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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre I-III)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

La taverne des «Three-Magpies»

 

cette époque, – 1885, – quarante-six ans après avoir été occupée par la Grande-Bretagne, qui en fit une dépendance de la Nouvelle-Galles du Sud, trente-deux ans après son établissement en colonie détachée de la Couronne et se gouvernant elle-même, la Nouvelle-Zélande était encore dévorée par la fièvre endémique de l’or. Les désordres qu’engendré cette fièvre ne furent pas aussi destructeurs qu’ils l’avaient été en certaines provinces du continent australien. Cependant il en résulta des troubles regrettables dont se ressentit l’esprit de la population des deux îles. La province d’Otago, qui comprend la partie méridionale de Tawaï-Pounamou, fut envahie par les chercheurs de places. Les gisements de la Clutha attirèrent nombre d’aventuriers. On s’en rendra compte par ce fait que le rendement des gîtes aurifères de la Nouvelle-Zélande, entre 1864 et 1889, s’éleva à douze cents millions de francs.

Les Australiens, les Chinois ne furent pas seuls à s’abattre comme une volée d’oiseaux de proie sur ces riches territoires. Américains, Européens y affluèrent. Et s’étonnera-t-on que les équipages des navires de commerce à destination d’Auckland, de Wellington, de Christchurch, de Napier, d’Invercargill, de Dunedin, ne fussent assez fermes pour résister à cette attraction dès leur arrivée au port?… En vain les capitaines essayaient-ils de retenir les matelots; en vain les autorités maritimes leur prêtaient-elles concours!… La désertion sévissait, et les rades s’encombraient de bâtiments qui, faute d’hommes, ne pouvaient partir.

Parmi ceux-ci, à Dunedin, on remarquait le brick anglais James-Cook.

Des huit matelots appartenant au personnel du bâtiment, quatre seulement n’avaient point abandonné le bord, les quatre autres ayant décampé avec la ferme volonté de ne pas rembarquer.

Douze heures après leur disparition, ils devaient être déjà loin de Dunedin, se dirigeant vers les gisements de la province. En relâche depuis une quinzaine de jours, son chargement terminé, son navire prêt à prendre la mer, le capitaine n’avait pas pu remplacer les manquants. Ni l’appât de gages plus élevés, ni la perspective d’un voyage de quelques mois seulement ne lui avaient amené des recrues, et encore craignait-il que les hommes restés à bord ne fussent tentés de rejoindre leurs camarades. Aussi, tandis qu’il cherchait de son côté, le maître d’équipage du James-Cook, Flig Balt, cherchait du sien dans les tavernes, dans les taps ou chez les logeurs, à compléter l’équipage.

Dunedin est située sur la côte sud-est de cette île du Sud que le détroit de Cook sépare de l’île du Nord, – en langue indigène Tawaï-Pounamou et Ika-na-Maoui, dont se compose la Nouvelle-Zélande. En 1839, à la place occupée par la cité, Dumont d’Urville n’avait trouvé que quelques huttes maories là où l’on voit actuellement des palais, des hôtels, des places, des squares en pleine verdure, des rues sillonnées de tramways, des gares, des entrepôts, des marchés, des banques, des églises, des collèges, des hôpitaux, des quartiers actifs, des faubourgs qui s’accroissent sans cesse. C’est une ville industrielle et commerçante, riche et luxueuse, d’où rayonnent des multiples railways en toutes directions. Elle compte près de cinquante mille habitants, population moins nombreuse que celle d’Auckland, la capitale de l’île du Nord, mais plus nombreuse que celle de Wellington, le siège du gouvernement de la colonie néo-zélandaise.

Au pied de la ville, disposée en amphithéâtre sur une colline, s’arrondit le port, dans lequel les navires de tout tonnage ont accès depuis qu’un chenal a été aménagé à partir de Fort-Chalmers.

Parmi les tavernes qui foisonnent en ce bas quartier, l’une des plus bruyantes, l’une des plus achalandées, était celle d’Adam Fry, l’hôtelier des Three-Magpies. Cet homme corpulent, haut en couleur, ne valait guère mieux que les boissons de son comptoir, juste autant que ses clients habituels, tous chenapans et ivrognes.

Ce soir-là, deux consommateurs étaient attablés dans un coin devant deux verres et une pinte de gin à demi vidée qu’ils auraient épuisée jusqu’à la dernière goutte avant de quitter la taverne. C’étaient des marins du James-Cook, le maître d’équipage Flig Balt, en compagnie d’un matelot nommé Vin Mod.

«Tu as donc toujours soif, Mod?… demanda Flig Balt en remplissant le gobelet de son invité.

– Toujours entre les repas, monsieur Balt, répondit le matelot. Le gin après le wisky, le wisky après le gin!… Ça n’empêche pas de causer, d’écouter et d’observer!… Les yeux n’en voient que plus clair, les oreilles n’en sont que plus fines, et la langue n’en est que mieux pendue!…»

On peut être assuré que, chez Vin Mod, ces divers organes fonctionnaient avec une merveilleuse aisance au milieu du brouhaha de la taverne.

Un individu de petite taille, âgé de trente-cinq ans, ce matelot, maigre, souple, musculeux, figure de fouine, nez pincé, yeux vifs où semblait briller une flamme alcoolique, museau pointu, pourrait-on dire, dents de rat, physionomie rusée, intelligente. Parfaitement capable d’aider à un mauvais coup, comme son compagnon qui le savait bien, ils se valaient et pouvaient compter l’un sur l’autre.

«Il faut pourtant en finir…, dit Flig Balt d’une voix dure, en frappant la table du poing.

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– Il n’y a qu’à choisir dans le tas!» répliqua Vin Mod.

Et il montrait les groupes buvant, chantant, sacrant à travers les vapeurs d’alcool et de tabac qui épaississaient l’atmosphère de cette salle. On se fût grisé rien qu’en respirant.

Flig Balt, âgé de trente-huit à trente-neuf ans, était de taille moyenne, large d’épaules, la tête forte, la membrure vigoureuse. Sa figure, on n’aurait pu l’oublier, ne l’eût-on vue qu’une fois: grosse verrue à la joue gauche, yeux d’une effrayante dureté, sourcils épais et frisottants, barbiche rougeâtre à l’américaine, sans moustaches, bref la physionomie d’un homme haineux, jaloux, vindicatif. A son premier voyage sur le James-Cook, il avait embarqué comme maître quelques mois auparavant. Originaire de Queenstown, un port du Royaume-Uni, ses papiers le déclaraient Irlandais de naissance. Mais, courant les mers depuis une vingtaine d’années, on ne lui connaissait pas de parents. Et combien de ces marins n’ont d’autre famille que les compagnons de bord, d’autre pays que le bâtiment en cours de navigation! Il semble que leur nationalité change avec celle du navire. En ce qui concernait son service, Flig Balt le faisait sévèrement, ponctuellement, et, tout en n’étant que maître d’équipage, il remplissait à bord les fonctions de second. Aussi le capitaine Gibson croyait-il pouvoir s’en rapporter à lui touchant le détail, se réservant la haute main pour le commandement du brick.

En réalité, Flig Balt n’était qu’un misérable en quête de quelque mauvais coup, très poussé par ce Vin Mod dont il subissait la détestable influence et l’incontestable supériorité. Et peut-être allait-il trouver l’occasion de mettre à exécution ses criminels projets…

«Je vous répète, dit le matelot, que, dans la taverne des Three-Magpies, il n’y a qu’à prendre, les yeux fermés… Nous rencontrerons ici les hommes qu’il nous faut, et disposés à faire le commerce pour leur propre compte…

– Encore convient-il, observa Flig Balt, de savoir d’où ils viennent…

– C’est inutile, pourvu qu’ils aillent où nous voudrons, maître Balt!… Du moment qu’on les recrute dans la clientèle d’Adam Fry, il n’y a qu’à se fier à eux!»

Et, au total, la réputation de ce cabaret de bas étage n’était plus à discuter. La police y pouvait jeter ses filets sans risquer d’attraper quelqu’un d’honnête et qui n’eût déjà eu des démêlés avec elle. Bien que le capitaine Gibson fût dans la nécessité de compléter n’importe comment son équipage, il ne se serait pas adressé aux clients des Three-Magpies. Aussi Flig Balt s’était-il gardé de lui dire qu’il irait embaucher dans cette taverne.

L’unique salle, meublée de tables, de bancs, d’escabeaux, d’un comptoir au fond derrière lequel se tenait l’hôtelier, de rayons encombrés de flacons et de bouteilles, prenait jour, par deux fenêtres garnies de barreaux de fer, sur une étroite rue aboutissant au quai. On y entrait par une porte à grosse serrure et à gros verrous, au-dessus de laquelle pendait l’enseigne, où trois pies peinturlurées se déchiraient à coups de bec, – enseigne digne de l’établissement. Au mois d’octobre, la nuit est faite dès huit heures et demie du soir, même au début de la belle saison, par quarante-cinq degrés de latitude sud. Quelques lampes de métal, approvisionnées de pétrole aux infectes émanations, brûlaient, suspendues au-dessus du comptoir et des tables. Celles qui filaient, on les laissait filer; celles dont la mèche, presque entièrement consumée, grésillait, on les laissait grésiller. Ce vague éclairage suffisait. Quand il s’agit de boire sec, pas n’est besoin de voir clair. Les verres trouvent sans peine le chemin de la bouche.

