurs d’or, qui ne paraît pas être des plus recommandables.

– Il serait difficile qu’il en fût autrement, mon cher Summy, répondit Ben Raddle. Il faut le prendre tel qu’il est.

– J’aimerais bien mieux ne pas le prendre du tout, répliqua Summy. Que diable! Ben, nous ne sommes pas de ces gens-là. Que nous ayons hérité d’un claim, soit! Que ce claim soit truffé de pépites, j’y consens! Ce n’est pas une raison pour nous muer en chercheurs d’or.

– C’est entendu, répondit Ben Raddle avec un imperceptible mouvement d’épaules qui ne rassura guère Summy Skim.

Et celui-ci d’insister:

– Nous allons au Klondike pour vendre le claim de notre oncle Josias, c’est bien convenu, n’est-ce pas?.. Seigneur! rien qu’à cette pensée que nous pourrions partager les instincts, les passions, les mœurs de cette cohue d’aventuriers!..

– Attention! dit Ben Raddle en raillant, tu vas prêcher, Summy!

– Et pourquoi pas, Ben? Oui, j’en ai horreur de cette exécrable soif de l’or, de cet affreux désir de richesses qui font braver tant de misères. C’est du jeu, cela. C’est la course au gros lot, à la grosse pépite… Ah! quand je songe qu’au lieu de naviguer à bord de ce steamer, en route vers des contrées invraisemblables, je devrais être à Montréal, faisant mes préparatifs pour passer la belle saison dans les délices de Green Valley!

– Tu m’avais promis de ne pas récriminer, Summy.

– C’est fini, Ben, c’est la dernière fois. Désormais je ne pense plus qu’à…

– A gagner Dawson City? demanda Ben Raddle, non sans quelque ironie.

– A en revenir, Ben, à en revenir,» répondit Summy Skim.

Tant que le Foot Ball avait navigué dans le canal, les passagers n’avaient pas souffert de la mer. A peine si le roulis se faisait sentir. Mais, lorsque le paquebot eut dépassé l’extrême pointe de l’île de Vancouver, il fut exposé à la houle du large.

Le temps était froid, la brise âpre. Des lames assez fortes battaient les grèves du littoral colombien. Des rafales où se mélangeaient la pluie et la neige tombaient avec violence. On imagine ce que durent souffrir les passagers du pont, pour la plupart accablés par le mal de mer. Les animaux n’étaient pas moins éprouvés. A travers les sifflements des rafales, c’était un concert de beuglements, de hennissements, de braiments dont on ne saurait se faire une idée. Le long des roufs couraient et se roulaient les chiens qu’il était impossible de renfermer ou de tenir à l’attache. Certains, devenus furieux, sautaient à la gorge des gens, cherchaient à mordre, et le maître d’équipage dut en abattre quelques-uns à coups de revolver.

Pendant ce temps, en compagnie d’une bande de joueurs, que, dès le premier jour, ils étaient parvenus à racoler, le Texien Hunter et son camarade Malone vivaient autour d’une table de monte et de faro. Du salon de jeu, transformé en tripot, s’échappaient, jour et nuit, des vociférations et des provocations d’une sauvage brutalité.

Quant à Ben Raddle et à Summy Skim, inutile de dire qu’ils bravaient le mauvais temps. Observateurs déterminés, ils ne quittaient pas la dunette de toute la journée, et ne regagnaient leur cabine que la nuit venue. Ils ne se lassaient pas du spectacle que leur donnaient, et le pont grouillant d’une confuse multitude, et la dunette où se croisaient des types moins pittoresques peut-être, mais plus caractéristiques, pour la plupart représentants de la classe supérieure de cette race d’aventuriers. Dès les premières heures de la traversée, ils avaient nécessairement remarqué deux passagers, ou plus exactement deux passagères, qui tranchaient violemment sur la triste compagnie environnante, lieux jeunes femmes de vingt à vingt-deux ans, deux jeunes filles plutôt, sœurs à en juger par un certain «air de famille», l’une brune et l’autre blonde, toutes deux petites, et fort jolies au demeurant.

Elles ne se quittaient pas. On apercevait toujours la blonde à rôle de la brune, qui semblait être le chef de cette association du premier degré. Ensemble, elles faisaient dès le matin une longue promenade à l’arrière, puis elles se risquaient sur le pont, circulaient au milieu de sa population misérable, et, s’arrêtant auprès des mères chargées de famille, s’ingéniaient à rendre les mille services délicats dont les femmes seules sont capables.

Bien des fois, Ben et Summy avaient assisté du haut de la dunette à ce touchant spectacle, et leur intérêt pour ces deux jeunes filles s’en était accru. La violence du cadre mettait en valeur leur réserve si digne, leur distinction si évidente, que nul parmi tous ces gens sans aveu qu’elles coudoyaient à chaque instant ne s’était avisé de leur manquer jusqu’ici de respect.

Que faisait à bord du Foot Ball ce couple jeune et charmant? Les deux cousins se posaient cette question sans pouvoir y répondre, et, par degrés, leur sympathique intérêt se compliquait d’une grandissante curiosité.

Au surplus, on ne pouvait méconnaître que les deux jeunes filles n’eussent trouvé d’autres admirateurs parmi leurs compagnons de route. Il en était deux, à tout le moins, qui leur accordaient une particulière attention, et ces deux-là n’étaient autres que le Texien Hunter et son âme damnée Malone. Chaque fois qu’ils se décidaient à abandonner leur table de jeu pour venir sur la dunette respirer hâtivement un peu d’air, ils en donnaient une preuve nouvelle. Se poussant réciproquement du coude, échangeant des coups d’œil blessants, agrémentés d’insinuations plus ou moins offensantes proférées à haute et intelligible voix, ils tournaient autour des deux sœurs, qui ne semblaient pas, d’ailleurs, s’apercevoir de leur existence.

Souvent, Ben Raddle et Summy Skim avaient assisté à ce manège, et le désir ne leur manquait pas d’intervenir. Mais de quel droit l’eussent-ils fait? A tout prendre, Hunter et Malone ne dépassaient pas les limites tolérables dans un pareil milieu, et les objets de leur grossière assiduité n’avaient réclamé le secours de personne.

