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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

Dans lequel le maître Antifer et le patron Gildas Trégomain, 
deux amis qui ne se ressemblent guère, sont présentés au lecteur

 

ous les samedis, vers huit heures du soir, en fumant sa pipe, – une vraie chiffardière, très courte de tuyau, – maître Antifer entrait dans une colère bleue, dont il sortait tout rouge une heure après, lorsqu’il s’était soulagé aux dépens de son voisin et ami le patron Gildas Trégomain. Et d’où venait cette fureur?… De ce que, sur un vieil atlas, dont l’une des cartes était dressée d’après la projection planisphérique de Mercator, il ne parvenait pas à trouver ce qu’il cherchait.

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«Satanée latitude!… s’écriait-il. Latitude du diable!… Quand bien même elle traverserait la fournaise de Belzébuth, il faudra que je me décide à la suivre d’un bout jusqu’à l’autre!»

Et en attendant qu’il mît ce projet à exécution, maître Antifer égratignait de l’ongle la dite latitude. Aussi, la carte en question était-elle ponctuée de coups de crayon, trouée de pointes de compas comme une passoire à café.

La latitude que visaient les objurgations de maître Antifer, était chiffrée de cette façon sur un bout de parchemin d’un jaune qui eût rivalisé avec celui d’une vieille étamine de pavillon espagnol:

Vingt-quatre degrés cinquante-neuf minutes nord,

Au-dessous, on voyait ces mots tracés à l’encre rouge dans un angle du parchemin:

«Recommandation formelle à mon gars de ne jamais l’oublier.»

Et maître Antifer de s’écrier:

«Sois tranquille, brave homme de père, je ne l’ai pas oubliée… et ne l’oublierai jamais, ta latitude! Mais que mes trois patrons de baptême me bénissent, si je sais à quoi cela peut servir!»

Et, ce soir-là, 23 février 1862, maître Antifer s’abandonna à son emportement habituel. La poitrine pleine d’ouragan, il jura comme un gabier à qui une manœuvre courante vient de filer entre les mains, il broya le caillou qui grinçait sous ses dents, il s’en prit à sa pipe qui s’éteignit vingt fois et qu’il ralluma en usant une boîte d’allumettes, il envoya son atlas dans un coin, il jeta sa chaise dans un autre, il brisa un gros coquillage qui ornait la cheminée, il frappa du pied à ébranler les poutres du plafond, et, d’une voix accoutumée à dominer le fracas des bourrasques:

«Nanon!… Énogate!» cria-t-il, en se faisant un porte-voix d’une feuille de carton roulée en cornet.

Énogate et Nanon, occupées, l’une à tricoter, l’autre à repasser près du poêle de la cuisine, jugèrent qu’il était temps de venir mettre le holà dans ce trouble des éléments domestiques.

Une de ces bonnes vieilles maisons de Saint-Malo, construites en granit, avec façade sur la rue des Hautes-Salles, un rez-de-chaussée et deux étages comprenant deux chambres chacun, et dont le dernier, par derrière, domine le chemin de ronde du rempart. La voyez-vous d’ici, ses murs de granit, épais à défier les projectiles de l’ancien temps, ses fenêtres étroites à croisillons de fer, sa porte massive en cœur de chêne, enjolivée d’armatures de métal et munie d’un heurtoir qu’on entend de Saint-Servan, lorsque c’est maître Antifer qui en joue, son toit ardoisé percé de lucarnes, à travers lesquelles s’allonge parfois la lunette de l’ancien marin à la retraite? Cette maison, moitié casemate, moitié bastide, avoisinant un angle de ces remparts qui font une ceinture à la ville, possède une superbe échappée de vue; à droite, le Grand-Bé, un coin de Cézembre, la Pointe du Décollé et le cap Fréchel, – à gauche, la jetée et le môle, l’embouchure de la Rance, la plage du Prieuré, près de Dinard, et jusqu’au dôme grisâtre de Saint-Servan.

Autrefois, Saint-Malo était une île, et peut-être maître Antifer regrettait-il le temps où il aurait pu se considérer comme un insulaire. Mais l’antique Aaron est devenue presqu’île, et il avait bien fallu qu’il en prît son parti. D’ailleurs, on a le droit d’être fier quand on est enfant de cette cité de l’Armor, qui a donné tant de grands hommes à la France, – entre autres Duguay-Trouin dont notre digne marin saluait la statue toutes les fois qu’il traversait le square, Lamennais bien que cet écrivain ne l’intéressât à aucun titre, et Chateaubriand dont il ne connaissait que le dernier ouvrage. Par là, nous voulons dire le modeste et orgueilleux tombeaux, élevé sur l’îlot du Grand-Bé, qui porte le nom de l’illustre auteur.

Maître Antifer (Pierre-Servan-Malo) était alors âgé de quarante-six ans. Depuis dix-huit mois, il avait pris sa retraite, avec une certaine aisance, qui suffisait aux siens et à lui. Quelques milliers de francs de rente, c’est ce que lui avait apporté sa navigation à bord des deux ou trois navires qu’il avait commandés et dont Saint-Malo avait toujours été le port d’attache. Ces navires, appartenant à la maison Le Baillif et Cie, faisaient le grand cabotage de la Manche, de la mer du Nord, de la Baltique et même de la Méditerranée. Avant d’en arriver à cette haute position, maître Antifer avait pas mal couru le monde, pendant le temps qu’il était au service. Bon marin, très entreprenant, très dur pour lui-même et aussi pour les autres, payant partout de sa personne et payant bien, d’un courage à toute épreuve, d’une ténacité qui ne cédait devant aucun obstacle, d’un entêtement de Breton bretonnant! Regrettait-il la mer?… Non, puisqu’il l’avait quittée en pleine force de l’âge. Sa santé entrait-elle pour quelque chose en cette résolution?… Aucunement, taillé qu’il était dans le pur granit des côtes armoricaines.

En effet, il suffisait de le regarder, de l’entendre, de recevoir une de ses poignées de main dont il ne se montrait point avare. Que l’on se figure un homme trapu, de stature moyenne, de large encolure. Voici son signalement détaillé: caboche celtique; crinière rude hérissée en porc-épic; face hâlée, tannée, cuite et recuite au court-bouillon de l’eau de mer, surchauffée par le soleil des basses latitudes; collier de barbe drue comme du lichen de roches, dont les fils grisonnants se marient à ceux de la chevelure; yeux vifs, véritables escarboucles au fond de l’arcade sourcilière, avec l’iris d’un noir de jais et une de ces pupilles qui lancent des étincelles félines; nez gros du bout, assez long pour y achevaler les pinces du jeu de la drogue, ayant deux creux à sa naissance près de l’œil, comme les salerons d’un vieux cheval; dents au complet, solides et saines, craquetantes sous les convulsions de la mâchoire, d’autant plus que leur propriétaire a toujours un caillou dans la bouche; oreilles poilues, pavillon en cornet, lobe pendant, dont l’une, celle de droite, porte seule une boucle de cuivre à ancre enchâssée; enfin, buste plutôt maigre, emplanté de jambes nerveuses, bien d’aplomb sur leurs puissants supports, et s’ouvrant suivant cet angle qui permet de résister aux dénivellations du roulis et du tangage. Dans tout cet ensemble, on devine une vigueur peu commune, due à ces muscles enroulés comme les faisceaux d’un licteur romain, la santé de fer de l’être bien buvant et bien mangeant, qui aura droit longtemps encore à la patente nette de santé. Mais quelle irritabilité, quelle nervosité, quelle fougue renferme ce composé moral et physique qui, quarante-six années avant, avait été inscrit sur les registres de sa paroisse sous les noms significatifs de Pierre-Servan-Malo Antifer.

Et, ce soir-là, il se démenait, il se débattait, et la solide maison en tremblait, à croire qu’il se déchaînait à sa base une de ces marées d’équinoxe, qui montent de cinquante pieds et couvrent d’écume la moitié de la ville.

Nanon, veuve Le Goât, quarante-huit ans, était la sœur de notre bruyant marin. Son mari, un simple terrien, comptable dans la maison Le Baillif, mort jeune, lui avait laissé une fille, Énogate, dont s’était chargé l’oncle Antifer, – lequel remplissait consciencieusement et disciplinairement ses fonctions de tuteur.

Nanon était une brave femme, aimant son frère, tremblant devant lui et se courbant sous les bourrasques.

Énogate, charmante avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, sa fraîche carnation, sa physionomie intelligente, sa grâce naturelle, plus résolue que sa mère, tenait quelquefois tête à son terrible tuteur.