Une vingtaine de matelots occupaient les bancs et les escabeaux, – des gens de tous pays, Américains, Anglais, Irlandais, Hollandais, la plupart déserteurs, les uns prêts à partir pour les placers, les autres en revenant et dépensant sans compter leurs dernières pépites. Ils péroraient, ils chantaient, ils hurlaient à ce point que des coups de revolver n’eussent pas été entendus au milieu de ce tumultueux et assourdissant tapage. La moitié de ces gens étaient ivres de cette ivresse morne des alcools frelatés que leurs gosiers absorbaient machinalement et dont ils ne sentaient plus les âcres brûlures. Quelques-uns se levaient, titubaient, retombaient. Adam Fry, aidé du garçon, un vigoureux indigène, les relevait, les tirait, les jetait dans un coin «en pagale», pour employer une expression de l’argot maritime. La porte de la rue grinçait sur ses gonds. Il y en avait qui sortaient, se cognant aux murailles, se heurtant aux bornes, s’étalant dans le ruisseau. Il y en avait qui entraient et venaient s’asseoir sur les bancs libres. Des reconnaissances s’opéraient, des propos grossiers s’échangeaient avec poignées de main à briser les os. Des camarades se revoyaient après une longue bordée à travers les gisements de l’Otago. Parfois aussi, c’étaient des mots malsonnants, des plaisanteries grossières, des injures, des provocations qui fusaient d’une table à l’autre. Vraisemblablement la soirée ne se terminerait pas sans quelque rixe personnelle, qui dégénérerait en bataille générale. Cela n’aurait rien de très nouveau, d’ailleurs, pour le patron et les habitués des Three-Magpies.

Flig Balt et Vin Mod ne cessaient d’observer curieusement tout ce monde avant de prendre langue, suivant les circonstances.

«En somme, de quoi s’agit-il?… dit le matelot, accoudé de manière à se rapprocher du maître d’équipage. Il s’agit de remplacer par quatre hommes les quatre qui nous ont lâchés… Eh bien, ceux-là, il ne faut pas les regretter… ils ne nous auraient pas suivis!… Je vous le répète, nous trouverons ici notre affaire… Et que le chanvre m’étrangle s’il est un de ces lascars qui répugne à s’emparer d’un bon navire, à courir le Pacifique au lieu de revenir à Hobart-Town… car cela tient toujours?…

– Cela tient, répondit Flig Balt.

– Alors comptons, reprit Vin Mod. Quatre de ces braves garçons, le cuisinier Koa, vous et moi, contre le capitaine, les trois autres et le mousse, c’est plus qu’il ne faut pour en avoir raison!… Un matin, on entre dans la cabine de M. Gibson… plus personne!… On fait l’appel de l’équipage… il manque trois hommes!… Quelque coup de mer les aura emportés pendant leur quart de nuit… Cela arrive même par temps calme… Et puis le James-Cook ne reparaît plus… Il a péri corps et biens en plein Pacifique… Il n’en est jamais question… et, sous un autre nom… un joli nom… le Pretty-Girl, par exemple, il s’en va d’îles en îles, faisant son honnête trafic, capitaine Flig Balt, maître Vin Mod… Il complète son équipage de deux ou trois solides lurons comme il n’en manque guère dans les relâches de l’est ou de l’ouest… Et chacun y fait sa petite fortune au lieu d’une maigre paye, qui est généralement bue avant d’avoir été touchée!»

Que le bruit empêchât parfois les paroles de Vin Mod d’arriver à l’oreille de Flig Balt, peu importait. Celui-ci n’avait pas besoin de l’entendre. Tout ce que disait son compagnon, il se le disait à lui-même. Parti pris, il ne cherchait plus qu’à en assurer l’exécution. Aussi la seule observation qu’il fit fut-elle la suivante:

«Les quatre nouveaux, toi et moi, six contre cinq, compris le mousse… soit! Mais oublies-tu que nous devons embarquer à Wellington l’armateur Hawkins et le fils du capitaine?…

– En effet… si nous allons à Wellington en quittant Dunedin… Mais si nous n’y allons pas…

– C’est l’affaire de quarante-huit heures avec bon vent, reprit maître Balt, et il n’est pas sûr que nous ayons réussi à faire le coup dans la traversée…

– Qu’importé!… s’écria Vin Mod. Ne vous inquiétez pas, même si M. Hawkins et le fils Gibson sont à bord!… Ils auront passé par-dessus le bastingage avant d’avoir pu s’y reconnaître!… L’essentiel c’est de recruter des camarades qui ne se soucient pas plus de la vie d’un homme que d’une vieille pipe hors d’usage… des braves que n’effraye pas la corde… et nous devons les trouver ici…

– Trouvons», répondit maître Balt.

Tous deux se mirent à dévisager plus attentivement les clients d’Adam Fry, dont quelques-uns d’ailleurs les regardaient avec une certaine insistance.

«Tenez, dit Vin Mod, celui-ci… un gaillard taillé en boxeur… avec cette tête énorme… S’il n’a pas déjà fait dix fois plus qu’il ne faut pour mériter d’être pendu…

– Oui, répondit maître Balt, il me revient assez…

– Et celui-là… qui n’a qu’un œil… et quel œil!… Soyez sûr qu’il n’a pas perdu l’autre dans une bataille où il avait raison…

– Ma foi, s’il accepte, Vin…

– Il acceptera…

– Cependant, fit observer Flig Balt, nous ne pouvons pas leur dire d’avance…

– On ne leur dira pas, et, le moment venu, ils ne bouderont pas à la besogne!… Et regardez-moi cet autre qui entre!… Rien qu’à la manière dont il a fait claquer la porte, on jugerait qu’il sent les policemen à ses trousses…

– Offrons-lui à boire…, dit maître Balt.

– Et je parie ma tête contre une bouteille de gin qu’il ne refusera pas!… Puis, là-bas… cette espèce d’ours avec son surouët de travers, m’est avis qu’il a dû naviguer plus souvent à fond de cale que sur le gaillard d’avant, et qu’il a eu plus souvent les pieds entravés que les mains libres!…»

Le fait est que les quatre individus désignés par Vin Mod présentaient le type de déterminés chenapans. Aussi, en cas que Flig Balt les recrutât, on était fondé à se demander si le capitaine Gibson consentirait à embarquer des matelots de cette envergure!… Inutile, au surplus, d’exiger leurs papiers: ils n’en produiraient pas, et pour cause.

Restait à savoir si ces hommes étaient disposés à contracter un engagement, s’ils ne venaient pas précisément de déserter leur bord, s’ils ne se préparaient pas à échanger la vareuse du matelot contre la veste du chercheur d’or. Après tout, ils ne s’offriraient pas d’eux-mêmes, et quel accueil feraient-ils à la proposition d’embarquer sur le James-Cook?… On ne le saurait qu’après en avoir causé en arrosant l’entretien de gin ou de wisky, à leur choix.

«Eh… l’ami… un verre…, dit Vin Mod, qui attira le nouvel arrivant vers la table.

– Deux… si vous voulez…, répondit le matelot, qui fit claquer sa langue.

– Trois… quatre… la demi-douzaine… et même la douzaine, si tu as le gosier sec!»

Len Cannon, – c’était son nom ou le nom qu’il se donnait, – s’assit sans plus de façon et de manière à prouver qu’il irait facilement jusqu’à la douzaine. Puis, comprenant bien qu’on ne le désaltérait pas, – en admettant que ce fût possible, – pour ses beaux yeux et sa belle tournure:

«Qu’est-ce qu’il y a?…» demanda-t-il d’une voix éraillée par l’abus de l’alcool.

Vin Mod expliqua la chose: le brick James-Cook en partance… de gros gages… une navigation de quelques mois… simple cabotage d’îles en îles… bonne nourriture… boisson abondante et de bonne qualité… un capitaine qui s’en rapportait à son maître d’équipage, Flig Balt, ici présent, pour ce qui concernait le bien-être des hommes… port d’attache Hobart-Town, enfin tout ce qui peut séduire un matelot qui aime à se divertir pendant les relâches… et pas de papiers à montrer au commissaire de marine… On appareillerait le lendemain, dès l’aube, si l’on était au complet… et pour peu que l’homme eût quelque ami dans l’embarras, en quête d’un embarquement, il suffirait de le désigner, s’il se trouvait à cette heure dans la taverne des Three-Magpies…

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Dunedin

Len Cannon regarda maître Flig Balt et son compagnon en fronçant le sourcil. Que signifiait au juste cette proposition?… Que cachait-elle?… Enfin, si avantageuse qu’elle parût être, Len Cannon ne répondit qu’un mot:

«Non…

– Tu as tort!… dit Vin Mod.

– Possible… mais peux pas embarquer…

– Pourquoi?

– Je vais me marier!…

– Allons donc!…

– Oui… Kate Verdax… une veuve…

– Eh! l’ami, riposta Vin Mod en lui frappant sur l’épaule, si jamais tu te maries, ce ne sera pas avec Kate Verdax, mais avec Kate Gibbet… la veuve potence!…»

Len Cannon se mit à rire et vida son verre d’une seule lampée. Toutefois, malgré les instances de maître Balt, il maintint son refus, se leva et rejoignit un groupe bruyant où s’échangeaient de violentes provocations.

«A un autre!» dit Vin Mod, qu’un premier échec n’était pas pour décourager.

Cette fois, laissant maître Balt, il alla s’attabler près d’un matelot assis dans un coin de la salle. Pas meilleure figure que Cannon, celui-là, et d’aspect moins communicatif, n’aimant à causer sans doute qu’avec sa bouteille, – interminable conversation qui paraissait lui suffire.