Les deux cousins se bornaient donc à surveiller de loin leurs futurs voisins de Forty Miles Creek, mais en désirant sans cesse davantage qu’un hasard leur permît de faire connaissance avec les jeunes passagères.

L’occasion ne s’en présenta que le quatrième jour de la traversée. A l’abri de l’île de la Reine Charlotte, le Foot Ball naviguait alors dans des conditions moins dures, sur une mer que ne troublaient plus les houles du large. Du côté de la terre, se succédaient des fjords comparables à ceux de la Norvège et qui devaient évoquer maints souvenirs du pays chez le compagnon de cabine de Summy Skim et de Ben Raddle. Autour de ces fjords se dressaient de hautes falaises, boisées pour la plupart, entre lesquelles apparaissaient, sinon des villages, du moins des hameaux de pêcheurs et, souvent, quelque maisonnette isolée, dont les habitants, d’origine indienne, vivaient de la chasse et de la pêche. Au passage du Foot Ball, ils venaient vendre leurs produits qui trouvaient facilement acquéreurs.

Si, en arrière des falaises, à une distance assez reculée, des montagnes profilaient leurs crêtes neigeuses à travers le brouillard, du côté de l’île de la Reine Charlotte on n’apercevait que do longues plaines ou d’épaisses forêts toutes blanches de givre. Ça et là, se montraient aussi quelques agglomérations de cases, sur les bords d’étroites criques où les barques de pêche attendaient un vent favorable. C’est au moment où le Foot Ball atteignait l’extrémité de l’île de la Reine Charlotte que les deux cousins entrèrent en relation avec les passagères, objets de leur sympathique attention. Cela se fit de la manière la plus banale, à l’occasion d’une quête charitable entreprise par celles-ci au profit d’une malheureuse femme qui venait de mettre au monde, à bord même du paquebot, un enfant, d’ailleurs robuste et bien portant.

Suivie comme de coutume de sa blonde compagne, la jeune fille brune vint tendre la main à Ben et à Summy, au même titre qu’à tous les autres voyageurs. Après qu’ils lui eurent remis leur obole, Ben Raddle, entamant délibérément la conversation, obtint, sans plus de formalités, les éclaircissements qu’il désirait. En un instant, il sut que les deux passagères étaient, non pas sœurs mais cousines germaines, du même âge à quelques jours près, que leur nom de famille était Edgerton, et que, si la passagère blonde avait Edith comme prénom, Jane était celui de la brune.

Ces renseignements, c’est Jane qui, sans la moindre hésitation ni le moindre embarras, les lui avait donnés en quelques mots concis et nets; après quoi elle s’était éloignée, fidèlement suivie de sa cousine, qui n’avait même pas ouvert la bouche.

La curiosité de Ben et de Summy n’était nullement satisfaite par ces brèves confidences. Le champ de leurs hypothèses se trouvait au contraire agrandi. Edgerton, ainsi se nommaient deux frères qui avaient eu leur heure de célébrité panaméricaine. Grands brasseurs d’affaires, leur fortune, érigée en quelques heures par une audacieuse spéculation sur les cotons, avait été longtemps colossale, puis le sort contraire avait, d’un seul coup, l’ait succéder la ruine à la richesse, et les frères Edgerton avaient disparu dans la foule anonyme, qui en a englouti et en engloutira tant d’autres. Y avait-il quelque chose de commun entre ces fabuleux milliardaires et les jeunes passagères du Foot Bull?

Rien de plus simple que d’obtenir réponse à cette question. La glace était rompue, maintenant, et ce n’est pas aux environs du cercle polaire qu’on s’embarrasse des prescriptions du protocole mondain. Aussi, moins d’une heure après la première entrevue, Ben Raddle abordait-il Jane Edgerton et reprenait-il son enquête, en procédant par interrogations directes.

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, Edith et Jane Edgerton étaient bien les filles des deux «Rois du Coton», comme on avait jadis appelé leurs pères. Âgées de vingt-deux ans, dépourvues de la moindre parcelle de cet or que ceux-ci avaient remué à la pelle, elles étaient seules, sans famille, orphelines, leurs mères étant mortes depuis longtemps, et les deux frères Edgerton ayant péri, six mois plus tôt, le même jour, dans un accident de chemin de fer.

Tandis que Ben interrogeait et que Jane répondait, Edith et Summy gardaient symétriquement le silence. Plus timides, peut-être, d’allure en tous cas moins décidée, ils semblaient vraiment se faire pendant de part et d’autre des deux interlocuteurs.

«Y aurait-il indiscrétion, miss Edgerton, continua Ben Raddle poursuivant la conversation, à vous faire part de l’étonnement que nous avons éprouvé, mon cousin et moi, en vous apercevant à bord du Foot Ball, et à vous demander dans quel but vous avez entrepris ce long et pénible voyage?

– Nullement, répondit Jane Edgerton. Un ancien médecin de mon oncle, le docteur Pilcox, nommé récemment directeur de l’hôpital de Dawson City, a offert une place d’infirmière à ma cousine Edith, qui a accepté tout de suite et s’est mise en route sans tarder.

– Pour Dawson City!

– Pour Dawson City.