Celui-ci l’adorait d’ailleurs et entendait qu’elle fût la plus heureuse des filles de Saint-Malo comme elle en était l’une des plus belles. Mais peut-être avait-il une manière de comprendre le bonheur qui n’allait point à sa nièce et pupille.

Les deux femmes apparurent sur le seuil de la chambre, l’une avec ses longues aiguilles à tricoter, l’autre avec son fer de repasseuse qu’elle venait de tirer des braises.

«Eh, qu’y a-t-il? demanda Nanon.

– Il y a ma latitude… mon infernale latitude!» répondit maître Antifer.

Et il s’administra un coup de poing qui eût fait craquer toute autre boîte crânienne que celle dont la nature l’avait heureusement gratifié.

«Mon oncle, dit Énogate, ce n’est pas une raison, parce que cette latitude te trouble la tête pour mettre la chambre en désordre…»

Et elle ramassa l’atlas, tandis que Nanon relevait un à un les morceaux du coquillage réduit en miettes, comme s’il eût éclaté sous l’action d’une poudre explosive.

«C’est toi qui viens de le casser, mon oncle?…

– C’est moi, petite, et si c’était un autre que moi, celui-là passerait un mauvais quart d’heure.

– Alors pourquoi l’avoir jeté à terre?…

– Parce que la main me démangeait!

– Ce coquillage était un cadeau de notre frère, dit Nanon, et tu as eu tort…

– Après?… Quand tu me répéteras jusqu’à demain que j’ai eu tort, ça ne le raccommodera pas!

– Que dira mon cousin Juhel? s’écria Énogate.

– Il ne dira rien, et il fera bien de ne rien dire! riposta maître Antifer, en manifestant le regret de n’avoir devant lui que deux femmes sur lesquelles il ne pouvait raisonnablement soulager sa colère.

– Et au fait, ajouta-t-il, où est Juhel?…

– Tu sais, mon oncle, qu’il est parti pour Nantes, répondit la jeune fille.

– Nantes!… Voilà autre chose!… Qu’est-il allé faire à Nantes?…

– Mon oncle, c’est toi-même qui l’as envoyé… tu sais… l’examen de capitaine au long cours.

– Capitaine au long cours… capitaine au long cours! grommela maître Antifer. Il ne lui aurait donc pas suffi d’être comme moi capitaine au cabotage?…

– Mon frère, fit observer timidement Nanon, c’est d’après ton propre avis… tu as voulu…

– Eh bien… parce que je l’ai voulu… la belle raison!… Et si je ne l’avais pas voulu, est-ce qu’il ne serait pas parti tout de même… pour Nantes?… D’ailleurs, il sera rétorqué…

– Non, mon oncle.

– Si, ma nièce… et s’il l’est… je lui promets une réception… en vent de surouêt!»

Vous le comprenez, il n’y avait aucun moyen de s’entendre avec un pareil homme. D’une part, il ne voulait pas que Juhel se présentât aux examens de capitaine au long cours, et de l’autre, s’il échouait, le dit Juhel attraperait une semonce dans laquelle ces «ânes d’examinateurs, ces marchands d’hydrographie» seraient traités de la belle manière.

Mais Énogate avait sans doute le pressentiment que le jeune homme ne serait pas refusé, d’abord parce qu’il était son cousin, puis parce que c’était un garçon intelligent et studieux, enfin parce qu’il l’aimait, qu’elle l’aimait et qu’ils devaient s’épouser. Imaginez, s’il vous plaît, trois meilleures raisons que ces raisons-là!

Il convient d’ajouter que Juhel était neveu de maître Antifer, lequel lui avait servi de tuteur jusqu’à sa majorité. Orphelin dès le bas-âge par la mort de sa mère, une Morlaisienne à qui sa naissance avait coûté la vie, et par la mort de son père, lieutenant de vaisseau, survenue quelques années ensuite, il était resté, enfant encore, à la charge de son oncle. On ne s’étonnera donc pas qu’il fût écrit là-haut qu’il serait marin. D’ailleurs Énogate avait raison de penser qu’il obtiendrait sans peine son brevet de capitaine au long cours. L’oncle n’en doutait pas non plus; mais il était de trop mauvaise humeur pour en convenir.

Et cela importait d’autant plus à la jeune Malouine que le mariage, depuis longtemps arrêté entre son cousin et elle, devait suivre d’assez près l’obtention dudit brevet. Les deux jeunes gens s’aimaient de ce franc et pur amour, qui doit suffire au bonheur de deux existences. Nanon voyait approcher avec joie le jour où serait célébrée cette union tant souhaitée de toute la famille. D’où aurait pu venir un obstacle, puisque le chef tout-puissant, à la fois oncle et tuteur, donnait son consentement… ou du moins s’était réservé de le donner, quand le futur serait capitaine? Il va sans dire que Juhel avait fait le complet apprentissage de son métier, d’abord mousse et novice à bord des navires de la maison Le Baillif, matelot au service de l’État, et lieutenant pendant trois ans dans la marine marchande. Ni la pratique ni la théorie ne lui manquaient. Au fond, maître Antifer se montrait très fier de son neveu. Mais peut-être aurait-il rêvé pour lui une plus riche alliance, parce que c’était un garçon de grand mérite, de même qu’il eût peut-être souhaité à sa nièce quelque plus riche parti, parce qu’il n’y avait pas d’aussi avenante jeune fille dans tout l’arrondissement.

«Et même dans l’Ille-et-Vilaine!» répétait-il en fronçant le sourcil, bien décidé à pousser son affirmation jusqu’à la Bretagne tout entière.

Et, en cas qu’un bon million fût venu à lui choir entre les mains, – lui qui était si heureux avec ses cinq mille livres de rentes, – il n’eût pas été impossible qu’il perdît la tête, en s’abandonnant à des rêves insensés.

Cependant Énogate et Nanon avaient remis un peu d’ordre dans la chambre de cet homme redoutable, sinon dans son cerveau. C’est là pourtant qu’il y aurait eu à ranger, à frotter, à épousseter… ne fût-ce que pour chasser les papillons qui s’y logeaient, et même ces araignées de plafond…

Maître Antifer, lui, allait et venait, roulant des yeux encore illuminés d’éclairs, – preuve que l’orage ne tirait pas à sa fin, et qu’un coup de foudre pouvait éclater d’un moment à l’autre. Et, quand il regardait son baromètre suspendu au mur, il semblait que sa colère redoublait, parce que le scrupuleux et fidèle instrument se tenait au beau fixe.

«Ainsi, Juhel n’est pas de retour?… demanda-t-il en se retournant vers Énogate.

– Non, mon oncle.

– Et il est dix heures!

– Non, mon oncle.

– Vous verrez qu’il manquera le train!

– Non, mon oncle.

– Ah çà! as-tu bientôt fini de me contredire?…

– Non, mon oncle.»

Malgré les signes désespérés de Nanon, la jeune Bretonne était très résolue à soutenir son cousin contre les injustes accusations de cet oncle si mal embouché.

Décidément, l’éclair et le coup de foudre n’étaient pas loin. Mais n’y avait-il donc pas un paratonnerre qui fût capable de soutirer toute l’électricité accumulée dans les réservoirs de maître Antifer?

Si, peut-être. C’est pourquoi Nanon et sa fille s’empressèrent de lui obéir, lorsqu’il se fut écrié d’une voix de stentor:

«Qu’on aille me chercher Trégomain!»

Elles quittèrent la chambre, ouvrirent la porte de la rue, et coururent chercher Trégomain.

«Mon Dieu! pourvu qu’il soit chez lui!» se disaient-elles.

Il y était, et, cinq minutes après, il se trouvait en présence de maître Antifer.

Gildas Trégomain, cinquante et un ans. Points de ressemblance avec son voisin: est célibataire comme lui, a navigué comme lui, ne navigue plus comme lui, a pris sa retraite comme lui, est Malouin comme lui. Là s’arrêtent les similitudes. En effet, Gildas Trégomain est aussi calme que maître Antifer est vif, aussi philosophe que maître Antifer l’est peu, aussi accommodant que maître Antifer est difficile. Voilà pour le côté moral. Pour le physique, les deux compères sont encore plus dissemblables, si c’est possible. Très liés pourtant, cette amitié, si justifiée de Pierre Antifer à Gildas Trégomain, le paraît moins de Gildas Trégomain à Pierre Antifer. On le sait, ce n’est pas une fonction qui va sans quelques ennuis, d’être l’ami d’un pareil homme.