Vin Mod entra tout de suite en matière:

«Est-ce qu’on peut savoir ton nom?

– Mon nom?… répondit le matelot après une certaine hésitation.

– Oui…

– Et quel est le tien?…

– Vin Mod.

– Et c’est?…

– Celui d’un marin du brick James-Cook en relâche à Dunedin…

– Et pourquoi Vin Mod veut-il savoir mon nom?…

– Pour le cas où il y aurait à l’inscrire sur notre rôle d’équipage…

– Kyle… mon nom…, répondit le matelot, mais je le garde pour une meilleure occasion…

– S’il s’en trouve, l’ami…

– On en trouve toujours!»

Et Kyle tourna le dos à Vin Mod, que ce second refus rendit peut-être moins confiant. C’était comme une Bourse, cette taverne d’Adam Fry, et les demandes l’emportaient de beaucoup sur les offres, – ce qui laissait peu de chances d’aboutir.

En effet, vis-à-vis de deux autres clients, en longue dispute pour le règlement de leur dernière pinte avec leur dernier schelling, le résultat fut identique. Sexton, un Irlandais, Bryce, un Américain, iraient à pied en Amérique et en Irlande plutôt que d’embarquer, fût-ce sur le yacht de Sa Gracieuse Majesté ou sur le meilleur croiseur des États-Unis…

Quelques essais d’embauchage, même avec l’appui d’Adam Fry, ne purent réussir, et Vin Mod revint assez penaud à la table de Flig Balt.

«Rien de fait?… demanda celui-ci.

– Rien à faire, maître Balt.

– N’y a-t-il pas d’autres tavernes que les Three-Magpies dans le voisinage?…

– Il y en a, répondit Vin Mod, mais, du moment que nous n’avons pas recruté ici, nous ne recruterons pas ailleurs!»

Flig Balt ne put retenir un juron accompagné d’un rude coup de poing qui fit tressauter verres et bouteilles. Son projet menaçait-il d’échouer?… Ne parviendrait-il pas à introduire quatre hommes de choix dans l’équipage du James-Cook?… Serait-on réduit à le compléter avec de braves matelots qui tiendraient pour le capitaine Gibson?… Il est vrai, les bons faisaient défaut tout comme les mauvais, et des semaines s’écouleraient sans doute avant que le brick, par insuffisance du personnel, pût reprendre la mer.

Cependant, il fallait voir autre part. Les cabarets à matelots ne manquent point dans le quartier, et, comme disait Vin Mod, il y en a plus que d’églises ou de banques. Flig Balt se disposait donc à payer les consommations, lorsqu’un tumulte plus accentué s’éleva à l’autre extrémité de la salle.

La discussion de Sexton et de Bryce, à propos du règlement de la dépense, prenait une tournure inquiétante. Tous deux avaient certainement bu plus que ne le permettait l’état die leurs finances. Or, Adam Fry n’était pas homme à faire crédit, ne fût-ce que de quelques pences. Ils en avaient pour deux schellings, et ils paieraient les deux schellings ou les policemen interviendraient et les bloqueraient là où ils avait été bloqués plus d’une fois pour coups, injures et méfaits de diverses sortes.

L’hôte des Three-Magpies, prévenu par le garçon, était en train de réclamer son dû, dont Sexton et Bryce n’auraient pu s’acquitter, quand on eût fouillé jusqu’au fond de leurs poches, aussi vides de monnaie qu’ils étaient pleins de wisky et de gin. Peut-être, en cette occasion, l’intervention de Vin Mod, argent en main, serait-elle efficace, et les deux matelots accepteraient-ils quelques piastres à titre d’avance sur les gages futurs?… Il tenta le coup, et fut proprement envoyé au diable… Partagé entre le désir d’être payé et le désagrément de perdre deux clients s’ils embarquaient dès le lendemain sur le James-Cook, Adam Fry ne lui vint même point en aide, comme il l’espérait.

Alors, quand il vit cela, maître Balt, comprenant qu’il fallait en finir, dit à Vin Mod:

«Partons…

– Oui… répondit Vin Mod… il n’est encore que neuf heures!… Allons aux Old-Brothers ou au Good-Seeman… c’est à deux pas et que je sois pendu si nous revenons bredouille à bord!»

On le voit, la pendaison, comme terme comparatif ou métaphorique, revenait fréquemment dans la conversation de l’honnête Vin Mod, et peut-être s’imaginait-il que c’était la fin naturelle de l’existence en ce bas monde!

Cependant, des plus virulentes réclamations, Adam Fry en arrivait aux menaces. Sexton et Bryce payeraient ou ils iraient coucher au poste de police. Le garçon reçut même ordre d’aller quérir les agents, qui ne sont point rares en ce quartier du port. Flig Balt et Vin Mod se préparaient donc à partir avec lui, lorsque trois ou quatre vigoureux gaillards vinrent se placer devant la porte, non moins pour empêcher de sortir que pour empêcher d’entrer.

Évidemment, ces matelots ne demandaient qu’à prendre fait et cause pour leurs camarades. Les choses ne tarderaient pas à se gâter, et la soirée finirait par des violences, comme tant d’autres.

Adam Fry et le garçon n’en étaient pas à cela près, et ils allaient simplement recourir à la force publique, ainsi qu’ils en avaient l’habitude en ces circonstances. Aussi, voyant la porte défendue, essayèrent-ils de gagner par derrière la ruelle qui longeait la cour du fond.

On ne leur en laissa pas le temps. Toute la bande fut contre eux. Précisément Kyle et Sexton, Len Cannon et Bryce s’interposèrent. Il n’y eut à ne point figurer dans la bagarre qu’une demi-douzaine d’ivres-morts, incapables de se tenir debout.

Il suit de là que ni maître Balt ni Vin Mod ne purent quitter la salle.

«Il faut pourtant filer…, dit le premier. Il n’y a que des horions à recevoir ici…

– Qui sait? répondit l’autre. Laissons faire… Peut-être y a-t-il profit à tirer de la bataille!»

Et comme tous deux, s’ils voulaient en avoir le profit, ne désiraient pas en avoir les pertes, ils se tinrent à l’abri derrière le comptoir.

La lutte était engagée à l’arme blanche, si cette expression peut s’appliquer aux pieds et aux poings des combattants. Sans doute, les couteaux ne tarderaient pas à jouer, et ce ne serait pas la première fois – ni la dernière – que le sang coulerait dans la salle des Three-Magpies. Il semblait qu’Adam Fry et le garçon auraient dû être écrases sous le nombre, et ils eussent été réduits à l’impuissance, si quelques-uns des clients ne se fussent déclarés pour eux. En effet, cinq ou six Irlandais, dans la pensée de se ménager un crédit futur, vinrent repousser les assaillants.

Ce fut un tapage infernal. Maître Balt et Vin Mod, tout en s’abritant du mieux possible, eurent grand’peine à éviter d’être atteints, lorsque gobelets et bouteilles commencèrent à voler de toutes parts. On frappait, on vociférait, on hurlait. Les lampes renversées s’éteignirent, et la salle ne fut plus éclairée que par la lumière de la lanterne extérieure, encastrée dans l’imposte de l’entrée.

En somme, les quatre plus acharnés, Len Cannon, Kyle, Sexton, Bryce, après avoir attaqué, durent se défendre. D’abord, l’hôtelier et le garçon n’en étaient pas à leurs débuts dans la pratique de la boxe. De terribles ripostes venaient de renverser Kyle et Bryce, la mâchoire à demi brisée; mais ils se relevèrent pour secourir leurs compagnons que les Irlandais acculaient dans un coin.

L’avantage était tantôt pour les uns, tantôt pour les autres, et la victoire ne pourrait être décidée que par une intervention du dehors. Les cris: «Au secours! à l’aide!» dominaient au milieu du vacarme. Toutefois, les voisins ne s’inquiétaient guère de ce qui troublait la taverne des Three-Magpies, de ces batailles entre matelots passées à l’état chronique. Inutile, n’est-il pas vrai, de se risquer en de pareilles bagarres. C’est l’affaire des policemen, et, comme on dit, ils sont payés pour cela.

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La bagarre continuait donc plus acharnée à mesure que la colère tournait à la rage.

Les tables avaient été culbutées. On s’assommait avec les escabeaux. Les couteaux sortirent des poches, les revolvers des ceintures, et des détonations éclatèrent au milieu de l’horrible tumulte.

Cependant, l’hôtelier manœuvrait toujours pour gagner soit la porte de la rue, soit la sortie sur la cour, lorsqu’une douzaine d’agents rirent irruption, précisément par le derrière de la maison. Il n’avait pas été nécessaire de courir à leur bureau sur le quai. Dès qu’ils eurent été prévenus par des passants qu’on se cassait la tête dans la taverne d’Adam Fry, ils s’y rendirent, sans trop se presser, et, de ce pas d’ordonnance qui distingue le policier anglais, ils arrivèrent en assez grand nombre pour assurer l’ordre public. Au surplus, entre ceux qui attaquaient et ceux qui résistaient, il est probable qu’ils ne verraient aucune différence. Ils savaient que les uns ne valaient pas mieux que les autres. En arrêtant tout le monde, ils étaient assurés de faire bonne besogne.