Les regards des deux cousins, celui de Ben Raddle, toujours calme, celui de Summy Skim, troublé par un commencement d’étonnement, se portèrent vers la blonde Edith, qui supporta paisiblement ces regards, sans en paraître gênée le moins du monde. Ils eurent tout le loisir de dévisager la jeune fille, et, à mesure qu’ils prolongeaient leur examen, son audacieuse entreprise leur paraissait de moins en moins déraisonnable. Peu à peu, ils découvraient l’âme qui se cachait derrière ces traits délicats. Évidemment, Edith était différente de sa cousine. Elle n’en avait pas le regard audacieux, la parole nette, l’attitude catégorique. Mais un observateur attentif n’eût pas mis en doute qu’elle ne l’égalât en calme énergie et en ferme volonté. De modalité différente, ces deux natures étaient de qualité identique. Si tout, dans l’une, disait la décision et l’action, tout, dans l’autre, disait le bon ordre et la méthode. A voir ce front poli, de forme un peu carrée, ces yeux bleus au regard plein de lucide intelligence, on comprenait que toutes les idées, toutes les sensations nouvelles devaient aller automatiquement prendre leur place dans des cases spéciales bien étiquetées, d’où Edith Edgerton pouvait, en cas de besoin, les reprendre à sa guise et sans recherches, comme elle l’eût fait dans un tiroir parfaitement rangé, et que cette tête charmante possédait, en somme, toutes les qualités d’un classeur perfectionné. A n’en pas douter, elle avait au plus haut point un tempérament d’administrateur, cette blonde jeune fille, et on pouvait être assuré qu’elle rendrait les plus grands services à l’hôpital de Dawson City.

– All right! fit Ben Raddle sans manifester la moindre surprise. Et vous-même, miss Jane, comptez-vous donc vous consacrer aussi au soulagement de l’humanité souffrante?

– Oh! moi, répondit Jane en souriant, je suis moins favorisée qu’Edith, et totalement dépourvue de situation sociale. Rien ne me retenant dans le Sud, j’ai préféré aller avec elle chercher fortune vers le Nord, voilà tout.

– Et en quoi faisant, Seigneur?

– Mais, monsieur, répliqua Jane tranquillement, comme tout le monde, en faisant de la prospection.

– Hein! s’exclama Summy tout à fait abasourdi.

Et le respect de la vérité force à dire que Ben Raddle eut besoin de tout son empire sur lui-même pour ne pas imiter son cousin, et pour mettre en pratique son principe qu’un homme digne de ce nom ne doit jamais s’étonner de rien. Prospecter, cette frêle jeune fille!

En attendant, la frêle jeune fille, comme blessée par la malencontreuse exclamation de Summy Skim, s’était retournée vers lui.

– Quoi d’étonnant à cela? interrogea-t-elle d’un air quelque peu agressif.

– Mais… miss Jane… balbutia le bon Summy mal remis de la secousse, vous n’y songez pas?.. Une femme!..

– Et pourquoi, s’il vous plaît, monsieur, une femme ne ferait-elle pas ce que vous faites vous-même? objecta Jane Edgerton sans s’émouvoir.

– Moi!.. protesta Summy. Mais je ne prospecte pas, moi!.. Et encore, si je suis propriétaire d’un claim, et si je vais dans ce pays diabolique, c’est bien malgré moi, je vous prie de le croire. Mon seul désir est d’en revenir au plus tôt.

– Soit! accorda Jane, avec une nuance de dédain dans la voix. Mais vous n’êtes pas seul ici. Ce qui vous effraye, des milliers d’autres le font. Pourquoi une femme ne pourrait-elle les imiter?

– Dame!.. balbutia de nouveau Summy. Il me semble… La force… La santé… Et ne serait-ce que le costume, que diable!..

– La santé? répliqua Jane Edgerton. Je vous souhaite la mienne. La force? Le joujou que j’ai dans ma poche m’en donne plus qu’à six athlètes réunis. Quant à mon costume, je ne vois pas ce qu’il a d’inférieur au vôtre. Il y a peut-être plus de femmes capables de porter les culottes, que d’hommes dignes de revêtir nos jupes!»

Cela dit, Jane Edgerton – une déterminée féministe, à coup sûr – rompit l’entretien d’un signe de tête à l’adresse de Summy complètement dompté, échangea avec Ben Raddle un bref shake-hand, et s’éloigna, suivie de sa silencieuse cousine, qui, durant toute cette fin de conversation, n’avait cessé de sourire d’un air tranquille.

Cependant, le Foot Ball avait dépassé la pointe septentrionale de l’île de la Reine Charlotte. Il fut de nouveau exposé à la haute mer en traversant le Dixon Entrance que ferme au Nord l’île du Prince de Galles; mais, la brise ayant halé le Nord-Est, et venant de la grande terre, les secousses du tangage et du roulis furent moins violentes.

Le nom de Prince de Galles s’applique à tout un archipel assez compliqué qui se termine au Nord en un fouillis d’îlots.

Au delà s’allonge l’île Baranof où les Russes ont fondé le fort do Nouvel Arkangel et dont la principale ville, Sitka, est devenue capitale de la province, depuis la cession de l’Alaska consentie aux États-Unis par l’Empire moscovite.

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Le soir du 19 avril, le Foot Ball passa en vue de Port Simpson, dernier établissement canadien sur le littoral. Quelques heures plus tard, il entrait dans les eaux de l’État américain de l’Alaska, et le 20 avril, d’assez bonne heure, il venait faire escale au port de Wrangel, à l’embouchure de la Stikeen River.

La ville ne comptait alors qu’une quarantaine d’habitations, quelques scieries en activité, un hôtel, un casino et des maisons de jeu, qui ne chômaient guère pendant la saison.

C’est à Wrangel que débarquent les mineurs désireux de se rendre au Klondike par la route du Telegraph Creek, au lieu de suivre celle des lacs au delà de Skagway. Mais cette route ne mesure pas moins de quatre cent trente kilomètres à franchir dans les conditions les plus dures, moins coûteuses cependant. Aussi, malgré les avis qui leur furent donnés que la voie des traîneaux était encore impraticable, une cinquantaine des émigrants quittèrent-ils le bord, résolus à braver les dangers et les fatigues dans les interminables plaines de la Colombie septentrionale.

A partir de Wrangel, le chenal devient plus étroit, les détours plus capricieux. C’est à travers un véritable labyrinthe d’îlots que le Foot Ball atteignit Juneau, village en passe de devenir bourgade, puis ville, ainsi nommé par son fondateur, en 1882.

Deux ans plus tôt, ce même Juneau et son compagnon, Richard Harris, avaient découvert les gisements du Silver Bow Bassin, d’où ils rapportaient soixante mille francs d’or en pépites quelques mois après.

