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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre XI-XIV)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre XI

Avant la bataille.

 

avait-il lieu d’espérer que le Golden Mount ne serait pas découvert par la bande des Texiens? Non, puisque Hunter le verrait dès qu’il aurait franchi la lisière do la forêt. N’était-il pas, d’ailleurs, guidé par ce Krarak, dont Summy Skim avait entendu prononcer le nom?

Le Golden Mount découvert, pouvait-on raisonnablement admettre que Ben Raddle et les siens ne fussent pas aperçus? Pas davantage. Évidemment, ils en courraient la chance, mais il y avait mille à parier contre un qu’ils seraient trahis par les travaux du canal destiné à déverser le Rio Rubber dans les entrailles du volcan.

La lutte deviendrait dès lors inévitable.

Or, la bande de Hunter comptait une quarantaine d’hommes, et Ben Raddle et ses compagnons n’étaient qu’au nombre de vingt et un. De là, une infériorité numérique que le courage ne pourrait compenser.

Pour le moment, il n’y avait qu’à attendre les événements. Dans quarante-huit heures tout au plus, avant peut-être, Hunter serait en vue du Golden Mount.

Abandonner le campement de la Mackensie, reprendre le chemin du Klondike, laisser la place libre aux Texiens, il ne pouvait en être question. Le Scout ne l’aurait pas proposé à ses compagnons, et ceux-ci, d’ailleurs, eussent répondu par un refus. Ne se considéraient-ils pas, en leur qualité de premiers occupants, comme les légitimes propriétaires de ce gisement volcanique? Assurément, ils ne s’en laisseraient pas dépouiller sans avoir lutté pour le défendre.

Summy Skim lui-même, le sage Summy Skim, n’eût pas consenti à reculer.

Reculer devant ce Hunter dont il n’avait point oublié la grossièreté au moment de l’arrivée à Skagway, non plus que l’insolente mauvaise foi pendant l’exploitation des claims 129 et 131!.. Il n’était pas sans éprouver quelque plaisir, au contraire, en se retrouvant face à face avec un adversaire dont la catastrophe du Forty Miles Creek l’avait séparé. Il restait entre eux une affaire à régler, et, puisque l’occasion s’en présentait, il ne la laisserait pas échapper.

«Dans quelques heures, j’imagine, nous verrons la bande se diriger vers le Golden Mount, dit, le lendemain, Bill Stell à Ben Raddle, en reprenant l’entretien au point où ils l’avaient laissé la veille. Lorsqu’elle l’aura atteint, Hunter s’arrêtera-t-il pour établir son campement, ou ne préférera-t-il pas suivre la base du mont pour camper au bord de la Mackensie, comme nous l’avons fait nous-mêmes?

– Je crois, Bill, répondit l’ingénieur, que les Texiens voudront d’abord monter au sommet du Golden Mount, afin de reconnaître si l’on peut recueillir du quartz aurifère et des pépites à son sommet. Cela est tout indiqué.

– Sans doute, approuva le Scout. Mais, après avoir constaté l’impossibilité de pénétrer dans le cratère, ils redescendront. C’est alors que se posera la question. Ils ne s’en iront évidemment pas avant que l’éruption se soit déclarée, ou qu’elle ait pris fin. Dans les deux cas, ils seront obligés d’installer un campement.

– A moins qu’ils ne s’en aillent comme ils sont venus, s’écria Summy Skim. Ce serait de leur part la résolution la plus sage.

– Tu peux être sûr qu’ils ne la prendront pas, affirma Ben Raddle.

– D’ailleurs, ajouta le Scout, la présence d’un chien dans la forêt a dû leur donner des soupçons. Ils voudront voir si d’autres prospecteurs ne les ont pas précédés aux embouchures de la Mackensie, et ils porteront leurs recherches jusqu’à l’estuaire.

– Dans ce cas, répondit Summy Skim, ils nous auront bientôt découverts, et ils essayeront de nous chasser. Je me retrouverai par conséquent en face de ce Hunter!.. Eh bien! si un bon duel à la française ou à l’américaine – je lui laisserai le choix – pouvait terminer cette affaire!..»

On ne devait pas compter sur une solution de ce genre. Puisque les Texiens avaient pour eux le nombre, ils s’efforceraient évidemment d’en profiter, de manière à rester seuls maîtres du Golden Mount. Il fallait donc se tenir prêts à repousser leur attaque, et toutes les mesures furent prises en vue d’une agression prochaine.

Bill Stell fit replier matériel et personnel au delà du canal. Les chariots et les tentes furent dissimulés sous les arbres qui parsemaient l’espace trapézoïdal limité, d’un côté, par ce canal, et, des trois autres, par le volcan, le littoral et le Rio Rubber. Le sol en était couvert d’une herbe assez rare, suffisante pourtant à la nourriture des bêtes pendant quelques jours. La caravane se trouva ainsi dans une sorte de camp retranché, à peu près inabordable à l’ouest, au nord et à l’est, le canal formant au sud une ligne de défense que les assiégeants ne franchiraient pas sans peine sous le feu des carabines, lorsque les eaux du rio y couleraient à pleins bords.

Les armes furent préparées pour la défense. Tous les hommes furent munis de fusils, de revolvers et de coutelas, sans parler de l’infaillible carabine de Summy Skim.

Il va de soi qu’à partir de ce moment les chasseurs renonceraient à la chasse, si les pêcheurs ne renonçaient à la pêche, soit dans le rio, soit dans les criques du littoral, afin d’économiser les réserves.

Dès les premières lueurs de l’aube, Ben Raddle fit établir un barrage à l’entrée de la galerie souterraine, de manière qu’elle ne fût pas envahie par l’eau lorsqu’on pratiquerait la saignée dans la rive du Rio Rubber afin de remplir le canal. Ainsi, l’ingénieur assurerait sa ligne de défense, tout en restant maître de son heure pour provoquer l’éruption. En même temps, il fit percer des trous de mine dans la paroi de la cheminée au fond de la galerie, et des cartouches qu’il n’y aurait plus qu’à allumer, le moment venu, y furent placées avec le plus grand soin.

Tout étant prêt, on attendit l’attaque, en se tenant sur le qui-vive. Les hommes demeuraient dans la partie la plus reculée du campement. Pour les apercevoir, il aurait fallu s’avancer jusqu’à la rive gauche du Rio Rubber.

Toutefois, à plusieurs reprises, Ben Raddle, Summy Skim et le Scout franchirent le canal afin d’observer la plaine sur une plus grande étendue. Ils contournèrent même la base du volcan.

De ce point, le regard n’était arrêté que par les premiers arbres de la forêt, qui fermait l’horizon à une lieue et demie de là.

La plaine était déserte. Aucune troupe d’hommes ne s’y montrait. Personne non plus du côté du littoral.

«Il est certain, dit le Scout, que les Texiens n’ont pas encore quitté la forêt.

– Ils ne sont guère pressés, fit Summy Skim.

– Peut-être, répondit Ben Raddle, veulent-ils reconnaître la situation avant de s’engager, et ne pousseront-ils jusqu’au Golden Mount que la nuit prochaine?

– C’est probable, approuva le Scout, et nous nous garderons en conséquence.»

La journée s’acheva paisiblement, et, contrairement à l’hypothèse de Ben Raddle, la nuit qui suivit ne fut pas troublée. Summy Skim dormit d’une seule traite, conformément à son habitude. En revanche, c’est à peiné si Ben Raddle réussit à trouver le sommeil. L’inquiétude et l’irritation se disputaient son âme.

Au moment d’atteindre le but, voilà que la mauvaise chance se déclarait contre lui! Et quelle responsabilité n’aurait-il pas encourue, responsabilité dont il sentait maintenant tout le poids, s’il ne pouvait résister à la bande de Hunter! N’était-ce point par sa volonté que s’était organisée cette expédition? N’avait-il pas été l’instigateur de cette campagne qui menaçait de finir si malheureusement? N’avait-il pas obligé, pour ainsi dire, Summy Skim à passer une seconde année dans les contrées perdues du Dominion?

Dès cinq heures du matin, Ben Raddle et le Scout franchirent de nouveau le canal. Ils revinrent sans avoir rien remarqué d’anormal.

Le temps paraissait fixé au beau, et le baromètre se tenait au-dessus de la moyenne. Un vent frais, venant du large, adoucissait la température, qui sans cela eût été assez élevée. Cette fraîche brise rabattait vers le Sud les vapeurs du cratère, qui parurent à l’ingénieur et à Bill Stell moins épaisses et moins fuligineuses que la veille.

«L’action volcanique tendrait-elle à décroître? demanda Ben Raddle.

– Ma foi, répondit le Scout, si le cratère s’éteignait, voilà ce qui simplifierait notre besogne.

– Et aussi celle de Hunter,» répliqua l’ingénieur.

Dans l’après-midi, Neluto, à son tour, poussa une pointe du côté de la plaine. Il était accompagné de Stop, qui ne se ressentait presque plus de sa blessure. Si l’un des hommes de Hunter s’était aventuré jusqu’à la base du mont, l’intelligent animal saurait bien le dépister.

Vers trois heures, Ben Raddle, Summy Skim et le Scout observaient la berge du rio, près de l’endroit où la saignée devait être faite, lorsqu’ils furent soudain mis en éveil. Des aboiements retentissaient dans la plaine, où l’Indien et Stop avaient été en reconnaissance.

«Qu’y a-t-il? demanda le Scout.

– Quelque gibier que notre chien aura fait lever, répondit Ben Raddle.

– Non, objecta Summy Skim, il n’aboierait pas de cette façon.

– Venez! dit l’ingénieur.

Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils aperçurent Neluto courant à perdre haleine. Ils se hâtèrent à sa rencontre.

«Qu’y a-t-il, Neluto? interrogea Ben Raddle.

– Les voilà, répondit l’Indien. Ils arrivent.

– Tous? demanda Bill Stell.

– Tous.

– A quelle distance sont-ils encore? questionna l’ingénieur.

– A quinze cents mètres à peu près, monsieur Ben.

– Ils ne t’ont pas aperçu?

– Non, répondit Neluto. Mais, moi, je les ai bien vus. Ils s’avancent en masse serrée, avec leurs chevaux et leurs chariots.

– Et ils se dirigent?

– Vers le rio.

– Ont-ils entendu les aboiements du chien? demanda Summy Skim.

– Je ne le pense pas, dit Neluto. Ils étaient trop éloignés.

– Au campement!» ordonna Ben Raddle.