Il vient d’être dit que Gildas Trégomain avait navigué, mais il y a navigateur et navigateur. Si maître Antifer n’était pas sans avoir visité les principales mers du globe, tant au service qu’au commerce avant de commander au grand cabotage, il n’en était pas ainsi de son voisin. Gildas Trégomain, exempté comme fils de veuve, n’ayant pas eu â partir comme matelot de l’État, n’avait jamais été sur mer.

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Non! jamais. Il avait aperçu la Manche des hauteurs de Cancale et même du cap Fréhel, mais ne s’y était point aventuré. Né dans la cabine peinturlurée d’une gabare, c’était sur une gabare que s’était écoulée sa vie. Marinier d’abord, patron ensuite de la Charmante-Amélie, il montait et remontait la Rance, de Dinard à Dinan, de Dinan à Plumaugat, pour la redescendre ensuite, avec un chargement de planches, de vins, de charbon suivant les demandes. A peine s’il connaissait les autres rivières des départements d’Ille-et-Vilaine et des Côtes-du-Nord. C’était un doux marin d’eau douce, rien de plus, tandis que maître Antifer était le plus salé des marins d’eau salée – un simple gabarier près d’un maître au cabotage. Aussi baissait-il pavillon en la présence de son voisin et ami, qui ne se gênait pas pour le tenir à distance.

Gildas Trégomain habitait une petite maison coquette et attrayante à cent pas de celle de maître Antifer, à l’extrémité de la rue de Toulouse, proche le rempart. Elle avait vue d’un côté sur l’embouchure de la Rance, tandis que l’autre côté avait vue sur le large. Son propriétaire était un homme puissant, d’une carrure d’épaules extraordinaire, – près d’un mètre, – cinq pieds six pouces de taille, un buste comme un coffre, invariablement doublé d’un vaste gilet à deux rangs de boutons d’os, et d’une vareuse brune, toujours très propre, avec de gros plis dans le dos et aux emmanchures. De ce buste sortaient des bras solides, qui auraient pu servir de cuisses à un homme moyen, et terminées par des mains énormes qui auraient pu servir de pieds à un grenadier de l’ancienne garde. On comprend qu’ainsi membré et musclé, Gildas Trégomain fût doué d’une force herculéenne. Mais c’était un bon hercule. Jamais il n’avait abusé de sa force, et ne vous serrait les mains que du pouce et de l’index, par crainte d’écraser vos doigts. La vigueur était latente en lui. Elle ne procédait point par à-coups, et se manifestait sans efforts.

A le comparer aux machines, il ne donnait pas l’idée d’un marteau-pilon qui martèle le fer d’un choc terrible, mais plutôt l’idée d’une de ces presses hydrauliques qui courbent à froid les tôles les plus résistantes. Cela venait de la circulation de son sang, grande et généreuse, lente et insensible.

Sur la base des épaules s’arrondissait une tête grosse, coiffée d’un chapeau de haute forme à larges bords, avec des cheveux plats, des côtelettes de favoris peu épaisses, un de ces nez busqués qui donnent du caractère au profil, une bouche souriante, la lèvre supérieure rentrant, la lèvre inférieure sortant, des plis gras au menton, de belles dents blanches, sauf une incisive qui manquait en haut, – de ces dents qui ne mordent pas et que n’avait jamais salies la fumée d’une pipe, – un œil limpide et bon sous d’épais sourcils roux, un teint d’un ton de brique, dû aux brises de la Rance et non à ces hâles violents que triturent les rudes rafales de l’Océan.

Tel était Gildas Trégomain, un de ces hommes obligeants dont on dit: Venez à midi, venez à deux heures, vous les trouverez toujours prêts à rendre service! C’était, aussi, une sorte de rocher inébranlable contre lequel se fatiguaient en vain les houles de maître Antifer. On l’envoyait chercher, quand son voisin avait sa figure de vent de su-surouêt, et il venait s’offrir aux coups de mer de ce tumultueux personnage.

Aussi, l’ex-patron de la Charmante-Amélie était-il adoré dans la maison, – de Nanon qui s’en faisait un rempart, de Juhel qui lui vouait une amitié filiale, d’Énogate qui ne se gênait point pour embrasser ses deux joues rebondies et son front que ne sillonnait aucune ride, – signe indiscutable d’un tempérament calme et conciliant, au dire des physionomistes.

Donc ce soir-là, vers quatre heures et demie, le gabarier monta l’escalier de bois qui conduisait à la chambre du premier étage, les marches craquant sous sa pesante allure. Puis, poussant la porte, il se trouva en présence de maître Antifer.

 

 

Chapitre v

Dans lequel Gildas Trégomain a bien de la peine à ne point contredire maître Antifer

 

e voilà enfin, patron?…

– Je suis accouru dès que tu m’as fait demander, mon ami…

– Non sans y mettre le temps!

– Le temps de venir.

– Vraiment! C’est à croire que tu as pris passage sur la Charmante-Amélie!»

Gildas Trégomain ne releva pas cette allusion à la marche lente des gabares, comparée à la vitesse des bâtiments de mer. Il comprit que son voisin était de méchante humeur, ce qui ne pouvait l’étonner, et il se promit de tout endurer, ce qui était dans ses habitudes.

Maître Antifer lui tendit un doigt qu’il pressa doucement entre le pouce et l’index de sa large main.

«Eh!… Pas si fort, que diable! Tu serres toujours trop!

– Excuse-moi… Je ne l’ai point fait exprès…

– Eh bien, il n’aurait plus manqué que cela!»

Puis, d’un geste, maître Antifer invita Gildas Trégomain à s’asseoir devant la table au milieu de la chambre.

Le gabarier obéit et s’installa sur la chaise, les jambes arquées, les pieds en dehors bien assujettis dans des souliers sans talons, son vaste mouchoir étalé sur ses genoux, – un mouchoir de cotonnade à fleurettes bleues et rouges, orné d’une ancre à chaque angle.

Cette ancre avait le privilège de provoquer chez maître Antifer un fort haussement d’épaules… Une ancre à un gabarier!… Pourquoi pas un mât de misaine, un grand mât et un mât d’artimon à une gabare!

«Tu prendras un cognac, patron? dit-il en avançant deux verres et un flacon.

– Tu sais, mon ami, que je ne prends jamais rien.»

Ce qui n’empêcha pas maître Antifer de remplir les deux dés à coudre. Suivant une coutume qui datait de dix ans déjà, après avoir bu son cognac, il buvait celui de Gildas Trégomain.

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«Et maintenant, causons.

– De quoi?… répondit le gabarier, qui savait parfaitement à quel propos on l’avait fait venir.

– De quoi, patron?… Et de quoi veux-tu que nous causions, si ce n’est de…

– C’est juste! As-tu trouvé sur cette fameuse latitude le point qui t’intéresse?…

– Trouvé?… Et comment veux-tu que je trouve?… Est-ce en écoutant le bavardage de ces deux femelles qui étaient là tout à l’heure…

– La bonne Nanon et ma jolie Énogate!…

– Oh! je sais… Tu es toujours disposé à prendre leur parti contre moi… Mais il ne s’agit pas de cela… Voilà huit ans que cette question traîne sans avancer d’un pas… Il faut que cela finisse!…

– Moi… dit le gabarier en clignant de l’œil, je finirais… en ne m’en occupant plus…

– Vraiment, patron, vraiment! Et la recommandation de mon père à son lit de mort, qu’en fais-tu?… C’est pourtant sacré, ces choses-là!

– Il est fâcheux, répondit Gildas Trégomain, que le brave homme n’en ait pas dit plus long…

– S’il n’en a pas dit plus long, c’est qu’il n’en savait pas plus long!… Mille noms du diable, est-ce que j’arriverai, moi aussi, à mon dernier jour sans en avoir su davantage?»

Gildas Trégomain fut sur le point de répondre que cela était infiniment probable… et même désirable. Il se retint, cependant, afin de ne point surexciter son bouillant contradicteur.

Voici, d’ailleurs, ce qui était advenu quelques jours avant que Thomas Antifer eût passé de vie à trépas.

C’était en l’an 1854, – une année que le vieux marin ne devait pas achever en ce bas monde. Aussi, se sentant très malade, crut-il devoir confier à son fils une histoire dont il lui avait été impossible de pénétrer le mystère.