C’est de cette époque que date la première invasion des mineurs, attirés par le retentissement de cette découverte et l’exploitation des terrains aurifères de la région du Cassiar, qui précéda celle du Klondike. Bientôt la mine de Tread Ville, travaillée par deux cent quarante pilons, broyait jusqu’à quinze cents tonnes de quartz par vingt-quatre heures, et rapportait jusqu’à deux millions cinq cent mille francs.

Lorsque Ben Raddle eut mis Summy Skim au courant des merveilleux résultats obtenus sur ces territoires:

«Vraiment, répondit celui-ci, il est fâcheux que l’oncle Josias n’ait pas eu l’idée de passer par ici, en allant à son futur claim de Forty Miles Creek.

– Pourquoi cela, Summy?

– Parce qu’il s’y serait probablement arrêté, et que nous pourrions aujourd’hui faire comme lui.»

Summy Skim parlait d’or. Encore, s’il n’eût été question que d’atteindre Skagway, il n’y aurait pas eu lieu de se plaindre. Mais, bien au contraire, là commenceraient les véritables difficultés, lorsqu’il s’agirait de franchir les passes du Chilkoot et de rejoindre la rive gauche du Yukon par la route des lacs.

Et cependant quelle hâte n’avaient-ils pas, tous ces passagers, de s’aventurer dans la région arrosée par la grande artère alaskienne! S’ils songeaient à l’avenir, ce n’était pas pour prévoir des fatigues, des épreuves, des dangers, des déceptions. Pour eux, le mirage de l’or s’élevait de plus en plus à l’horizon.

Après Juneau, le paquebot remonta le canal qui, pour les navires d’un certain tonnage, se termine à Skagway, où on arriverait le lendemain, mais que les bateaux plats peuvent suivre jusqu’à la bourgade de Dyea. Vers le Nord-Ouest resplendissait le glacier de Muir, haut de deux cent quarante pieds, et dont le Pacifique reçoit incessamment les bruyantes avalanches.

Pendant cette dernière soirée qu’on allait passer à bord, il s’engagea dans la salle des jeux une formidable partie, où plusieurs de ceux qui l’avaient fréquentée au cours de la traversée devaient perdre jusqu’à leur dernier dollar. On comptait, cela va de soi, les deux Texiens Hunter et Malone au nombre de ces joueurs enragés. Les autres, d’ailleurs, ne valaient pas mieux, et il eût été malaisé de faire une différence entre ces aventuriers, qui se retrouvaient d’habitude dans les tripots de Vancouver, de Wrangel, de Skagway et de Dawson City.

Au bruit qui s’échappait du room des joueurs, on ne pouvait mettre en doute qu’il ne fût le théâtre de scènes déplorables. Des cris, des invectives grossières retentissaient; on devait craindre que le capitaine du Foot Ball ne fût contraint d’intervenir. Les autres passagers jugèrent prudent de s’enfermer dans leurs cabines.

Il était neuf heures, lorsque Summy Skim et Ben Raddle songèrent à regagner la leur. En ouvrant la porte du grand salon qu’il leur fallait traverser, ils aperçurent, à l’extrémité opposée, Jane et Edith Edgerton qui, au même instant, se disposaient à rentrer dans leur chambre. Les deux cousins se dirigeaient vers elles pour leur souhaiter le bonsoir, quand la porte de la salle de jeu s’ouvrit soudain avec fracas et livra passage à une douzaine de joueurs, qui firent irruption dans le salon.

A leur tête était Hunter, aux trois quarts ivre et parvenu aux dernières limites de la surexcitation. Brandissant de la main gauche un portefeuille bourré de bank-notes, il hurlait un véritable chant de victoire. La tourbe des aventuriers lui faisait cortège et l’acclamait en tempête.

«Hip! hip! hip! scandait Malone.

– Hurrah! vociférait le chœur comme un seul homme.

– Hurrah! répéta Hunter.

Puis, glissant de plus en plus à l’ivresse complète:

«Steward! appela-t-il d’une voix tonnante, du champagne!.. Dix, vingt, cent bouteilles de champagne!.. J’ai tout ramassé, ce soir!.. Tout! tout! tout!

– Tout! tout! tout! rugit le chœur en écho.

– Et j’invite tout le monde, passagers et équipage, du capitaine au dernier mousse!

Attirés par le bruit, un plus grand nombre de passagers emplissaient maintenant le salon.

– Hurrah!.. Bravo, Hunter! clamèrent les aventuriers, en applaudissant à tout rompre, et des mains et des talons.

Celui-ci ne les écoutait plus. Tout à coup, il avait découvert Edith et Jane Edgerton que la foule empêchait de se retirer. Il s’était élancé, et, saisissant brutalement Jane par la taille:

– Oui, j’invite tout le monde, s’écria-t-il de nouveau, et sans vous oublier, la belle enfant…

Devant cette agression imprévue, Jane Edgerton ne perdit rien de son sang-froid. Ses deux poings, ramenés en arrière, allèrent frapper le misérable en plein visage, conformément aux règles les plus pures de la boxe. Mais que pouvaient ces faibles mains contre un homme hors de lui, dont l’alcool décuplait momentanément la force!

«Eh!.. ricana Hunter, on est méchante, la belle!.. Faudra-t-il donc…

Il n’acheva pas. Une main puissante avait saisi le bandit à la gorge. Irrésistiblement, il allait rouler à dix pas.

Un silence relatif s’était fait dans le salon. On observait les deux adversaires, l’un bien connu par sa violence, l’autre qui venait de prouver sa vigueur. Déjà, Hunter se relevait, un peu étourdi, mais le couteau hors de sa gaine, lorsqu’un nouvel incident modifia ses dispositions belliqueuses.

On descendait du pont, et le craquement des marches annonçait sans doute l’arrivée du capitaine attiré par le bruit. Hunter tendit l’oreille, puis, comprenant son impuissance, regarda cet ennemi, dont l’attaque avait été si soudaine, qu’il n’avait même pu l’apercevoir.