Quelques minutes plus tard, tous quatre avaient franchi le canal par le barrage du rio et rejoint leurs compagnons à l’abri des arbres.

Hunter, Malone et leur bande s’arrêteraient-ils lorsqu’ils auraient atteint la base du Golden Mount, et s’établiraient-ils en cet endroit? Continueraient-ils, au contraire, leur marche vers l’estuaire de la Mackensie?

Cette dernière hypothèse semblait la plus probable. Dans la nécessité où ils étaient, eux aussi, de camper pendant quelques jours, ils chercheraient un emplacement où l’eau douce ne leur manquerait pas. Or, aucune crique n’arrosait la plaine à l’Ouest du Golden Mount, et Hunter ne pouvait ignorer que le Grand Fleuve se jetait dans l’Océan à courte distance. Il fallait donc s’attendre à le voir se diriger vers l’estuaire. Comment, dès lors, les travaux du canal n’attireraient-ils pas son attention et comment espérer qu’il ne découvrît pas le campement sous les arbres?

Cependant, l’après-midi se passa sans que l’agression se fût produite. Ni les Texiens, ni aucun de leurs hommes ne se montrèrent aux environs du Rio Rubber.

«Il est possible, dit Jane Edgerton, que Hunter ait voulu, comme nous le supposions l’autre jour, faire l’ascension du volcan avant de s’établir à sa base.

– C’est possible, en effet, répondit Summy Skim. Ne faut-il pas qu’il reconnaisse le cratère, qu’il s’assure s’il contient des pépites?»

L’observation était juste, et Ben Raddle l’approuva d’un signe de tète.

Quoi qu’il en fût, la journée s’acheva sans que le campement eût reçu la visite des Texiens.

Afin d’être prêts à toute éventualité, le Scout et ses compagnons résolurent de rester éveillés toute la nuit. A tour de rôle, ils traversèrent le canal par la berge du rio, et s’avancèrent dans la plaine de manière à pouvoir observer la base de la montagne.

Jusqu’à onze heures, le crépuscule donna assez de clarté pour apercevoir des hommes qui se seraient dirigés vers le rio, et trois heures plus tard naissaient les premières lueurs de l’aube. Pendant cette courte nuit, il ne se produisit aucun incident. Au soleil levant, la situation était semblable à celle de la veille.

Ce retard de l’attaque rendait de plus en plus vraisemblable la supposition faite d’abord par Ben Raddle et reprise par Jane Edgerton. Puisque les Texiens ne paraissaient pas, c’est qu’ils avaient probablement résolu de tenter l’ascension du volcan.

Cette ascension, quand se ferait-elle? Voilà ce qu’il importait de savoir. Mais comment, sans se découvrir, surveiller le sommet de la montagne? Il ne fallait pas songer à prendre du champ en descendant vers le Sud. Dans cette direction, on n’aurait pu trouver un abri. En reculant vers l’Est du côté de la branche principale de la Mackensie, impossible également d’échapper aux regards de Hunter et de Malone lorsqu’ils auraient atteint le plateau du Golden Mount.

Un seul poste pouvait être occupé, d’où on les verrait sans être vu, lorsqu’ils feraient le tour du cratère. C’était, sur la rive gauche du rio, en aval du point choisi pour établir la dérivation, un groupe de vieux bouleaux situé à deux cents pas du bois qui abritait maintenant Ben Raddle et les siens. Entre le campement et ce groupe de bouleaux, une baie d’arbustes permettait de se rendre de l’un à l’autre à la condition de ramper derrière elle.

De bonne heure, Ben Raddle et Bill Stell allèrent s’assurer que, de ce point, l’arête du plateau était parfaitement visible. Le plateau circulaire entourant le cône terminal était, ainsi qu’ils l’avaient remarqué dès leur première ascension, formé de blocs de quartz, de laves durcies, sur lesquels il était possible de prendre pied. Au-dessous, le flanc de la montagne tombait verticalement comme un mur, et cette disposition existait également sur la face qui regardait le large.

«L’endroit est excellent, dit le Scout. On ne sera aperçu, ni pour y aller, ni pour en revenir. Si Hunter monte au plateau, il voudra sûrement examiner de ce côté l’estuaire de la Mackensie…

– Oui, approuva Ben Raddle. Aussi, aurons-nous toujours là un de nos hommes en faction.

– J’ajoute, monsieur Ben, que d’en haut notre campement ne doit pas être visible. Il est abrité sous les arbres maintenant. Nous veillerons à ce que tous les feux soient éteints et qu’il ne se produise aucune fumée. Dans ces conditions, il échappera vraisemblablement aux regards de Hunter.

– Ce serait désirable, répondit l’ingénieur. Dans ce cas, je renouvelle le souhait que les Texiens, après avoir reconnu l’impossibilité de descendre dans le cratère, abandonnent leurs projets et se décident à battre en retraite.

– Et que le diable les conduise! s’écria le Scout, qui ajouta: Si vous voulez, monsieur Ben, puisque je suis tout rendu, je vais rester ici, tandis que vous rentrerez au campement.

– Non, Bill, je préfère que vous me laissiez en observation. Allez vous assurer que toutes nos mesures sont bien prises et veillez à ce qu’aucune de nos bêtes ne puisse s’écarter.

– Bien, monsieur, répondit le Scout, et je dirai à M. Skim de venir vous remplacer dans deux heures.

– Oui, dans deux heures,» approuva Ben Raddle en s’étendant au pied d’un bouleau, d’où il ne perdrait pas de vue l’arête du plateau volcanique.»

Bill Stell retourna donc seul au petit bois, et, vers neuf heures, sur son invitation, Summy Skim, son fusil en bandoulière, comme s’il se fût agi de se mettre en chasse, alla retrouver l’ingénieur.

«Rien de nouveau, Ben? demanda Summy Skim.

– Rien, Summy.

– Aucun de ces butors du Texas n’est venu se percher là-haut sur les roches?

– Personne.

– Quel plaisir j’aurais eu à en démonter un ou deux! reprit Summy Skim en montrant sa carabine chargée de deux balles.

– A cette distance, Summy? fit observer l’ingénieur.

– C’est vrai… c’est un peu haut!

– D’ailleurs, Summy, il ne s’agit pas d’être adroit. Il s’agit d’être prudent. La suppression d’un homme ne rendrait pas la bande moins dangereuse. Tandis que, si nous ne sommes pas découverts, j’espère encore que Hunter et ses compagnons nous débarrasseront de leur présence, après avoir reconnu qu’il n’y a rien à faire.

Ben Raddle se releva pour retourner au campement.

«Veille bien, Summy, ajouta-t-il, et, si tu aperçois les Texiens sur le plateau, accours nous avertir immédiatement, en prenant soin de ne pas te laisser voir.

– Convenu, Ben.

– Le Scout viendra te remplacer dans deux heures d’ici.

– Lui ou Neluto, répondit Summy Skim. Nous pouvons nous fier à tous les deux. Quant à Neluto, il a des yeux d’Indien, c’est tout dire.

Ben Raddle allait se mettre en mouvement, lorsque Summy Skim lui saisit le bras:

– Attends, dit-il.

– Qu’y a-t-il?

– Là-haut… regarde!

L’ingénieur leva les yeux vers le plateau du Golden Mount.

Un homme, puis un second, apparurent au bord de l’arête.

– Ce sont eux, dit Summy Skim.

– Oui, Hunter et Malone! répondit Ben Raddle qui rentra vivement à l’abri du bouquet d’arbres.

C’étaient les deux Texiens, en effet, et probablement quelques-uns des leurs se trouvaient en arrière sur le plateau. Après avoir reconnu l’état du cratère, ils en faisaient le tour, en observant la contrée environnante. En ce moment, ils examinaient le vaste réseau hydrographique du delta de la Mackensie.

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– Ah! murmurait Summy Skim, les deux coquins! Dire que j’ai là deux balles à leur adresse, et qu’elles ne peuvent porter jusqu’à eux!

Ben Raddle, lui, gardait le silence. Il suivait des yeux ces deux hommes, qui sans doute allaient lui disputer le Golden Mount.

Pendant une demi-heure environ il put voir les deux Texiens aller et venir sur le plateau. Ils fouillaient des yeux la contrée avec une extrême attention, se penchant parfois afin d’apercevoir la base du volcan du côté de l’estuaire.

Avaient-ils découvert le campement au pied de la montagne? Savaient-ils qu’une caravane les eût précédés à l’embouchure de la Mackensie? Ce qui n’était pas douteux, en tout cas, c’est que Hunter et Malone regardaient obstinément le Rio Rubber, qui devait leur paraître tout indiqué pour une installation de quelques semaines.

Deux hommes les rejoignirent bientôt. L’un, que reconnurent Ben Raddle et Summy Skim, était le contre-maître du 131. L’autre était un Indien.

– Est-ce le guide qui les a conduits jusqu’ici? demanda l’ingénieur.

– C’est bien celui que j’ai vu dans la clairière, répondit Summy Skim.

En apercevant les quatre aventuriers au bord du plateau, il lui vint à la pensée que, si l’équilibre venait à leur manquer, s’ils tombaient de huit à neuf cents pieds, cela ne laisserait pas de simplifier la situation, de la dénouer peut-être. Après la mort de ses chefs, la bande abandonnerait vraisemblablement la campagne.

Il ne devait pas en être ainsi. Ce n’est point les Texiens qui furent précipités du haut du volcan, mais bien un assez gros bloc de quartz qui se détacha de l’arête.

Ce quartier de roche, dans sa chute, rencontra une saillie contre laquelle il se brisa en plusieurs morceaux, qui vinrent s’écraser au milieu des arbres abritant le campement.

Summy Skim ne put retenir un cri, que Ben Raddle comprima en lui mettant la main sur la bouche.

Y avait-il des blessés parmi les prospecteurs canadiens ainsi bombardés? Ben Raddle et Summy Skim l’ignoraient. Aucun cri, toutefois, ne s’éleva du campement.

Mais il arriva ceci, que la chute de ce bloc effraya un des chevaux de la caravane. L’animal, après avoir rompu sa longe, s’élança hors du petit bois, remonta vers le canal, le franchit d’un bond et s’enfuit vers la plaine.

Des cris diminués par la distance se firent entendre au sommet du Golden Mount. Hunter et Malone appelaient leurs compagnons.

Cinq ou six accoururent sur l’arête du plateau, et se mirent à discuter avec animation. Aux gestes, il ne fut pas difficile de comprendre que Hunter savait désormais à quoi s’en tenir sur la présence d’une caravane aux bouches de la Mackensie. Ce cheval ne pouvait s’être échappé que d’un campement, et ce campement était là, à ses pieds.