Du reste, bien que la salle ne fût que vaguement éclairée, les policemen reconnurent tout d’abord, parmi les plus violents, Len Cannon, Sexton, Kyle et Bryce, pour les avoir déjà fourrés en prison. Aussi, ces quatre chenapans, prévoyant ce qui les attendait, ne cherchèrent plus qu’à déguerpir en traversant la petite cour. Il est vrai, où iraient-ils, et ne seraient-ils pas repris dès le lendemain?…

Vin Mod intervint au bon moment, comme il avait dit à maître Balt, et, tandis que les autres s’acharnaient contre les policemen afin de favoriser la fuite des plus compromis, il rejoignit Len Cannon et lui dit:

«Tous les quatre au James-Cook!…»

Sexton, Bryce et Kyle avaient entendu.

«Quand part-il?… demanda Len Cannon.

– Demain, dès le jour.»

Et, malgré les agents contre lesquels, par commune entente, s’était tournée toute la bande, malgré Adam Fry qui tenait plus particulièrement à les faire arrêter, Len Cannon et ses trois camarades, suivis de Flig Balt et de Vin Mod, parvinrent à s’échapper.

Un quart d’heure après, le canot du brick les transportait à bord, et ils se trouvaient en sûreté dans le poste de l’équipage.

 

 

Chapitre II

Le brick «James-Cook»

 

e brick James-Cook jaugeait deux cent cinquante tonneaux, un solide navire, forte voilure, le coffre assez large, ce qui assurait sa stabilité, l’arrière très dégagé, l’avant relevé, d’excellente tenue sous toutes les allures, sa mâture peu inclinée. Très ardent au plus près, se dérobant vite à la lame, évitant ainsi les coups de mer, il filait sans se gêner ses onze nœuds à l’heure par fraîche brise.

Son personnel – on le sait d’après la conversation relatée ci-dessus – comprenait un capitaine, un maître, huit hommes d’équipage, un cuisinier et un mousse. Il naviguait sous pavillon britannique, ayant pour port d’attache Hobart-Town, capitale de la Tasmanie qui dépend du continent australien, l’une des plus importantes colonies de la Grande-Bretagne.

Depuis une dizaine d’années déjà, le James-Cook faisait le grand cabotage dans l’ouest du Pacifique, entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Philippines, voyages heureux et lucratifs, grâce à l’habileté manœuvrière et commerciale de son capitaine, un bon marin doublé d’un bon trafiquant.

Le capitaine Harry Gibson, âgé à cette époque de cinquante ans, n’avait jamais quitté le brick depuis sa sortie des chantiers de Brisbane. Il y était intéressé pour un quart, les trois autres quarts appartenant à M. Hawkins, armateur d’Hobart-Town. Leurs affaires prospéraient, et les débuts de ce voyage permettaient de compter sur de gros bénéfices.

Les familles du capitaine et de l’armateur étaient étroitement unies de longue date, Harry Gibson ayant toujours navigué pour la maison Hawkins. Elles habitaient à Hobart-Town le même quartier. M. et Mrs Hawkins n’avaient point d’enfants. M. et Mrs Gibson n’avaient qu’un fils, âgé de vingt et un ans, qui se destinait au commerce. Les deux femmes se voyaient chaque jour, ce qui leur rendait la séparation moins pénible, car l’armateur se trouvait alors à Wellington, où il venait de fonder un comptoir avec Nat Gibson, le fils du capitaine. C’est de là que le James-Cook devait les ramener à Hobart-Town, après avoir complété sa cargaison dans les archipels voisins de la Nouvelle-Guinée, au nord de l’Australie, à travers les parages de l’Équateur.

Le maître d’équipage, Flig Balt, inutile maintenant de dire ce qu’il était et ce qu’il valait, ni quels projets méditait ce scélérat. A ses instincts qui le poussaient au crime, à sa jalousie envers son capitaine, il joignait une hypocrisie dont celui-ci était dupe depuis le commencement du voyage. Grâce à des certificats qui parurent authentiques, il avait été admis comme maître à bord du brick, en même temps que Vin Mod y embarquait comme matelot. Ces deux hommes se connaissaient de longue date, ils avaient couru les mers ensemble, passant d’un navire à l’autre, désertant lorsqu’ils se voyaient dans l’impossibilité de tenter quelque mauvais coup, et ils espéraient bien parvenir à leurs fins pendant la dernière traversée du James-Cook avant son retour à Hobart-Town.

En effet, Flig Balt inspirait toute confiance au capitaine Gibson, que trompaient son affectation de zèle et ses protestations de dévouement. En rapport permanent avec l’équipage, il s’était ingénié à prendre de l’influence sur le personnel du bord. Pour tout ce qui concernait la navigation et la partie commerciale, Harry Gibson ne s’en rapportait qu’à lui-même. D’ailleurs, n’ayant pas l’occasion de se montrer, peut-être Flig Balt n’était il pas aussi bon marin qu’il prétendait l’être, quoiqu’il assurât avoir déjà navigué en qualité de second. Il est même permis de croire que le capitaine Gibson conservait quelques doutes à ce sujet. Après tout, le service ne laissant rien à désirer, il n’avait jamais eu aucun reproche à faire à son maître d’équipage. Aussi le voyage du brick se fût-il probablement effectué dans les meilleures conditions, si la désertion de quatre des matelots ne l’eût retenu à Dunedin depuis une quinzaine de jours.

Les hommes qui n’avaient point suivi l’exemple de leurs camarades, Hobbes, Wickley, Burnes, appartenaient à cette catégorie de braves gens, disciplinés et courageux, sur lesquels un capitaine peut entièrement compter. Quant aux déserteurs, il n’y aurait pas eu lieu de les regretter, s’ils n’eussent été remplacés par les coquins que Vin Mod venait de recruter à la taverne des Three-Magpies. On sait ce qu’ils sont, on les verra à l’œuvre.

L’équipage comprenait encore un mousse et un cuisinier.

Le mousse Jim était un garçon de quatorze ans, d’une famille d’honnêtes ouvriers qui demeurait à Hobart-Town. Elle l’avait confié au capitaine Gibson. C’était un bon sujet, aimant le métier, agile et brave, qui ferait un vrai marin. M. Gibson le traitait paternellement, sans rien lui passer cependant, et Jim lui témoignait une grande affection. Au contraire, Jim éprouvait, par instinct, une sorte de répugnance pour le maître Flig Balt. Celui-ci, qui s’en était aperçu, cherchait toujours à le prendre en faute, – ce qui amena plus d’une fois l’intervention de M. Gibson.

Quant au cuisinier Koa, il était de ce type d’indigènes qui appartient à la seconde race des Néo-Zélandais, individus de taille moyenne, au teint de mulâtre, robustes, musculeux et souples, aux cheveux crépus, dont se compose généralement la classe du peuple chez les Maoris. A la fin de ce premier voyage qu’il faisait à bord du brick en qualité de maître-coq, Harry Gibson entendait congédier cet être sournois, vindicatif, méchant, – en outre malpropre, – sur lequel les réprimandes et les punitions ne produisaient aucun effet. Du reste, Flig Balt avait raison de le ranger parmi ceux qui n’hésiteraient pas à se révolter contre le capitaine. Vin Mod et lui s’entendaient bien. Le maître d’équipage le ménageait, l’excusait, ne le punissait que lorsqu’il ne pouvait faire autrement. Koa savait qu’il serait débarqué dès l’arrivée à Hobart-Town, et, plus d’une fois, il avait menacé de se venger. Donc, Flig Balt, Vin Mod et lui, aidés des quatre nouveaux introduits à bord, c’étaient sept hommes en face de M. Gibson, des trois autres matelots et du mousse. Il est vrai, M. Hawkins, l’armateur, et Nat Gibson devaient prendre passage sur le brick à Wellington, et la proportion serait moins inégale. Mais il était possible que Flig Balt parvînt à s’emparer du navire entre Dunedin et Wellington pendant la traversée, de si courte durée qu’elle dût être. Si l’occasion se présentait, Vin Mod ne la laisserait pas perdre.

Le James-Cook, en cours de cabotage depuis quatre mois, était chargé pour différents ports, où il avait débarqué et embarqué ses cargaisons avec des frets avantageux. Après avoir successivement touché à Malikolo, à Merèna et à Eromanga des Nouvelles-Hébrides, puis à Vanoua Linon des Fidji, il regagnerait Wellington, où M. Hawkins et Nat Gibson l’attendaient. Puis il ferait voile pour les archipels de la Nouvelle-Guinée, bien pourvu d’objets de pacotille destinés aux indigènes, et il en rapporterait de la nacre et du coprah pour une valeur de dix à douze mille piastres. C’est de là que s’effectuerait le retour à Hobart-Town, avec relâches à Brisbane ou à Sydney, si les circonstances l’exigeaient. Encore deux mois, et le brick serait rentré à son port d’attache.

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Nouvelle-Zelande: Dunedin, geyser, ancien volcan

On conçoit donc combien les retards subis à Dunedin avaient contrarié M. Gibson. M. Hawkins savait à quoi s’en tenir à cet égard, grâce aux lettres et télégrammes échangés entre Dunedin et Wellington, et par lesquels il pressait le capitaine de reformer son équipage. Il parlait même de venir à Dunedin, s’il le fallait, bien que les affaires exigeassent sa présence à Wellington. M. Gibson, on l’a vu, n’avait rien négligé, ayant hâte de lui donner satisfaction, et on n’oublie pas à quelles difficultés il s’était heurté, nombre d’autres capitaines se trouvant dans le même embarras. Enfin Flig Balt avait réussi, et, lorsque les quatre matelots de la taverne des Three-Magpies furent à bord, il fit hisser les embarcations afin qu’ils ne pussent décamper pendant la nuit.