Cinquante-cinq ans auparavant, – en 1799, – alors qu’il naviguait au commerce dans les Échelles du Levant, Thomas Antifer courait des bords en vue des côtes de Palestine, le jour où Bonaparte faisait fusiller les prisonniers de Jaffa. Un de ces malheureux, qui s’était réfugié sur un rocher, où l’attendait une mort inévitable, fut recueilli par le marin français pendant la nuit, embarqué sur son navire, soigné de ses blessures, et finalement guéri après deux mois de bons traitements.

Ce prisonnier se fit connaître à son sauveur. Il lui dit s’appeler KamylkPacha, être originaire d’Égypte, et, lorsqu’il prit congé, il assura le brave Malouin qu’il ne l’oublierait pas. Le moment venu, celui-ci recevrait des preuves de sa reconnaissance.

Thomas Antifer se sépara de Kamylk-Pacha, poursuivit le cours de ses navigations, pensa plus ou moins aux promesses qui lui avaient été faites, et se résigna à n’y plus songer, car il ne semblait pas qu’elles dussent se réaliser jamais.

En effet, ayant pris sa retraite avec l’âge, le vieux marin était revenu à Saint-Malo, ne songeant plus qu’à s’occuper de l’éducation maritime de son fils Pierre, et il avait déjà soixante-sept ans, lorsqu’une lettre lui arriva en juin 1842.

D’où venait cette lettre écrite en français?… D’Égypte assurément, à s’en rapporter aux timbres de départ. Que contenait-elle?… Simplement ceci:

«Le capitaine Thomas Antifer est prié de noter sur son carnet cette latitude, 24 degrés 59 minutes nord, laquelle sera complétée par une longitude qui lui sera ultérieurement communiquée. Il voudra bien ne point l’oublier et aussi la tenir secrète. Il s’agit pour lui d’un intérêt considérable. La somme énorme en or, diamants, pierres précieuses que cette latitude et cette longitude lui vaudront un jour, ne sera que la juste récompense des services qu’il a rendus autrefois au prisonnier de Jaffa.»

Et cette lettre était uniquement signée d’un double K formant monogramme.

Voilà qui alluma l’imagination du bonhomme, – lequel était bien le digne père de son fils. Ainsi donc, après quarante-trois ans, Kamylk-Pacha se souvenait! Il y avait mis le temps! Mais, sans doute, des obstacles de toute nature l’avaient retardé en ce pays de Syrie, dont la situation politique ne venait d’être définitivement fixée qu’en 1840, par le traité de Londres, signé le 15 juillet et au profit du sultan.

Maintenant, Thomas Antifer était possesseur d’une latitude qui passait par un certain point du globe terrestre, où Kamylk-Pacha avait enfoui toute une fortune. Et quelle fortune?… Dans sa pensée, rien moins que des millions. Toutefois il lui était enjoint de garder un secret absolu sur cette affaire, en attendant l’arrivée du messager qui devait un jour lui apporter la longitude promise. Aussi n’en parla-t-il à personne, – pas même à son fils.

Il attendit. Il attendit pendant douze ans, et il aurait eu une sœur Anne, montée sur une tour, que sa sœur Anne n’aurait rien vu venir! Et pourtant, était-il admissible qu’il emportât ce secret dans la tombe, s’il atteignait le terme de son existence avant d’avoir ouvert sa porte à l’envoyé du pacha?… Non! Il ne le crut pas, du moins. Il se dit que ce secret devait être confié à celui auquel il appartenait d’en profiter à sa place, à son fils, à Pierre-Servan-Malo. C’est pourquoi, en 1854, le vieux marin, alors âgé de quatre-vingt-un ans, sentant qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre, n’hésita pas à instruire son gars et unique héritier des intentions de Kamylk-Pacha. Il lui fit jurer, – ainsi que cela avait été recommandé à lui-même, – de ne jamais oublier les chiffres de cette latitude, de conserver précieusement la lettre signée du double K et d’attendre en toute confiance l’apparition du messager.

Puis, le brave homme mourut, pleuré des siens, regretté de tous ceux qui l’avaient connu, et il fut mis en terre dans le caveau de famille.

On connaît maître Antifer, et on imagine aisément avec quelle intensité une telle révélation opéra sur son esprit, sur son imagination inflammable, et de quels désirs ardents fut brûlé tout son être. Il décupla dans sa pensée les millions qu’avait entrevus son père. Il fit de Kamylk-Pacha une sorte de nabab des Mille et une Nuits. Il ne rêva plus que d’or et de pierres précieuses enfouis au fond d’une caverne alibabanne!… Mais, étant données son impatience naturelle, sa nervosité caractéristique, il lui eût été impossible de montrer la même réserve que son père. Demeurer douze ans sans mot dire, sans se confier à personne, sans rien tenter pour savoir ce que pourrait être devenu le signataire de la lettre au double K, le père l’avait pu… le fils en fut incapable. Aussi, en 1855, au cours de l’un de ses voyages dans la Méditerranée, après avoir fait relâche à Alexandrie, s’informa-t-il, avec toute l’adresse dont il était susceptible, de ce Kamylk-Pacha.

Avait-il existé?… Aucun doute à cet égard, puisque le vieux marin possédait une lettre de sa main. Existait-il encore?… Grave question à laquelle maître Antifer s’attacha tout particulièrement. Les informations furent déconcertantes. Kamylk-Pacha avait disparu depuis une vingtaine d’années, et personne ne pouvait dire ce qu’il était devenu.

Quel terrible abordage dans les œuvres vives de maître Antifer! Il ne coula pas cependant. D’ailleurs, si l’on était sans nouvelles de Kamylk-Pacha, il y avait certitude qu’en 1842 il était vivant, – la fameuse lettre le prouvait. Ce qui semblait probable, c’est qu’il avait dû quitter le pays pour des raisons que rien ne l’obligeait à révéler. Lorsque le moment serait venu, son messager, porteur de l’intéressante longitude annoncée, se présenterait de sa part, et, puisque le père n’était plus de ce monde, ce serait le fils qui le recevrait, en lui réservant bon accueil, on peut l’en croire.

Maître Antifer revint donc à Saint-Malo, et ne dit rien à personne, bien qu’il lui en coûtât. Il continua de naviguer jusqu’à l’époque où il abandonna le métier en 1857, et, depuis lors, il vécut au milieu de sa famille.

Mais quelle existence énervante! Inoccupé, désœuvré, il était toujours sous l’obsession d’une idée fixe! Ces vingt-quatre degrés et ces cinquante-neuf minutes voltigeaient sans cesse autour de sa tête comme de taquinantes mouches!… Enfin, la langue lui démangeant, il confia son secret à sa sœur, à sa nièce, à son neveu, à Gildas Trégomain. Aussi ledit secret ne tarda-t-il pas – en partie du moins – à transpirer dans toute la ville, même jusqu’au delà de Saint-Servan et de Dinard. On sut qu’une fortune énorme, invraisemblable, insensée, devait tomber, un jour où l’autre, entre les mains de maître Antifer, qu’elle ne pouvait lui échapper… Et on ne frappait pas une fois à sa porte, sans qu’il s’attendit à être salué par ces mots:

«Voici la longitude que vous attendez.»

Quelques années s’écoulèrent. Le messager de Kamylk-Pacha ne donnait pas signe de vie. Aucun étranger n’avait franchi le seuil de la maison. De là, surexcitation permanente de maître Antifer. Sa famille avait fini par ne plus croire à cette fortune, et la lettre lui semblait être une simple mystification. Gildas Trégomain, tout en se gardant bien de le laisser voir, considérait son ami comme un naïf de première catégorie, et cela lui était une peine pour la corporation si estimable des marins au cabotage. Mais lui, Pierre-Servan-Malo, n’en démordait pas. Rien ne pouvait entamer sa conviction. Cette fortune de nabab, c’était comme s’il la tenait, et il ne fallait point le contredire à ce sujet, pour peu que l’on fût soucieux d’éviter une tempête.

Aussi, ce soir-là, le gabarier, lorsqu’il se trouva en sa présence, devant la table où tremblottaient les deux verres de cognac, était-il bien décidé à ne point provoquer une explosion dans la sainte-barbe de son voisin.

«Voyons, lui dit maître Antifer, en le regardant en face, réponds-moi sans détours, car tu as quelquefois l’air de ne pas comprendre! Après tout, le patron de la Charmante-Amélie n’a jamais eu occasion de faire son point… Ce n’est pas entre les rives de la Rance, – un ruisseau! – qu’il est nécessaire de prendre hauteur, d’observer le soleil, la lune, les étoiles…»

Et, par l’énumération de ces pratiques qui forment le fond de l’hydrographie, soyez certains que Pierre-Servan-Malo entendait démontrer l’immense distance qui sépare un maître au cabotage d’un patron de gabare.