– Maudite bête! s’écria Summy.

– Oui, répondit Ben Raddle. Grâce à elle, nous avons perdu la partie… la première manche tout au moins.

Summy, de l’œil et de la main, caressa sa carabine.

– Nous allons maintenant jouer la seconde,» murmura-t-il entre ses dents.

 

 

Chapitre XII

Assiégés.

 

es compagnons de Ben Raddle et de Summy Skim ignoraient encore que le campement eût été découvert. De la place qu’ils occupaient au pied du Golden Mount, il leur était impossible de voir l’arête du plateau. Ils ne savaient même pas que Hunter et quelques-uns des siens eussent fait l’ascension de la montagne, et ils ne pouvaient par conséquent supposer que ceux-ci eussent aperçu le cheval échappé, à la poursuite duquel Neluto s’était élancé et qu’il avait, d’ailleurs, aisément rattrapé.

Dès que les deux cousins eurent rejoint le gros de la caravane, ils exposèrent la situation, et personne ne mit en doute qu’on n’eût à repousser une très prochaine attaque.

«Nous nous défendrons, déclara le Scout. Nous ne céderons pas la place à ces gueux d’Américains!»

Un hurrah unanime accueillit ces paroles.

L’agression s’effectuerait-elle le jour même? C’était probable, Hunter avait intérêt à précipiter les choses. Toutefois, ignorant quelles forces seraient opposées aux siennes, il n’agirait probablement pas sans quelque prudence. Il chercherait à se renseigner avant d’en venir aux mains. Peut-être même, après s’être assuré qu’il possédait la supériorité numérique, essayerait-il de parlementer et d’obtenir pacifiquement gain de cause. Cependant on ne devait pas perdre de vue qu’il ignorait encore avoir affaire à ses voisins du Forty Miles Creek. Lorsqu’il se retrouverait en présence de son ancien adversaire, cette circonstance ne serait pas de nature à faciliter un arrangement.

Une sorte de conseil fut tenu sans tarder entre les chefs naturels de la caravane, afin de décider les dernières mesures propres à assurer la défense.

Ben Raddle prit la parole:

«Notre campement est admirablement couvert, dit-il, d’un côté par le Golden Mount, de l’autre par le Rio Rubber, que Hunter et les siens ne pourraient traverser sans s’exposer au feu de nos carabines…

– En effet, monsieur Raddle, répondit le Scout. Malheureusement, par devant, nous ne sommes défendus que par le canal entre le rio et la montagne, et ce n’est pas un fossé large de sept à huit pieds qui arrêtera les assaillants.

– Non, tant que ce fossé est à sec, j’en conviens, répliqua l’ingénieur, mais il sera plus difficile de le franchir s’il est rempli d’eau jusqu’aux bords.

– Il faut l’inonder en coupant la berge du rio, s’écria Jane Edgerton.

– C’est mon avis, approuva Ben Raddle.

– Bien, monsieur Raddle, dit le Scout, c’est cela qu’il faut faire, et faire à l’instant. Nous avons quelques heures devant nous avant que la bande ait eu le temps de redescendre et de paraître en vue de notre campement… A l’ouvrage!»

Bill Stell rassembla ses hommes. Munis de leurs outils, ils coururent à la berge, qu’ils attaquèrent à l’endroit où s’amorçait le canal. En quelques minutes, l’eau se déversait avec violence jusqu’au barrage établi à l’entrée de la galerie.

Toute communication était maintenant coupée avec la plaine.

Tandis que ce travail s’exécutait, Summy Skim, Jane Edgerton et Neluto s’occupaient de mettre les armes en état: carabines, rifles, revolvers, et aussi coutelas pour le cas où l’on en viendrait à lutter corps à corps. De poudre et de balles, il restait encore une suffisante réserve, ainsi que de cartouches toutes faites.

«Nous avons pour ces coquins, dit Summy Skim, autant de coups qu’ils en méritent, et nous ne les épargnerons pas…

– Mon idée, fit Neluto, est que, s’ils sont accueillis par une bonne fusillade, ils s’en iront comme ils seront venus.

– C’est possible. Mais, s’il faut se battre, comme nous sommes à couvert derrière les arbres et qu’ils ne le seront pas de l’autre côté du canal, cela compensera le désavantage du nombre. Par exemple, s’il y a jamais eu occasion de viser, c’est bien celle-ci!.. Ne l’oublie pas, Neluto.

– Comptez sur moi, monsieur Skim,» affirma l’Indien.

Ces préparatifs de défense rapidement terminés, il n’y eut plus qu’à surveiller les abords du campement. Des hommes furent placés en avant du canal, de manière à pouvoir observer toute la base méridionale du Golden Mount.

Il n’était personne qui ne se rendit compte des avantages de la position. L’espace trapézoïdal dans lequel était campée la caravane n’offrait plus d’autre issue que le barrage conservé à l’orifice de la galerie, barrage juste assez large pour les chariots. S’il y avait lieu de battre en retraite, de céder la place aux Texiens, cet étroit passage permettrait de gagner la plaine et d’atteindre la rive gauche du Rio Rubber. Si, au contraire, on voulait donner issue à l’eau venant du rio pour provoquer l’éruption du volcan, rien ne serait plus facile que de détruire le barrage en un instant à l’aide de cinq ou six cartouches qui furent enfoncées dans sa masse, et qu’une seule et même mèche réunit à celles antérieurement placées dans le fond de la galerie. En attendant qu’une telle éventualité se réalisât, on eut le soin de barricader ce passage en ne laissant qu’une étroite ouverture qui serait fermée au moment de l’attaque.

Tandis que les hommes de faction se tenaient au dehors, les autres déjeunèrent sous les arbres. Ben Raddle, Summy Skim et Jane Edgerton partagèrent leur repas. La pèche avait été abondante les jours précédents et les conserves étaient presque intactes. On alluma du feu, ce qui ne présentait plus aucun inconvénient, puisque le campement était découvert, et la fumée s’échappa librement entre les ramures.

Ce repas ne fut nullement troublé. Lorsque vint le moment de la relève des hommes de garde, l’approche de la bande n’avait pas été signalée.

«Peut-être, dit Summy Skim, ces coquins préféreront-ils nous assaillir pendant la nuit?

– La nuit dure deux heures à peine, répondit Ben Raddle. Ils ne peuvent espérer nous surprendre.

– Pourquoi non, Ben? Ils ignorent que nous sommes sur nos gardes et que nous connaissons leur présence au Golden Mount. Ils ne savent pas que nous les avons aperçus quand ils se trouvaient sur le bord du plateau.

– C’est possible, reconnut le Scout, mais ils ont vu le cheval qui s’est échappé. Un chien d’abord, dans la forêt, un cheval ensuite à travers la plaine, c’est plus qu’il ne faut pour qu’ils aient la certitude qu’une caravane est campée en cet endroit. Donc, soit dans l’après-midi, soit dans la nuit prochaine, attendons-nous à les voir.»

Vers une heure, Bill Stell traversa le barrage et rejoignit les hommes qui observaient les environs.

Pendant son absence, Ben Raddle et Summy retournèrent au bouquet d’arbres, d’où ils avaient aperçu Hunter et Malone sur l’arête du plateau. De ce point, les fumées du volcan étaient visibles. Elles s’élevaient à une cinquantaine de pieds au-dessus du cratère et tourbillonnaient avec force, traversées par d’incessantes langues de feu. La violence des forces volcaniques augmentait d’une façon manifeste. Y avait-il donc lieu de penser que l’éruption ne tarderait pas à se produire?

C’eût été une explication très nuisible aux projets de l’ingénieur. Le volcan eût, en effet, rejeté des matières aurifères avec ses laves et ses scories, et les Texiens n’auraient eu que la peine de les recueillir. Comment Ben Raddle pourrait-il en disputer la possession? Au campement, la caravane avait des chances de succès. En rase campagne, il lui serait impossible de lutter avec quelque avantage. Si l’éruption se produisait, elle se ferait au profit de Hunter, et la partie serait irrémédiablement perdue.

L’ingénieur éprouva d’autant plus d’inquiétudes que, contre ce danger, il n’y avait rien à faire, et il revint au campement plus soucieux qu’il n’en était parti.

A l’instant où il arrivait, Summy Skim lui montra le Scout qui accourait en toute hâte. Les deux cousins se portèrent au-devant de lui jusqu’au barrage.

«Ils viennent! s’écria Bill Stell.

– Sont-ils loin encore? demanda l’ingénieur.

– A une demi-lieue environ, répondit le Scout.

– Avons-nous le temps d’aller en reconnaissance?

– Oui, dit Bill Stell.

Tous trois franchirent le canal et gagnèrent rapidement l’endroit où quelques hommes étaient en observation.

Il était facile, sans se montrer, d’embrasser la plaine du regard.

Le long de la base du volcan, une troupe compacte approchait. La bande entière devait être là. On voyait reluire les canons des fusils. Ni chevaux, ni chariots. Tout le matériel avait été laissé en arrière.

Hunter, Malone et le contre-maître marchaient en tête. Ils avançaient avec une certaine prudence, s’arrêtant parfois et descendant de plusieurs centaines de pas dans la plaine, afin d’apercevoir le sommet du Golden Mount.

– Avant une heure ils seront ici, dit Ben Raddle.

– Il est évident que notre campement leur est connu, répondit Summy Skim.

– Et qu’ils viennent l’attaquer, ajouta le Scout.

– Si j’attendais que Hunter fût à bonne portée, s’écria Summy Skim, je le saluerais d’un coup de fusil, et je me fais fort de le démonter comme un canard.

– A quoi bon? objecta Ben Raddle. Non, rentrons au camp et gardons jusqu’au bout le bon droit de notre côté.»

C’était le plus sage. La mort du Texien n’aurait pas empêché une attaque, qui, après tout, n’était pas encore absolument certaine.

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Ben Raddle, Summy Skim et le Scout revinrent donc au canal. Dès qu’ils eurent franchi un à un le barrage, l’ouverture de la barricade fut bouchée avec des pierres préparées à cet effet. Dès lors, il ne restait plus aucune communication entre les deux berges du canal.

Tous reculèrent alors de soixante pas, et se replièrent derrière les premiers arbres, où l’on serait à l’abri, si on en venait aux coups de feu, ce qui devenait infiniment probable, puis, les armes chargées, on attendit.

Mieux valait, en effet, patienter jusqu’à la dernière extrémité, laisser approcher la bande et n’intervenir qu’au moment où elle essaierait de franchir le canal.