Le soir même, Flig Balt raconta au capitaine comment les choses s’étaient passées, comment il avait profité d’une bagarre pour soustraire Len Cannon et trois autres aux recherches de la police. Ce qu’ils valaient, on le verrait bien… Le plus souvent, ces mauvaises têtes se calment quand le navire est en mer… Les tapageurs en bordée font la plupart du temps d’excellents matelots… En somme, le maître d’équipage croyait avoir agi pour le mieux.

«Je les verrai demain, dit M. Gibson.

– Oui… demain, répondit maître Balt, et mieux vaut, capitaine, les laisser cuver leur gin jusqu’au matin…

– C’est entendu. D’ailleurs, les embarcations sont sur les palans, et, à moins qu’ils ne se jettent par-dessus le bord…

– Impossible, capitaine… Je les ai envoyés dans la cale et ils n’en sortiront qu’au moment du départ…

– Mais, le jour venu, Balt?…

– Oh! le jour venu, la crainte de tomber entre les mains des policemen les retiendra à bord.

– A demain donc», répondit M. Gibson.

La nuit s’écoula, et, sans doute, il eût été inutile d’enfermer Len Cannon et ses camarades. Ils ne songeaient guère à se sauver et dormirent bruyamment du sommeil de l’ivrogne.

Le lendemain, dès l’aube, le capitaine Gibson fit les préparatifs d’appareillage. Ses papiers étant en règle, il n’eut pas besoin de retourner à terre. C’est alors qu’il fut nécessaire d’appeler les nouvelles recrues sur le pont.

Vin Mod ouvrit le grand panneau, et les quatre matelots montèrent pour la manœuvre. Parfaitement dégrisés, ils ne manifestaient aucunement l’intention de s’enfuir.

Toutefois, lorsqu’ils comparurent devant le capitaine, si M. Gibson fut assez maître de lui pour cacher l’impression que produisit la vue de ces hommes – impression qui ne laissa pas d’être des plus désagréables –, il les observa attentivement, puis demanda leurs noms, afin de les inscrire sur le rôle de l’équipage.

En donnant ces noms, ils indiquèrent également leur nationalité: deux Anglais, un Irlandais et un Américain. Quant au domicile, ils n’en avaient pas d’autre que les tavernes du port, dont les tenanciers sont en même temps des logeurs. En ce qui concernait leurs effets, et tout ce qui est d’ordinaire contenu dans le sac du matelot, ils n’avaient pu les emporter. D’ailleurs, Flig Balt mettrait à leur disposition les vêtements, linge et ustensiles que les déserteurs ne viendraient jamais réclamer. Il n’y aurait donc pas lieu de les envoyer chercher leurs sacs, et ils n’insistèrent pas.

Lorsque Len Cannon, Sexton, Kyle et Bryce eurent regagné l’avant, M. Gibson dit, en hochant la tête:

«Mauvaises pratiques, Balt, et je ne crois pas que vous ayez eu la main heureuse…

– C’est à voir, capitaine… à voir à la besogne…

– Il faudra les surveiller, ces gens-là, et de près!…

– Assurément, monsieur Gibson. Pourtant, ils ne sont pas maladroits, d’après le dire d’un officier du West-Pound, ici en relâche.

– Vous les aviez donc déjà en vue?…

– Oui… depuis quelques jours.

– Et cet officier les connaissait?…

– Ils ont navigué avec lui au long cours, et, à l’en croire, ce sont de bons marins.»

Le maître d’équipage mentait effrontément. Aucun officier ne lui avait parlé de ces quatre hommes; mais son assertion ne pouvait plus être contrôlée, et M. Gibson n’avait aucune raison d’en suspecter la valeur.

«On aura soin de ne pas les mettre de quart ensemble, dit le capitaine: les deux Anglais avec Hobbes et Wickley, l’Irlandais et l’Américain avec Burnes et Vin Mod… Ce sera plus sûr…

– Compris, capitaine; et, je vous le répète, une fois en mer, ils ne bouderont pas au travail… C’est seulement en relâche, et particulièrement à Wellington, qu’ils seront à surveiller… Pas de permission, si vous m’en croyez, ou ils pourraient bien ne pas revenir à bord…

– N’importe, Balt, ils ne m’inspirent point confiance, et, à Wellington, si je puis les remplacer…

– On les remplacera», répondit le maître d’équipage.

Flig Balt ne voulut pas insister plus qu’il ne convenait, ni paraître tenir à ces marins d’occasion.

«Après tout…, ajouta-t-il, j’ai fait pour le mieux, capitaine, et je n’avais pas grand choix!…»

M. Gibson revint vers l’arrière, près de l’homme de barre, tandis que Flig Balt se rendait à l’avant, afin de faire virer l’ancre et la ramener à poste, dès que les voiles seraient orientées.

Le capitaine regarda le compas de l’habitacle posé devant la roue du gouvernail, puis la girouette à la pointe du grand mât, puis le pavillon britannique que le vent déployait à la corne de brigantine.

Le James-Cook se balançait sur sa chaîne au milieu du port. La brise, soufflant du nord-ouest, devait favoriser sa sortie. Après avoir descendu le chenal jusqu’à Port-Chalmers, il trouverait bon vent pour remonter de la côte orientale de la Nouvelle-Zélande jusqu’au détroit qui sépare les deux îles. Toutefois, il lui faudrait, après avoir appareillé, prendre du tour pour éviter quelques navires mouillés à l’entrée du chenal et se rapprocher du quai qui borde le port à droite.

M. Gibson donna ses ordres. Les deux huniers, la trinquette, les focs et la brigantine furent successivement établis. Pendant cette manœuvre, il parut constant que Len Cannon et ses camarades connaissaient le métier, et, lorsqu’ils eurent à monter jusqu’aux barres des perroquets, ils le firent en hommes qui n’ont plus rien à apprendre du service de gabiers.

L’ancre, étant à pic, fut hissée au moment où les écoutes étaient raidies pour mettre le brick en bonne direction.

Flig Balt et Vin Mod purent échanger quelques mots pendant la manœuvre.

«Eh! fit celui-ci, nos recrues vont bien…

– Assez proprement, Mod…

– Encore trois lascars de cette sorte, et nous aurions l’équipage qu’il nous faut…

– Et le navire qu’il nous faudrait…, ajouta Flig Balt à mi-voix.

– Et le capitaine qu’il nous faudrait!…» déclara Vin Mod, en portant la main à son béret, comme s’il se fût tenu devant son chef.

Flig Balt l’arrêta du geste, craignant que ces imprudentes paroles pussent être entendues du mousse, occupé à tourner l’écoute du petit foc. Puis il allait regagner le rouf, lorsque Vin Mod lui demanda comment M. Gibson avait trouvé les quatre habitués des Three-Magpies.

«Il a paru médiocrement satisfait…, répondit Flig Balt.

– Le fait est que nos recrues ne payent pas de mine! répliqua Vin Mod.

– Je ne serais pas surpris qu’il voulût les débarquer à Wellington…, dit Flig Balt.

– Pour débarquer à Wellington, ajouta Vin Mod en haussant les épaules, il faut aller à Wellington… Mais j’espère que nous n’irons pas à Wellington et on n’y débarquera personne.

– Pas d’imprudence, Mod!

– Enfin… Flig Balt, le capitaine n’est pas content?…

– Non.

– Qu’importé, si nous le sommes!»

Le maître d’équipage revint vers l’arrière.

«Tout est paré?… lui demanda M. Gibson.

– Tout, capitaine.»

Le James-Cook évoluait alors en se rapprochant du quai dont il allait contourner la pointe à moins d’une demi-encablure.

Là s’était formé un groupe, marins et badauds, que la vue d’un navire sous voiles intéresse toujours. Et d’ailleurs, depuis plusieurs semaines, on était privé de ce spectacle, puisque les bâtiments n’avaient pu quitter leur mouillage.

Or, dans ce groupe se voyaient quelques policemen dont l’attention paraissait très attirée sur le James-Cook. Cela se devinait à leurs gestes, à leur attitude. Même deux ou trois de ces agents se détachèrent et coururent vers l’extrémité du quai que le brick ne tarderait pas à ranger.

Précisément, – ni Flig Balt ni Vin Mod ne purent s’y tromper, – ces policemen étaient de ceux qu’ils avaient vus la veille dans la taverne d’Adam Fry. Len Cannon et ses camarades risquaient donc d’être reconnus, et qui sait si le James-Cook, hélé au passage et recevant l’ordre de s’arrêter, ne serait pas mis en demeure de livrer les matelots des Three-Magpies?…

Après tout, le capitaine Gibson, quitte à ne point se départir d’une extrême surveillance, trouvait son avantage à les conserver, ce qui lui permettait de mettre en mer, et il eût été fort embarrassé s’il avait dû les rendre à la police. Aussi, après deux mots que lui dit Flig Balt, approuva-t-il que Vin Mod fît descendre dans le poste Len Cannon, Sexton, Kyle et Bryce avant qu’ils eussent été aperçus par les agents.

«En bas… en bas!…» leur souffla Vin Mod.

Ils jetèrent un rapide regard vers le quai, comprirent, s’affalèrent à travers le panneau. D’ailleurs, leur présence n’était plus indispensable sur le pont, et l’homme de barre suffisait à diriger le James-Cook vers l’entrée du chenal, sans qu’il fût nécessaire de brasser les voiles.

Le brick continua à se rapprocher de la pointe et plus que ne le font d’ordinaire les navires, car il lui fallut éviter un steamer américain dont les vigoureux sifflets déchiraient l’air.