«Ah!.. c’est vous!.. dit-il en reconnaissant Summy Skim.

Et, remettant son arme au fourreau, il ajouta d’une voix grosse de menaces:

«On se reverra, camarade!

Summy, immobile, ne semblait vraiment pas avoir entendu. Ben Raddle vint à son secours.

– Quand et où vous voudrez, dit-il, en s’avançant.

– Au Forty Miles Creek alors, messieurs les 129! s’écria Hunter qui s’élança hors du salon.

Summy ne bougeait toujours pas. Lui, qui, de sang-froid, n’eût pas écrasé une mouche, il restait tout éperdu de son acte de violence.

Jane Edgerton s’approcha de lui:

Thank you, sir, dit-elle du ton le plus naturel, en lui donnant à droite un solide shake-hand.

– Oh! oui, merci, monsieur, répéta Edith d’une voix plus émue, en lui serrant l’autre main.

A ce double contact, force fut à Summy de revenir sur la terre. Mais avait-il conscience de ce qui venait de se passer? Avec le vague sourire d’un homme qui descend de la lune:

– Bonsoir, mesdemoiselles,» dit-il avec la plus suave politesse.

Malheureusement, cette politesse fut perdue pour les deux jeunes filles, attendu qu’au moment où Summy consentait à s’apercevoir de leur existence, il y avait déjà trente secondes qu’elles avaient quitté le salon.

 

 

Chapitre VI

Jane Edgerton and C°.

 

kagway, comme tous ces lieux de halte perdus au milieu, d’une région où les routes manquent, où les moyens de transport font défaut, ne fut d’abord qu’un campement de chercheurs d’or. Puis, à ce pêle-mêle de huttes succéda un ensemble de cabanes plus régulièrement bâties, puis des maisons s’élevèrent sur ces terrains dont le prix montait sans cesse. Mais qui sait si, dans l’avenir, ces villes créées pour les besoins du jour ne seront pas abandonnées, si la région ne redeviendra pas déserte, lorsque les gisements d’or auront été épuisés?

On ne peut, en effet, comparer ces territoires à ceux de l’Australie, de la Californie et du Transvaal. Là, les villages auraient pu devenir des villes, même si les placers n’avaient pas existé. Là, le sol était productif, la contrée habitable, les affaires commerciales ou industrielles étaient susceptibles de prendre une réelle importance. Après avoir livré ses trésors métalliques, la terre suffisait encore à rémunérer le travail.

Mais ici, dans cette partie du Dominion, sur la frontière de l’Alaska, presque à la limite du cercle polaire, sous ce climat glacial, il n’en est pas ainsi. Lorsque les dernières pépites auront été extraites, pourquoi vivrait-on dans une contrée sans ressource, à demi épuisée déjà par les trafiquants de fourrures?

Il est donc fort possible que les villes si rapidement fondées dans ces régions, villes où ne manquent actuellement ni l’animation des affaires, ni le mouvement des voyageurs, disparaissent peu à peu, lorsque les mines du Klondike seront vides, et, cela, malgré les sociétés financières qui se forment pour établir des communications plus faciles, malgré même le chemin de fer qu’il est question de construire de Wrangel à Dawson City.

Au moment où y arrivait le Foot Ball, Skagway regorgeait d’émigrants, les uns amenés par les paquebots de l’océan Pacifique, les autres par les railways canadiens ou les railroads des États-Unis, tous à destination des territoires du Klondike.

Quelques voyageurs se faisaient transporter jusqu’à Dyea, bourgade située à l’extrémité du canal, non par des steamers, pour lesquels la profondeur du canal eût été insuffisante, mais sur des bateaux plats construits de manière à pouvoir franchir la distance séparant les deux cités, ce qui abrégeait d’autant la pénible route de terre.

De toutes manières, c’est à Skagway, d’ailleurs, que commence la partie pénible du voyage, après ce transport relativement facile à bord des paquebots qui font le service du littoral.

Les deux cousins avaient fait le choix d’un hôtel, car Skagway en possédait déjà plusieurs. Ils y occupaient la même chambre, pour un prix qui dépassait encore ceux de Vancouver. Aussi mettraient-ils tous leurs soins à la quitter le plus promptement possible.

Les voyageurs pullulaient dans cet hôtel, en attendant leur départ pour le Klondike. Toutes les nationalités se coudoyaient dans le dining-saloon, où, seule, la nourriture était malheureusement alaskienne. Mais avaient-ils le droit de se montrer difficiles, tous ces émigrants à qui pendant plusieurs mois tant de privations seraient imposées?

Summy Skim et Ben Raddle ne devaient pas avoir, durant leur séjour à Skagway, l’occasion de rencontrer ces deux Texiens, avec l’un desquels Summy avait si rudement pris contact au moment de quitter le Foot Ball. Dès leur arrivée, Hunter et Malone étaient repartis pour le Klondike. Comme ils retournaient là d’où ils étaient venus six mois auparavant, leurs moyens de transport étaient assurés d’avance, et ils n’avaient eu qu’à se mettre en route, sans s’embarrasser d’un matériel qui se trouvait déjà sur leur exploitation du Forty Miles Creek.

«Ma foi, dit Summy Skim, c’est une chance de ne plus avoir ces butors pour compagnons de voyage! et je plains ceux qui feront route avec eux… à moins qu’ils ne se valent, ce qui est fort probable dans ce joli monde des chercheurs d’or.

– Sans doute, répondit Ben Raddle, mais lesdits butors sont mieux partagés que nous. Ils ne sont pas retardés à Skagway, tandis qu’il nous faudra quelques jours…

– Eh! nous arriverons, Ben, nous arriverons! s’écria Summy Skim, et nous retrouverons ces deux coquins sur le claim 131. Charmant voisinage! Délicieuse mitoyenneté! Agréable perspective, en vérité!.. Voilà, j’espère, qui va nous exciter à vendre notre carré de cailloux au meilleur prix et à reprendre vivement le chemin du retour!»