Une demi-heure plus tard, Hunter, Malone et leurs compagnons apparaissaient au tournant de la montagne. A petits pas, les uns en longèrent la base, les autres se dirigèrent vers le rio, dont ils descendirent la rive gauche.

La moitié de ces hommes étaient des mineurs que Ben Raddle, Summy Skim et Neluto avaient vu travailler sur le claim 131 du Forty Miles Creek. L’autre moitié se composait d’une vingtaine d’Indiens, embauchés par Hunter à Circle City et à Fort Yukon pour cette campagne au littoral de la mer Polaire.

Toute la bande se réunit, lorsqu’elle eut atteint le canal, au bord duquel Hunter et Malone s’arrêtèrent.

Tous deux engagèrent avec leur contre-maître une conversation qui devait être vive à en juger par leurs gestes. Que sous la protection de ces arbres fût installé un campement, ils n’en pouvaient douter. Mais ce qui semblait leur causer un véritable désappointement, c’était le canal qui leur opposait un obstacle assez difficile à franchir, si une fusillade éclatait à soixante pas de là.

Ils avaient reconnu au premier coup d’œil que ledit canal avait été creusé récemment. Dans quel but? Ils ne pouvaient certainement le deviner, l’orifice de la galerie étant invisible, derrière un fouillis de branches. D’ailleurs, comment auraient-ils imaginé jamais que cette galerie fût destinée à déverser les eaux du rio dans les entrailles du Golden Mount?

Cependant, Hunter et Malone allaient et venaient sur la berge, en quête sans doute d’un moyen de passer. Il leur fallait de toute nécessité s’avancer jusqu’au petit bois, soit pour prendre contact avec ceux qui l’occupaient, soit pour s’assurer que ceux-ci avaient quitté la place ce qui était possible après tout.

Au bout de quelques minutes, leur contre-maître vint les rejoindre et montra du geste le barrage qui seul permettait de franchir le canal à pied sec.

Tous trois se dirigèrent de ce côté. En voyant la barricade qui ne présentait aucune ouverture, ils durent forcément penser que le bois n’était pas abandonné, et qu’ils trouveraient un campement de l’autre côté de cette barricade.

Ben Raddle et ses compagnons, derrière les arbres, suivaient tous les mouvements de la bande. Ils comprirent que Hunter allait se frayer un passage en déplaçant les pierres entassées sur te barrage. Le moment était venu d’intervenir.

«Je ne sais, dit Summy à voix basse, ce qui me retient de lui casser la tête!.. Je l’ai au bout de mon fusil…

– Non… ne tire pas, Summy, répliqua Ben Raddle, en abaissant l’arme de son cousin. Le chef tué, resteraient les soldats. Peut-être est-il préférable d’essayer de s’expliquer avant d’en venir aux coups. Qu’en pensez-vous, Scout?

– Essayons toujours, répondit Bill Stell, quoique je n’aie pas d’illusion sur le résultat. Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.

– En tout cas, recommanda Jane Edgerton, ne nous montrons pas tous. Il ne faut pas que Hunter puisse nous compter.

– C’est juste, approuva l’ingénieur, moi seul…

– Et moi,» ajouta Summy Skim, qui n’eût jamais consenti à se cacher devant Hunter.

Ce fut au moment où, sur un signe du Texien, quelques-uns de ses hommes s’avançaient afin de démolir la barricade, que Ben Raddle et Summy Skim parurent à la lisière du petit bois.

Dès que Hunter les aperçut, il fit signe à ses hommes de battre en retraite, et toute la bande se tint sur la défensive à dix pas environ de la berge du canal.

Seuls, Hunter et Malone se rapprochèrent, le fusil à la main.

Ben Raddle et Summy Skim avaient eux aussi leurs carabines, dont ils posèrent la crosse à terre. Les deux Texiens les imitèrent, aussitôt.

«Eh! s’écria Hunter, avec l’accent de la surprise, c’est vous, le diable m’emporte, messieurs du cent vingt-neuf!

– Nous-mêmes, répondit Summy Skim.

– Je ne m’attendais guère à vous trouver à l’embouchure de la Mackensie, reprit le Texien.

– Pas plus que nous à vous voir y arriver, répliqua Summy Skim.

– Cela prouve que votre mémoire ne vaut pas la mienne. N’y a-t-il pas entre nous une vieille affaire à régler?

– Elle peut l’être aussi bien ici que sur les claims du Forty Miles Creek, riposta Summy Skim.

– A votre aise!

Hunter, chez qui la colère succédait à la surprise, releva vivement son fusil. Summy Skim en fit autant.

Un mouvement se produisit dans toute la bande, mouvement que Hunter réprima du geste. Avant d’engager la partie, mieux valait savoir le nombre de ses adversaires, et c’est en vain qu’il fouillait du regard l’intérieur du petit bois. Aucun des hommes de la caravane ne se laissait apercevoir entre les arbres.

Ben Raddle jugea l’instant venu de s’interposer. Il s’avança jusqu’à la berge. Séparés l’un de l’autre par le canal, Hunter et lui étaient seuls face à face, Malone et Summy étant restés en arrière.

– Que voulez-vous? demanda l’ingénieur d’une voix calme.

– Nous voulons savoir ce que vous êtes venus faire au Golden Mount.

– De quel droit?

– Voici mon droit! répondit brutalement Hunter en frappant le sol de la crosse de son fusil.

– Et voici le mien! riposta Ben Raddle en l’imitant.

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Il y eut quelques instants de dramatique silence.

– Encore une fois, reprit le Texien, qu’êtes-vous venus faire au Golden Mount?

– Ce que vous venez y faire vous-mêmes, répondit Ben Raddle.

– Votre but serait-il d’exploiter le gisement?

– Oui. Le gisement qui nous appartient.

– Le Golden Mount n’appartient à personne, protesta Hunter. Il est à tout le monde.

– Non, répliqua Ben Raddle. Il est aux premiers occupants.

– Il ne s’agit pas de l’avoir occupé le premier, s’écria Hunter.

– Vraiment! De quoi s’agit-il donc?

– De pouvoir le défendre.

– Nous sommes prêts, déclara l’ingénieur avec calme.

– Une dernière fois, reprit Hunter que le sang-froid abandonnait peu à peu, voulez-vous nous céder la place?

– Venez la prendre,» répondit Ben Raddle.

Sur un signe de Malone, des coups de feu éclatèrent. Aucun n’atteignit ni Ben Raddle, ni Summy Skim, qui se rabattirent vers le petit bois. Avant de disparaître sous les arbres, Summy Skim se retourna, épaula vivement et tira sur Hunter.

Le Texien, en se jetant de côté, put éviter la balle qui alla frapper mortellement un de ses hommes.

Des deux côtés crépita la fusillade. Mais les compagnons de Ben Raddle, abrités derrière les arbres, n’en souffrirent pas à beaucoup près autant que les assaillants. Il y eut quelques blessés parmi les premiers, il y eut des morts parmi les seconds.

Hunter comprit qu’il risquait de laisser décimer sa bande, s’il ne parvenait pas à franchir le canal. Il ordonna à ses hommes de se coucher sur le sol. Les terres rejetées sur les berges formaient une sorte d’épaulement qui permettait de s’abriter à la condition de rester étendu. Dans cette position, il était possible de diriger impunément un feu nourri contre le bois, d’où personne ne pouvait plus sortir sans danger.

Ainsi soutenus, Malone et deux des siens, sur l’ordre de Hunter, se dirigèrent vers le barrage en rampant sur le sol. Ils l’atteignirent sans dommage, et, à l’abri derrière les roches de la barricade, ils commencèrent à détacher peu à peu les pierres, qui retombaient dans le canal.

Ce fut sur ce point que se porta toute l’attention de la défense. Si le passage était forcé, si la bande parvenait jusqu’au petit bois et envahissait le campement, tout espoir de résistance serait perdu, et l’avantage resterait au plus grand nombre.

Aucune des balles parties du petit bois n’alla frapper Malone et ses deux compagnons. Bill Stell, voulant à tout prix les empêcher de franchir le barrage, parlait déjà de faire une sortie et d’aller combattre corps à corps.

Ben Raddle l’arrêta. C’eût été dangereusement s’exposer que de vouloir traverser l’espace découvert qui séparait le bois du canal. Ce danger, mieux valait le laisser à Hunter et aux siens, qui le courraient également, lorsque, après avoir dépassé la barricade, ils se précipiteraient vers le campement. Jusque-là, le mieux à faire était de diriger un feu incessant contre le barrage, tout en répondant aux multiples coups de fusil tirés de l’épaulement du canal.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent dans ces conditions. Aucun de ceux qui étaient occupés à la barricade n’avait été blessé. Mais, lorsque l’ouverture eut été agrandie, les balles commencèrent à porter.

Un des Indiens fut renversé. Aussitôt, un autre le remplaça qui eut le même sort. Au même instant, une balle, envoyée par Neluto, atteignit Malone en pleine poitrine. Le Texien tomba, et sa chute provoqua un cri terrible de toute la bande.

«Bien, bien, dit Summy Skim à Neluto posté près de lui. Fameux coup! celui-là!.. Mais laisse-moi Hunter, mon garçon!»

Celui-ci, après la chute de Malone, parut renoncer à une attaque qui ne pouvait décidément réussir. Dans ces conditions, les assaillants finiraient par se faire tuer l’un après l’autre jusqu’au dernier. Ne voulant pas exposer ses hommes davantage, il donna le signal de la retraite, et la bande, emportant ses blessés sous la fusillade qui salua sa fuite, reprit le chemin de la plaine et disparut au tournant du Golden Mount.

 

 

Chapitre XIII

Le bouclier de Patrick.

 

insi s’était terminé ce premier assaut. Il coûtait à Hunter plusieurs blessés et quatre morts, et, parmi ces derniers, son alter ego, Malone. C’était là une perte sensible pour la troupe des bandits. Du côté des assiégés, quelques hommes avaient été légèrement effleurés par des balles perdues. A cela se réduisait le dommage.

Cette tentative se renouvellerait-elle et dans des conditions plus favorables? Il y avait lieu de le croire. Étant donnés son caractère vindicatif et son envie féroce de rester maître du Golden Mount, Hunter ne se reconnaîtrait évidemment pas vaincu dès la première escarmouche.

«Dans tous les cas, ces coquins ont battu en retraite, dit le Scout. Ce n’est pas aujourd’hui qu’ils recommenceront.

– Non… mais cette nuit peut-être, répondit Summy Skim.