L’excellent Trégomain souriait, résigné, suivant du regard les raies multicolores de son mouchoir, déplié sur ses genoux.

«Voyons, m’écoutes-tu, gabarier?…

– Oui, mon ami.

– Eh bien, une fois pour toutes, sais-tu exactement ce que c’est qu’une latitude?…

– A peu près.

– Sais-tu que c’est un cercle parallèle à l’Équateur, et qu’il se divise en trois cent soixante degrés, soit vingt et un mille six cent soixante minutes d’arc, ce qui vaut un million deux cent quatre-vingt-seize secondes?…

– Comment ne le saurais-je pas? répondit Gildas Trégomain avec un bon sourire.

– Et sais-tu qu’un arc de quinze degrés correspond à une bonne heure de temps, et un arc de quinze minutes à une minute de temps, et un arc de quinze secondes à une seconde de temps?…

– Veux-tu que je répète par cœur?…

– Non! c’est inutile. Eh bien, j’ai connaissance de cette latitude vingt-quatre degrés cinquante-neuf minutes au nord de l’Équateur. Or, sur ce parallèle qui comporte trois cent soixante degrés, – trois cent soixante, entends-tu! il y en a trois cent cinquante-neuf dont je me moque comme d’une ancre qui a perdu ses pattes! Mais il y en a un, un seul, que je ne connais pas, que je ne connaîtrai que lorsqu’on m’aura indiqué la longitude qui le croise… et là… à cet endroit, il y a des millions… Ne souris pas…

– Je ne souris pas, mon ami.

– Oui… des millions qui sont à moi, que j’ai le droit d’aller déterrer, le jour où je saurai à quelle place ils sont enfouis…

– Eh bien, répondit doucement le gabarier, il faut attendre patiemment le messager qui rapportera la bonne nouvelle…

– Patiemment… patiemment!… Mais qu’as-tu donc dans les veines?…

– Du sirop, j’imagine, rien que du sirop, répondit Gildas Trégomain.

– Et moi, c’est du vif-argent… c’est du salpêtre, qui est dissous dans mon sang… et je ne peux plus me tenir en repos… je me mange… je me dévore…

– Il faudrait te calmer…

– Me calmer?… Oublies-tu donc que nous somme en 62… que mon père est mort en 54… qu’il possédait ce secret depuis 42… et que voilà vingt ans bientôt que nous attendons le mot de cette infernale charade…

– Vingt ans! murmura Gildas Trégomain. Comme le temps passe! Il y a vingt ans, je commandais encore la Charmante-Amélie…

Qui te parle de la Charmante-Amélie? s’écria maître Antifer. Est-il question de la Charmante-Amélie ou de la latitude renfermée dans cette lettre?…»

Et il faisait voltiger, sous les yeux clignotants du gabarier, la fameuse lettre, déjà jaunie, où figurait le monogramme de Kamylk-Pacha.

«Oui… cette lettre… cette maudite lettre, reprit-il, cette diabolique lettre, que je suis parfois tenté de déchirer, de réduire en cendres…

– Et peut-être serait-ce sage?… se hasarda à dire le gabarier.

– Holà… patron Trégomain, repartit maître Antifer, l’œil enflammé, la voix résonnante, qu’il ne vous arrive plus jamais de me répondre comme vous venez de le faire!

– Jamais.

– Et si, dans un moment de folie, je voulais détruire cette lettre, qui constitue pour moi un acte de propriété, si j’étais assez déraisonnable pour oublier ce que je dois aux miens et à moi-même, et si vous ne m’en empêchiez pas…

– Je t’en empêcherais, mon ami, je t’en empêcherais…» se hâta de répondre Gildas Trégomain.

Maître Antifer, très monté, saisit son verre de cognac, choqua celui du gabarier et dit:

«A ta santé, patron.

– A la tienne!» répondit Gildas Trégomain, qui leva le verre à la hauteur de ses yeux et le reposa sur la table.

Pierre-Servan-Malo était resté méditatif, fourrageant sa chevelure d’une main fébrile, murmurant des paroles entrecoupées de jurons et de soupirs, manœuvrant son caillou entre ses dents. Puis, soudain, se croisant les bras, et regardant son ami.

«Sais-tu au moins par où passe ce damné parallèle… cette latitude vingt-quatre cinquante-neuf nord?

– Comment ne le saurais-je pas? répondit le gabarier, qui avait cent fois subi cette petite leçon de géographie.

– N’importe, patron! Il est des choses qu’on ne saurait trop savoir!»

Et, ouvrant son atlas à la carte du planisphère, où se développait le sphéroïde terrestre:

«Regarde!» dit-il d’un ton qui n’admettait ni hésitation ni réplique.

Gildas Trégomain regarda.

«Tu vois bien Saint-Malo, n’est-ce pas?…

– Oui, et voici la Rance…

– Il ne s’agit pas de la Rance! Tu me feras damner avec ta Rance!… Voyons, attrape le méridien de Paris, et descends jusqu’au vingt-quatrième parallèle.

– Je descends.

– Traverse la France, l’Espagne… Entre en Afrique… Dépasse l’Algérie… Arrive au tropique du Cancer… Là… au-dessus de Tombouctou…

– J’y suis.

– Eh bien, nous voici sur cette fameuse latitude.

– Oui… nous y sommes.

– Filons dans l’est maintenant… Franchissons toute l’Afrique, enjambons la mer Rouge… arpentons l’Arabie au-dessus de la Mecque… Donnons un coup de chapeau à l’iman de Mascate… sautons l’Inde en laissant Bombay et Calcutta sur tribord… effleurons le bas de la Chine, l’île Formose, l’océan Pacifique, le groupe des Sandwich… Me suis-tu bien?…

– Si je te suis! répondit Gildas Trégomain en s’épongeant le crâne avec son vaste mouchoir.

– Eh bien, te voici en Amérique, au Mexique… puis dans le golfe… puis près de la Havane… Tu te jettes à travers le détroit de la Floride… tu t’aventures sur l’océan Atlantique… tu longes les Canaries… tu gagnes l’Afrique… tu remontes le méridien de Paris… et tu es de retour à Saint-Malo, après avoir fait le tour du monde sur le vingt-quatrième parallèle.

– Ouf! dit le complaisant gabarier.

– Et maintenant, reprit maître Antifer, que nous avons traversé les deux continents, l’Atlantique, le Pacifique, l’océan Indien, dont les îles et les îlots se comptent par milliers, peux-tu me dire, gabarier, où est l’endroit qui renferme les millions?…

– C’est ce qu’on ne sait pas…

– Et ce qu’on saura…

– Oui… ce qu’on saura, lorsque le messager…»

Maître Antifer prit le second verre de cognac que n’avait pas vidé le patron de la Charmante-Amélie.

«A ta santé! dit-il.

– A la tienne!» répondit Gildas Trégomain en toquant le verre vide contre le verre plein de son ami.

Dix heures venaient de sonner. Un vigoureux coup du heurtoir ébranla la porte de la rue.

«Si c’était l’homme à la longitude!» s’écria le trop nerveux Malouin.

– Oh! fit son ami, qui ne put retenir cette légère exclamation de doute.

– Et pourquoi pas?… s’écria maître Antifer, dont les joues devinrent ultra-pourpres.

– Au fait!… Pourquoi pas?…» répondit le conciliant gabarier, qui ébaucha même un commencement de salut pour recevoir le porteur de la bonne nouvelle.

Soudain, des cris retentirent au rez-de-chaussée, – des cris de joie, il est vrai, qui, venant de Nanon et d’Énogate, ne pouvaient s’adresser à un envoyé de Kamylk-Pacha.

«C’est lui… c’est lui! répétaient les deux femmes.

– Lui?… Lui?…» fit maître Antifer.

Et il se dirigeait vers l’escalier, lorsque s’ouvrit la porte de sa chambre.

«Bonsoir, mon oncle, bonsoir!»

Cela fut dit d’une voix gaie et satisfaite, qui eut le don d’exaspérer l’oncle en question.

«Lui», c’était Juhel. Il venait d’arriver. Il n’avait point manqué le train de Nantes, ni même son examen, car il s’écria:

«Reçu, mon oncle, reçu!

– Reçu! redirent la vieille femme et la jeune fille.

– Reçu… quoi?… répliqua maître Antifer.

– Reçu capitaine au long cours avec le maximum de points!»

Et comme son oncle ne lui ouvrait pas ses bras, il tomba dans ceux de Gildas Trégomain, qui le pressa sur sa poitrine à lui couper la respiration.