Si Summy Skim n’avait plus à s’inquiéter de Hunter et de Malone, il retrouva bientôt, par contre, les jeunes passagères, dont il avait si vaillamment pris la défense. Descendues au même hôtel que les deux cousins, elles croisèrent ceux-ci plusieurs fois. Au passage, on échangeait quelques paroles dont la brièveté n’excluait pas la cordialité, puis chacun retournait à ses affaires.

Il n’était pas difficile de deviner celles qui pouvaient préoccuper les deux jeunes filles, à la recherche, sans aucun doute, du moyen le plus pratique de gagner Dawson City. Mais, ce moyen, il ne semblait pas qu’elles dussent le trouver aisément. Quarante-huit heures après l’arrivée à Skagway, rien n’indiquait qu’elles eussent fait, dans cette voie, le moindre progrès, à en juger du moins par le visage de Jane Edgerton, où, en dépit des efforts de la jeune fille pour ne rien trahir de ses impressions, se lisait un commencement d’inquiétude.

Ben Raddle et Summy Skim, dont l’intérêt pour les jeunes voyageuses croissait de jour en jour, ne pouvaient songer sans émotion, sans pitié, aux dangers et aux fatigues auxquels elles allaient être exposées. Quel appui, quel secours pourraient-elles jamais trouver, le cas échéant, au milieu de cette cohue d’émigrants, chez qui l’envie, la cupidité, la passion de l’or éteignaient tout sentiment de justice et d’honneur?

Le soir du 23 avril, Summy Skim, n’y tenant plus, se risqua à aborder la cousine blonde, qui, à tort ou à raison, lui paraissait moins impressionnante.

«Eh bien, mademoiselle Edith, demanda-t-il, rien de neuf, depuis l’arrivée à Skagway?

– Rien, monsieur, répondit la jeune fille.

Summy fit à ce moment la remarque soudaine que c’était en somme la première fois qu’il entendait cette voix au timbre musical.

– Sans doute, votre cousine et vous, reprit-il, étudiez les moyens de transport jusqu’à Dawson?

– En effet, monsieur.

– Et vous n’avez rien décidé encore?

– Non, monsieur, rien encore.»

Aimable, certes, mais peu encourageante, cette Edith Edgerton. Les intentions secourables que Summy agitait confusément en furent paralysées, et la conversation en resta là pour l’instant.

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Toutefois, Summy avait son idée, et la conversation interrompue fut reprise le lendemain. Les deux jeunes filles étaient alors en pourparlers pour se joindre à une caravane dont les préparatifs de départ seraient achevés dans quelques jours. Cette caravane ne comprenait guère que des gens misérables, incultes et grossiers. Quelle compagnie pour ces voyageuses d’allures si fines, d’éducation si parfaite!

Dès qu’il les aperçut, Summy revint à la charge, encouragé, cette fois, par la présence de Ben Raddle et de Jane Edgerton.

«Eh bien, mademoiselle Edith, répéta comme la veille le brave Summy, qui n’était pas autrement inventif, rien de neuf?

– Rien, monsieur, déclara de nouveau Edith.

– Cela peut durer longtemps comme cela, mademoiselle.

Edith fît un geste évasif. Summy reprit:

«Serait-il indiscret de vous demander quels sont vos projets pour continuer votre voyage jusqu’à Dawson?

– Nullement, répondit Edith. Nous cherchons à former une petite caravane avec les personnes qui nous parlaient tout à l’heure.

– Bonne idée, en principe, approuva Summy. Mais, mademoiselle – pardonnez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas – avez-vous mûrement réfléchi avant d’adopter ce parti? Ces gens avec lesquels vous avez l’intention de vous associer paraissent peu recommandables, et, permettez-moi de vous le dire…

– On prend ce qu’on peut, interrompit Jane Edgerton en riant. L’état de notre fortune nous interdit les relations princières.

– Il n’est pas besoin d’être prince pour être supérieur à vos futurs compagnons. Vous serez forcées de les quitter à la première étape, j’en suis certain.

– S’il en est ainsi, nous continuerons seules notre route, répondit Jane nettement.

Summy leva les bras au ciel.

– Seules, mesdemoiselles!.. Y pensez-vous?.. Vous périrez en route!

– Pourquoi aurions-nous à redouter plus de dangers que vous-mêmes? objecta Jane, en reprenant son attitude autoritaire. Ce que vous pouvez faire, nous le pouvons aussi.

Décidément, elle ne désarmait pas, cette enragée féministe.

– Évidemment, évidemment, accorda Summy conciliant. Mais il y a ceci, que, ni mon cousin, ni moi, nous n’avons l’intention d’entreprendre avec nos seules forces le voyage de Dawson. Nous aurons un guide, un guide excellent, qui nous donnera le concours de son expérience et nous fournira tout le matériel voulu.

Summy fit une pause, puis ajouta d’une voix insinuante:

«Pourquoi ne profiteriez-vous pas de ces avantages?

– A quel titre?..

– A titres d’invitées, bien entendu, dit Summy avec chaleur.

Jane lui tendit franchement la main.

– Ma cousine et moi, monsieur Skim, nous vous sommes bien reconnaissantes de votre offre généreuse, mais nous ne pouvons l’accepter. Nos ressources, bien que modestes, sont suffisantes, et nous sommes résolues à ne rien devoir qu’à nous-mêmes, à moins d’absolue nécessité.

Au ton tranquille de cette déclaration, on comprenait qu’elle était sans appel. Si Jane Edgerton pensait aux graves difficultés qu’elle allait affronter, ce n’était pas pour en être effrayée, mais, au contraire, pour se redresser dans l’orgueil de son effort personnel, comme un ressort bien trempé.

Elle ajouta, s’adressant à Ben Raddle:

«N’ai-je pas raison, monsieur?

– Tout à fait, miss Jane,» déclara Ben, sans faire la moindre attention aux signes désespérés de son cousin.