– Nous veillerons, déclara Ben Raddle. D’ailleurs pendant les deux ou trois heures d’obscurité Hunter aurait autant de peine à franchir le canal qu’en plein jour. J’affirmerai qu’il ne l’osera pas, car il sait bien que nous serons sur nos gardes.

– N’est-il pas important de rétablir la barricade du barrage? demanda Jane Edgerton.

– C’est ce que nous allons faire, approuva Bill Stell, qui appela quelques-uns de ses hommes pour l’aider dans ce travail.

– Auparavant, intervint Summy Skim, voyons donc si la bande retourne à son campement.»

Ben Raddle, Summy Skim, Jane Edgerton, Bill Stell et Neluto, carabine à la main, franchirent le barrage et s’avancèrent de quelques centaines de mètres dans la plaine. De là, leur vue s’étendrait, en suivant la base de la montagne, jusqu’au lieu de halte des Texiens.

Il n’était que six heures, et il faisait encore grand jour.

A cinq ou six portées de fusil, Hunter et ses compagnons s’éloignaient lentement, malgré la crainte qu’ils pouvaient avoir d’être poursuivis. Un moment Ben Raddle et le Scout se demandèrent s’il ne convenait pas de leur donner la chasse, mais, toute réflexion faite, ils estimèrent préférable de s’abstenir. Mieux valait que les Texiens ne connussent pas le petit nombre de leurs adversaires.

Si la bande s’éloignait lentement, c’est qu’elle emportait ses morts et ses blessés. Plusieurs de ces derniers n’auraient pu marcher, ce qui ralentissait leurs compagnons.

Pendant près d’une heure, les Canadiens surveillèrent cette retraite. Ils virent Hunter tourner la base du Golden Mount, et disparaître derrière un contrefort à l’abri duquel il avait établi son camp.

Vers huit heures, on eut achevé de relever la barricade. Deux hommes y furent mis en faction et les autres regagnèrent le petit bois pour le repas du soir.

La conversation porta sur les événements de la journée. L’échec de Hunter ne pouvait être regardé comme un dénouement. On ne serait définitivement en sûreté que lorsque la bande aurait quitté le Golden Mount. Tant que les Texiens persisteraient à se tenir dans le voisinage, il fallait s’attendre à tout. Que l’éruption se produisît d’elle-même, on en viendrait à se disputer à coups de fusil les pépites rejetées par le volcan.

Rien ne troubla la soirée. Néanmoins, on ne songea à goûter quelque repos qu’après avoir pris toutes les mesures commandées par la prudence. Ben Raddle, Summy Skim, le Scout et Neluto convinrent de se relayer pour la garde du barrage. On pouvait compter sur leur vigilance.

Les quelques heures de nuit s’écoulèrent dans un calme absolu, et il en fut de même de la journée du lendemain. C’est en vain que le Scout se porta plusieurs fois au delà du canal. Il n’aperçut rien de suspect. Hunter avait-il donc renoncé à sets projets?

Une nouvelle nuit s’achevait sans incident, et les premières lueurs de l’aube naissaient à l’orient, lorsque des coups de feu retentirent du côté du canal. Laissant deux hommes en surveillance près des tentes, la caravane se porta à la lisière du petit bois, prête à soutenir ses grand’gardes.

La défense du barrage était à ce moment assurée par le Scout et par Neluto. On pouvait être certain qu’aucun des assaillants n’avait réussi à le franchir malgré eux. Tous deux, en effet, abrités par la barricade de rochers, tiraient par des meurtrières leur permettant de prendre en enfilade la berge sud du canal.

Il ne semblait pas, toutefois, que leur tir fût très efficace. Les assaillants, venus en rampant pendant les heures d’obscurité et couchés maintenant à plat ventre derrière le talus formé par les terres rejetées de la fouille, devaient être à l’abri des balles. Leur feu, en tout cas, ne subissait pas le moindre ralentissement.

Sur l’ordre de Ben Raddle, qui, ne sachant pas sur quel but viser, jugeait inutile de gaspiller la provision de poudre, la caravane demeura immobile, protégée par le premier rang des arbres, et attendit les événements l’arme au pied.

Une heure s’écoula. De l’autre côté du canal, le feu continuait, aussi violent qu’inoffensif. Les balles se perdaient dans la verdure sans causer aucun dommage aux assiégés,

Tout à coup, – il faisait alors grand jour – des cris éclatèrent en arrière de la ligne de défense, tandis que la fusillade se ralentissait d’une manière marquée.

Le Scout profita de l’accalmie pour quitter le barrage avec Neluto, et pour rejoindre ses compagnons en traversant l’espace dangereux au pas de course. On lui remit aussitôt le commandement en chef, auquel le prédisposait plus que tout autre son expérience de la guerre de partisans.

Il divisa rapidement la caravane en deux parties. La première moitié, composée des mineurs canadiens, s’égailla le long de la lisière du bois, de façon à l’occuper tout entière, et à s’assurer efficacement la défense du front sud, tandis que l’autre moitié, formée en majorité du personnel de Bill Stell, faisait volte-face et remontait vers les tentes d’où partaient les cris, les hommes séparés par de larges espaces, et chacun se défilant d’arbre en arbre. Le Scout se joignit à cette section mobile, tandis que Ben Raddle, Summy Skim et Jane Edgerton demeuraient parmi les défenseurs du canal.

Le Scout et ses compagnons n’avaient pas fait cent mètres vers le Nord, qu’ils aperçurent à faible distance un groupe compact de sept cavaliers, accourant aussi vite que leur permettait la nature du terrain, dans le but évident de prendre à revers la troupe des Canadiens.

Le Scout comprit sans peine ce qui s’était passé. Évidemment, pendant les trente-six heures de répit que les Texiens avaient laissées à leurs adversaires, ils s’étaient ingéniés à trouver un gué dans le Rio Rubber, et, l’ayant traversé à cheval à la faveur de la nuit, ils avaient envahi le camp par le Nord-Est, tandis qu’une partie des leurs opérait une diversion sur le premier front de combat.

Ce calcul, juste en théorie, se trouva faux dans la pratique. Trompé sur le nombre réel de ses ennemis, Hunter avait commis la faute d’employer un détachement trop réduit à ce raid audacieux. Que pouvaient ses cavaliers et lui-même contre une douzaine de rifles qui ne pardonnaient pas?

La malchance, d’ailleurs, s’en était mêlée. Au lieu d’arriver dans un camp abandonné, ce qui lui aurait permis de le détruire sans risque et de tomber ensuite à l’improviste dans le dos d’adversaires surpris, Hunter avait été signalé de loin, sans qu’il le sût, par les sentinelles canadiennes. D’autre part, les chevaux, empêtrés dans les buissons et dans les halliers, retardèrent sa manœuvre, au lieu de l’activer comme il l’avait espéré. Il ne put donc précipiter les événements, et ce fut lui, finalement, qui fut surpris par le retour offensif du Scout et des siens.

Il lui fallait maintenant renoncer à son plan. La route du Sud étant fermée, il était dans la nécessité de tourner bride et de repasser le Rio Rubber au galop des montures.

Il n’en eut pas le temps. Les fusils canadiens commencèrent à parler au milieu des arbres, et, à cette courte distance, peu de balles furent perdues. En quelques minutes, six cavaliers mortellement frappés vidèrent les étriers et trois chevaux furent tués, tandis que les autres s’enfuyaient à l’aventure. Ce n’était plus un échec, c’était un désastre pour Hunter.

Par un hasard miraculeux, lui seul restait indemne et sans blessure. Il prit rapidement son parti. Au lieu de fuir devant les balles qui volaient plus vite qu’il n’aurait pu courir, il fonça hardiment sur ses adversaires obligés de suspendre leur feu dans la crainte de se frapper les uns les autres, et, au risque de, se fracasser contre les troncs d’arbres, passa en trombe au milieu d’eux.

En un instant, il avait disparu dans la verdure, devançant sans peine le détachement du Scout qui s’était lancé à sa poursuite. Avant de pouvoir se dire sauf, il lui restait, toutefois, à franchir la ligne de tirailleurs faisant face au canal, puis, au delà, l’espace séparant la lisière du bois de la plaine.

Hunter n’éprouvait que peu d’inquiétude, en pensant au premier de ces obstacles. Les tireurs devaient, à son estime, être si disséminés qu’il lui serait facile de se glisser entre eux. Mais il n’en était pas de même du second. Il ne pouvait méconnaître combien il lui serait difficile d’échapper aux coups de carabines plus nombreuses qu’il ne l’avait supposé, lorsqu’il aurait quitté l’abri du bois et qu’il se serait avancé dans l’espace découvert qui lui faisait suite.

Son cerveau fertile en expédients s’épuisait en vain à chercher une solution à cette difficulté, quand, tout à coup, il tressaillit d’espoir.

Il arrivait alors à la lisière du petit bois. La pleine lumière étincelait entre les troncs, au delà des derniers arbres. A l’abri de l’un d’eux, un des tirailleurs de la troupe canadienne s’activait à la défense. Un genou à terre, il chargeait sa carabine, visait, tirait, puis rechargeait sans prendre une minute de répit, si absorbé qu’il n’avait pas entendu Hunter arriver à moins de dix pas derrière lui.

Celui-ci étouffa une exclamation de triomphe, en reconnaissant que ce tireur acharné était une femme, et que cette femme n’était autre que la jeune passagère du Foot Ball.

Il rassembla son cheval, puis, lui enfonçant ses éperons dans le ventre, il l’enleva d’un énergique effort, tandis qu’il se laissait lui-même glisser sur la droite de la selle, le corps en porte-à-faux, la main rasant le sol, à la mode des cow-boys du Far-West.

Il était près de Jane Edgerton que celle-ci ne se doutait pas encore de sa présence. Au passage, son bras étreignit la taille de la jeune fille, qui fut soulevée comme une plume et jetée en travers de la selle. Puis Hunter continua sa course éperdue, protégé désormais contre les balles par l’otage qu’il emportait.

En se sentant saisir, Jane Edgerton avait poussé un grand cri, qui eut pour résultat immédiat de faire cesser le feu de part et d’autre. Des visages inquiets ou curieux se montrèrent entre les arbres et au-dessus de l’épaulement, tandis que, lancé au triple galop, Hunter jaillissait hors du bois et s’engageait dans l’espace découvert qu’il redoutait si fort quelques instants auparavant.