Les policemen eurent alors toute facilité pour observer les matelots du bord et, assurément, si Len Cannon et les autres ne se fussent déhalés, ils auraient été reconnus et débarqués sur l’heure. Mais les agents ne les virent point, et le brick put donner dans le chenal, dès que le steamer en eut laissé l’entrée libre.

Il n’y avait plus rien à craindre: les quatre matelots remontèrent sur le pont.

Du reste, leur concours s’imposait. Le chenal, qui va du sud-ouest au nord-est, est assez sinueux, et il y a lieu de filer ou de raidir les écoutes à chaque détour.

Le James-Cook, servi par la brise, navigua sans difficulté entre les rives verdoyantes, semées de villas et de cottages, et dont l’une est parcourue par le railway qui met en communication Dunedin et Port-Chalmers.

Il était à peine huit heures lorsque le brick passa devant ce port et, tout dessus, donna en pleine mer. Puis, ses amures à bâbord, il remonta le long de la côte, laissant dans le sud le phare d’Otago et le cap Saunders.

 

 

Chapitre III

Vin Mod à l’œuvre

 

a distance entre Dunedin et Wellington, à travers le détroit qui sépare les deux grandes îles, est inférieure à quatre cents milles. Si la brise de nord-ouest se maintenait, la mer resterait belle le long de la côte, et, à raison de dix milles par heure, le James-Cook arriverait le surlendemain à Wellington.

Pendant cette courte traversée, Flig Balt parviendrait-il à exécuter ses projets, à s’emparer du brick, après s’être débarrassé du capitaine et de ses compagnons, à l’entraîner vers ces lointains parages du Pacifique, où toute sécurité et toute impunité lui seraient offertes?…

On sait comment Vin Mod entendait procéder: M. Gibson et les hommes qui lui étaient fidèles seraient surpris et jetés par-dessus le bord avant d’avoir pu se défendre. Mais, dès à présent, il fallait mettre Len Cannon et ses camarades dans le complot, – ce qui ne serait sans doute pas difficile, – les tâter préalablement à ce sujet et s’assurer leur concours. C’est ce que comptait faire Vin Mod pendant cette première journée de navigation, afin d’agir pendant la nuit prochaine. Pas de temps à perdre. En quarante-huit heures, le brick, rendu à Wellington, recevrait comme passagers M. Hawkins et Nat Gibson. Donc, cette nuit ou la suivante, il importait que le James-Cook fût tombé au pouvoir de Flig Balt et de ses complices. Sinon, les chances de réussite seraient infiniment diminuées, et pareille occasion ne se représenterait peut-être pas.

Du reste, que Len Cannon, Sexton, Kyle et Bryce consentissent, Vin Mod ne pensait pas que cela pût faire question avec de tels individus, sans foi ni loi, sans conscience ni scrupules, alléchés par la perspective de fructueuses campagnes en ces régions du Pacifique, où la justice ne saurait les atteindre.

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L’île méridionale de la Nouvelle-Zélande, Tawaï-Pounamou, affecte la forme d’un long rectangle, renflé à sa partie inférieure, qui se dessine un peu obliquement du sud-ouest au sud-est. Au contraire, c’est sous la forme d’un triangle irrégulier, terminé par une étroite langue de terre projetée jusqu’à la pointe du Cap Nord, que se présente Ika-na-Maoui, l’île septentrionale.

La côte que suivait le brick est fort déchiquetée, relevée de rochers énormes à silhouettes bizarres, qui ressemblent de loin à quelquesgigantesques mastodontes échoués sur les grèves. Ça et là une succession d’arcades figure le pourtour d’un cloître, où la houle, même par beau temps, se précipite furieusement avec un bruit formidable. Un navire qui se mettrait au plein sur le littoral serait irrémédiablement perdu, et trois ou quatre coups de mer suffiraient à le démolir. Heureusement, s’il est poussé par la tempête, soit qu’il vienne de l’est, soit qu’il vienne de l’ouest, il a chance de pouvoir doubler les extrêmes promontoires de la Nouvelle-Zélande. D’ailleurs, il existe deux détroits où il est possible de trouver abri si l’on manque l’entrée des ports: celui de Cook, qui sépare les deux îles, et celui de Foveaux, ouvert entre Tavaï-Pounamou et l’île de Stewart, à son extrémité méridionale. Mais il faut se garder des dangereux récifs des Snares, où se heurtent les flots de l’océan Indien et ceux de l’océan Pacifique, parages trop féconds en sinistres maritimes.

En arrière de la côte se déroule un puissant système orographique, creusé de cratères, sillonné de chutes qui alimentent des rivières considérables malgré leur étendue restreinte. Sur le versant des montagnes montent des étages de forêts dont les arbres sont parfois démesurés, pins hauts de cent pieds et d’un diamètre de vingt, cèdres à feuilles d’olivier, le «koudy» résineux, le «kaïkatea» à feuilles résistantes et à baies rouges, dont les troncs sont dépourvus de branches entre le pied et la cime.

Si Ika-na-Maoui peut s’enorgueillir de la richesse de son sol, de la puissance de sa fertilité, de cette végétation qui rivalise en certaines parties avec les plus brillantes productions de la flore tropicale, Tavaï-Pounamou est tenue à moins de reconnaissance envers la nature. C’est tout au plus la dixième partie du territoire qui est susceptible d’être livrée à la culture. Mais, dans les endroits privilégiés, les indigènes peuvent encore récolter un peu de blé d’Inde, différentes plantes herbacées, des pommes de terre en abondance, puis à profusion cette racine de fougère, le «pteris esculenta», dont ils font leur principale nourriture.

Le James-Cook, parfois, approchait de si près la côte, dont Harry Gibson connaissait bien les sondes, que le chant des oiseaux arrivait distinctement jusqu’à bord, entre autres celui du «pou», des plus mélodieux. Il s’y mêlait aussi le cri guttural des perroquets de diverses sortes, des canards à bec jaune, jambes et pattes d’un rouge écarlate, sans parler des autres nombreuses espèces aquatiques, dont les plus hardis représentants voltigeaient à travers les agrès du navire. Et, aussi, lorsque son étrave troublait leurs ébats, avec quelle rapidité se dispersaient les cétacés, ces éléphants, ces lions de mer, ces multitudes de phoques, recherchés pour leur graisse huileuse, pour leur fourrure épaisse et dont deux centaines suffisent à produire près de cent barils d’huile!

Le temps se maintenait. Si la brise tombait, ce ne serait pas avant le soir, puisqu’elle venait de terre, et, en s’abaissant, rencontrerait l’obstacle de la chaîne intérieure.

Sous l’influence d’un beau soleil, elle parcourait les hautes zones et poussait rapidement le brick, qui portait ses voiles d’étai et ses bonnettes de tribord. A peine s’il y avait lieu de mollir les écoutes, de modifier la barre. Aussi les nouveaux embarqués pouvaient-ils apprécier en marins les qualités nautiques du James-Cook.

Vers onze heures, le mont Herbert, un peu ayant le port d’Oamaru, montra sa cime ballonnée, qui s’élève à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Pendant la matinée, Vin Mod chercha vainement à causer avec Len Cannon, qu’il considérait justement comme le plus intelligent et le plus influent des quatre recrues de Dunedin. M. Gibson, on le sait, avait ordonné que ces matelots ne fussent point réunis dans le même quart. Mieux valait, en effet, qu’on les tînt séparés les uns des autres. Au surplus, n’ayant point à manœuvrer, le capitaine laissait au maître d’équipage la surveillance du navire et il s’occupait dans sa cabine à la mise en état de ses comptes de bord.

A ce moment, Hobbes était à la banc. Flig Balt se promenait depuis le grand mât jusqu’à l’arrière, de chaque côté du rouf. Deux autres matelots, Burne et Bryce, allaient et venaient le long du bastingage, sans échanger une parole. Vin Mod et Len Cannon se trouvaient ensemble sous le vent, et leur conversation ne pourrait être entendue de personne.

Lorsque Jim, le mousse, s’approchait d’eux, on le congédiait assez brutalement, et même, par prudence, maître Balt l’envoya frotter les cuivres de l’habitacle.

Quant aux deux autres camarades de Len Cannon, Sexton et Kyle, qui n’étaient point de quart, ils préféraient le plein air à l’atmosphère échauffée du poste. Le cuisinier Koa, sur le gaillard d’avant, les y amusait de ses grosses plaisanteries et de ses abominables grimaces. Il fallait voir à quel point cet indigène se montrait fier des tatouages de sa figure, de son torse et de ses membres, ce moko des Néo-Zélandais qui sillonne profondément la peau au lieu de l’entamer, ainsi que cela se fait chez les autres peuplades du Pacifique. Cette opération du moko n’est pas pratiquée sur tous les naturels. Non! les koukis ou esclaves n’en sont point dignes, ni les gens de basse classe, à moins qu’ils ne se soient distingués à la guerre par quelque action d’éclat.

Aussi Koa en tirait-il une extraordinaire vanité.

Et, – ce qui paraissait intéresser fort Sexton et Kyle, – il entendait leur donner toute explication sur son tatouage, il racontait dans quelles circonstances sa poitrine avait été décorée de tel ou tel dessin, il signalait celui du front, représentant son nom gravé en caractères ineffaçables et que, pour rien au monde, d’ailleurs, il n’eût voulu effacer.

Au reste, chez les indigènes, le système cutané, grâce à ces opérations qui s’étendent à toute la surface du corps, gagne beaucoup en épaisseur et en solidité. De là une résistance plus grande aux froidures de ce climat pendant l’hiver, aux piqûres des moustiques, et combien d’Européens, à ce prix, se féliciteraient de pouvoir braver les attaques de ces maudits insectes!

