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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre I-III)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

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Chapitre I

Un hiver au Klondike.

 

n tremblement de terre, très localisé d’ailleurs, venait de bouleverser cette partie du Klondike, comprise entre la frontière et le Yukon, que traverse le cours moyen du Forty Miles Creek.

Le Klondike n’est pas, à vrai dire, exposé à de fréquentes secousses sismiques. Son sol contient cependant des agrégats quartzeux, des roches éruptives, indiquant que les forces plutoniques l’ont travaillé à son origine, et ces forces, endormies seulement, se réveillent parfois avec une violence peu ordinaire. Au surplus, dans toute la région des Montagnes Rocheuses, qui prennent naissance aux approches du cercle polaire arctique, se dressent plusieurs volcans dont la complète extinction n’est pas certaine.

Si l’éventualité des tremblements de terre ou des éruptions est, en général, peu à craindre dans le district, il n’en est pas ainsi des inondations dues aux crues soudaines de ses creeks.

Dawson City n’a pas été épargnée, et le pont qui réunit la ville à Klondike City, son faubourg, a été plus d’une fois emporté.

Cette fois, le territoire du Forty Miles Creek avait subi un double désastre. Le bouleversement complot du sol entraînait la destruction des claims sur une vaste étendue des deux côtés de la frontière. L’inondation était venue par surcroît, et l’eau recouvrait l’emplacement des anciens placers, où toute exploitation serait désormais impossible.

Il eût été difficile, au premier moment, d’apprécier la grandeur du dommage. Une obscurité profonde enveloppait la contrée. Si les maisonnettes, les cabanes, les huttes avaient été détruites, si la plupart des mineurs étaient maintenant sans abri, si le nombre des blessés et des morts, les uns écrasés sous les décombres, les autres noyés, était considérable, on ne l’apprendrait que le lendemain. Que toute cette population d’émigrants répandue sur les placers fût obligée d’abandonner la région, on ne le saurait qu’après avoir constaté l’importance de la catastrophe.

Ce qui paraissait, en tout cas, avoir causé un désastre irréparable, c’était le déversement d’une partie des eaux du Forty Miles Creek sur les gisements de sa rive droite. Sous la poussée des forces souterraines, le fond de son lit avait été soulevé au niveau des deux bords. Il y avait donc lieu de penser que l’inondation n’était point passagère. Dans ces conditions, comment reprendre les fouilles dans un sol recouvert par cinq à six pieds d’une eau courante dont on ne pourrait provoquer la dérivation?

Quelle nuit de terreur et d’angoisses eurent à passer les pauvres gens frappés par cette soudaine catastrophe! Ils n’avaient aucun abri, et l’orage dura jusqu’à cinq heures du matin. La foudre frappa à maintes reprises les bois de bouleaux et de trembles où s’étaient retirées les familles. En même temps, une pluie torrentielle mélangée de grêlons ne cessa de tomber. Si Lorique n’eût découvert, en remontant le ravin, une petite grotte dans laquelle Summy Skim et lui transportèrent Ben Raddle, le blessé n’aurait pas trouvé de refuge.

On imagine aisément à quelles idées les deux cousins devaient s’abandonner. Ainsi, c’était pour être les victimes de tels événements qu’ils avaient entrepris un si long et si pénible voyage! Tous leurs efforts étaient perdus. Il ne restait rien de leur héritage, pas même ce que l’exploitation avait produit au cours des dernières semaines. De l’or recueilli par eux-mêmes et par leur infortunée compagne, il n’existait plus la moindre parcelle. Après la chute de la maisonnette, l’inondation avait tout balayé. Aucun objet n’avait pu être sauvé, et, à présent, l’or s’en allait en dérive dans le courant du rio.

Lorsque l’orage eut cessé, Summy Skim et le contre-maître quittèrent la grotte quelques instants, en laissant Ben Raddle aux soins de Jane Edgerton, et cherchèrent à se rendre compte de l’étendue du désastre. Comme le 129, le 127 bis et le 131 avaient disparu sous les eaux. La question de frontière était résolue du coup. Que le cent quarante et unième méridien fût reporté à l’Est ou à l’Ouest, cela n’intéressait plus les deux claims; que le territoire fût alaskien ou canadien, peu importait. Le creek élargi coulait à sa surface.

Quant aux victimes de ce tremblement de terre, on ne connaîtrait leur nombre qu’après enquête. Assurément, des familles avaient dû être surprises, soit par les secousses du sol, soit par l’inondation, dans leurs cabanes ou dans leurs huttes, et il était à craindre que la plupart n’eussent péri sans avoir eu le temps de fuir.

Ben Raddle, Summy Skim, Lorique et Jane Edgerton n’avaient échappé que par miracle, et encore l’ingénieur ne s’en tirait-il pas sain et sauf. Il convenait de se procurer les moyens de le transporter à Dawson City dans le plus court délai.

Il va sans dire que de l’affaire Hunter-Skim il n’était plus question. Le rendez-vous du lendemain pour le duel tombait de lui-même. D’autres soins réclamaient les deux adversaires, qui ne se retrouveraient jamais, peut-être, l’un en face de l’autre.

D’ailleurs, quand les nuages furent dissipés et lorsque le soleil éclaira le théâtre du drame, ni l’un ni l’autre des deux Texiens ne fut aperçu. De la maison qu’ils occupaient à l’entrée du ravin, à travers lequel coulait désormais la dérivation du Forty Miles, il ne restait plus rien. Du matériel, dressé à la surface du claim, rockers, sluices ou pompes, il ne subsistait pas le moindre vestige. Le courant se propageait avec d’autant plus de rapidité que l’orage de la veille avait grossi les eaux, et l’élargissement de leur cours n’en abaissait pas le niveau.

Les deux Texiens et leur personnel avaient-ils pu se tirer indemnes de l’aventure, ou fallait-il les compter au nombre des victimes? On l’ignorait, et, en vérité, Summy Skim ne songeait pas à s’en inquiéter. Sa seule préoccupation était de ramener Ben Raddle à Dawson City, où les soins ne lui manqueraient pas, d’y attendre son rétablissement, et, s’il en était temps encore, de reprendre le chemin de Skagway, de Vancouver et de Montréal. Ben Raddle et lui n’avaient plus aucun motif de prolonger leur séjour au Klondike. Le 129 ne rencontrerait plus d’acquéreurs, maintenant qu’il gisait sous une profonde masse d’eau. Le mieux serait donc de quitter le plus tôt possible cet abominable pays où, ainsi que l’avait dit bien souvent Summy Skim, non sans quelque raison, des gens sains d’esprit et de corps n’auraient jamais dû mettre le pied.

Mais un prompt retour serait-il possible? La guérison de Ben Raddle n’exigerait-elle pas de longs jours, des semaines, des mois peut-être?

La première quinzaine d’août allait bientôt prendre fin. La seconde ne s’achèverait pas sans que l’hiver, si précoce sous cette haute latitude, ne fermât les régions lacustres et la passe du Chilkoot. Le Yukon lui-même ne tarderait pas à devenir impraticable, et les derniers steam-boats seraient partis pour le descendre jusqu’à son embouchure, avant que Ben Raddle fût en état de s’y embarquer.

C’était, dans ce cas, tout un hiver à passer à Dawson. Or, la perspective de rester ensevelis sept ou huit mois sous les neiges du Klondike, avec des froids de cinquante ou soixante degrés, n’était rien moins qu’agréable. Pour éviter une telle calamité, il convenait de rentrer à Dawson City en toute hâte, et de confier le blessé au docteur Pilcox, avec injonction de le guérir dans le plus court délai.

Fort heureusement, – car la question des transports ne laissait pas d’être épineuse, – Neluto retrouva sa carriole intacte sur l’épaulement où il l’avait remisée et que les eaux n’avaient pas atteint. Quant au cheval qui, pâturant en liberté, s’était enfui au moment du cataclysme, il put être repris et ramené à ses maîtres.

«Partons! s’écria aussitôt Summy Skim. Partons à l’instant!

Ben Raddle lui saisit la main.

– Mon pauvre Summy, dit-il, me pardonneras-tu? Si tu savais combien je regrette de t’avoir engagé dans cette triste affaire!..

– Il ne s’agit pas de moi, répliqua Summy Skim d’un ton bourru. Il s’agit de toi… Par exemple, sois docile, ou sinon!.. Mlle Jane va t’emmailloter la jambe du mieux possible, puis Patrick et moi nous t’étendrons dans la carriole, sur une bonne litière d’herbe sèche. J’y prendrai place avec Mlle Jane et Neluto. Lorique et Patrick nous rejoindront à Dawson City, comme ils le pourront. Nous marcherons aussi vite… non, je veux dire aussi lentement qu’il sera nécessaire, afin de t’éviter les cahots. Une fois à l’hôpital, tes maux seront finis, et le docteur Pilcox raccommodera ta jambe rien qu’en la regardant… Pourvu seulement qu’il ne la regarde pas trop longtemps et que nous puissions repartir avant la mauvaise saison!

– Mon cher Summy, dit alors Ben Raddle, il est possible que ma guérison demande plusieurs mois et je comprends quelle impatience tu dois avoir d’être de retour à Montréal… Pourquoi ne partirais-tu pas?

– Sans toi, Ben?.. Tu délires, je suppose. Mais, mon vieux Ben, je me ferais plutôt casser une jambe à mon tour!»

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A travers les routes encombrées de gens qui allaient chercher du travail sur d’autres placers, la carriole transportant Ben Raddle reprit le chemin de Fort Cudahy, en suivant la rive droite du Forty Miles Creek. Au bord de la rivière, fonctionnaient les claims que l’inondation n’avait pas atteints. Quelques-uns cependant, s’ils n’avaient pas été envahis par les eaux, n’étaient plus exploitables pour le moment. Bouleversés par les secousses du sol qui s’étaient propagées à une assez grande distance de la frontière, leur matériel brisé, leurs puits comblés, leurs poteaux abattus, leurs maisonnettes détruites, ils présentaient un lamentable aspect. Mais, enfin, ce n’était pas la ruine absolue et les travaux pourraient y être repris l’année suivante.

La carriole ne marchait pas vite, les cahots de ces mauvaises routes causant de vives souffrances au blessé. Ce fut seulement le surlendemain que le véhicule s’arrêta à Fort Cudahy.

Assurément, Summy Skim n’épargnait pas ses soins, mais la vérité force à reconnaître qu’il se montrait d’une insigne maladresse, et que Ben Raddle eût été à plaindre sans le secours de Jane Edgerton. Celle-ci inventait mille moyens de soutenir le membre brisé, découvrait pour lui des positions toujours nouvelles et toujours les meilleures, et surtout trouvait sans effort les paroles les plus propres à réconforter l’âme du malade.

Malheureusement, ni elle, ni Summy Skim n’étaient capables de réduire une fracture. Il fallait pour cela un médecin, et, pas plus qu’à Fort Cudahy, il n’en existait à Fort Reliance où l’on arriva quarante-huit heures après.

Summy Skim s’inquiétait à bon droit. La situation de son cousin n’allait-elle pas empirer avec le temps et le défaut de médication? Ben Raddle, il est vrai, supportait sans se plaindre ses souffrances qui devaient être vives, mais c’est pour ne pas alarmer Summy qu’il se contenait ainsi, et celui-ci le comprenait aux cris de douleur qui échappaient parfois à l’ingénieur au plus fort de ses accès de fièvre.