«Vous allez l’étouffer, Gildas! fit observer Nanon.

– A peine si je l’ai serré!» répondit en souriant l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

Cependant Juhel avait recouvré ses sens, après avoir haleté coup sur coup, et, se tournant vers maître Antifer, qui se promenait d’un pas fébrile:

«Et maintenant, mon oncle, à quand le mariage?…

– Quel mariage?…

– Mon mariage avec ma chère Énogate, répondit Juhel. Est-ce que ce, n’est pas convenu?…

– Oui… convenu, affirma Nanon.

– A moins qu’Énogate ne veuille plus de moi depuis que je suis capitaine au long cours…

– Oh! mon Juhel!», répondit la jeune fille en lui tendant une main dans laquelle le bon Trégomain – il l’a prétendu du moins – crut voir qu’elle avait mis son cœur.

Maître Antifer ne répondait pas, et semblait chercher à sentir d’où venait le vent.

«Voyons, mon oncle?… dit en insistant le jeune homme.

Et il était là, déployant sa belle taille, laissant rayonner sa jolie figure, ses yeux brillants de bonheur.

«Mon oncle, reprit-il, est-ce que vous n’avez pas dit: Le mariage se fera quand tu seras reçu, et nous fixerons la date à ton retour?

– Je crois que tu l’as dit, mon ami! se hasarda à opiner le gabarier.

– Eh bien… je suis reçu, répéta Juhel, me voici de retour… et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, mon oncle, nous mettrons cela aux premiers jours d’avril…»

Pierre-Servan-Malo bondit.

«Dans huit semaines?… Pourquoi pas dans huit jours… dans huit heures… dans huit minutes ?…

– Dame! si cela se pouvait, mon oncle, ce n’est pas moi qui réclamerais…

– Oh! il faut le temps! répliqua Nanon. Il y a des préparatifs… des emplettes…

– Oui… j’aurai un habit neuf à me faire construire, dit Gildas Trégomain, le futur garçon d’honneur.

– Alors… au 5 avril?… demanda Juhel.

– Soit… conclut maître Antifer, qui se sentait poussé jusque dans ses derniers retranchements.

– Ah! mon bon oncle,» s’écria la jeune fille, en lui sautant au cou.

– Ah! mon cher oncle,» s’écria le jeune homme.

Et, comme il l’embrassait d’un côté, tandis qu’Énogate l’embrassait de l’autre, il n’est pas impossible que leurs joues se soient rencontrées…

«C’est entendu, reprit l’oncle, le 5 avril… mais à une condition…

– Pas de conditions…

– Une condition?… s’écria Gildas Trégomain, qui craignait encore quelque machination de son ami.

– Oui… une condition…

– Et laquelle, mon oncle?… demanda Juhel, dont le sourcil commençait à se froncer.

– C’est que d’ici-là, je n’aurais pas reçu ma longitude…»

On respira.

«Oui !… Oui !…» fit-il répondu d’une seule voix.

Et vraiment, il eût été cruel de refuser cette satisfaction à maître Antifer. D’ailleurs, quelle probabilité y avait-il que le messager de Kamylk-Pacha, depuis vingt ans attendu, fit son apparition avant la date convenue pour le mariage de Juhel et d’Énogate?

 

 

Chapitre VI

Première escarmouche entre l’Occident et l’Orient,
dans laquelle l’Orient est assez malmené par l’Occident

 

ne semaine s’écoula. Du messager, pas même l’ombre. Gildas Trégomain disait qu’il serait moins étonné de voir apparaître le prophète Élie, retour du ciel. Mais il se gardait bien d’exprimer son opinion sous cette forme biblique devant maître Antifer.

En ce qui concerne Énogate et Juhel, tous deux ne songeaient guère à l’envoyé de Kamylk-Pacha, un être purement imaginaire, et s’il n’y avait que ce bonhomme qui pût troubler ou retarder l’union projetée!… Non! ils s’occupaient des préparatifs de départ pour ce charmant pays du mariage dont le jeune homme connaissait la longitude, et la jeune fille la latitude, ce pays qu’il leur serait si facile d’atteindre en combinant ces deux éléments géographiques. On pouvait être assuré que la combinaison se ferait le 5 avril, à la date fixée.

Quant à maître Antifer, il était devenu plus insociable, plus inabordable que jamais. La date de la cérémonie se rapprochait chaque jour de vingt-quatre heures. Encore quelques semaines, et les fiancés seraient unis par d’indissolubles liens. Le beau résultat, vraiment! Au fond, leur oncle n’avait-il pas rêvé pour eux des alliances superbes, lorsqu’il serait riche? Et s’il tenait à ces millions, ces introuvables millions qui lui appartenaient, ce n’était pas avec l’idée d’en jouir par lui-même, d’en tirer profit, de mener la grande existence, d’habiter des palais, de rouler en carrosse, de manger dans de la vaisselle d’or, de porter des boutons de diamants à son plastron?… Non, grand Dieu! Mais il comptait faire épouser une princesse à Juhel, et un prince à Énogate! Que voulez-vous? C’était sa marotte, sa monomanie. Et voilà que son désir risquait de ne point se réaliser si le messager n’arrivait pas en temps utile, et faute de quelques chiffres, combinés avec ceux qu’il possédait déjà, la cachette de Kamylk-Pacha ne viderait que trop tard ses trésors dans sa caisse!…

Maître Antifer ne dérageait plus. Il ne pouvait tenir dans sa maison. D’ailleurs, mieux valait qu’il fût dehors pour la tranquillité commune. On ne le voyait qu’aux heures de repas, et même ne faisait-il que mettre les morceaux doubles. Toutes les fois que l’occasion s’en présentait, le bon Trégomain s’offrait à ses coups de boutoir, avec l’espérance de provoquer une détente, d’amener un soulagement chez son ami, qui l’envoyait au diable. En somme, il y eut lieu de craindre qu’il tombât malade. Son unique occupation était d’arpenter quotidiennement la cour de la gare à l’arrivée des trains, les quais du Sillon à l’arrivée des paquebots, cherchant à dévisager parmi les débarqués quelque figure exotique pouvant être attribuée à l’envoyé de Kamylk-Pacha, un Égyptien, sans doute, peut-être un Arménien, enfin un personnage étranger, reconnaissable à son type, à son accent, à son costume, et qui demanderait à un commissionnaire l’adresse de Pierre-Servan-Malo Antifer…

Rien!… non! rien de ce genre! Des Normands, des Bretons, puis des Anglais ou des Norvégiens tant qu’on en voulait… Mais un voyageur venu de l’Europe orientale, un Maltais, un Levantin, il y fallait renoncer.

Le 9 de ce mois de février, après son déjeuner pendant lequel il n’avait pas desserré les lèvres, – si ce n’est pour boire et manger, – maître Antifer se livrait à sa promenade habituelle, la promenade de Diogène qui cherchait un homme. S’il ne portait pas une lanterne allumée en plein jour, à l’exemple du plus grand philosophe de l’antiquité, il avait deux bons yeux à prunelle incandescente, qui lui permettraient de reconnaître, et de loin, celui qu’il attendait avec tant d’impatience.

Il prit à travers les étroites rues de la ville, bordées de leurs hautes maisons de granit, pavées de galets aigus. Il descendit par la rue du Bey vers le square Duguay-Trouin, regarda l’heure au cadran de la sous-préfecture, se dirigea vers la place Chateaubriand, contourna le kiosque sous son berceau de platanes sans feuillage, franchit la porte évidée à travers la courtine du rempart, et se trouva sur le quai du Sillon.

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Maître Antifer regardait à droite, à gauche, devant lui, derrière lui, fumant sa pipe dont il aspirait les vapeurs par bouffées violentes et précipitées. On le saluait de ci de là, car c’était un des notables de la ville de Saint-Malo, un homme estimé et considéré. Mais que de saluts il ne rendit point, ne s’apercevant même pas qu’ils lui fussent adressés! Effet de l’obsession, – et de la distraction, qui en est la conséquence.

Dans le port, nombre de navires, des voiliers et des steamers, des trois-mâts, des bricks, des goélettes, des lougres et des chasse-marées. La mer étant basse alors, il s’en fallait de deux ou trois heures que les bâtiments, signalés au large par le sémaphore, pussent entrer.

Maître Antifer pensa donc que le plus sage serait de gagner la gare, afin d’y attendre l’arrivée de l’express. Serait-il plus favorisé ce jour-là qu’il ne l’avait été depuis tant de semaines?