Dès son arrivée à Skagway, Ben Raddle s’était, en effet, occupé d’assurer son transport jusqu’à la capitale du Klondike. Suivant les indications qui lui avaient été données à Montréal, il s’était enquis d’un certain Bill Stell dont on lui répondait, et avec lequel on lui avait conseillé de se mettre en relation.

Bill Stell était un ancien coureur des prairies, d’origine canadienne. Pendant plusieurs années, à l’entière satisfaction de ses chefs, il avait rempli la fonction de Scout ou d’éclaireur dans les troupes du Dominion et pris part aux longues luttes qu’elles eurent à soutenir contre les Indiens. On le tenait pour un homme de grand courage, de grand sang-froid et de grande énergie.

Le Scout faisait actuellement le métier de convoyeur pour les émigrants, que le retour de la belle saison appelait ou rappelait au Klondike. Ce n’était pas seulement un guide. Il était aussi chef d’un véritable personnel et propriétaire du matériel propre à ces difficiles voyages: bateaux et leurs équipages pour la traversée des lacs, traîneaux et chiens pour le traînage à la surface des plaines glacées qui s’étendent au delà des passes du Chilkoot. En même temps, il assurait à forfait la nourriture de la caravane organisée par ses soins. C’était précisément parce qu’il comptait utiliser les services de Bill Stell, que Ben Raddle, en quittant Montréal, ne s’était pas embarrassé de bagages encombrants. Il savait que le Scout lui fournirait tout ce qui serait nécessaire pour atteindre le Klondike, et il ne doutait point de s’entendre avec lui pour l’aller et le retour.

Lorsque Ben Raddle, le lendemain de son arrivée à Skagway, se rendit à la maison de Bill Stell, il lui fut répondu que celui-ci était absent. Il avait été conduire une caravane par la White Pass jusqu’à l’extrémité du lac Bennet. Mais son départ remontait à une dizaine de jours déjà. S’il n’avait pas éprouvé de retards, ou s’il n’avait pas été requis en route par d’autres voyageurs, il ne devait pas tarder à revenir.

Il en fut ainsi, en effet, et, dès la matinée du 25 avril, Ben Raddle et Summy Skim purent se mettre en rapport avec Bill Stell.

De taille moyenne, barbe grisonnante, cheveux ras, rudes et gros, regard ferme et pénétrant, le Scout était un homme de cinquante ans et paraissait avoir un corps de fer. Une parfaite honnêteté se lisait sur sa physionomie sympathique. Au cours de ses longs services dans l’armée canadienne, il avait acquis les plus rares qualités de circonspection, de vigilance, de prudence. Réfléchi, méthodique, plein de ressources, il n’eût pas été facile à tromper. En même temps, philosophe à sa manière, il prenait la vie par ses bons côtés, et, très satisfait de son sort, l’ambition ne lui était jamais venue d’imiter ceux qu’il conduisait aux territoires aurifères. L’expérience de tous les jours ne lui prouvait-elle pas, d’ailleurs, que la plupart succombaient à la peine, ou revenaient de ces dures campagnes plus misérables qu’auparavant?

Ben Raddle fît connaître à Bill Stell son projet de partir pour Dawson City dans le plus court délai.

«Bien, monsieur, répondit le Scout. Tout à votre service. C’est mon métier de guider les voyageurs, et je suis outillé en conséquence.

– Je le sais, Scout, dit Ben Raddle, et je sais aussi que l’on peut s’en rapporter à vous.

– Vous ne comptez rester que quelques semaines à Dawson City? demanda Bill Stell.

– C’est probable.

– Il ne s’agit pas alors d’exploiter un claim?

– Je l’ignore. Pour le moment il n’est question que de chercher à vendre celui que nous possédons, mon cousin et moi, et qui nous est venu par héritage. Une proposition d’achat nous a déjà été faite; mais, avant de l’accepter, nous avons voulu nous rendre compte de la valeur de notre propriété.

– C’est prudent, monsieur Raddle. Dans ces sortes d’affaires, il n’est de ruses qu’on n’emploie pour tromper le monde. Il faut se défier…

– C’est ce qui nous a décidés à entreprendre ce voyage.

– Et, lorsque vous aurez vendu votre claim, vous reviendrez à Montréal?

– C’est notre intention. Après nous avoir conduits à l’aller. Scout, vous aurez, sans doute, à nous conduire au retour.

– Nous pourrons nous entendre à ce sujet, répondit Bill Stell. Comme je n’ai pas l’habitude de surfaire, voici dans quelles conditions je traiterai avec vous, monsieur Raddle.

Il s’agissait, en somme, d’un voyage dont la durée serait de trente à trente-cinq jours, et pour lequel le Scout aurait à fournir chevaux ou mules, attelages de chiens, traîneaux, bateaux et tentes de campement. Il devait, en outre, pourvoir à l’entretien de sa caravane, et l’on pouvait se fier à lui pour cela, car, mieux que personne, il connaissait les exigences de ce long cheminement à travers un pays désolé.

Les deux cousins n’ayant pas de matériel de mine à transporter, le prix du voyage fut, tout compte fait, fixé à la somme de dix-huit cents francs de Skagway à Dawson City, et à une somme égale pour le retour.

Il eût été malséant de discuter les conditions avec un homme aussi consciencieux, aussi honnête que le Scout. Du reste, à cette époque, les prix de transport, rien que pour franchir les passes jusqu’à la région des lacs, étaient assez élevés, en raison des difficultés des deux routes existantes: quatre à cinq cents par livre de bagage pour traverser l’une, six à sept pour l’autre. Les prix demandés par Bill Stell étaient donc fort acceptables, et Ben Raddle les accepta sans marchander.

– C’est convenu, dit-il, et n’oubliez pas que nous désirons partir dans le plus bref délai.

– Quarante-huit heures, c’est tout ce qu’il me faut, répondit le Scout.

– Est-il nécessaire que nous allions à Dyea par bateau? demanda Ben Raddle.

– C’est inutile. Puisque vous ne traînez pas un matériel à votre suite, il me parait préférable de partir de Skagway.