Il fallait donc se hâter et atteindre, coûte que coûte, la capitale du Klondike. Là seulement, Ben Raddle pourrait être vraiment soigné. Aussi, quel soupir de soulagement poussa Summy Skim, quand, dans l’après-midi du 16 août, la carriole s’arrêta enfin devant l’hôpital de Dawson.

Le hasard voulut qu’à ce moment Edith Edgerton fût sur le seuil de la porte pour les besoins de son service. D’un coup d’œil, elle reconnut quel malade on lui amenait, et sans doute en éprouva-t-elle une violente émotion, car la subite pâleur de son visage put être remarquée de toutes les personnes présentes. Quelle que fût, d’ailleurs, cette émotion, elle ne la trahit par aucun autre signe extérieur, sinon qu’elle en oublia d’embrasser sa cousine. Sans prononcer une parole, elle prit rapidement les mesures les plus propres à soulager le blessé, qu’une fièvre ardente rendait à demi inconscient. Sous sa direction, celui-ci fut descendu de la carriole et transporté dans l’hôpital avec tant d’adresse qu’il ne poussa pas la moindre plainte. Dix minutes après, il était déposé dans une chambre particulière, et s’endormait entre deux draps d’une blancheur éblouissante et soigneusement bordés.

«Vous voyez, miss Edith, que j’avais raison de soutenir, en vous amenant à Dawson City, que nous avions à votre présence un intérêt personnel! dit Summy d’un ton désolé.

– Qu’est-il donc arrivé à M. Raddle?» interrogea Edith sans répondre directement à la remarque.

Ce fut Jane qui mit sa cousine au courant des aventures dont celle-ci voyait en somme le dénouement. Le récit durait encore quand survint le docteur Pilcox, qu’Edith avait aussitôt fait appeler.

Le tremblement de terre dont la région du Forty Miles Creek avait été le théâtre était connu depuis quelques jours à Dawson City. On savait maintenant qu’une trentaine de personnes en avaient été victimes. Mais le docteur Pilcox ne pouvait se douter que l’une d’elles fût l’ingénieur.

«Comment! s’écria-t-il avec sa faconde habituelle, c’est monsieur Raddle!.. et avec une jambe brisée!

– Oui, docteur, lui-même, répondit Summy Skim… Et mon pauvre Ben souffre effroyablement.

– Bon!.. bon!.. Ce ne sera rien, reprit le docteur. On la lui remettra, sa jambe!.. Ce n’est pas un médecin, c’est un rebouteur qu’il lui faut. On va lui rebouter ça dans les règles!

Ben Raddle n’avait qu’une fracture simple au-dessous du genou, fracture que le docteur réduisit très habilement, puis le membre fut placé dans un appareil qui assura sa complète immobilité. Tout en agissant, le docteur parlait suivant sa coutume:

– Mon cher client, disait-il, vous pouvez vous vanter d’avoir une vraie chance! Axiome: se briser les membres pour les avoir solides. Vous aurez des jambes de cerf ou d’orignal… une jambe de cerf plutôt, à moins que vous ne préfériez que je casse aussi l’autre!

– Merci bien! murmura avec un pâle sourire Ben Raddle, revenu à la pleine conscience de lui-même.

– Ne vous gênez pas! reprit le jovial docteur. A votre disposition… Non?.. Vous ne vous décidez pas?.. On se contentera donc d’en guérir une.

– Combien de temps exigera la guérison? demanda Summy.

– Euh!.. Un mois… six semaines… Des os, monsieur Skim, ça ne se ressoude pas comme deux bouts de fer chauffés au rouge blanc. Il faut le temps, à défaut de la forge et du marteau.

– Le temps!.. le temps!.. maugréa Summy Skim.

– Que voulez-vous, répliqua le docteur Pilcox, c’est la nature qui opère, et, vous ne l’ignorez pas, elle n’est jamais pressée, la nature. C’est même pour cela qu’on a inventé la patience.»

Patienter, voilà ce que Summy Skim avait de mieux à faire. Patienter et se résigner à voir la mauvaise saison arriver avant que Ben Raddle fût remis sur pied! Aussi a-t-on idée d’un pays où l’hiver commence dès la première semaine de septembre, où la neige et les glaces s’accumulent au point de rendre la contrée impraticable? Comment, à moins d’être tout à fait valide, Ben Raddle pourrait-il, par de telles températures, affronter les fatigues du retour et franchir les passes du Chilkoot, pour aller s’embarquer à Skagway sur les steamboats de Vancouver? Quant à ceux qui descendent le Yukon jusqu’à Saint-Michel, le dernier serait parti dans une quinzaine de jours en laissant les embâcles se former derrière lui!

Précisément, le Scout revint le 20 août à Dawson City.

Le premier soin de Bill Stell fut de s’informer si MM. Ben Raddle et Summy Skim avaient terminé l’affaire relative au claim 129, et s’ils se préparaient à reprendre la route de Montréal. Il alla, dans ce but, trouver le docteur Pilcox à l’hôpital.

Quelle fut sa surprise lorsqu’il apprit que Ben Raddle y était en traitement et ne pourrait être rétabli avant six semaines.

«Oui, Bill, lui déclara Summy Skim, voilà où nous en sommes! Non seulement nous n’avons pas vendu le 129, mais il n’y a plus de 129! Et non seulement il n’y a plus de 129, mais il nous est impossible de quitter cet atroce Klondike pour un pays plus habitable!

Le Scout connut alors la catastrophe du Forty Miles et comment Ben Raddle avait été grièvement blessé dans cette circonstance.

«C’est bien là ce qu’il y a de plus déplorable, conclut Summy Skim, car enfin, nous en aurions fait notre deuil du 129. Je n’y tenais pas, moi, au 129! Parbleu! Quelle sotte idée a eue l’oncle Josias d’acquérir le 129 et de mourir pour nous laisser le 129!»

Cent vingt-neuf!.. Avec quel mépris Summy Skim énonçait ce nombre maudit!

«Ah! Scout, s’écria-t-il, si le pauvre Ben n’en avait pas été victime, comme au fond je l’aurais béni, ce tremblement de terre! Il nous débarrassait d’un héritage encombrant! Plus de claim! Plus d’exploitation! C’est tout bénéfice à mon sens.

– Vous allez donc être obligés, interrompit le Scout, de passer l’hiver à Dawson City?

– Autant dire au pôle Nord, répliqua Summy Skim.

– De sorte que moi, reprit Bill Stell, qui venais vous chercher…

– Vous repartirez sans nous, Bill,» répondit Summy Skim, avec un accent de résignation qui confinait au désespoir.

C’est ce qui arriva quelques jours plus tard, après que le Scout eut pris congé des deux Canadiens, en promettant de revenir au début du printemps.

«Dans huit mois!» avait soupiré Summy Skim.

Cependant le traitement de Ben Raddle suivait son cours régulier. Aucune complication n’était survenue. Le docteur Pilcox se déclarait on ne peut plus satisfait. La jambe de son client n’en serait que plus solide et lui en vaudrait deux à elle seule. «Cela lui en fera trois, si je compte bien,» avait-il coutume de dire.

Quant à Ben Raddle, il prenait son mal en patience. Admirablement soigné par Edith, il semblait s’accommoder le mieux du monde du régime de l’hôpital. Tout au plus eût-on pu lui reprocher de se montrer un peu trop exigeant à l’égard de sa douce garde-malade. Il fallait que celle-ci fit d’interminables stations au chevet de son blessé, et encore lui était-il interdit de le quitter quelques minutes, pour les besoins du service, sous peine de s’attirer les plus véhémentes protestations. Il est juste d’ajouter que la victime de cette tyrannie n’en paraissait pas autrement fâchée. Volontiers, elle s’oubliait en de longues causeries, quitte à réaliser, pendant le sommeil de l’ingénieur, des miracles d’activité, pour que les autres pensionnaires de l’hôpital ne souffrissent pas de la préférence qu’elle accordait à un seul.

Au cours de leurs tête-à-tête, les deux jeunes gens ne songeaient pas à ébaucher le moindre roman. Non, pendant que son cousin, chaque fois que le temps le permettait, allait à la chasse avec le fidèle Neluto, Ben Raddle se tenait au courant des marchés de Dawson City et des découvertes nouvelles dans les régions aurifères. Edith était sa gazette vivante. Elle lui lisait les journaux locaux, tels que Le Soleil du Yukon, Le Soleil de Minuit, La Pépite du Klondike, d’autres encore. De ce que le 129 n’existait plus, résultait-il qu’il ne restât plus rien à faire dans le pays? N’y aurait-il pas quelque autre claim à acquérir, puis à exploiter? L’ingénieur, décidément, avait pris goût à ses travaux du Forty Miles Creek.

S’il se gardait bien de parler de ces vagues projets à Summy Skim qui, cette fois, n’aurait pu contenir sa trop juste indignation, il se rattrapait quand Edith était seule auprès de lui. Celle-ci n’avait pas été abattue par la ruine de sa cousine, et sa foi dans l’avenir n’en était pas ébranlée. Elle discutait avec l’ingénieur les mérites de telle ou telle partie du district. Ils élaboraient ensemble des plans d’avenir le plus sérieusement du monde. On le voit, si la fièvre causée par la blessure ne dévorait plus le corps de Ben Raddle, la fièvre de l’or n’avait pas quitté son âme, et, de celle-là, il ne semblait pas près de guérir. Cette fièvre morale, ce n’était pas, d’ailleurs, le désir déposséder le précieux métal qui la lui donnait, mais bien la passion de la découverte et l’ivresse supérieure de rendre réalisables les rêves audacieux qu’enfantait son cerveau.

Comment son imagination n’eût-elle pas été surexcitée par les nouvelles des claims montagneux de la Bonanza, de l’Eldorado et du Little Skookum?

Ici, on lavait jusqu’à cent dollars par ouvrier et par heure! Là, on retirait huit mille dollars d’un trou long de vingt-quatre pieds, large de quatorze! Un syndicat de Londres venait d’acheter deux claims sur le Bear et le Dominion au prix de dix-sept cent cinquante mille francs! Le placer n° 26, sur l’Eldorado, était à céder pour deux millions, et les ouvriers y recueillaient chacun et chaque jour jusqu’à soixante mille francs! Au Dôme, sur la ligne de partage des eaux entre la Klondike River et l’Indian River, M. Ogilvie ne prévoyait-il pas, avec sa haute compétence, une extraction totale dépassant cent cinquante millions de francs?

Et cependant, en dépit de ce mirage, Ben Raddle eût été sage, peut-être, de ne pas oublier ce que le pasteur de Dawson City répétait à un Français, M. Amès Semiré, l’un des voyageurs qui ont le mieux étudié ces régions aurifères:

«Avant de partir, il convient que vous vous assuriez la possession d’un lit à mon hôpital. Si la fièvre de l’or vous atteint, vous aussi, au cours de votre excursion, vous ne le regretterez pas. Pour peu que vous trouviez quelques parcelles d’or – et il y en a partout, dans le pays – vous vous surmènerez inévitablement. Dans ce cas vous attraperez sûrement le scorbut ou autre chose. Or, pour deux cent cinquante francs par an, je cède des abonnements qui vous donnent droit à une couchette et aux soins gratuits du médecin. Tout le monde me prend des tickets. Voici le vôtre.»