Ce que c’est que de nous, et combien la machine humaine, si fragile, est portée à faire fausse route! Maître Antifer, occupé à regarder les passants, ne s’apercevait pas qu’il était suivi, depuis une vingtaine de minutes, par un quidam véritablement digne d’attirer son attention.

C’était un étranger, – un étranger coiffé d’un fez rougeâtre à gland noir, enveloppé d’une longue lévite fermée jusqu’au col d’un seul rang de boutons, vêtu d’un pantalon bouffant qui tombait sur de larges souliers en forme de babouches. Pas jeune, ce type!… de soixante à soixante-cinq ans, un peu courbé, et tenant ses longues mains osseuses étalées sur sa poitrine. Que ce bonhomme-là fût ou non le Levantin attendu, il n’était pas douteux qu’il vînt des pays que baigne la Méditerranée orientale, un Égyptien, un Arménien, un Syriaque, un Ottoman…

Bref, l’étranger suivait maître Antifer d’un pas hésitant, tantôt sur le point de l’accoster, tantôt s’arrêtant par crainte de commettre une erreur. Enfin, à l’angle du quai, il hâta sa marche, devança le Malouin, se retourna et revint si précipitamment sur ses pas que les deux masses se heurtèrent.

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«Diable soit du maladroit!…» s’écria maître Antifer, ébranlé par la collision.

Puis, se frottant les yeux, abritant son regard sous sa main tendue à la hauteur du front, voici que ces mots lui partent de la bouche, comme des balles de revolver:

«Hein ?… Ah !… Oh !… Lui ?… Serait-ce ?… Pour sûr, c’est l’envoyé du double K…»

Si c’était ledit envoyé, il faut convenir qu’il ne payait pas de mine, avec sa face glabre, ses joues plissées, son nez pointu, ses oreilles écartées, ses lèvres minces, son menton de galoche, ses yeux fuyants, son teint de vieux citron trop mûr – enfin une physionomie qui n’inspirait pas précisément la confiance, tant cette figure chafouine reflétait d’astuce.

«N’ai-je pas l’honneur de m’adresser à monsieur Antifer, ainsi qu’un obligeant matelot vient de me le dire?» fut-il baragouiné en un français déplorable, dont il vaut mieux épargner les abominations au lecteur, langage en somme très compréhensible, même pour un Breton.

«Antifer Pierre-Servan-Malo! fut-il répondu. Et vous?…

– Ben-Omar…

– Un Égyptien?…

– Notaire à Alexandrie, et présentement descendu à l’Hôtel de l’Union, rue de la Poissonnerie.»

Un notaire à cachet rouge! Évidemment, en ces pays orientaux, les notaires ne peuvent avoir ce type sui generis habituel au tabellion français, cravaté de blanc, habillé de noir, orné de lunettes d’or. C’est déjà fort étonnant qu’il se rencontre des garde-notes officiels chez les sujets des Pharaons.

Maître Antifer ne mit pas en doute qu’il eût devant lui le messager mystérieux, le porteur de la fameuse longitude, le Messie annoncé depuis vingt ans par la lettre de Kamylk-Pacha. Toutefois, au lieu de s’emballer comme on aurait pu le craindre, au lieu de presser ce Ben-Omar de questions, il eut assez d’empire sur lui-même pour le laisser venir, tant la duplicité empreinte sur ce visage de momie vivante engageait à la circonspection. Jamais Gildas Trégomain n’aurait pu croire son bouillant ami capable d’une telle prudence.

«Eh bien, que me voulez-vous, monsieur Ben-Omar? dit-il, en observant l’Égyptien qui se tortillait d’un air embarrassé.

– Un moment d’entretien, monsieur Antifer.

– Tenez-vous à ce qu’il ait lieu chez moi?…

– Non… et il est préférable que ce soit en un endroit où personne ne puisse nous entendre.

– Il s’agit donc d’un secret?…

– Oui et non… ou plutôt d’un marché…»

Maître Antifer tressaillit à ce mot. Décidément, si ce particulier lui apportait sa longitude, il ne semblait pas qu’il voulût la lui livrer gratis. Et pourtant, la lettre signée du double K ne parlait pas d’un marché.

«Attention à la barre, se dit-il, et ne laissons pas prendre l’avantage du vent!»

Puis, s’adressant à son interlocuteur, et lui montrant un coin désert à l’extrémité du port:

«Venez là, dit-il. Nous y serons aussi seuls qu’il convient pour causer de choses secrètes. Mais dépêchons, car il fait un froid sec qui vous coupe la figure!»

Il n’y avait qu’une vingtaine de pas à faire. Personne sur les bateaux amarrés aux quais. Le douanier de faction se promenait à une demi-encâblure de là.

En un instant, tous deux eurent atteint l’angle désert et s’assirent sur un bout de mâture.

«L’endroit vous va-t-il, monsieur Ben-Omar? demanda Pierre-Servan-Malo.

– Bien… oh ! très bien.

– Et maintenant, parlez, mais parlez clair, en bon langage, et non pas à la façon de vos sphinx, qui s’amusent à poser des rébus au pauvre monde.

– Il n’y aura pas de réticences, monsieur Antifer, et je parlerai franchement», répondit Ben-Omar, d’un ton qui ne semblait guère être celui de la franchise.

Il toussa deux ou trois fois, et dit:

«Vous avez eu un père?…

– Oui… comme c’est l’habitude dans notre pays. Après?…

– J’ai entendu dire qu’il était mort?…

– Mort depuis huit ans. Après?…

– Il avait navigué ?…

– C’est à croire, puisqu’il était marin. Après?…

– Dans quelles mers?…

– Dans toutes. Après?…

– Ainsi… il lui est arrivé d’aller dans le Levant?…

– Dans le Levant comme dans le Couchant! Après?…

– Durant ses voyages, reprit le notaire, à qui ces réponses brèves ne permettaient pas de saisir le joint, durant ses voyages, est-ce qu’il ne s’est pas trouvé, il y a une soixantaine d’années, sur les côtes de Syrie?

– Peut-être oui… peut-être non. Après…»

Ces «après» arrivaient à Ben-Omar comme des coups de coude dans les côtés, et sa figure se décomposait en grimaces les plus invraisemblables.

«Louvoie, mon bonhomme, se disait maître Antifer, louvoie tant qu’il te plaira. Si tu comptes sur moi pour te piloter!»

Le notaire comprit qu’il fallait aborder plus directement la question.

«Avez-vous connaissance, dit-il, que votre père ait eu l’occasion de rendre un service… un immense service… à quelqu’un… précisément sur les côtes de Syrie?…

– Aucunement. Après?…

– Ah! fit Ben-Omar, très étonné de la réponse. Et vous ne savez pas s’il a reçu une lettre d’un certain Kamylk-Pacha?

– Un pacha?…

– Oui.

– A combien de queues?…

– Peu importe, monsieur Antifer. L’essentiel est de savoir si votre père a reçu une lettre qui contenait des renseignements d’une grande valeur…

– Je n’en sais rien. Après ?…

– N’avez-vous donc pas cherché dans ses papiers?… Il n’est pas possible que cette lettre ait été détruite… Elle renfermait, je vous le répète, une information d’une extrême importance…

– Pour vous, monsieur Ben-Omar?…

– Pour vous aussi, monsieur Antifer, car… enfin… c’est justement cette lettre que je suis chargé de ravoir… et qui pourrait faire l’objet d’un marché…»

En un instant, ceci apparut clairement à l’esprit de Pierre-Servan-Malo: c’est que des gens quelconques, dont Ben-Omar était le mandataire, devaient posséder la longitude qui lui manquait pour déterminer le gisement des millions.

«Les gredins! murmura-t-il. Ils veulent me soutirer mon secret, m’acheter ma lettre… puis aller déterrer ma cassette!»

Et peut-être n’était-ce pas mal raisonner?

A ce moment de leur entretien, maître Antifer et Ben-Omar entendirent les pas d’un homme qui, venant de ce côté, tournait l’angle du quai dans la direction de la gare. Ils se turent, ou du moins le notaire laissa en suspens une phrase commencée. On aurait même pu croire qu’il lançait un regard oblique audit passant, et faisait un signe de dénégation dont celui-ci parut très contrarié. En effet, un geste de dépit échappa à cet homme, et, pressant sa marche, il ne tarda pas à disparaître.

C’était un étranger, âgé de trente-trois ans, vêtu à l’égyptienne, teint bistré, œil noir et fulgurant, taille au-dessus de la moyenne, structure vigoureuse, air déterminé, physionomie peu engageante et même farouche. Le notaire et lui se connaissaient-ils donc? c’était possible. Voulaient-ils, en ce moment, feindre de ne pas se connaître? c’était certain.