Personne dans les deux camps ne comprit rien à ce qui arrivait. Les Américains élevèrent le buste tout entier au-dessus de l’amas de terre qui les protégeait, puis, en voyant leur chef se diriger vers eux à toute bride, ils se crurent menacés par un danger inconnu et coururent à travers la plaine chercher refuge derrière le premier contrefort du Golden Mount. De leur côté, les Canadiens sortirent tout à fait du bois, si étonnés qu’ils ne songèrent même pas à saluer de quelques coups de fusil le départ de leurs adversaires.

Hunter profita du saisissement de tous. Une quinzaine de foulées l’amenèrent au bord du canal, que son cheval franchit d’un bond désespéré, et il continua sa course folle dans la plaine.

La conscience revint alors aux Canadiens, qui se précipitèrent en tumulte vers le canal. Mais pouvaient-ils espérer gagner de vitesse un cheval emporté qui avait sur eux une telle avance?

Un seul d’entre eux ne quitta pas la lisière du petit bois et n’essaya pas d’une poursuite inutile. Bien d’aplomb sur ses jambes qui semblaient avoir pris racine dans le sol, parfaitement calme, maître de lui-même, celui-là saisit son fusil, épaula, tira avec la rapidité de l’éclair.

Ce tireur audacieux n’était et ne pouvait être que Summy Skim. Summy était-il donc si confiant dans son adresse qu’il n’éprouvât aucune crainte d’atteindre Jane Edgerton en voulant frapper son ravisseur? En vérité il n’en savait rien lui-même. Il avait tiré au jugé, sans viser, avec la spontanéité d’un mouvement réflexe.

Mais Summy Skim, on le sait, ne manquait jamais son but. Cette fois encore, il avait donné de son adresse une preuve nouvelle et plus étonnante que les précédentes. Son coup à peine parti, la monture de Hunter trébucha lourdement, et, soit que le Texien eût été contraint de la lâcher pour retrouver son équilibre, soit pour toute autre raison, Jane Edgerton glissa de la selle et resta étendue sans mouvement. Quant au cheval, il fit encore trois ou quatre foulées, puis il s’abattit comme une masse, tandis que Hunter roulait sur le sol et y demeurait immobile.

Ce drame rapide avait plongé les Canadiens dans la stupeur. Un grand silence planait sur eux. Summy Skim, incertain du résultat de son initiative et le regard obstinément dirigé vers la plaine, ne faisait pas un mouvement. A une cinquantaine de mètres au delà du canal gisait Hunter. Mort ou vivant? On n’en savait rien. Plus près, son cheval se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie. Il haletait péniblement et le sang giclait de ses naseaux. Plus près encore, à moins de vingt mètres du barrage, c’était Jane Edgerton, toute petite tache dans la vaste étendue, Jane Edgerton que Summy peut-être avait tuée!

Cependant, en voyant tomber son chef, la bande de Hunter s’était élancée en désordre hors de l’abri de la montagne. Il n’en fallut pas plus pour rendre leur sang-froid aux Canadiens. Une pluie de fer contraignit les bandits à reculer et leur prouva que la plaine leur était désormais interdite.

Par malheur, ce qui était vrai pour les uns l’était aussi pour les autres. Si les tireurs de Ben Raddle, auxquels étaient venus se joindre le Scout et ses compagnons, étaient en état de défendre aux Texiens de s’écarter du volcan, ceux-ci pouvaient, de leur côté, s’opposer à ce que les Canadiens quittassent l’épaulement bordant le canal reconquis. La plaine, en réalité, était impraticable pour les deux partis.

Il ne semblait pas qu’il y eût de remède à cette situation. Les Canadiens ne pouvaient montrer leur tête au-dessus de l’épaulement sans être salués d’une grêle de coups de feu, ils commençaient à s’énerver et Ben Raddle redoutait que des imprudences ne fussent commises. Summy Skim, si calme tout à l’heure, se faisait particulièrement remarquer par sa violente surexcitation. Voir Jane Edgerton étendue et comme morte à moins de trente mètres de lui et ne pouvoir la secourir, cela l’affolait. Il fallut le retenir par la force et lutter contre lui pour l’empêcher de courir à la barricade, d’en jeter bas les pierres et de braver la mort qui le guettait au delà.

«Allons-nous la laisser mourir?.. Nous sommes des lâches! criait-il hors de lui.

– Nous ne sommes pas des fous, voilà tout, répliqua sévèrement Ben Raddle. Tiens-toi tranquille, Summy, et donne-nous le temps de réfléchir.»

Mais l’ingénieur eut beau réfléchir, son esprit, pourtant inventif, ne lui fournit aucune solution satisfaisante du problème, et la situation menaçait de s’éterniser.

La solution, ce fut Patrick qui la trouva.

Cette attente irritante durait depuis près d’un quart d’heure, quand on le vit sortir du bois, dans lequel, par un hasard extraordinaire, il avait pu rentrer sans attirer l’attention de la bande des Texiens. Patrick n’allait pas vite, d’abord parce qu’il marchait à reculons, et ensuite parce qu’il traînait sur le sol un objet particulièrement lourd et encombrant, à savoir le cadavre de l’un des chevaux tués quelques instants auparavant par le feu de salve de l’escouade du Scout.

Quel était le projet de Patrick, et que voulait-il faire de ce cheval mort? Personne n’aurait pu répondre à cette question.

De l’autre côté du canal, les Texiens, abrités par le contrefort du Golden Mount, avaient vu, eux aussi, le géant sortir du bois.

Son apparition avait été le signal de clameurs sauvages accompagnées d’une grêle de balles. Patrick ne sembla faire attention ni aux cris, ni aux balles. D’un effort égal et tranquille, il continua à traîner son fardeau jusqu’au barrage, qu’il réussit, par une chance inexplicable, à atteindre sain et sauf.

Il se mit alors en devoir de se frayer vin passage suffisant à travers la barricade, ce qui ne lui demanda que quelques minutes, puis, saisissant le cheval par les jambes de devant, il le redressa sur l’arrière-train, et, d’un seul effort, le jeta sur ses épaules.

Malgré la gravité de la situation, les camarades de l’Irlandais, enthousiasmés par ce fabuleux tour de force, éclatèrent en applaudissements. Le cheval avait beau être de petite taille, il n’en devait pas moins être d’un poids énorme, et l’exploit de Patrick avait quelque chose de surhumain.

Nul, d’ailleurs, n’aurait pu dire quel en était le but. Nul, sauf un seul, pourtant.

«Bravo, Patrick!» cria Summy Skim, qui, se débarrassant violemment de ses gardes du corps, se mit debout, et, sans souci du plomb sifflant autour de lui, courut rejoindre le géant au barrage que celui-ci se préparait à traverser.

Les deux camps adverses eurent à ce moment l’occasion d’assister à un spectacle original.

Plié en deux, portant sur les épaules le cadavre du cheval dont les pieds de derrière traînaient sur le sol, Patrick, d’un pas lent et sûr, avait franchi le barrage, et Summy Skim, à son abri, l’avait franchi avec lui.

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A peine eurent-ils débouché dans la plaine, que des coups de feu à leur adresse partirent du contrefort du Golden Mount, au delà duquel n’osaient s’aventurer les Texiens. Mais Patrick, Summy devant lui, leur tournait le dos, et que pouvaient leurs balles contre son épaisse cuirasse? Ni Summy Skim, ni Patrick ne parurent donc émotionnés, et tous deux continuèrent à s’éloigner de conserve.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour arriver au point où Jane Edgerton demeurait étendue. Là, Patrick s’arrêta, tandis que Summy Skim se baissait et soulevait la jeune fille dans ses bras.

Il s’agissait maintenant de revenir, et le retour promettait d’être moins aisé que l’aller. Dans cette direction, on devait faire face aux adversaires auxquels on avait tourné le dos jusque-là, et la protection du bouclier de Patrick risquait d’être beaucoup moins efficace. Il fallut biaiser, louvoyer, faire trois ou quatre fois le chemin, mais enfin Patrick et Summy Skim, chacun chargé de son fardeau, réussirent à franchir de nouveau le canal, tandis que les Texiens poussaient des hurlements de rage impuissante.

Parvenus au barrage, ils y trouvèrent deux de leurs compagnons qui s’y étaient traînés en rampant derrière l’épaulement, et qui se hâtèrent de réparer la brèche faite à la barricade, pendant que les deux sauveteurs poursuivaient imperturbablement leur route jusqu’à la lisière des arbres, où ils arrivèrent sans encombre.

Là, Patrick se débarrassa du singulier bouclier imaginé par lui. On put alors en constater l’efficacité. Plus de vingt balles avaient vainement frappé le cheval en plein corps. La cuirasse était donc d’excellente qualité et n’avait d’autre défaut que de pas être à la commune mesure.

Quant à Summy, il s’empressait auprès de Jane Edgerton. Celle-ci ne semblait pas avoir la moindre blessure. Son évanouissement n’était causé sans doute que par la violence de sa chute.

Quelques affusions d’eau froide en eurent raison. Bientôt, la jeune fille ouvrit les yeux et reprit conscience d’elle-même. Summy se hâta de l’emporter jusqu’aux tentes. Un peu de repos suffirait probablement à la guérir.

Pendant ce temps, les deux partis adverses avaient gardé leurs positions respectives. Les Canadiens tenaient toujours le canal, d’où leurs carabines interdisaient la plaine aux Texiens. Ceux-ci, toujours embusqués derrière le contrefort du volcan, continuaient eux aussi à immobiliser leurs adversaires. Il n’y avait pas de raison pour que cette situation prit fin.

Toute la journée s’écoula ainsi. Puis, ce fut le crépuscule, puis, la nuit.

L’obscurité rendit un peu de liberté aux belligérants. Ben Raddle et ses compagnons s’éloignèrent du canal. Trois hommes ayant été préposés à sa garde et un autre ayant été placé en faction au nord du bois, afin de parer à une nouvelle attaque par le Rio Rubber, les autres regagnèrent le campement, où, après le repas du soir, ils purent trouver quelques heures de sommeil.

Dès l’aube, les Canadiens furent debout, un peu lassés peut-être, mais au complet. Aussitôt que la lumière fut suffisante, tous les regards se portèrent vers le Sud.

Les Texiens avaient-ils profité de l’obscurité pour aller au secours de leur chef? La situation avait-elle subi une modification quelconque?

Aucun bruit ne venait du contrefort du Golden Mount. Quelques hommes, en faisant un grand détour le long du Rio Rubber, se risquèrent à descendre de quelques centaines de mètres dans la plaine, de manière à découvrir toute la base du volcan. Ils constatèrent que la position était abandonnée.