Des soins, l’expérience actuelle montrait à Ben Raddle qu’il n’en manquerait pas à l’hôpital de Dawson. Mais son irrésistible besoin d’aventures n’allait-il pas l’entraîner loin de Dawson City, dans ces régions inexplorées où l’on découvrait de nouveaux gisements?

Entre temps, Summy Skim s’était informé, près de la police, des Texiens Hunter et Malone. Avaient-ils été revus depuis la catastrophe du Forty Miles Creek?

La réponse avait été négative. Ni l’un ni l’autre n’étaient revenus à Dawson City où leurs excès eussent, comme d’habitude, signalé leur présence. On les aurait rencontrés dans les casinos, dans les maisons de jeu, en tous ces lieux de plaisir où ils tenaient le premier rang. Il se pouvait donc qu’ils eussent péri dans le tremblement de terre du Forty Miles Creek, entraînés par l’inondation qui en avait été la conséquence. Toutefois, comme aucun des Américains qui travaillaient sur le claim 131 n’avait été retrouvé, et comme il n’était pas admissible que tous eussent été victimes du désastre, il était possible que Hunter et Malone fussent repartis avec leur personnel pour les gisements de Circle City et de Birch Creek, où ils avaient commencé leur campagne.

Au début d’octobre, Ben Raddle put quitter son lit. Le docteur Pilcox ne laissait pas d’être fier de cette guérison, à laquelle les soins d’Edith avaient contribué autant que les siens.

Si l’ingénieur était sur pied, il lui fallait toutefois s’imposer encore certains ménagements; et il n’aurait pu supporter le voyage de Dawson City à Skagway. D’ailleurs, il était trop tard. Les premières neiges de l’hiver tombaient, abondantes, les cours d’eau commençaient à geler, la navigation n’était plus praticable, ni sur le Yukon, ni sur les lacs. Déjà, la moyenne de la température atteignait quinze degrés au-dessous de zéro, en attendant qu’elle tombât à cinquante ou soixante.

Les deux cousins avaient fait choix d’une chambre dans un hôtel de Front street et prenaient au French Royal Restaurant leurs repas qui n’étaient pas assaisonnés de la plus franche gaîté. Ils parlaient peu. Mais, jusque dans la tristesse, la diversité de leurs natures continuait à s’accuser.

Lorsque Summy Skim disait parfois en hochant la tête: «Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cette affaire, c’est que nous n’ayons pu quitter Dawson City avant l’hiver.

Ben Raddle répondait invariablement:

– Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est, peut-être, de n’avoir pas vendu notre claim avant la catastrophe et, sûrement, d’être dans l’impossibilité d’en continuer l’exploitation.»

Là-dessus, pour ne point entamer une discussion inutile, Summy Skim décrochait son fusil, appelait Neluto et partait en chasse aux environs de la ville.

Un mois s’écoula encore, au cours duquel les oscillations de la colonne thermométrique furent vraiment extraordinaires. Elle descendait à trente ou quarante degrés, puis remontait à quinze ou dix sous zéro, suivant la direction du vent.

Pendant ce mois, la guérison de Ben Raddle se poursuivit de la manière la plus satisfaisante. Bientôt, il put entreprendre, en compagnie de Summy Skim, des excursions chaque jour plus longues, auxquelles, à défaut de sa cousine retenue par ses fonctions, se joignait d’ordinaire Jane Edgerton. C’était un véritable plaisir pour les trois promeneurs, soit de marcher, lorsque le calme de l’atmosphère le permettait, soit, chaudement vêtus de fourrures, de glisser en traîneau sur la neige durcie.

Un jour, le 17 novembre, le trio, sorti à pied cette fois-là, se trouvait à une lieue environ dans le nord de Dawson City; Summy Skim avait fait bonne chasse et on se préparait à revenir, lorsque Jane Edgerton s’arrêta tout à coup et s’écria, en indiquant un arbre distant d’une cinquantaine de pas:

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«Un homme!.. là!

– Un homme?» répéta Summy Skim.

En effet, au pied d’un bouleau, un homme était étendu sur la neige. Il ne faisait aucun mouvement. Sans doute il était mort, mort de froid, car la température était alors très basse.

Les trois promeneurs coururent vers lui. L’inconnu paraissait âgé d’une quarantaine d’années. Il avait les yeux clos, et son visage exprimait une grande souffrance. Il respirait encore, mais si faiblement qu’il semblait parvenu au seuil même de la mort.

Comme si la chose allait de soi, Ben Raddle s’empara sur-le-champ de l’autorité.

«Toi, Summy, dit-il d’une voix brève, tâche de te procurer un véhicule quelconque. Moi, je cours à la plus prochaine maison chercher un cordial. Pendant ce temps, Mlle Jane frictionnera le malade avec de la neige et s’efforcera de le ranimer.»

L’ordre fut aussitôt exécuté. Quand Ben Raddle prit sa course, Summy était déjà parti et se dirigeait vers Dawson à toutes jambes.

Restée seule auprès de l’inconnu, Jane se mit en devoir de lui faire subir une friction héroïque. Le visage d’abord. Puis elle entr’ouvrit le grossier cafetan afin d’atteindre les épaules et la poitrine.

De l’une des poches, un portefeuille de cuir glissa, et des papiers s’éparpillèrent sur le sol. L’un d’eux attira plus particulièrement l’attention de Jane qui le ramassa et y jeta un rapide coup d’œil. C’était une feuille de parchemin pliée en quatre, aux arêtes élimées et presque coupées par des frottements répétés. Ouvert, le document n’était autre chose qu’une carte géographique, la carte d’un littoral marin, sans autre indication qu’un parallèle, un méridien et une grosse croix rouge en un point de cette côte ignorée.

Jane replia le document et, l’ayant mis machinalement dans sa poche, ramassa les autres papiers qu’elle réintégra dans le portefeuille, puis continua son énergique médication. Les bons effets, d’ailleurs, n’en étaient pas contestables. Le malade commençait à s’agiter. Bientôt ses paupières battirent et de vagues paroles s’échappèrent de ses lèvres bleuies, tandis que sa main, qu’il avait d’abord portée à sa poitrine, venait faiblement serrer celle de Jane Edgerton. En se penchant, la jeune fille put saisir quelques mots qui, lui parurent dénués de sens:

«Là… disait le mourant… Portefeuille… Vous le donne… Volcan d’Or… Merci… A vous… Ma mère…

Ben Raddle revenait à ce moment, et, sur la route, on entendait le bruit d’une voiture qui s’approchait au galop.

– Voici ce que j’ai trouvé, dit Jane en remettant le portefeuille à l’ingénieur.

Ce portefeuille ne contenait que des lettres, toutes adressées au même destinataire: M. Jacques Ledun, et datées de Nantes ou de Paris.

– Un Français!» s’écria Ben Raddle.

Un instant plus tard, l’homme retombé dans un profond coma était placé dans la carriole ramenée par Summy et emporté à toute bride vers l’hôpital de Dawson.

 

 

Chapitre II

Le volcan d’or.

 

n quelques minutes, la carriole fut à l’hôpital. L’homme qu’elle rapportait y fut introduit et déposé dans cette même chambre que Ben Raddle avait occupée jusqu’à sa guérison. Ainsi, le malade n’aurait pas à subir le voisinage des autres hospitalisés.

C’est à Summy Skim qu’il devait cette faveur. Celui-ci, pour l’obtenir, avait mis enjeu ses hautes relations.

«C’est un Français, presque un compatriote! avait-il dit à Edith Edgerton. Ce que vous avez fait pour Ben, je vous demande de le faire pour lui; et j’espère que le docteur Pilcox le guérira comme il a guéri mon cousin.»

Le docteur ne tarda pas à se rendre auprès de son nouveau pensionnaire. Le Français n’avait point repris connaissance et ses yeux restaient fermés. Le docteur Pilcox constata un pouls très faible, une respiration à peine sensible. De blessure, il n’en observa aucune sur ce corps effroyablement amaigri par les privations, les fatigues, la misère. Nul doute que le malheureux ne fût tombé d’épuisement près de l’arbre au pied duquel on l’avait ramassé, et bien certainement le froid l’eût achevé s’il fût resté toute la nuit sans secours et sans abri.

«Cet homme est à demi gelé,» dit le docteur Pilcox.

On entoura le malade de couvertures et de boules d’eau chaude; on lui fît prendre des boissons brûlantes, on le frictionna pour rétablir la circulation. Tout ce qu’il y avait à faire fut fait. Vains efforts qui ne purent le tirer de son état de prostration.

La vie reviendrait-elle dans le moribond qu’on avait ramené? Le docteur Pilcox refusait de se prononcer.

Jacques Ledun, tel était, on l’a vu, le nom inscrit sur l’adresse des lettres, toutes signées par sa mère, trouvées dans le portefeuille du Français. La plus récente, timbrée de Nantes, avait déjà cinq mois de date. La mère écrivait à son fils: à Dawson City, Klondike. Elle implorait une réponse qui n’avait peut-être pas été envoyée.

Ben et Summy les lurent, ces lettres, qu’ils passaient ensuite à Edith et à Jane Edgerton. Leur émotion à tous fut profonde. Plus d’une crispation de la face la dissimula chez les hommes, tandis que les jeunes filles, malgré leur force d’âme, laissaient librement couler des larmes de pitié. Chaque ligne criait l’amour maternel le plus ardent. C’était une suite ininterrompue de conseils, de caresses et d’appels. Que Jacques se soignât bien, et surtout qu’il revînt et renonçât à son aventureuse poursuite de la fortune; tel était le vœu incessant de la mère lointaine qui se riait de la misère, à la condition que l’on fût deux pour la supporter.

Ces lettres fournissaient, en tous cas, d’utiles indications sur leur destinataire. S’il succombait, on pourrait ainsi prévenir la pauvre mère du malheur qui la frappait.

Ce qui fut établi par l’ensemble de ces lettres, au nombre d’une dizaine, c’est que Jacques Ledun avait quitté l’Europe depuis deux ans déjà. Il ne s’était pas rendu directement au Klondike pour y exercer le métier de prospecteur. Les inscriptions de quelques lettres indiquaient qu’il avait dû chercher fortune tout d’abord sur les gisements aurifères de l’Ontario et de la Colombie. Puis, attiré sans doute par les prodigieuses nouvelles des journaux de Dawson City, il s’était joint à la foule des mineurs. Du reste, il ne semblait pas qu’il eût été propriétaire d’un claim, car son portefeuille ne contenait aucun titre de propriété, ni d’ailleurs aucun document en dehors des lettres qui venaient d’être lues.

Il en existait un cependant, mais celui-là ne se trouvait plus dans le portefeuille. Il était entre les mains de Jane Edgerton, qui ne songea même pas à le communiquer à sa cousine et à ses amis. Le soir seulement, au moment de se coucher, elle pensa à ce bizarre morceau de parchemin, et, l’ayant étalé sous la lumière de la lampe, s’amusa à le déchiffrer comme elle eût fait d’un rébus.