Tandis que Koa, se sentant instinctivement poussé par une sympathie toute naturelle vers Sexton et son camarade, jetait ainsi les bases d’une étroite amitié, Vin Mod «travaillait» Len Cannon, lequel, de son côté, ne demandait qu’à le voir venir:

«Eh! ami Cannon, dit Vin Mod, te voici donc à bord du James-Cook… Un bon navire, n’est-ce pas? et qui vous file ses onze nœuds sans qu’on ait besoin de lui donner la main…

– Comme tu dis, Mod.

– Et, avec une belle cargaison dans le ventre, il vaut cher…

– Tant mieux pour l’armateur.

– L’armateur… ou un autre!… En attendant, nous n’avons qu’à nous croiser les bras pendant qu’il fait bonne route…

– Aujourd’hui, ça va bien, répondit Len Cannon, mais demain… qui sait?…

– Demain… après-demain… toujours!… s’écria Vin Mod en frappant sur l’épaule de Len Cannon. Et n’est-ce pas préférable que d’être resté à terre?… Où seriez-vous, les camarades et toi, à présent… si vous n’étiez pas ici?…

– Aux Three-Magpies, Mod…

– Non… et Adam Fry vous aurait mis à la porte, après la façon dont vous l’avez traité… Puis, les policemen vous auraient empoignés tous les quatre… et comme vous n’en êtes pas, je le suppose, à débuter devant le tribunal de police, on vous aurait gratifiés d’un ou deux bons mois de repos dans la prison de Dunedin…

– Prison en ville ou bâtiment en mer, c’est tout un…, répliqua Len Cannon, qui ne semblait pas résigné à son sort.

– Comment…, s’écria Vin Mod, des marins qui parlent de la sorte!…

– Ce n’était pas notre idée de naviguer…, déclara Len Cannon. Sans cette méchante bagarre d’hier, nous serions déjà loin sur les routes d’Otago…

– A peiner… à trimer… à crever de faim et de soif, l’ami, et pour quoi faire?…

– Faire fortune!… riposta Len Cannon.

– Faire fortune… dans les placers?… répondit Vin Mod. Mais il n’y a plus rien à pêcher là-bas… Est-ce que tu n’as pas vu ceux qui en reviennent?… Des cailloux, tant qu’on en veut, et l’on peut s’en lester pour ne point revenir les poches vides!… Quant à des pépites, la récolte est finie, et ça ne repousse pas du jour au lendemain… ni même d’une année à l’autre!…

– J’en connais qui ne regrettent pas d’avoir lâché leur bâtiment pour les gisements de la Clutha…

– Et moi… j’en connais… quatre, qui ne regretteront pas de s’être embarqués sur le James-Cook au lieu d’avoir filé à l’intérieur!

– C’est pour nous que tu dis cela?…

– Pour vous et deux ou trois autres bons lurons de ton espèce…

– Et tu cherches à me fourrer dans la tête qu’un matelot gagne de quoi rire, manger et boire le restant de ses jours, à faire le cabotage pour le compte d’un capitaine et d’un armateur?

– Non, certes…, répliqua Vin Mod, à moins qu’il ne le fasse pour son propre compte!…

– Et le moyen… quand on n’est pas propriétaire du navire?…

– On peut quelquefois le devenir…

– Eh! crois-tu donc que mes camarades et moi nous ayons de l’argent à la banque de Dunedin pour l’acheter?…

– Non, l’ami… et, si vous avez jamais eu des économies, elles ont plutôt passé par les mains des Adam Fry et autres banquiers de cette sorte!…

– Eh bien, Mod, pas d’argent, pas de navire… et je ne pense pas que M. Gibson soit d’humeur à nous faire cadeau du sien…

– Non… mais enfin un malheur peut survenir… Si M. Gibson venait à disparaître… un accident, une chute à la mer… cela arrive aux meilleurs capitaines… Un coup de lame, il n’en faut pas plus pour vous déhaler… et, la nuit… sans qu’on s’en aperçoive… Puis le matin, plus personne…»

Len Cannon regardait Vin Mod, les yeux dans les yeux, se demandant s’il comprenait bien ce langage.

L’autre continua:

«Et alors, que se passe-t-il?… On remplace le capitaine, et, dans ce cas, c’est le second qui prend le commandement du navire, ou, s’il n’y a pas de second, c’est le lieutenant…

– Et, s’il n’y a pas de lieutenant…, ajouta Len Cannon en baissant la voix, après avoir poussé du coude son interlocuteur, s’il n’y a pas de lieutenant… c’est le maître d’équipage…

– Comme tu dis, l’ami, et, avec un maître d’équipage comme Flig Balt, on va loin…

– Pas où l’on devait aller?… insinua Len Cannon, en coulant un regard de côté.

– Non… mais où l’on veut aller…, répondit Vin Mod, là où se font de bons coups de commerce… de bonnes cargaisons… de la nacre, du coprah, des épices… tout cela dans la cale du Little-Girl.

– Comment… le Little-Girl?…

– Ce serait le nouveau nom du James-Cook… un joli nom, n’est-ce pas, et qui doit porter bonheur!»

Enfin, que ce fût ce nom ou un autre, – bien que Vin Mod parût y tenir tout particulièrement, – il y avait une affaire en perspective. Len Cannon était assez intelligent pour comprendre à demi-mot que cela s’adressait à ses camarades des Three-Magpies comme à lui-même. Ce n’étaient certes pas les scrupules qui les retiendraient. Toutefois, avant de s’engager, il convient de connaître les choses à fond et de quel côté sont les chances. Aussi, après quelques moments de réflexion, Len Cannon, qui jeta les yeux autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre, dit à Vin Mod:

«Lâche tout!»

Vin Mod le mit alors au courant de l’affaire convenue avec Flig Balt. Len Cannon, très accessible à des propositions de ce genre, ne montra aucune surprise à les entendre, aucune répugnance à les débattre, aucune hésitation à les accepter. Se débarrasser du capitaine Gibson et des matelots qui eussent refusé d’entrer en rébellion contre lui, s’emparer du brick, en changer le nom et, au besoin, la nationalité, trafiquer à travers le Pacifique à parts égales dans les profits, cela était bien pour séduire ce coquin. Néanmoins, il voulait des garanties, il entendait avoir l’assurance que le maître d’équipage connivait avec Vin Mod.

«Ce soir, après le quart de huit heures, pendant que tu seras à la barre, Flig Balt te parlera, Len… Ouvre l’oreille…

– Et c’est lui qui commandera le James-Cook?… demanda Len Cannon, qui eût sans doute préféré n’être sous les ordres de personne.

– Eh oui… mille diables!… répliqua Vin Mod. Il faut bien avoir un capitaine!… Seulement, c’est toi, Len, tes camarades et nous tous qui serons les armateurs…

– Convenu, Mod… Dès que je serai seul avec Sexton, Bryce et Kyle, je leur toucherai deux mots de l’affaire…

– C’est que cela presse…

– Tant que cela?…

– Oui… cette nuit, et, une fois les maîtres à bord, on prendrait le large!…»

Et alors Vin Mod expliqua pourquoi le coup devait être exécuté avant l’arrivée à Wellington, où embarqueraient M. Hawkins et le fils Gibson…

Avec deux hommes de plus, la partie serait moins sûre… Dans tous les cas, si ce n’était pas cette nuit, il fallait que ce fût l’autre. Pas plus tard… ou il y aurait moins de chance de réussir.

Len Cannon comprit, ces raisons. Le soir venu, il préviendrait ses camarades dont il répondait comme de lui. Du moment que le maître d’équipage ordonnerait, ils obéiraient au maître d’équipage… Mais, d’abord, Flig Balt devrait confirmer tout ce que venait de dire Vin Mod… Deux mots suffiraient et une poignée de main pour sceller le pacte… Et, par saint Patrick! Len Cannon n’exigerait pas une signature… Ce qui serait promis serait tenu…, etc.

Bref, ainsi que l’avait indiqué Vin Mod, vers huit heures, tandis que Len Cannon était à la barre, Flig Balt, en sortant du rouf, se dirigea vers l’arrière. Le capitaine s’y trouvant alors, il y avait lieu d’attendre qu’il eût regagné sa cabine, après avoir donné ses ordres pour la nuit.

La brise de nord-ouest tenait encore, bien qu’elle eût un peu molli au coucher du soleil. La mer promettait d’être belle jusqu’au matin, et il ne serait pas nécessaire de changer la voilure; peut-être seulement devrait-on amener le grand et le petit perroquet. Le brick resterait alors sous ses huniers, ses basses voiles et ses focs. D’ailleurs il serrait de moins près le vent, en attendant de mettre le cap au nord-est.

En effet, le James-Cook, au large du port de Timaru, allait traverser la vaste baie qui échancre la côte, connue sous le nom de Canterbury-Bight. Afin de doubler la presqu’île de Banks qui la ferme, il lui faudrait arriver de deux quarts et naviguer sous l’allure du largue.

M. Gibson fit donc brasser les vergues et filer les écoutes de manière à suivre cette direction. Lorsque le jour reviendrait, à condition que la brise ne tombât pas tout à fait, il comptait avoir laissé en arrière les Pompey’s Pillars et se trouver par le travers de Christchurch.