Rien ne troublait le calme de la plaine aussi silencieuse que déserte. Des deux corps que le crépuscule y avait recouverts la veille, il ne restait qu’un au lever de l’aube. Seul, à quelque distance du canal, le cheval mort mettait une tache sombre sur le vert clair de la prairie. Déjà, des oiseaux carnassiers voltigeaient autour de lui.

Quant à Hunter, il avait disparu.

 

 

Chapitre XIV

Ou l’on se fait sauter.

 

a deuxième attaque avait donc été repoussée comme la première, et avec un succès plus grand. Pas un seul des Canadiens ne manquait à l’appel, alors que la troupe assaillante avait perdu le quart de son effectif.

Toutefois, si la situation s’était améliorée, il s’en fallait qu’elle fût devenue brillante. Les forces en présence demeuraient fort inégales, et, d’ailleurs, on ne pourrait considérer la victoire comme acquise qu’après avoir purgé la région du dernier des bandits qui l’infestaient. Jusque-là, le soin de la défense absorberait toute l’attention de la caravane et il serait impossible de se livrer en sécurité à aucun travail de prospection ou d’exploitation.

Ce résultat serait-il obtenu en temps voulu? Faudrait-il, au contraire, s’épuiser en de stériles combats et n’obtenir la victoire qu’au moment où la proximité de l’hiver la rendrait inutile? Dans trois semaines, on serait dans la nécessité de partir, si l’on voulait échapper à la mauvaise saison, à ses tourmentes, ses neiges, ses blizzards, si l’on voulait, après avoir vaincu l’attaque des hommes, éviter celle de la nature plus implacable et plus farouche encore.

Et pourtant, sous prétexte de gagner du temps, Ben Raddle devait-il, tant que les Texiens seraient là, donner suite à son projet de provoquer l’éruption, en précipitant les eaux du rio dans le cratère? Hunter, maître du sommet du volcan, ne recueillerait-il pas seul alors le fruit de tant de peines et de tant d’efforts?

Ben Raddle ne cessa d’agiter ces questions pendant toute la journée du 22 juillet qu’aucun incident ne vint troubler.

Ce calme insolite ne laissait pas de l’étonner. Hunter entendait-il maintenant faire traîner les choses en longueur? Dans ce cas, les assiégés, pressés par l’approche de l’hiver, seraient dans la nécessité d’aller chercher leurs adversaires en rase campagne et de solutionner à tout prix une querelle qui ne pouvait s’éterniser.

Le lendemain, de très bonne heure, le Scout et Ben Raddle, après avoir franchi le canal, vinrent observer la plaine. Elle était déserte. Aucune troupe en marche du côté de la forêt. Hunter se serait-il donc résolu à un départ définitif?

«Il est fâcheux, dit alors Bill Stell, que l’ascension du Golden Mount soit impossible du côté du campement. Nous les aurions aperçus en nous portant sur l’autre bord du plateau.

– En effet, Bill, c’est fort regrettable, répondit Ben Raddle.

– Il n’y a pas de danger, je pense, reprit le Scout, à ce que nous nous écartions de quelques centaines de pas du mont?

– Aucun, Bill, puisqu’il n’y a personne en vue. Ce que nos hommes ont fait hier, nous pouvons le faire nous-mêmes. Et, d’ailleurs, quand bien même nous serions aperçus, nous aurions toujours le temps de revenir au canal et de refermer la barricade.

– Allons donc, monsieur Raddle. Nous verrons du moins le sommet du volcan. Peut-être les vapeurs sont-elles plus épaisses, et peut-être le cratère commence-t-il à rejeter des laves.

Tous deux s’éloignèrent d’un quart de lieue dans le Sud.

Aucun changement ne s’était produit à l’orifice du cratère, d’où s’échappaient en tourbillons des vapeurs zébrées de flammes que le vent rabattait vers la mer.

«Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui, remarqua le Scout.

– Ni pour demain, approuva l’ingénieur. Au reste, je ne m’en plains pas. J’en suis à désirer maintenant que l’éruption n’ait pas lieu avant le départ de Hunter… s’il doit partir!

– Il ne partira pas, dit Bill Stell, en montrant une fumée qui s’élevait au pied du dernier contrefort du Golden Mount.

– Oui… dit Ben Raddle, ils sont toujours là… comme chez eux!.. Et, puisque nous ne tentons pas de les faire déguerpir, ils en concluront à bon droit que nous ne sommes pas en force.»

Tous deux, après avoir parcouru la plaine du regard, revinrent vers le canal, et rentrèrent au campement.

On était au 23 juillet, et Ben Raddle voyait avec douleur les jours s’écouler sans amener aucun résultat.

Dans trois semaines, ainsi que le faisait observer le Scout, il serait déjà bien tard pour reprendre le chemin du Klondike, où la caravane n’arriverait pas avant le 15 septembre. Or, à cette date, les mineurs qui vont passer la mauvaise saison à Vancouver ont quitté Dawson City, et les derniers paquebots descendent le cours du Yukon.

Souvent Summy Skim s’entretenait avec Bill Stell à ce sujet, et c’est précisément ce dont ils parlèrent pendant l’après-midi, tandis que Ben Raddle se promenait sur le bord du canal.

Celui-ci, après avoir examiné le barrage, releva les branchages qui dissimulaient l’orifice de la galerie, et se glissa jusqu’à la paroi qui la séparait de la cheminée du volcan.

Une fois de plus, il s’assura de la position des trous percés à six endroits de cette paroi, et dans lesquels il avait introduit lui-même les cartouches de mine. Il constata que six autres cartouches étaient bien placées dans le barrage et vérifia le bon état de la mèche. Une allumette!.. et l’eau se précipiterait en irrésistible torrent.

Sans la présence des Texiens, c’est aujourd’hui même qu’il eût tenté la chance. Pourquoi aurait-il attendu davantage, puisque le temps pressait, puisqu’il ne semblait pas que l’éruption dût se produire d’elle-même?

Il lui aurait suffi de mettre le feu à ces mines, dont la mèche durerait quelques minutes, et, après une demi-journée, après deux heures, une heure, moins peut-être, les vapeurs accumulées se frayeraient violemment une issue dans les airs.

Ben Raddle restait pensif devant cette paroi, maudissant son impuissance et l’impossibilité de provoquer sur-le-champ le dénouement de son plan audacieux.

Tout en réfléchissant, il écoutait les bruits de la cheminée centrale. Les ronflements lui parurent plus intenses. Il croyait même entendre un bruit de roches entrechoquées, comme si les vapeurs eussent soulevé des blocs, pour les laisser ensuite retomber. Ces symptômes étaient-ils ceux d’une éruption prochaine?

En ce moment des cris retentirent au dehors. La voix du Scout pénétra par l’orifice de la galerie. Il appelait:

«Monsieur Raddle!.. monsieur Raddle!

– Qu’y a-t-il? demanda l’ingénieur.

– Venez!.. venez! répondit Bill Stell.

Ben Raddle pensa que la bande tentait un troisième assaut, et se hâta de revenir au barrage. Il y trouva Summy Skim et Jane Edgerton en compagnie de Bill Stell.

– Les Texiens nous attaqueraient-ils de nouveau? interrogea-t-il.

– Oui! les gueux, s’écria le Scout, mais ni en face, ni par derrière. Par en haut!

Et sa main se tendit du côté du Golden Mount.

«Voyez, monsieur Ben, ajouta-t-il.

En effet, n’ayant pu forcer le passage ni par le Sud, ni par le Nord, Hunter et les siens avaient renoncé à une attaque directe pour adopter un autre plan dont le résultat serait tout au moins d’obliger la caravane à abandonner son campement.

Montés de nouveau au sommet du volcan, ils avaient contourné le piton terminal et s’étaient portés sur le côté du plateau qui dominait les tentes canadiennes. Là, à coups de pic et de levier, ils avaient soulevé les énormes pierres, les quartiers de rochers qui s’y trouvaient entassés par centaines. Bientôt, ces blocs pesants furent poussés jusqu’au bord et commencèrent à tomber en avalanche, brisant, renversant les arbres, saccageant tout sur leur passage. Quelques-uns de ces terribles projectiles roulèrent même dans le canal, en faisant jaillir l’eau hors des berges. Ben Raddle et ses compagnons s’étaient rangés contre le flanc du mont, afin d’éviter cette grêle meurtrière.

Dans le petit bois, la place n’était plus tenable. Déjà le campement disparaissait sous l’amoncellement des blocs précipités du haut de la montagne, et son personnel avait cherché refuge sur la rive du rio, trop éloignée pour recevoir les éclats de l’avalanche.

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Du matériel, il ne restait guère que des débris. Deux des chariots avaient été brisés, les tentes abattues et déchirées, les ustensiles détruits. Trois mules assommées gisaient sur le sol. Les autres, épouvantées, affolées, avaient franchi d’un bond le canal et se dispersaient à travers la plaine. C’était une véritable catastrophe.

De là-haut venaient des hurlements farouches, cris de joie de la bande qui s’excitait à cette abominable extermination. Et les roches de tomber toujours, se heurtant parfois au cours de leur chute, et se brisant en fragments qui s’éparpillaient comme de la mitraille.

– Mais ils vont donc nous jeter toute la montagne sur la tête! s’écria Summy Skim.

– Que faire? demanda le Scout.

– Ce qu’il faut faire, je ne sais, répliqua Summy Skim, mais je sais bien ce qu’il fallait faire! Envoyer une balle à Hunter avant de parlementer avec lui!

Jane Edgerton, très énervée, haussa les épaules.

– Ce sont des mots, dit-elle, et pendant ce temps notre matériel est réduit en miettes. Il n’en restera bientôt plus rien si nous ne sauvons pas au moins ses débris. Traînons nos chariots jusqu’au rio où ils seront hors d’atteinte.,

– Soit, approuva le Scout. Mais après!..

– Après? répéta Jane Edgerton, après, nous irons au campement de ces bandits et nous les y attendrons. Nous les tirerons à bonne portée pendant qu’ils descendront, et leurs chariots viendront remplacer ceux que nous avons perdus!

Summy Skim eut un regard d’admiration pour sa vibrante compagne. Son projet était hardi, mais il pouvait réussir. Hunter et ses compagnons seraient à coup sûr en mauvaise posture, lorsqu’ils se déhaleraient le long du talus du Golden Mount sous le feu d’une vingtaine de carabines.