C’était bien une carte, ainsi qu’elle l’avait tout d’abord supposé. Des lignes assez irrégulièrement tracées au crayon dessinaient le littoral d’un océan où allait se jeter un cours d’eau auquel affluaient quelques rivières. A en juger par l’orientation naturelle de la carte, ce cours d’eau paraissait se diriger vers le Nord-Ouest. Était-ce donc le Yukon ou son tributaire la Klondike River? Cette hypothèse n’était pas admissible. D’après le sens de la carte, il ne pouvait être question que de l’océan Glacial et d’une contrée située au-dessus du cercle polaire arctique. Au croisement d’un méridien numéroté 136° 15’ et d’un parallèle dont on n’indiquait pas l’ordre numérique était tracée la croix rouge qui, tout de suite, avait attiré l’attention de Jane Edgerton. C’est en vain que celle-ci s’appliqua à résoudre le problème. Sans le chiffre de la latitude, il était impossible de savoir quelle partie du Nord-Amérique représentait la carte, et plus spécialement en quel point du continent pouvait être située la mystérieuse croix rouge.

Était-ce donc vers cette contrée quelle qu’elle fût que se dirigeait Jacques Ledun, ou en revenait-il lorsqu’il était tombé vaincu à quelques kilomètres de Dawson City? On ne le saurait jamais, si la mort emportait le malheureux Français sans qu’il eût repris connaissance.

Il ne paraissait pas douteux que Jacques Ledun appartînt à une famille occupant un certain rang social. Ce n’était pas un ouvrier. Les lettres de sa mère, écrites de bon style, en témoignaient. Par quelles vicissitudes, par quelles infortunes avait-il passé pour en être arrivé à ce dénûment, à cette fin misérable sur un lit d’hôpital?

Quelques jours s’écoulèrent. Malgré les soins dont Jacques Ledun était entouré, son état ne s’améliorait pas. A peine s’il pouvait, pour répondre aux questions, balbutier des mots inintelligibles. Qu’il fût en possession de son intelligence, on était même en droit d’en douter.

«Il est à craindre, dit à ce propos le docteur Pilcox, que l’esprit de notre malade n’ait été fortement ébranlé. Lorsque ses yeux s’entr’ouvrent, j’y surprends un regard vague qui me donne à penser.

– Mais son état physique, s’informa Summy Skim, ne s’améliore-t-il pas?

– Il me paraît plus grave encore que son état moral,» déclara nettement le docteur.

Pour que le docteur Pilcox, si confiant d’ordinaire, tînt ce langage, c’est qu’il avait peu d’espoir dans la guérison de Jacques Ledun.

Cependant Ben Raddle et Summy Skim ne voulaient pas désespérer. A les entendre, une réaction se produirait avec le temps. Quand bien même Jacques Ledun ne devrait point revenir à la santé, il recouvrerait, du moins, son intelligence; il parlerait, il répondrait.

Quelques jours plus tard, l’événement sembla leur donner raison. Le docteur Pilcox avait-il trop douté de l’efficacité de ses remèdes? Toujours est-il que la réaction si impatiemment attendue par Ben Raddle commença à se produire. L’état de prostration de Jacques Ledun parut moins absolu. Ses yeux restaient plus longtemps ouverts. Son regard plus ferme interrogeait, parcourait avec surprise cette chambre inconnue et les personnes groupées autour de lui: le docteur, Ben Raddle, Summy Skim, Edith et Jane Edgerton.

Le malheureux était-il donc sauvé?

Le docteur secoua la tête avec découragement. Un médecin ne pouvait être dupe de ces trompeuses apparences. Si l’intelligence se rallumait, c’était à la veille de s’éteindre. Ces yeux, qui venaient de se rouvrir, seraient bientôt à jamais refermés. Il n’y avait là qu’une dernière révolte de la vie luttant inutilement contre un prochain anéantissement.

Edith s’était penchée, guettant les paroles que, bien bas, d’une voix entrecoupée de soupirs et qui s’entendait à peine, murmurait Jacques Ledun. Elle dit, répondant à une question devinée plutôt que comprise:

«Vous êtes dans une chambre de l’hôpital.

– Où? interrogea le malade en essayant de se redresser.

– A Dawson City… Il y a six jours, on vous a trouvé évanoui sur la route… On vous a transporté ici.

Les paupières de Jacques Ledun s’abaissèrent un instant. Il semblait que cet effort l’eût épuisé. Le docteur lui fit prendre quelques gouttes d’un cordial qui ramena le sang à ses joues décolorées et la parole à ses lèvres.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il.

– Des Canadiens, répondit Summy Skim, presque des Français. Ayez confiance. Nous vous sauverons.»

Le malade eut un pâle sourire, et retomba sur son oreiller. Sans doute comprenait-il que la mort était proche, car, de ses yeux clos, filtraient de grosses larmes qui coulaient une à une sur son visage amaigri. De l’avis du docteur, on ne lui adressa pas d’autres questions. Mieux valait le laisser reposer. On veillerait à son chevet, et on serait là, prêts à lui répondre, dès qu’il aurait repris assez de force pour parler.

Les deux jours suivants n’amenèrent ni aggravation, ni amélioration dans l’état de Jacques Ledun. Sa faiblesse était toujours la même, et on pouvait craindre qu’il lui fût impossible de réagir. Cependant, à de longs intervalles, en ménageant ses efforts, il put parler de nouveau et répondre à des questions qu’il paraissait provoquer. On sentait qu’il y avait bien des choses qu’il désirait dire.

Peu à peu, on parvint ainsi à connaître l’histoire de ce Français, autant d’après ce qu’il raconta volontairement dans ses instants lucides que par ce qu’on, réussit à comprendre dans ses moments de délire. Certaines circonstances de sa vie demeuraient toutefois entourées de mystère. Que faisait-il au Klondike? D’où venait-il, où allait-il, quand il était tombé aux portes de Dawson? On n’avait aucun renseignement sur ce sujet.

Âgé de quarante-deux ans, d’une constitution robuste qui n’avait pu être altérée à ce point que par les plus atroces privations, Jacques Ledun était un Breton de Nantes.

Sa mère, veuve d’un agent de change ruiné en des spéculations hasardeuses, demeurait encore dans cette ville, où elle soutenait contre la misère grandissante une lutte chaque jour plus inégale.

Dès l’enfance, Jacques Ledun avait eu la vocation de la mer. Une grave maladie, survenue au moment où il allait passer les examens de l’École navale l’avait arrêté aux premiers pas de cette carrière. Ayant dépassé l’âge réglementaire, il dut s’engager comme pilotin à bord d’un navire de commerce, et, après quelques voyages à Melbourne, aux Indes et à San Francisco, il se fit recevoir capitaine au long cours. C’est à ce titre qu’il était entré comme enseigne auxiliaire dans la marine militaire.

Son service dura trois ans, au bout desquels comprenant que, à moins de circonstances rares où peut se distinguer un marin, il n’aurait jamais l’avancement de ses camarades sortis du Borda, il donna sa démission et chercha une position dans la marine marchande.

Un commandement était difficile à obtenir, et il dut se contenter d’être second sur un voilier à destination des mers du Sud.

Quatre années s’écoulèrent ainsi. Il atteignait vingt-neuf ans quand son père mourut, laissant sa veuve dans un état voisin de la misère. En vain Jacques Ledun s’efforça-t-il de changer sa place de second pour celle de capitaine. Le manque d’argent lui interdisant de prendre, ainsi que cela se fait d’ordinaire, une part dans le navire dont il sollicitait le commandement, il resta second. Quel médiocre avenir s’ouvrait devant lui, et comment arriverait-il à cette aisance, si modeste fût-elle, qu’il rêvait pour sa mère?

Ses voyages l’avaient amené en Australie et en Californie où les gisements aurifères attirent tant d’émigrants. Comme toujours, c’est le plus petit nombre qui s’y enrichit, tandis que l’immense majorité n’y rencontre que ruine et misère. Jacques Ledun, ébloui par l’exemple des plus heureux, résolut de poursuivre la fortune sur la route si périlleuse des chercheurs d’or.

A cette époque, l’attention venait d’être attirée sur les mines du Dominion, avant même que ses richesses métalliques se fussent si étonnamment accrues par les découvertes du Klondike. En d’autres parties moins éloignées, d’un accès plus facile, le Canada possédait des territoires aurifères où l’exploitation s’effectuait dans des conditions meilleures, sans être interrompue par les terribles hivers de la région yukonienne. Une des mines de cette région, la plus importante peut-être, le Roi, venait alors de produire en deux ans quatre millions cinq cent mille francs de dividende. Ce fut au service de cette société qu’entra Jacques Ledun.

Mais celui qui se borne à vendre le travail de son cerveau ou de ses membres ne s’enrichit pas d’ordinaire. Ce que rêvait le courageux et imprudent Français, une fortune rapidement enlevée par quelque heureux coup du sort, demeurait aussi irréalisable sur la terre ferme que sur la mer. Ouvrier ou employé, il était condamné à végéter toute sa vie.

On parlait alors des découvertes faites sur les territoires arrosés par le Yukon. Le nom du Klondike éblouissait comme avaient ébloui ceux de la Californie, de l’Australie et du Transvaal. La foule des mineurs se portait vers le Nord. Jacques Ledun suivit la foule.

En travaillant sur les gisements de l’Ontario, il avait fait la connaissance d’un certain Harry Brown, Canadien d’origine anglaise. Tous deux étaient animés de la même ambition, dévorés du même appétit de réussir. Ce fut cet Harry Brown qui décida Jacques Ledun à quitter sa position pour se lancer dans l’inconnu. Tous deux, avec les quelques économies dont ils pouvaient disposer, se rendirent à Dawson City.

Résolus à travailler cette fois pour leur propre compte, ils eurent la sagesse de comprendre qu’il leur fallait porter leur effort ailleurs que dans les districts trop connus de la Bonanza, de l’Eldorado, du Sixty Miles ou du Forty Miles. Quand bien même les claims n’y fussent pas montés à des prix exorbitants, les deux compagnons n’y eussent pas trouvé une place libre. On s’y disputait déjà les placers à coups de millions de dollars. Il fallait aller plus loin, dans le Nord de l’Alaska ou du Dominion, bien au delà du Grand Fleuve, dans ces régions presque inexplorées où quelques hardis prospecteurs signalaient de nouvelles richesses aurifères. Il fallait aller là où personne n’était allé encore. Il fallait découvrir quelque gisement sans maître, dont la possession appartiendrait au premier occupant.

Ainsi raisonnèrent Jacques Ledun et Harry Brown.

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Sans matériel, sans personnel, après s’être assuré avec ce qu’il leur restait d’argent l’existence pour dix-huit mois, ils quittèrent Dawson City, et, vivant du produit de leur chasse, s’aventurèrent au Nord du Yukon à travers la contrée à peu près inconnue qui s’étend au delà du cercle polaire arctique.

L’été débutait au moment où Jacques Ledun se mit en route, presque exactement six mois avant le jour où il venait d’être relevé mourant aux environs de Dawson City. Jusqu’où leur campagne avait-elle conduit les deux aventuriers? S’étaient-ils transportés aux limites du continent sur les rivages de l’océan Glacial? Quelque découverte les avait-elle payés de tant d’efforts? Il n’y paraissait pas, à en juger par le dénûment de l’un d’eux. Et celui-là était seul! Des deux compagnons, attaqués par des indigènes sur la route du retour, seul Jacques Ledun avait pu sauver sa vie, en abandonnant tout ce qu’il possédait aux assaillants. Harry Brown était mort sous leurs coups, et ses os blanchissaient maintenant dans ces régions désolées.