Il restait à décider quel chemin suivrait la caravane à travers cette partie montagneuse qui précède la région des lacs, et dans laquelle s’accumulent les plus grandes difficultés. Aux questions que lui posa Ben Raddle à cet égard, Bill Stell répondit:

«Il existe deux routes, ou plutôt deux «traces», la White Pass et la passe du Chilkoot. Qu’elles prennent l’une ou l’autre, les caravanes n’ont plus ensuite qu’à descendre vers le lac Bennet ou le lac Lindeman.

– Laquelle de ces deux routes suivrons-nous, Scout?

– Celle du Chilkoot. De là, nous atteindrons directement la pointe du lac Lindeman, après avoir fait halte au Sheep Camp. On peut se loger et se ravitaillera cette station. Nous trouverons mon matériel au lac Lindeman où je l’ai laissé, ce qui m’évite de le ramener à Skagway par-dessus la montagne.

– Nous nous en rapportons à votre expérience, et ce que vous ferez sera bien fait, conclut Ben Raddle. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à partir dès que vous donnerez le signal.

– Dans deux jours, vous ai-je dit, répliqua Bill Stell. Il me faut ce temps-là pour mes préparatifs, monsieur Raddle. Nous nous mettrons en route de grand matin, et, le soir venu, nous ne serons pas loin du sommet du Chilkoot.

– A quelle hauteur est ce sommet?

– A trois mille pieds environ, répondit le Scout. Ce n’est pas énorme. Mais la passe est étroite, sinueuse, et ce qui rend le passage difficile, c’est qu’il est encombré à cette époque par la foule des mineurs, des véhicules, des attelages, sans parler des neiges qui l’obstruent parfois.

Tout était en règle avec Bill Stell. Ben Raddle cependant ne s’en allait pas.

– Un dernier mot, Scout, demanda-t-il au guide. Pourriez-vous me dire quelle serait l’augmentation de prix, si nous étions par hasard accompagnés de deux voyageuses?

– Cela dépend, monsieur, répondit le Scout. Beaucoup de bagages?

– Non. Très peu.

– Dans ce cas, monsieur Raddle, il faudrait compter de cinq à sept cents francs selon la nature et le poids des colis à transporter, nourriture des voyageuses comprise.

– Merci, Scout, nous verrons, dit Ben Raddle en prenant congé.

Tandis qu’ils faisaient route pour rentrer à l’hôtel, Summy fit part à son cousin de l’étonnement que lui avait causé la dernière question posée au guide. A qui pouvait penser Ben, si ce n’est à Edith et à Jane Edgerton?

– En effet, reconnut Ben.

– Mais tu sais bien, objecta Summy, qu’elles ont déjà carrément refusé, et même avec ton approbation.

– Il est vrai.

– Et le refus a été formulé d’un ton tel qu’il n’y a certainement pas à y revenir.

– C’est que tu n’as pas su t’y prendre, cousin, répondit Ben sans se troubler. Laisse-moi faire, et tu verras que je m’y entends mieux que toi.»

Aussitôt de retour à l’hôtel, Ben, suivi de Summy très intrigué, se mit en quête des deux jeunes filles. Les ayant découvertes dans le reading-room, il aborda Jane délibérément:

«Mademoiselle, dit-il ex abrupto, j’ai une affaire à vous proposer.

– Laquelle? demanda Jane sans paraître surprise de cette entrée en matière.

– La voici, expliqua Ben tranquillement. Mon cousin Summy vous a offert l’autre jour de vous joindre à nous pour gagner Dawson. Je l’ai blâmé, car votre présence et celle de votre cousine nous occasionneraient une dépense de sept cents francs environ, et un homme d’affaires comme moi pense forcément que chaque dollar doit en rapporter un ou plusieurs autres. Fort heureusement vous avez décliné cette offre.

– En effet, dit Jane. Ensuite?

– Nous ne pouvez cependant méconnaître, mademoiselle, que vous allez courir de sérieux dangers et que l’offre de mon cousin était de nature à faciliter votre voyage.

– Je suis loin de le contester, reconnut Jane. Mais je ne vois pas…

– M’y voici, reprit Ben sans s’occuper de l’interruption. Je répète que notre concours constituerait pour vous un immense avantage. Il vous éviterait les retards qu’il vous faudra autrement subir et vous permettrait d’arriver à bonne époque sur les placers. Si vous acceptez, vos chances de succès seront notablement augmentées, et il est juste, par conséquent, que je sois intéressé dans une entreprise que j’aurai ainsi facilitée. Je vous propose donc de prendre votre transport à ma charge jusqu’à Dawson, moyennant une participation de dix pour cent dans vos bénéfices ultérieurs.

Jane ne semblait pas le moins du monde étonnée de cette singulière proposition. Quoi de plus naturel qu’une affaire? Si elle tardait à donner sa réponse, c’est uniquement qu’elle examinait celle qui lui était proposée. Dix pour cent, c’est beaucoup! Mais elle est bien longue et bien dure aussi, la route jusqu’à la capitale du Klondike! Et l’audace n’exclut pas le bon sens.

– J’accepte, dit-elle, après avoir réfléchi. Si vous voulez, nous allons signer un contrat.

– J’allais vous le proposer, dit sérieusement Ben en s’asseyant à une table.

Et, surveillé du coin de l’œil par sa nouvelle associée, il écrivit gravement:

«Entre les soussignés:

»1° Mademoiselle Jane Edgerton, prospectrice, demeurant…

– A propos, demanda-t-il en s’interrompant, votre domicile?

– Mettez: Dawson City’s hospital.

Ben Raddle se remit à écrire:

»… Dawson City’s hospital………….d’une part;

»2° Et monsieur Ben Raddle, ingénieur, demeurant a Montréal, 29, rue Jacques-Cartier…………. d’autre part;

»Ont été arrêtées les conventions suivantes:

…………………………………

Par-dessus la table, Edith et Summy échangèrent un regard. Regard joyeux pour le rayonnant Summy. Regard mouillé d’une douce émotion pour Edith qui, elle du moins, n’était pas dupe du généreux subterfuge.

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