Évidemment, ils ne quitteraient la place qu’ail moment où la pierre viendrait à leur manquer. On aurait donc le temps de longer la base de la montagne, sans être aperçu, et de se porter sur l’autre versant. Si quelques hommes de la bande s’y trouvaient, on en aurait facilement raison, et l’on attendrait la descente de Hunter et de ses compagnons, que l’on tirerait à l’affût comme des chamois ou des daims.

– Merveilleux! s’écria Summy Skim. Appelons nos hommes, et passons le barrage. Dans une demi-heure nous serons rendus, tandis qu’il faut à ces coquins au moins deux heures pour descendre.

Bien que Ben Raddle ne se fût pas mêlé à la discussion, il avait parfaitement entendu Jane Edgerton exposer son plan, le seul, en vérité, qui parût réalisable et pratique.

Au moment où Summy Skim se mettait en mouvement, son cousin l’arrêta du geste.

– Il y a mieux à faire, dit-il.

– Quoi donc? demanda Summy Skim.

– Répondre à la bande de Hunter comme il sied. Nous avons toute prête une arme terrible.

– Une arme? répéta le Scout.

– Le volcan. Provoquons l’éruption, et détruisons-les tous jusqu’au dernier.

Après un court silence, l’ingénieur reprit:

– Allez retrouver nos hommes, en suivant la base de la montagne et le bord de la mer. Pendant ce temps, j’allumerai les mines, puis je vous rejoindrai rapidement.

– Je reste avec toi, Ben!.. dit Summy Skim en serrant la main de l’ingénieur.

– C’est inutile, déclara celui-ci d’un ton ferme. Je ne cours pas le moindre danger. La mèche est prête, tu le sais, et je n’aurai qu’à y mettre le feu.»

Il n’y avait pas à insister. Summy Skim, Jane Edgerton et le Scout s’éloignèrent donc afin de se réunir au gros de la caravane massé sur la rive du Rio Rubber. Aussitôt, Ben Raddle disparut par l’orifice que masquaient les branchages. En rampant, il atteignit le milieu de la galerie, puis, ayant allumé la mèche qui se réunissait, d’une part, aux cartouches de la paroi, et, de l’autre, à celles du barrage, il revint en toute hâte, et courut à son tour dans la direction de la mer.

Un quart d’heure plus tard, les mines éclataient avec un bruit sourd. Il sembla que le mont tremblait sur sa base. Le barrage fracassé se dispersa en mille débris, et l’eau du canal se précipita avec violence dans la galerie béante. A son autre extrémité, la paroi était-elle éventrée par l’explosion? Les épaisses vapeurs fuligineuses qui fusèrent au dehors auraient répondu à cette question avant qu’on ait eu le temps de la poser. Oui, la paroi était renversée, puisque, par la blessure faite, le volcan soufflait son haleine empestée.

Un bruit assourdissant s’échappa en même temps de la galerie. Bouillonnements, hurlements, sifflements de l’eau luttant contre les premières laves et se vaporisant à leur contact.

Le feu et l’eau. Lequel des deux éléments serait victorieux dans cette bataille titanesque? Le feu, en s’éteignant, cimenterait-il un obstacle que l’eau ne pourrait franchir? L’eau, venue en torrent de l’inépuisable Mackensie, ne serait-elle au contraire vaincue par le feu qu’après l’avoir atteint au cœur?

C’était le dernier problème qui restât à résoudre, et la solution allait en être donnée à l’instant.

Une demi-heure, une heure se passèrent. L’eau coulait toujours à pleins bords, s’engouffrait dans la galerie et, refoulant les vapeurs, se perdait tumultueusement dans la montagne.

Bien armée, au complet, la troupe des Canadiens s’était réfugiée au delà du Rio Rubber sur le rivage de l’Océan. Immobiles et silencieux, tous surveillaient anxieusement le phénomène.

Tout à coup, le sol fut secoué d’un frisson, et un grondement terrible vint des entrailles de la terre. Puis il se passa une étrange chose. La plaine entière parut onduler à perte de vue dans le Sud, et une poussière opaque s’éleva dont fut obscurci le disque éclatant du soleil.

Les Canadiens furent saisis de terreur. Tous, jusqu’au plus brave, connurent la peur en concevant quelle invincible force leurs faibles mains avaient déchaînée.

Mais déjà la colère du volcan semblait s’apaiser. Le nuage de poussière retombait et laissait de nouveau apercevoir le soleil.

On se rassura. Des soupirs dilatèrent les poitrines oppressées, les cœurs ralentirent leurs battements éperdus. On échangea même des sourires incertains, et l’on osa regarder autour de soi.

Rien n’était changé dans la nature. Le Rio Rubber allait toujours se perdre dans l’océan Arctique, dont les vagues continuaient à se briser sur le même rivage. Le Golden Mount, géant frappé au talon d’une blessure insignifiante et mortelle, dressait toujours son front empanaché de fumées et de flammes, indifférent au torrent d’eau que le canal déversait toujours dans ses vastes flancs.

Un nouveau quart d’heure s’écoula, et soudain, sans que rien l’eût fait pressentir, une explosion terrible retentit.

Un morceau de montagne s’écroula et tomba dans la mer, qui fut soulevée en une lame prodigieuse. Accompagnées de pierres, de morceaux de laves durcies, de scories, de cendres, des flammes et des fumées tourbillonnant à grand fracas jaillirent hors du cratère et s’élancèrent à plus de cinq cents mètres dans les airs.

A partir de ce moment, les détonations succédèrent aux détonations. Le volcan, secoué d’une rage toute fraîche, crachait vers le ciel des milliers de projectiles incandescents. Les uns retombaient dans la gueule béante qui les avait vomis. Les autres, suivant le chemin frayé par le premier effort de l’énergie plutonique, allaient s’engloutir en sifflant dans les flots de l’océan Arctique.

«Mais… Dieu me pardonne!.. balbutia Summy Skim dès que l’excès de son émotion lui permit d’articuler, c’est dans la mer qu’elles vont, nos pépites!

Cette réflexion, si Ben Raddle et Bill Stell ne l’avaient pas faite avant lui, c’est qu’ils n’étaient pas capables de prononcer une parole. La surprise, le désespoir plutôt les accablait.

Avoir entrepris ce voyage, être entré en lutte avec la nature, tant d’efforts, tant de peines, pour en arriver là!

Ben Raddle ne s’était pas trompé. En introduisant les eaux dans la cheminée volcanique, il avait, ainsi qu’il le pensait, provoqué l’éruption. Mais, cette éruption, il n’avait pas le pouvoir de la diriger, et la campagne finissait par un désastre.

Le monstre qu’il avait lâché échappait désormais à sa volonté. Rien n’aurait pu calmer l’éruption qui faisait rage. Le sol tremblait comme prêt à s’entr’ouvrir. Le mugissement des flammes, le sifflement des vapeurs faisaient vibrer l’espace. Le cône terminal avait disparu derrière un rideau de fumées brûlantes et de gaz irrespirables. Quelques-uns des blocs projetés dans les airs éclataient comme des bombes et s’éparpillaient en poudre d’or…

«Nos pépites qui éclatent!.. gémissait Summy Skim.

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Tous regardaient épouvantés cet effrayant spectacle.

Ils ne songeaient guère aux Texiens en ce moment, mais seulement à ces richesses du plus prodigieux gisement du monde qui se perdaient inutiles dans les eaux de la mer Glaciale.

La caravane, il est vrai, n’avait plus rien à redouter de Hunter et de sa bande. Surpris par la soudaineté du phénomène, ils n’avaient sans doute pas eu le temps de se garer. Peut-être le plateau s’était-il effondré sous leurs pieds… Peut-être avaient-ils été engloutis dans le cratère?.. Peut-être, projetés dans l’espace, brûlés, mutilés, gisaient-ils maintenant dans les profondeurs de l’océan Polaire?

Ben Raddle fut le premier à retrouver le sang-froid.

– Venez!.. venez!» s’écria-t-il.

A sa suite, on remonta la rive droite du Rubber qui fut passé à gué au delà du canal, et l’on s’élança dans la plaine en suivant la base du Golden Mount. Vingt minutes plus tard, on parvenait au campement des Texiens.

Les cinq ou six hommes qui y étaient restés de garde s’enfuirent vers la forêt, en se voyant assaillis à leur tour, tandis que les chevaux, épouvantés par le fracas de l’éruption et par la détonation des armes à feu, achevaient de se disperser à travers la prairie.

Les Canadiens prirent possession du campement déserté par ses défenseurs, puis leurs regards se portèrent sur les flancs abrupts de la montagne.

L’éruption qui grondait là-haut avait, en effet, accompli son œuvre destructrice. De la troupe des pirates, il ne restait que de rares survivants, qui, en proie à un affolement bien naturel, dévalaient les pentes du Golden Mount et se laissaient glisser au risque de se rompre bras et jambes.

Parmi eux, on aperçut Hunter, grièvement blessé et se traînant à peine, à une centaine de mètres au-dessus de la plaine. Les linges qui enveloppaient sa tête cachaient sans doute les traces de sa chute de l’avant-veille dont le contre-coup l’avait plongé dans un si profond évanouissement.

En voyant leur camp envahi, les malheureux, décimés, sans armes, éperdus, eurent un geste de désespoir, et, biaisant vers le Nord, s’efforcèrent d’atteindre le rivage de la mer afin de le suivre jusqu’à la forêt.

Deux d’entre eux, au moins, ne devaient pas l’atteindre.

Au moment où Hunter, soutenu par deux de ses compagnons, faisait les premiers pas dans cette nouvelle direction, un bloc énorme s’éleva du cratère mugissant. Alors que les autres projectiles du volcan allaient uniformément se perdre dans le Nord, ce bloc seul, dévié par des causes inconnues, décrivit, dans le Sud, une vaste et puissante parabole, et, avec une précision mathématique, s’abattit sur le groupe des trois Texiens fugitifs.

L’un d’eux, assez heureux pour éviter le choc, se sauva en criant. Un autre demeura sur place, littéralement broyé contre le sol.

Quant à Hunter, frappé à la tête, il tournoya sur lui-même, et, rebondissant de roche en roche, vint s’écraser au bas de la montagne.

Pendant ce temps, précédant sa victime, le bloc avait continué à rouler sur la pente. Puis sa vitesse décrut, et, comme un serviteur docile, il s’arrêta doucement aux pieds mêmes de Ben Raddle.

Celui-ci se pencha. Sous les éraflures causées par les chocs, une substance jaune brillait d’un éclat métallique. Et l’ingénieur, le cœur étreint par une grave émotion, reconnut que le bloc justicier était tout entier fait d’or pur.

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