Ce fut la dernière information que l’on put obtenir. Encore, cette douloureuse histoire, n’avait-il été possible de la recueillir que par bribes, lorsqu’un peu de lucidité revenait au malade, dont la faiblesse, ainsi que l’avait prévu le docteur Pilcox, s’aggravait de jour en jour.

Quant au résultat de son exploration, quant à la région atteinte par Jacques Ledun et Harry Brown et d’où ils revenaient au moment de l’attaque des Indiens, autant de secrets qui risquaient d’être enfermés à jamais dans la tombe où le pauvre Français ne tarderait pas à être couché.

Et, cependant, un document existait, incomplet, il est vrai, mais que la fin de cette histoire eût probablement complété. Ce document que nul en dehors d’elle ne connaissait, Jane y pensait souvent. L’usage qu’elle en ferait dépendrait des circonstances. Bien certainement, elle le restituerait à Jacques Ledun s’il revenait à la santé. Mais, s’il mourait au contraire?.. En attendant, Jane s’entêtait dans de vaines tentatives pour percer l’irritant mystère. Que cette carte fût celle de la contrée où le Français et son compagnon avaient passé la dernière saison, cela n’était pas douteux. Mais quelle était cette contrée?.. Où courait ce creek dont la ligne sinueuse se dessinait du Sud-Est au Nord-Ouest? Était-ce un affluent du Yukon, du Koyukuk ou de la Porcupine River?..

Un jour qu’elle était seule avec lui, Jane mit sous les yeux du malade cette carte que sa main avait vraisemblablement tracée. Le regard de Jacques Ledun s’anima, se fixa un instant sur la croix rouge qui excitait au plus haut point la curiosité de la jeune prospectrice. Celle-ci fut convaincue que cette croix marquait le lieu de quelque découverte… Mais bientôt le malade repoussa de la main la carte qui lui était offerte, puis referma les yeux sans que le moindre mot eût éclairé l’irritant mystère.

N’avait-il donc pas la force de parler? Ou bien entendait-il garder jusqu’au bout son secret? Au fond de cette âme, prête à quitter un corps épuisé, restait-il encore l’espoir de revenir à la vie? Peut-être le malheureux voulait-il se réserver le prix de tant d’efforts. Peut-être se disait-il qu’il reverrait sa mère et qu’il lui rapporterait une fortune conquise pour elle.

Plusieurs jours s’écoulèrent. On était alors en pleine saison froide. A plusieurs reprises la température s’abaissa jusqu’à cinquante degrés centigrades au-dessous de zéro. Il était impossible de braver de tels froids au dehors. Les heures qu’ils ne donnaient pas à l’hôpital, les deux cousins les passaient dans leur chambre. Parfois, cependant, après s’être emmitouflés de fourrures jusque par-dessus la tête, ils se rendaient dans quelques casinos où le public se faisait, d’ailleurs, assez rare, la plupart des mineurs ayant gagné, avant les grands froids, Dyea, Skagway ou Vancouver.

Peut-être Hunter et Malone s’étaient-ils installés, pour l’hiver, dans l’une de ces villes. Le certain, c’est que, depuis la catastrophe du Forty Miles Creek, personne ne les avait revus et qu’ils ne figuraient pas, d’autre part, au nombre des victimes du tremblement de terre dont l’identité avait été reconnue.

Pendant ces journées souvent troublées par des tempêtes de neige, Summy Skim ne pouvait aller chasser, en compagnie du fidèle Neluto, les ours qui venaient rôder jusqu’aux abords de Dawson City. Il en était réduit, comme tout le monde, à se confiner dans une claustration quasi absolue, cause, avec l’excessif abaissement de température, des maladies qui déciment la ville au cours de la mauvaise saison. L’hôpital ne suffisait plus à recevoir les malades, et elle serait bientôt occupée de nouveau, la place qui ne tarderait pas à être libre dans la chambre de Jacques Ledun.

Le docteur Pilcox avait tout essayé en vain, pour lui rendre des forces. Les remèdes avaient perdu toute action, et son estomac ne supportait plus aucune nourriture. Visiblement la vie abandonnait de jour en jour, d’heure en heure, cet organisme épuisé.

Le 30 novembre, dans la matinée, Jacques Ledun eut une crise si furieuse que l’on put croire qu’il n’en reviendrait pas. Il se débattait, et, si faible qu’il fût, on eut peine à le maintenir dans son lit. En proie à un violent délire, il bégayait, des mots, toujours les mêmes, dont il n’avait pas conscience.

«Là!.. le volcan… l’éruption… l’or… de la lave d’or…

Puis, dans un appel désespéré, il criait:

«Mère… mère… pour toi!..

Par degrés, l’agitation se calma et le malheureux tomba dans un profond abattement. La vie ne se trahissait plus en lui que par un léger souffle. Le docteur le jugea incapable de supporter une seconde crise de ce genre.

Pendant l’après-midi, Jane Edgerton, étant venue s’asseoir au chevet du malade, le trouva plus calme. Il semblait même avoir repris la pleine conscience de lui-même. Une grande amélioration s’était produite sans conteste, comme il arrive parfois aux approches de la mort.

Jacques Ledun avait rouvert les yeux. Son regard, d’une singulière fixité, alla chercher celui de la jeune fille. Évidemment, il avait quelque chose à dire, il voulait parler. Jane se pencha, s’efforçant de comprendre les mots presque inintelligibles que balbutiaient les lèvres du mourant.

– La carte… disait Jacques Ledun.

– La voici, répondit vivement Jane, en rendant le document à son légitime propriétaire.

Comme il l’avait fait une première fois, celui-ci repoussa le papier du geste.

– Je la donne… murmura-t-il. Là… la croix rouge… un volcan d’or…

– Vous donnez votre carte?.. à qui?

– Vous…

– A moi?..

– Oui… A la condition… que vous pensiez… à ma mère.

– Votre mère?.. Vous voulez me recommander votre mère?

– Oui…

– Comptez sur moi. Mais que dois-je faire de votre carte? Je n’en puis comprendre le sens.

Le mourant parut se recueillir, puis, après un moment de silence:

– Ben Raddle… dit-il.

– Vous voulez voir M. Raddle?

– Oui.»

Quelques instants plus tard, l’ingénieur était au chevet du malade, qui, d’un signe, fit comprendre à Jane Edgerton qu’il désirait rester seul avec lui.

Alors, après avoir cherché à tâtons la main de Ben Raddle, Jacques Ledun dit:

«Je vais mourir… ma vie s’en va… je le sens…

– Non, mon ami, protesta Ben Raddle. Nous vous sauverons.

– Je vais mourir, répéta Jacques Ledun. Approchez-vous… Vous m’avez promis… de ne pas abandonner ma mère… J’ai foi en vous… Écoutez, et retenez bien ce que je vais vous dire.

D’une voix qui s’affaiblissait par degrés, mais claire, la voix d’un homme dont la raison n’était pas altérée, en possession de toute son intelligence, voici ce qu’il confia à Ben Raddle:

– Quand vous m’avez trouvé… je revenais… de très loin… dans le Nord… Là, sont situés les plus riches gisements du monde… Pas besoin de remuer la terre… C’est la terre elle-même qui rejette l’or de ses entrailles!.. Oui!.. là… j’ai découvert une montagne… un volcan qui renferme une immense quantité d’or… un volcan d’or… le Golden Mount…

– Un volcan d’or? répéta Ben Raddle d’un ton qui exprimait une certaine incrédulité.

– Il faut me croire, s’écria Jacques Ledun avec une sorte de violence, en essayant de se redresser sur son lit. Il faut me croire. Si ce n’est pour vous, que ce soit pour ma mère… mon héritage, dont elle aura sa part… J’ai fait l’ascension de ce mont… Je suis descendu dans son cratère éteint… plein de quartz aurifère, de pépites… Rien qu’à les ramasser…

Après cet effort, le malade retomba dans une prostration dont il sortit au bout de quelques minutes. Son premier regard fut pour l’ingénieur.

«Bien, murmura-t-il, vous êtes là… près de moi… vous me croyez… vous irez là-bas… là-bas… au Golden Mount…

Sa voix baissait de plus en plus, Ben Raddle, qu’il attirait de la main, s’était penché sur son chevet.

«Par 68° 37’ de latitude… la longitude est marquée sur la carte…

– La carte? interrogea Ben Raddle.

– Vous demanderez… à Jane Edgerton…

– Mlle Edgerton possède la carte de cette région? insista Ben Raddle au comble de la surprise.

– Oui… donnée par moi… Là… au point marqué d’une croix… près d’un creek… dans le Nord du Klondike… un volcan… dont la prochaine éruption lancera de l’or… dont les scories sont de poussière d’or… là… là…

Jacques Ledun, à demi relevé entre les bras de Ben Raddle, tendait sa main tremblante dans la direction du Nord. Ces derniers mots s’échappèrent de ses lèvres livides:

«Mère… mère…

Puis, avec une douceur infinie:

«Maman!»

Une suprême convulsion l’agita.

Il était mort.

 

 

Chapitre III

Ou Summy Skim ne prend pas précisément le chemin de Montréal.

 

’enterrement du pauvre Français se fit le lendemain. Jane et Edith Edgerton le suivirent jusqu’au cimetière avec Ben Raddle et Summy Skim. Une croix de bois portant le nom de Jacques Ledun fut plantée sur cette tombe que les intempéries auraient tôt fait de rendre anonyme. Au retour, conformément à la promesse qu’il avait faite au mourant, Ben Raddle écrivit à la malheureuse mère qui ne reverrait plus jamais son fils.

Ces pieux devoirs accomplis, il examina sous toutes ses faces la situation nouvelle créée par la demi-confidence dont il était dépositaire.

Que le secret relatif au Golden Mount fût de nature à singulièrement préoccuper Ben Raddle, cela ne saurait étonner. Mais il était moins naturel qu’un ingénieur, c’est-à-dire par définition un homme de raison froide et de sens rassis, acceptât un tel secret comme une vérité démontrée. Il en était ainsi cependant. Pas un instant il ne vint à la pensée de Ben Raddle que la révélation de Jacques Ledun ne reposât pas sur une base certaine. Il ne mettait pas en doute que, dans le Nord du Klondike, ne s’élevât une montagne merveilleuse, qui, comme une énorme poche d’or, se viderait d’elle-même un jour ou l’autre. Des millions de pépites seraient alors projetées, dans les airs, à moins qu’il n’y eût qu’à les recueillir au fond du cratère définitivement éteint.

D’ailleurs, il semblait bien que de riches placers existassent dans les régions arrosées par la Mackensie et ses affluents. Au dire des Indiens fréquentant ces territoires voisins de l’océan Arctique, les cours d’eau y charriaient de l’or. Aussi les syndicats songeaient-ils à étendre leurs recherches jusque dans la partie du Dominion comprise entre la mer Glaciale et le cercle polaire, et des prospecteurs méditaient-ils déjà de s’y transporter pour la campagne prochaine, les premiers arrivants devant être les plus favorisés. Qui sait, songeait Ben Raddle, si l’on ne découvrirait pas ce volcan, dont, grâce aux confidences de Jacques Ledun, il était sans doute seul maintenant à connaître l’existence?