Quoi qu’il en soit, maître Antifer ne remarqua point ce manège, – un regard et un geste, rien de plus, – et il reprit l’entretien.

«Maintenant, monsieur Ben-Omar, dit-il, voulez-vous m’expliquer pourquoi vous tenez tant à posséder cette lettre, à savoir ce qu’elle renfermait, et cela au point de vouloir me l’acheter, si je l’avais eue?…

– Monsieur Antifer, répondit le notaire d’un ton assez embarrassé, j’ai compté un certain Kamylk-Pacha parmi mes clients. Chargé de ses intérêts…

– Vous avez compté, dites-vous?…

– Oui… et comme mandataire de ses héritiers…

– Ses héritiers? s’écria maître Antifer avec un mouvement de surprise, qui ne laissa pas d’étonner le notaire. Il est donc mort?…

– Il est mort.

– Attention! murmura Pierre-Servan-Malo, faisant grincer son caillou entre ses dents. Kamylk-Pacha est mort… Voilà qui est bon à retenir, et s’il se machine quelque chose…

– Ainsi, monsieur Antifer, demanda Ben-Omar, en glissant un regard en coulisse, vous n’avez pas cette lettre?…

– Non.

– C’est dommage, car les héritiers de Kamylk-Pacha, qui désirent rassembler tout ce qui peut leur rappeler le souvenir de leur bien-aimé parent…

– Ah! c’est pour le souvenir?… Les excellents cœurs!…

– Uniquement, monsieur Antifer, et ces excellents cœurs, comme vous dites, n’auraient pas hésité à vous offrir une somme convenable, afin de rentrer en possession de cette lettre…

– Combien m’en auraient-ils donné?…

– Qu’importe… puisque vous ne l’avez pas?

– Dites toujours…

– Oh!… quelques centaines de francs…

– Peuh… fit maître Antifer.

– Peut-être même quelques milliers…

– Eh bien! fit maître Antifer, qui, à bout de patience, saisit Ben-Omar par le cou, l’attira jusqu’à lui et lui coula ces mots dans l’oreille, non sans réprimer une violente envie de le mordre, eh bien… je l’ai, votre lettre!

– Vous l’avez?…

– Votre lettre paraphée d’un double K!

– Oui… le double K!… C’est ainsi que mon client signait!

– Je l’ai… je l’ai lue et relue… Et je sais, ou plutôt je devine pourquoi vous tenez tant à la posséder!…

– Monsieur…

– Et vous ne l’aurez pas!

– Vous refuseriez?

– Oui, vieil Omar, à moins que vous ne me l’achetiez…

– Combien?… demanda le notaire, qui mit la main à la poche pour en tirer sa bourse.

– Combien?… Cinquante millions de francs!»

Quel bond fit Ben-Omar, tandis que maître Antifer, la bouche ouverte, les lèvres retroussées, toutes ses dents dehors, le regardait comme il n’avait jamais été regardé sans aucun doute.

Puis, d’un ton sec, un ton de commandement maritime:

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«C’est à prendre ou à laisser, ajouta-t-il.

– Cinquante millions! répétait le notaire d’une voie hébétée.

– Ne marchandez pas, monsieur Ben-Omar… Vous n’obtiendrez pas cinquante centimes de rabais!

– Cinquante millions?…

– Ça les vaut… et comptant… or ou billets… ou un chèque sur la Banque de France.»

Le notaire, un instant abasourdi, reprit peu à peu son sang-froid. Nul doute que ce damné marin sût de quelle importance devait être cette lettre pour les héritiers de Kamylk-Pacha… En effet, ne contenait-elle pas les renseignements nécessaires à la recherche du trésor? La manœuvre, opérée dans le but d’en prendre possession, se trouvait donc déjouée. Le Malouin était sur ses gardes. Il faudrait en venir à lui acheter cette lettre, c’est-à-dire cette latitude que compléterait la longitude dont Ben-Omar était le dépositaire.

Mais, pourra-t-on se demander, comment Ben-Omar savait-il que maître Antifer fût détenteur de cette lettre? Est-ce que, lui, ancien notaire du riche Égyptien, était le messager chargé, en exécution des dernières volontés de Kamylk-Pacha, d’apporter la longitude annoncée?… C’est ce que l’on ne tardera pas à savoir.

Dans tous les cas, à quelque mobile qu’obéit Ben-Omar, qu’il agit ou non à l’instigation des héritiers naturels du défunt, il comprenait bien que la lettre ne pourrait plus être rendue qu’à prix d’or. Mais cinquante millions…

Aussi, prenant un air doucereux et finaud:

«Vous avez dit cinquante millions, je crois, monsieur Antifer?

– Je l’ai dit.

– Eh! c’est une des choses les plus plaisantes que j’aie entendues de ma vie…

– Monsieur Ben-Omar, voulez-vous entendre, maintenant, une autre chose plus plaisante encore?…

– Volontiers.

– Eh bien, vous êtes un vieux filou, un vieux coquin d’Égypte, un vieux crocodile du Nil…

– Monsieur…

– Soit!… je m’arrête!… Un vieux louvoyeur en eau trouble, qui avez voulu m’arracher mon secret, au lieu de me dire le vôtre… celui que vous aviez vraisemblablement mission de me communiquer…

– Vous supposeriez ?…

– Je suppose ce qui est!

– Non… ce qu’il vous plaît d’imaginer…

– Assez, abominable fripon!

– Monsieur…

– Je retire abominable, par déférence! Et voulez-vous que je vous dise ce qui vous tient au cœur dans ma lettre?…»

Le notaire put-il croire que Pierre-Servan-Malo allait se livrer en achevant cette phrase? Le fait est que ses deux petits yeux s’allumèrent comme des escarboucles.

Non! le Malouin, tout emballé qu’il fût, et bien que la colère eût visiblement empourpré sa face, n’en resta pas moins sur la réserve en disant:

«Oui… ce qui vous tient au cœur, vieil Omar que vousêtes et dont on ne voudrait pas, même «à l’américaine», ce ne sont point les phrases qu’elle renferme, cette lettre, et qui rappellent les services rendus par mon père au signataire du double K. Non! ce sont les quatre chiffres… vous m’entendez bien, les quatre chiffres…

– Les quatre chiffres?… murmura Ben-Omar.

– Oui… les quatre chiffres qu’elle contient, et que je ne vous livrerai qu’au prix de douze millions et demi chacun! Là-dessus, assez causé!… Bonsoir…»

Après avoir fourré ses mains dans ses poches, maître Antifer fit quelques pas en sifflant son air favori, dont personne, pas même lui, ne connaissait l’origine, et qui rappelait plutôt les aboiements d’un chien perdu que les mélodies d’Auber.

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Ben-Omar, pétrifié, semblait avoir pris racine sur place, comme un dieu terme ou une borne milliaire. Lui qui avait compté rouler sans peine cette espèce de matelot comme un simple fellah, – et Mahomet sait s’il en avait exploité de ces malheureux paysans que leur mauvaise fortune conduisait à son étude, l’une des meilleures d’Alexandrie!

Il regardait d’un œil hagard, inconscient, le Malouin s’éloigner de son pied pesant, tanguant sur les hanches, haussant les épaules, tantôt l’une tantôt l’autre, et gesticulant comme si son ami Trégomain eût été là, en train de recevoir un de ses abattages habituels.

Soudain, maître Antifer s’arrêta brusquement. Avait-il rencontré un obstacle? Oui!… Cet obstacle, c’était une idée qui venait de lui traverser le cerveau. Il s’agissait d’un oubli, facile à réparer en quelques mots.

Il revint alors vers le notaire, non moins immobile que la charmante Daphné, lorsqu’elle se transforma en laurier, au vif désappointement d’Apollon.

«Monsieur Ben-Omar? dit-il.

– Que voulez-vous?

– Il y a une chose que j’ai omis de vous glisser dans le tuyau de l’oreille?

– Laquelle?

– C’est le numéro…

– Ah! le numéro?… répartit Ben-Omar.

– Le numéro de ma maison… 3, rue des Hautes-Salles… Il est bon que vous sachiez mon adresse, et soyez sûr que vous serez amicalement reçu le jour où vous viendrez…

– Où je viendrai ?…

– Avec les cinquante millions en poche!»

Et, cette fois, maître Antifer se remit en marche, tandis que le notaire s’affaissait, en implorant Allah et son prophète.

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