S’il voulait tirer parti de cet avantage, il importait donc d’agir vite. Avant tout, cependant, il convenait de compléter les renseignements en sa possession et surtout de connaître cette carte que, d’après le Français défunt, détenait Jane Edgerton.

Ben Raddle, sans plus tarder, se rendit à l’hôpital, résolu à traiter sur-le-champ cette affaire.

«D’après ce que Jacques Ledun m’a affirmé avant de mourir, dit-il à Jane, il paraîtrait que vous auriez entre les mains un& carte lui appartenant.

– J’ai une carte, en effet… commença Jane.

Ben Raddle poussa un soupir de satisfaction. L’affaire irait toute seule, du moment que Jane confirmait aussi facilement les assertions du Français.

«Mais cette carte n’appartient qu’à moi, acheva celle-ci.

– A vous?

– A moi. Pour la bonne raison que Jacques Ledun me l’a volontairement donnée.

– Ah!.. ah!.. fit Ben Raddle d’un ton indécis.

Après un instant de silence, il reprit:

«Peu importe du reste, car je ne pense pas que vous refusiez de me la communiquer.

– Cela dépend, répliqua Jane avec le plus grand calme.

– Bah!.. s’écria Ben Raddle surpris. Cela dépend?.. et de quoi?.. Expliquez-vous, je vous prie.

– C’est très simple, répondit Jane. La carte dont il s’agit, et qui m’a été donnée, je le répète, par son légitime propriétaire, montre, comme j’ai tout lieu de le croire, l’emplacement exact d’une mine fabuleusement riche. Si Jacques Ledun m’a fait cette confidence, c’est en échange de ma promesse de porter secours à sa mère, promesse que je ne devrai et pourrai tenir que si j’utilise le document qui m’a été remis. Or, les indications de cette carte sont incomplètes.

– Eh bien? interrogea Ben Raddle.

– Eh bien! la démarche que vous faites auprès de moi me porte à supposer que Jacques Ledun vous a donné les indications qui me manquent, vraisemblablement contre un engagement pareil au mien, mais en vous cachant celles que je possède. S’il en est ainsi, je ne refuse pas de vous communiquer le document que vous désirez connaître, mais seulement à titre d’associée. En somme, vous avez la moitié d’un secret et moi l’autre. Voulez-vous que nous réunissions ces deux moitiés et que nous partagions ce que produira le secret tout entier?

Sur le moment, Ben Raddle fut, comme on dit, estomaqué par la réponse. Il ne s’attendait pas à celle-là. Très forte, décidément, Jane Edgerton. Puis le bon sens et l’équité reprirent le dessus. Après tout, elle n’était pas mauvaise, la thèse de la jeune prospectrice. Nul doute que Jacques Ledun n’eût voulu s’assurer deux chances d’améliorer le sort de sa mère, et c’est pourquoi il s’était prudemment adressé à deux personnes distinctes en leur réclamant à chacune un engagement identique. D’ailleurs, quel inconvénient à accepter la proposition de Jane et à partager avec elle le produit de l’exploitation du Volcan d’Or? Ou le Volcan d’Or n’était qu’un mythe, et, dans ce cas, le secret de Jacques Ledun n’ayant aucune valeur, il en était de même a fortiori de sa moitié. Ou bien l’histoire était sérieuse, et, dans ce cas, la participation de Jane Edgerton était négligeable, le Volcan d’Or devant alors donner une fortune pratiquement infinie.

Cette série de réflexions ne demanda que quelques secondes pour l’ingénieur, qui prit sans plus hésiter sa décision.

– C’est entendu, dit-il.

– Voici la carte, répliqua Jane en offrant le parchemin déplié.

Ben Raddle y jeta un coup d’œil rapide, puis, à l’intersection de la croix rouge, il traça un parallèle qu’il numérota 68° 37’.

– Les coordonnées sont complètes, maintenant, déclara-t-il d’un air satisfait. On irait les yeux fermés au Volcan d’Or.

– Le Volcan d’Or? répéta Jane. Jacques Ledun avait déjà prononcé ce nom.

– C’est celui d’une montagne extraordinaire que j’irai visiter…

– Que nous irons, rectifia Jane.

– Que nous irons visiter au printemps, concéda l’ingénieur.

Ben Raddle mit alors Jane Edgerton au courant de ce que lui avait confié Jacques Ledun. Il lui révéla, ou plutôt lui confirma l’existence d’une véritable montagne d’or, le Golden Mount, inconnue de tous et que celui-ci avait découverte en compagnie d’Harry Brown. Il lui apprit comment, contraints à revenir à cause du manque de matériel, les deux aventuriers, qui rapportaient néanmoins de magnifiques preuves de leur trouvaille, avaient été attaqués sur la route du retour par une bande d’indigènes qui avaient tué l’un et réduit l’autre au plus affreux dénûment.

– Et vous n’avez pas douté de la vérité d’une si fabuleuse histoire? demanda Jane quand Ben Raddle eut achevé son récit.

– J’ai été sceptique d’abord, reconnut celui-ci. Mais l’accent de sincérité de Jacques Ledun a eu vite raison de mon scepticisme. L’histoire est vraie, soyez-en certaine. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que nous soyons sûrs d’en pouvoir tirer parti. Le grand danger en ces sortes d’affaires est d’être devancé par d’autres. Si le Golden Mount n’est pas connu au sens propre du mot, on a cependant sur son existence des notions transmises par tradition et considérées comme légendaires. Il suffirait d’un prospecteur plus crédule et plus audacieux que les autres pour transformer la légende en belle et bonne réalité. Là est le danger, auquel nous parerons dans la mesure de nos moyens à deux conditions: nous hâter et nous taire.»

On ne s’étonnera pas que l’ingénieur voulût, à partir de ce jour, se tenir au courant de toutes les nouvelles qui circulaient dans le monde des chercheurs d’or. Jane ne s’y intéressait pas moins que lui, et, le plus souvent, tous deux s’entretenaient du sujet qui les préoccupait. Mais ils étaient résolus à garder pour eux seuls jusqu’à la dernière minute le secret du Volcan d’Or. Ben Raddle n’en avait même pas parlé à Summy Skim. Rien ne pressait, d’ailleurs, puisqu’il n’y avait que trois mois d’écoulés sur les huit que compte la saison d’hiver au Klondike.

Sur ces entrefaites, la commission de rectification de la frontière fit connaître le résultat de ses travaux. Elle concluait que les réclamations n’étaient admissibles, ni d’un côté, ni de l’autre. Aucune erreur n’avait été commise. La frontière entre l’Alaska et le Dominion, exactement tracée, ne devait être reculée, ni à l’Ouest au profit des Canadiens, ni à l’Est à leur détriment, et les claims limitrophes ne seraient point obligés de subir un changement de nationalité.

«Nous voilà bien avancés! dit Summy Skim, le jour où il apprit cette nouvelle. Le 129 est canadien, c’est entendu. Par malheur, il n’y a plus de 129. On le baptise après sa mort.

– Il existe sous le Forty Miles Creek, répondit le contre-maître qui ne voulait pas renoncer à tout espoir.

– Très juste! Lorique. Vous avez parfaitement raison. Allez donc l’exploiter à cinq ou six pieds sous l’eau! A moins qu’un second tremblement de terre ne vienne remettre les choses en l’état, je ne vois pas…

Et Summy Skim, haussant les épaules, ajouta:

«D’ailleurs, si Pluton et Neptune doivent encore collaborer au Klondike, j’espère bien que ce sera pour en finir une bonne fois avec cet affreux pays, pour le bouleverser et le submerger si bien qu’on ne puisse plus y recueillir une seule pépite.

– Oh! monsieur Skim! fit le contre-maître sincèrement indigné.

– Et après? répliqua Ben Raddle, en homme qui se retenait d’en dire plus qu’il ne voulait. Crois-tu donc qu’il n’y a de gisements qu’au Klondike?

– Je n’excepte pas de ma catastrophe, riposta Summy Skim en se montant un peu, ceux qui sont ailleurs, dans l’Alaska, le Dominion, le Transvaal… et, pour être franc, dans le monde entier.

– Mais, monsieur Skim, s’écria le contre-maître, l’or c’est l’or.

– Vous n’y êtes pas, Lorique. Vous n’y êtes pas du tout. L’or, vous voulez savoir ce que c’est? Eh bien! l’or, c’est de la blague, voilà mon avis. Et je ne vous l’envoie pas dire!

La conversation aurait pu se poursuivre longtemps sans aucun profit pour les interlocuteurs. Summy Skim la termina brusquement:

«Après tout, dit-il, que Neptune et Pluton fassent ce qui leur plaît. Ce n’est pas mon affaire. Je ne m’occupe, moi, que de ce qui nous regarde. Il me suffit que le 129 ait disparu pour que je sois ravi, puisque cet heureux événement nous force à reprendre la route de Montréal.»

Dans la bouche de Summy, c’était là figure de rhétorique, simplement. En réalité, lointaine était encore l’époque où l’état de la température lui permettrait de faire le premier pas sur le chemin du retour. L’année finissait à peine. Jamais Summy Skim n’oublierait cette semaine de Noël qui, bien que le froid ne dépassât pas vingt degrés au-dessous de zéro, n’en était pas moins abominable. Peut-être eût-il mieux valu un abaissement de température plus excessif avec des vents du Nord vifs et secs.

Pendant cette dernière semaine de l’année, les rues de Dawson furent à peu près désertes. Aucun éclairage n’aurait pu résister aux tourbillons qui les rendaient inabordables. La neige s’y entassa sur une épaisseur de plus de six pieds. Aucun véhicule, aucun attelage n’aurait pu s’y engager. Si le froid revenait avec son intensité habituelle, le pic et la pioche ne parviendraient pas à faire brèche dans ces masses accumulées. Il faudrait employer la mine. En certains quartiers avoisinant les rives du Yukon et de la Klondike River, plusieurs maisons, bloquées jusqu’au premier étage, n’étaient plus accessibles que par les fenêtres. Heureusement, celles de Front street ne furent pas prises dans ces sortes d’embâcles, et les deux cousins auraient pu sortir de l’hôtel, si la circulation n’eût pas été absolument impossible. Au bout de quelques pas, on se serait enlizé jusqu’au cou dans la neige.

A cette époque de l’année, le jour ne dure que très peu d’heures. A peine si le soleil se montre au-dessus des collines qui encadrent la ville. La tourmente chassant des flocons si drus et si épais que la lumière électrique ne parvenait pas à les pénétrer, on était donc plongé dans une obscurité profonde pendant vingt heures sur vingt-quatre.

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Toute communication étant supprimée avec le dehors, Summy Skim et Ben Raddle restaient confinés dans leurs chambres. Le contre-maître et Neluto, qui occupaient en compagnie de Patrick une modeste auberge de l’un des bas quartiers, ne pouvaient leur rendre visite ainsi qu’ils le faisaient d’habitude, et tout rapport se trouvait brisé avec Edith et Jane Edgerton. Summy Skim tenta une fois d’aller jusqu’à l’hôpital; il faillit être enseveli sous la neige, et ce ne fut pas sans peine que les gens de l’hôtel parvinrent à l’en tirer sain et sauf.

Il va sans dire que les divers services ne fonctionnaient plus au Klondike. Les lettres n’arrivaient point, les journaux n’étaient pas distribués. Sans les réserves accumulées dans les hôtels et les maisons particulières en prévision de ces redoutables éventualités, la population de Dawson City eût été exposée à mourir de faim. Inutile de dire que les casinos, les maisons de jeu chômaient. Jamais la ville ne s’était trouvée dans une situation si alarmante. La neige rendait inabordable la résidence du gouverneur, et, aussi bien en territoire canadien qu’en territoire américain, la vie administrative était totalement arrêtée. Quant aux victimes que les épidémies faisaient chaque jour, comment les eût-on conduites à leur dernière demeure? Que la peste vînt à se déclarer et Dawson ne compterait bientôt plus un seul habitant.

Le premier jour de l’année 1899 fut épouvantable. Pendant la nuit précédente et pendant toute la journée, la neige tomba en quantité telle qu’elle recouvrit presque entièrement nombre de maisons. Sur la rive droite de la Klondike River, quelques-unes ne laissaient plus émerger que leur toiture. C’était à croire que la cité entière allait disparaître sous les blanches couches du blizzard, comme avait disparu Pompéi sous les cendres du Vésuve. Si un froid de quarante à cinquante degrés eût immédiatement succédé à cette tourmente, toute la population eût péri sous ces masses durcies.

Le 2 janvier, un brusque changement se produisit dans la situation atmosphérique. Par suite d’une saute de vent, le thermomètre remonta rapidement au-dessus du zéro centigrade et il n’y eut plus lieu de craindre que les amas de neige ne vinssent à se solidifier. Elle fondit en quelques heures. Il fallait, comme on dit, le voir pour le croire. Une véritable inondation s’ensuivit, qui ne laissa pas d’occasionner de gros dommages; les rues furent transformées en torrents, et les eaux chargées de débris de toute sorte se précipitèrent vers les lits du Yukon et de son affluent et roulèrent à grand fracas sur leur surface glacée.

Cette inondation fut générale dans le district. Le Forty Miles Creek entre autres se gonfla démesurément et recouvrit les claims en aval. Ce fut un nouveau désastre comparable à celui du mois d’août. Si Ben Raddle avait conservé quelque espoir de rentrer en possession du 129, il dut y renoncer définitivement.

Dès que les rues furent praticables, on se hâta de rétablir les relations rompues. Lorique et Neluto se présentèrent à Northern Hôtel. Ben Raddle et Summy Skim s’empressèrent de courir à l’hôpital où ils furent reçus par les deux jeunes filles avec une joie dont la claustration qu’on venait de subir doublait la vivacité. Quant au docteur Pilcox, il n’avait rien perdu de sa bonne humeur habituelle.

«Eh bien, lui demanda Summy Skim, êtes-vous toujours fier de votre pays d’adoption?

– Comment donc! monsieur Skim, répondit le docteur. Étonnant, ce Klondike, étonnant!.. Je ne crois pas que, de mémoire d’homme, on ait vu tomber une telle quantité de neige!.. Voilà qui trouvera place dans vos souvenirs de voyage, monsieur Skim.

– Je vous en réponds, docteur!

– Par exemple, si le retour des grands froids n’avait pas été précédé de quelques jours de dégel, nous étions tous momifiés. Hein! quel fait divers pour les journaux de l’ancien et du nouveau continent! C’est une occasion qui ne se retrouvera plus, et cette saute de vent dans le Sud est un incident bien regrettable!

– C’est ainsi que vous le prenez, docteur?

– Et c’est ainsi qu’il faut le prendre. C’est de la philosophie, monsieur Skim.

– De la philosophie à cinquante degrés au-dessous de zéro, je ne tiens pas cet article-là,» protesta Summy mal convaincu.

La ville eut bientôt retrouvé son aspect ordinaire, ses habitudes aussi. Les casinos rouvrirent leurs portes. Le public emplit de nouveau, les rues, encombrées par les corbillards conduisant au cimetière les innombrables victimes des grands froids.

Cependant, en janvier, on est loin d’en avoir fini avec l’hiver au Klondike. Durant la seconde quinzaine du mois, on eut encore à subir d’excessifs abaissements de température; mais enfin, à la condition que l’on fût prudent, la circulation était redevenue possible, et le mois se termina mieux qu’il n’avait commencé, en ce sens que les blizzards furent moins fréquents et ne se déchaînèrent pas avec violence. Quand l’atmosphère est calme, les froids se supportent aisément, en effet; c’est lorsque le vent venant du Nord, après avoir traversé les régions du pôle arctique, souffle en grande brise et coupe la figure des gens dont l’haleine retombe en neige, qu’il est dangereux de se risquer en plein air. Summy Skim put presque constamment chasser en compagnie de Neluto, et parfois de Jane Edgerton. Personne n’avait réussi à le dissuader de se mettre en campagne malgré les rigueurs de la température. Le temps lui paraissait si long, à lui que ne tentaient ni les émotions du jeu, ni les distractions des casinos. Un jour qu’on le pressait trop, il répondit avec le plus grand sérieux:

«Soit! je ne chasserai plus, je vous le promets, quand…

– Quand?.. insista le docteur Pilcox.

– Quand il fera tellement froid que la poudre ne pourra plus prendre feu.»

Lorsque Jane Edgerton n’accompagnait pas Summy, elle se rencontrait d’ordinaire avec Ben Raddle, soit à l’hôpital, soit à Northern Hôtel. En somme, il ne se passait guère de jour qu’ils n’eussent échangé au moins une visite. A leurs entretiens assistait toujours Edith. L’utilité de sa présence n’était pas évidente. Elle paraissait cependant essentielle à l’ingénieur, qui, pour la jeune fille seule, avait cru devoir se départir de la discrétion rigoureuse qu’il s’était imposée, et, depuis lors, il sollicitait son avis sur le plus petit détail d’organisation de l’expédition projetée. Il semblait vraiment attacher un haut prix à ses conseils. Peut-être était-ce parce que celle-ci n’en donnait pas, et qu’elle approuvait les yeux fermés, comme elle avait approuvé le principe même du projet, tout ce que proposait l’ingénieur, dont elle prenait invariablement le parti contre sa cousine et au besoin contre Lorique, qui, bien que laissé dans l’ignorance du véritable but de ces conciliabules, était généralement admis à y participer. Tout ce que Ben Raddle disait était bien dit. Tout ce qu’il faisait était bien fait. Celui-ci appréciait fort une opinion si flatteuse et si naïvement exprimée.

Quant à Lorique, l’ingénieur l’interrogeait à satiété sur le Klondike et plus particulièrement sur les régions Nord du district que le contre-maître avait souvent parcourues. Summy Skim, qui les trouvait toujours ensemble, en rentrant de la chasse avec Neluto, se demandait avec une certaine inquiétude de quoi ils pouvaient bien s’entretenir.

«Qu’est-ce qu’ils peuvent bien mijoter, tous les quatre? se répétait-il. Ben n’en aurait-il pas assez… et même trop de cet abominable pays? Voudrait-il tenter une seconde fois la fortune et se laisserait-il entraîner par Lorique? Ah mais! ah mais!.. Je suis là, moi, et, quand je devrais employer la force!.. Si le mois de mai me trouve dans cette horrible ville, c’est que l’excellent Pilcox m’aura amputé des deux jambes… et encore il n’est pas bien sûr que je ne fasse pas la route en cul-de-jatte?»

Summy Skim ne savait toujours rien des confidences de Jacques Ledun. Ben Raddle et Jane Edgerton avaient bien gardé le silence qu’ils s’étaient réciproquement promis, et Lorique n’était pas plus avancé que Summy Skim. Cela n’empêchait pas le contre-maître de continuer à flatter, comme il l’avait toujours fait, les goûts évidents de Ben Raddle et d’exciter celui-ci à poursuivre sa chance. Puisqu’il avait tant fait que de venir au Klondike, allait-il se décourager au premier échec, surtout quand cet échec était imputable à des circonstances exceptionnelles, pour ne pas dire uniques? Sans doute, il était désolant que le 129 fût détruit, mais pourquoi ne chercherait-on pas à acquérir un autre claim? En poussant plus en amont, on découvrirait de nouveaux gisements qui vaudraient bien celui qu’on avait perdu… Dans une autre direction, la Bonanza et l’Eldorado continuaient à donner des résultats magnifiques… Du côté des Dômes s’étendait une vaste région aurifère à peine effleurée par les mineurs… Les placers y appartiendraient au premier occupant… Le contre-maître se chargerait de recruter un personnel… Après tout, pourquoi Ben Raddle échouerait-il là où tant d’autres réussissaient? Il semblerait au contraire que, dans ce jeu hasardeux, la science d’un ingénieur lui mît en main dés pipés et cartes truquées.

On l’imaginera aisément, l’ingénieur prêtait une oreille complaisante à ces propos. L’existence du Golden Mount, du rang de grande probabilité, passait dans son esprit à celui de certitude absolue. Et il rêvait de ce Golden Mount… Un claim, plus qu’un claim, une montagne, dont les flancs renfermaient des millions de pépites… un volcan qui livrerait lui-même ses trésors… Ah! certes, il fallait courir cette merveilleuse aventure. En partant au début du printemps, on arriverait en trois ou quatre semaines à la montagne. Quelques jours suffiraient à recueillir plus de pépites que tous les tributaires du Yukon n’en avaient fourni depuis deux ans, et l’on reviendrait avant l’hiver, riches de trésors fabuleux, forts d’une puissance devant laquelle pâlirait celle des rois.

Ben Raddle et Jane consacraient des heures à l’étude du croquis tracé par la main du Français. Ils l’avaient reporté sur la carte générale du Klondike. Ils avaient reconnu, par sa latitude et sa longitude, que la croix devait être tracée sur la rive gauche du rio Rubber, l’une des branches de la Mackensie, et que la distance séparant le Volcan d’Or de Dawson City ne dépassait pas deux cent quatre-vingts milles, soit environ cinq cents kilomètres.

«Avec un bon chariot et un bon attelage, disait Lorique interrogé à ce sujet, cinq cents kilomètres peuvent être franchis en une vingtaine de jours, et cela, dès la seconde semaine de mai.»

Pendant ce temps, Summy Skim ne cessait de se répéter:

«Mais que diable machinent-ils donc tous les quatre?

Bien qu’il ne fût pas au courant, il soupçonnait que ces entretiens si fréquents devaient avoir pour objet quelque expédition nouvelle, et il était résolu à s’y opposer par tous les moyens.

«Allez, mes bons petits enfants! grommelait-il in petto. Faites votre compte, je fais le mien, et rira bien qui rira le dernier!»

Mars arriva, et, avec lui, un retour offensif du froid. Deux jours durant, le thermomètre tomba à soixante degrés centigrades sous zéro. Summy Skim le fît constater à Ben Raddle, en ajoutant que, si cela continuait, la graduation de l’instrument serait certainement insuffisante.

L’ingénieur, pressentant vaguement l’irritation latente de son cousin, s’efforça d’être conciliant.

«C’est un froid excessif, en effet, dit-il d’un ton bonhomme, mais, comme il ne fait pas de vent, on le supporte mieux que je ne l’aurais pensé.

– Oui, Ben, oui… reconnut Summy en se contenant, c’est en effet très sain, et j’aime à croire qu’il tue les microbes par myriades.

– J’ajoute, reprit Ben Raddle, que, d’après les gens du pays, il ne semble pas devoir durer. On a même l’espoir, paraît-il, que la période hivernale ne sera pas très longue cette année et que les travaux pourront être repris dès le commencement de mai.

– Les travaux?.. Si toutefois tu me permets cette forte expression, j’oserai dire que je m’en bats l’œil, mon vieux Ben, s’écria Summy d’une voix plus haute. Je compte bien que nous profiterons de la précocité du printemps pour nous mettre en route dès que le Scout sera revenu.

– Cependant, fit observer l’ingénieur, qui crut sans doute arrivée l’heure des confidences, il serait peut-être bon, avant de partir, de faire une visite au claim 129?

– Le 129 ressemble maintenant aune vieille carcasse de navire engloutie au fond de la mer. On ne peut plus le visiter qu’en scaphandre. Et comme nous n’avons pas de scaphandres…

– Il y a pourtant là des millions perdus!..

– Des milliards, si tu veux, Ben. Je ne m’y oppose pas. Mais, dans tous les cas, perdus, et bien perdus. Je ne vois pas la nécessité de retourner au Forty Miles Creek qui te rappellerait de vilains souvenirs.

– Oh! je suis guéri et bien guéri, Summy.

– Peut-être pas tant que tu le crois. Il me semble que la fièvre… la fameuse fièvre… tu sais… la fièvre de l’or…

Ben Raddle regarda son cousin bien en face, et, en homme qui a pris son parti, se décida à lui dévoiler ses projets.

– J’ai à te parler, Summy, dit-il, mais ne t’emporte pas dès les premiers mots.

– Je m’emporterai, au contraire, s’écria Summy Skim. Rien ne pourra me retenir, je t’en avertis, si tu fais même indirectement une allusion quelconque à la simple possibilité d’un retard.

– Écoute, te dis-je, j’ai un secret à te révéler.

– Un secret? et de la part de qui?

– De la part de ce Français que tu as relevé à demi mort et ramené à Dawson City.

– Jacques Ledun t’a confié un secret, Ben?

– Oui.

– Et tu ne m’en as pas encore parlé?

– Non, parce qu’il m’a donné l’idée d’un projet qui méritait réflexions.

Summy Skim bondit.

– Un projet!.. s’écria-t-il. Quel projet?

– Non, Summy, répliqua Ben Raddle: Quel secret. Le secret d’abord. Le projet ensuite. Procédons par ordre, s’il te plaît, et calme-toi.»

Bon Raddle fît alors connaître à son cousin l’existence du Golden Mount dont Jacques Ledun avait relevé exactement la situation à l’embouchure de la Mackensie, aux bords mêmes de l’océan Arctique. Summy Skim dut jeter les yeux sur le croquis original, puis sur la carte où la montagne avait été reportée par l’ingénieur. La distance entre elle et Dawson City s’y trouvait également repérée suivant une direction Nord-Nord-Est, à peu près sur le cent trente-sixième méridien. Enfin, il lui fut appris que cette montagne était un volcan… un volcan dont le cratère contenait des quantités énormes de quartz aurifère, et qui renfermait dans ses entrailles des milliards de pépites.

– Et tu crois à ce volcan des «Mille et une Nuits»? demanda Summy Skim d’un ton goguenard.

– Oui, Summy, répondit Ben Raddle qui paraissait décidé à n’admettre aucune discussion sur ce point.

– Soit, accorda Summy Skim. Et après?

– Comment, après! répliqua Ben Raddle en s’animant. Eh quoi! un tel secret nous aurait été révélé, et nous n’en userions pas! Nous laisserions d’autres en tirer parti!

Summy Skim, se maîtrisant pour conserver son sang-froid, se borna à répondre:

– Jacques Ledun avait voulu en tirer parti, lui aussi, et tu sais comment cela lui a réussi. Les milliards de pépites de Golden Mount ne l’ont pas empêché de mourir sur un lit d’hôpital.

– Parce qu’il avait été attaqué par des malfaiteurs.

– Tandis que nous, riposta Summy Skim, nous ne le serons pas, c’est entendu… En tout cas, pour aller exploiter cette montagne il faudra remonter d’une centaine de lieues vers le Nord, je présume.

– D’une centaine de lieues, en effet, et même un peu plus.

– Or notre départ pour Montréal est fixé aux premiers jours de mai.

– Il sera retardé de quelques mois, voilà tout.

– Voilà tout! répéta Summy ironiquement. Mais alors il sera trop tard pour se mettre en route.

– S’il est trop tard, nous hivernerons une seconde fois à Dawson City.

– Jamais!» s’écria Summy Skim d’un ton si résolu que Ben Raddle crut devoir arrêter là cette trop intéressante conversation.

Il comptait bien d’ailleurs la reprendre par la suite et il la reprit, en effet, malgré le mauvais vouloir de son cousin. Il appuya son projet sur les meilleures raisons. Le voyage s’effectuerait sans difficulté après le dégel. En deux mois, on pourrait atteindre le Golden Mount, s’être enrichi de quelques millions et être revenu à Dawson. Il serait encore temps de repartir pour Montréal, et du moins cette campagne au Klondike n’aurait pas été faite en pure perte.

Ben Raddle tenait en réserve un suprême argument. Si Jacques Ledun lui avait fait cette révélation, ce n’était pas sans motifs. Sa mère, qu’il chérissait, lui survivait, une pauvre femme malheureuse pour laquelle il s’était efforcé d’acquérir la fortune, et dont la vieillesse serait assurée, si les désirs de son fils se réalisaient. Summy Skim voulait-il que son cousin manquât à la promesse faite à un mourant?

Summy Skim avait laissé parler Ben Raddle sans l’interrompre. Il se demandait qui était fou, de Ben, qui disait des choses si énormes, ou de lui-même qui consentait à les entendre. Lorsque le plaidoyer fut achevé, il lâcha la bride à son indignation:

«Je n’ai à te répondre qu’une chose, dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, c’est que j’en arriverais à regretter d’avoir secouru le malheureux Français et d’avoir ainsi empêché que son secret disparût avec lui dans la tombe. Si tu as pris à son égard un engagement insensé, il y a d’autres moyens de te libérer. On peut servir une pension à sa mère, par exemple, et je m’en chargerai personnellement, si cela te convient. Quant à recommencer la plaisanterie qui nous a si bien réussi, non. J’ai ta parole de retourner à Montréal. Je ne te la rendrai jamais. Voilà mon dernier mot.»

C’est en vain que Ben Raddle revint à la charge. Summy demeura inflexible. Il semblait même en vouloir à son cousin d’une insistance qu’il considérait comme déloyale, et Ben commençait à être sérieusement inquiet de la tournure que prenaient leurs relations jusque-là fraternelles.

La vérité est que Summy luttait contre lui-même. Il ne cessait dépenser à ce qui adviendrait s’il ne réussissait pas à convaincre Ben Raddle. Si celui-ci persistait à pousser l’aventure, jusqu’au bout, le laisserait-il s’engager seul dans cette dangereuse campagne? Summy ne se faisait pas d’illusions. Il savait qu’il ne se résignerait jamais aux inquiétudes et aux angoisses qui seraient alors son lot et que, pour les éviter, il céderait au dernier moment. Il enrageait à cette pensée. Aussi dissimulait-il sa faiblesse sous les dehors les plus rudes que sa nature bienveillante fût capable d’imaginer.

Ben Raddle, obligé de s’enfler aux apparences, désespérait de jour en jour davantage d’amener son cousin à partager ses idées. Bien qu’il ne fût pas sentimental au même point que celui-ci, il ne laissait pas d’être profondément affligé de la fissure faite dans leur amitié. Le temps s’écoulant sans modifier la situation, il se résigna, un jour qu’il était à l’hôpital, à faire part à Jane Edgerton de l’invincible résistance de Summy Skim. Elle en fut très étonnée. L’opinion de Summy sur le projet qui la passionnait ne l’avait jamais préoccupée. Que cette opinion fût conforme à la sienne propre, cela semblait tout naturel à la jeune prospectrice, qui, d’ailleurs, eût été bien embarrassée de préciser les raisons d’un tel optimisme. Quoi qu’il en soit, étant donné cet état d’esprit, son étonnement eut tôt fait de se transformer en irritation, comme si le malheureux Summy se fût rendu coupable à son égard d’une injure personnelle. Avec son esprit de décision ordinaire, elle alla le trouver incontinent à l’hôtel, bien résolue à lui adresser les reproches que méritait son inqualifiable conduite.

«Il paraît que vous vous opposez à notre excursion au Golden Mount, lui dit-elle sans préambule sur un ton non dépourvu d’aigreur.

– Notre?.. répéta Summy attaqué ainsi par surprise.

– Je me demande quel intérêt vous pouvez avoir, poursuivit Jane, à empêcher le voyage que nous avons projeté, votre cousin et moi.

Summy passa en une seconde par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

– Alors, balbutia-t-il, vous en êtes, du voyage, mademoiselle Jane?

– Ne faites pas l’ignorant, répliqua celle-ci avec sévérité. Vous feriez bien mieux de vous montrer meilleur compagnon et de venir tout simplement avec nous prendre votre part du butin. Le Golden Mount pourra sans peine nous enrichir tous les trois.

Summy devint rouge comme un coq. D’une seule haleine, il aspira une quantité d’air telle qu’il y avait lieu de se demander s’il allait en rester pour les autres.

– Mais, dit-il effrontément, je ne désire pas autre chose, moi!

Ce fut au tour de Jane d’être étonnée.

– Bah!.. fit-elle. Que me racontait donc M. Ben Raddle?

– Ben ne sait ce qu’il dit, affirma Summy avec l’audace d’un menteur endurci. Je lui ai l’ait quelques objections de détail, il est vrai; mais mes objections portent uniquement sur l’organisation de l’expédition. Son principe est hors de discussion.

– A la bonne heure! s’écria Jane.

– Voyons, mademoiselle Jane, comment renoncerais-je à un pareil voyage? Au vrai, ce n’est pas l’or qui me tente, moi. C’est…

Summy s’interrompit, fort empêché de dire ce qui l’intéressait. En réalité, il n’en savait rien.

– C’est?.. insista Jane.

– C’est la chasse, parbleu. Et le voyage lui-même, la découverte, l’aventure…

Summy devenait lyrique.

– Chacun son but,» conclut Jane qui partit pour rendre compte à Ben Raddle du résultat de sa démarche.

Celui-ci ne fit qu’un bond jusqu’à l’hôtel.

«C’est bien vrai, Summy? demanda-t-il en abordant son cousin. Tu te décides à être des nôtres?

– T’ai-je jamais dit le contraire?» répliqua Summy avec une si prodigieuse impudence que Ben Raddle décontenancé se demanda depuis s’il n’avait pas rêvé les longues discussions des jours précédents.

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