Ses ordres exécutés, Harry Gibson, au grand ennui de Flig Balt, demeura sur le pont jusqu’à dix heures, tantôt échangeant quelques paroles avec lui, tantôt assis sur le couronnement. Le maître d’équipage, prévenu par Vin Mod, était dans l’impossibilité d’entretenir Len Cannon.

Enfin, tout allait bien à bord. Le brick n’aurait à modifier sa route qu’à trois ou quatre heures du matin, lorsqu’il serait en vue du port d’Akaroa. Aussi M. Gibson, un dernier coup d’œil donné à l’horizon et à la voilure, regagna-t-il sa cabine qui prenait jour sur l’avant du rouf.

Il n’y en eut pas long à dire entre Flig Balt et Len Cannon. Le maître d’équipage confirma les propositions de Vin Mod. Pas de demi-mesures… On jetterait le capitaine par-dessus le bord, après l’avoir surpris dans sa cabine, et, comme on ne pouvait compter sur Hobbes, Wickley et Burnes, on les enverrait le rejoindre… Len Cannon n’avaitdonc qu’à s’assurer du concours de ses trois camarades, autrement dit à les avertir: ce n’est pas de leur part que viendraient les objections. «Et quand?… demanda Len Cannon.

– Cette nuit, répondit Vin Mod, qui avait pris part à l’entretien.

– Quelle heure?

– Entre onze heures et minuit, répondit Flig Balt. A ce moment, Hobbes sera de quart avec Sexton, Wickley à la barre… Il n’y aura pas à les tirer du poste, et, après que nous serons débarrassés de ces honnêtes matelots…

– Entendu», répondit Len Cannon, sans éprouver plus d’hésitation que de scrupule.

Puis, abandonnant la roue à Vin Mod, il se dirigea vers l’avant afin de mettre Sexton, Bryce et Kyle au courant de l’affaire.

Arrivé au pied du mât de misaine, c’est inutilement qu’il chercha Sexton et Bryce. Ils auraient dû être de quart, et ni l’un ni l’autre n’étaient là.

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Len Cannon et Bryce

Wickley, qu’il interrogea, se contenta de hausser les épaules.

«Où sont-ils? demanda Len Cannon.

– Dans le poste… ivres morts… tous les deux!

– Ah! les brutes! murmura Len Cannon. Les voilà soûls pour toute la nuit, et rien à en faire!»

Une fois descendu, il trouva ses camarades vautrés sur leurs cadres. Il les secoua… Des brutes, en vérité!… Ils avaient volé une bouteille de gin dans la cambuse, ils l’avaient vidée jusqu’à la dernière goutte… Impossible de les tirer de cette ivresse, d’où ils ne sortiraient qu’au matin… Impossible de leur communiquer les projets de Vin Mod!… Impossible de compter sur eux pour les mettre à exécution avant le lever du soleil, car, sans eux, la partie était trop inégale!…

Lorsque Flig Balt eut été prévenu, on se figure aisément ce que fut sa colère. Vin Mod ne le calma pas sans peine, et lui aussi vouait à la potence ces misérables ivrognes!… Mais enfin, rien n’était perdu… Ce qui ne pouvait se faire cette nuit se ferait la nuit prochaine… On veillerait sur Kyle et Sexton… On les empêcherait de boire… Dans tous les cas, Flig Balt se garderait bien de les dénoncer au capitaine, ni pour la soûlerie, ni pour le vol de la bouteille… M. Gibson les enverrait à fond de cale jusqu’à l’arrivée du brick à Wellington, les remettrait entre les mains des autorités maritimes et débarquerait peut-être par surcroît Len Cannon et Kyle, ainsi que le fit observer Vin Mod… C’était parler sagement. D’autre part, les matelots ne se dénoncent pas entre eux. Ni Hobbes, ni Wickley, ni Burnes, ni même le mousse ne parleraient, et le capitaine n’aurait point à intervenir.

La nuit s’écoula, et la tranquillité ne fut point troublée à bord du James-Cook.

Lorsque Harry Gibson monta de grand matin sur le pont, il constata que les hommes de quart étaient à leur poste, et le brick en bonne direction par le travers de Christchurch, après avoir doublé la presqu’île de Banks.

Cette journée du 27 s’annonça bien. Le soleil déborda d’un horizon dont les brumes se dissipèrent promptement. Un instant on put croire que la brise s’établirait au large; mais, dès sept heures, elle vint de terre, et, sans doute, se maintiendrait au nord-ouest comme la veille. En pinçant le vent, le James-Cook pourrait atteindre le port de Wellington sans changer ses amures.

«Rien de nouveau?… demanda M. Gibson à Flig Balt, lorsque le maître d’équipage sortit de sa cabine, où il avait passé les dernières heures de la nuit.

– Rien de nouveau, monsieur Gibson, répondit-il.

– Qui est à la barre?…

– Le matelot Cannon.

– Vous n’avez pas eu à reprendre les nouvelles recrues dans le service?…

– En aucune façon, et je crois ces gens-là meilleurs qu’ils ne paraissent.

– Tant mieux, Balt, car j’ai idée qu’à Wellington, comme à Dunedin, les capitaines doivent être à court d’équipages.

– C’est probable, monsieur Gibson…

– Et, somme toute, si je pouvais m’arranger de ceux-ci…

– Ce serait pour le mieux!» répondit Flig Balt.

Le James-Cook, en remontant vers le nord, prolongeait la côte à trois ou quatre milles seulement. Les détails en apparaissaient avec netteté sous l’embrasement des rayons solaires. Les hautes chaînes du Kaikoura qui sillonnent la province de Malborough dessinaient leurs capricieuses arêtes à une hauteur de dix mille pieds. Sur leurs flancs s’étageaient les épaisses forêts dorées par la lumière, en même temps que les cours d’eau s’épanchaient vers le littoral.

Cependant, la brise montrait une tendance à calmir, et le brick, ce jour-là, ferait moins de route que la veille. D’où probabilité qu’il n’arriverait pas la nuit à Wellington.

Vers cinq heures de l’après-midi, on avait seulement connaissance des hauteurs du Ben More, dans le sud du petit port de Flaxbourne. Il faudrait encore de cinq à six heures pour se trouver à l’ouvert du détroit de Cook. Comme ce passage s’oriente du sud au nord, il ne serait pas nécessaire de modifier l’allure du navire.

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Neo-Zelandais tatoue

Flig Balt et Vin Mod étaient donc assurés d’avoir toute la nuit pour accomplir leurs projets.

Il va sans dire que le concours de Len Cannon et de ses camarades était acquis. Sexton et Bryce, leur ivresse dissipée, Kyle déjà prévenu, n’avaient fait aucune observation. Vin Mod ayant appuyé Len Cannon, on n’attendait plus que le moment d’agir. Voici dans quelles conditions.

Entre minuit et une heure du matin, tandis que le capitaine serait endormi, Vin Mod et Len Cannon pénétreraient dans sa cabine, le bâillonneraient, l’enlèveraient et le jetteraient à la mer avant qu’il eût le temps de pousser un cri. A ce moment, Hobbes et Burnes, étant de quart, seraient saisis par Kyle, Sexton, Bryce, et subiraient le même sort. Resterait Wickley dans le poste; Koa et Flig Balt en auraient facilement raison, ainsi que du mousse. L’exécution faite, il n’y aurait plus à bord que les auteurs du crime, pas un seul témoin, et le James-Cook, larguant ses écoutes, gagnerait à toutes voiles les parages du Pacifique dans l’est de la Nouvelle-Zélande.

Toutes les chances étaient donc pour que cet abominable complot réussît. Avant le lever du jour, sous le commandement de Flig Balt, le brick serait déjà loin de ces parages.

Il était environ sept heures, lorsque le cap Campbell fut relevé au nord-est. C’est à proprement parler l’extrême pointe qui limite le détroit de Cook au sud, ayant pour pendant, à une distance de cinquante milles environ, le cap Palliser, extrémité de l’île Ika-na-Maoui.

Le brick suivait alors le littoral à moins de deux milles, tout dessus, même ses bonnettes, car la brise faiblissait avec le soir. La côte était franche, bordée de roches basaltiques qui forment les premières assises des montagnes de l’intérieur. La cime du mont Weld se détachait comme une pointe de feu sous les rayons du soleil couchant. Bien que les marées du Pacifique soient peu importantes, un courant de terre portait vers le nord et favorisait la marche du James-Cook en direction du détroit.

C’était à huit heures que le capitaine devait rentrer dans sa cabine, après avoir laissé le quart au maître d’équipage. Il n’y aurait qu’à surveiller le passage des navires à l’ouvert du détroit. Au reste, la nuit serait claire, et aucune voile ne paraissait à l’horizon.

Avant huit heures, cependant, une fumée fut signalée par tribord arrière, et on ne tarda pas à voir un steamer qui doublait le cap Campbell.

Vin Mod et Flig Balt n’en prirent point ombrage. Assurément, étant donnée sa marche, il aurait bientôt dépassé le brick.

C’était un aviso de l’État qui n’avait pas encore amené ses couleurs. Or, à cet instant, un coup de fusil se fît entendre, et le pavillon britannique descendit de la corne de brigantine.

Harry Gibson était resté sur le pont. Allait-il donc y demeurer tant que serait en vue cet aviso, qui faisait la même route que le James-Cook, soit qu’il eût l’intention de traverser le détroit, soit qu’il fût à destination de Wellington?…

Voilà ce que se demandaient Flig Balt et Vin Mod, non sans une certaine appréhension, et même une certaine impatience, tant il leur tardait d’être seuls sur le pont.

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Une heure s’écoula. M. Gibson, assis près du rouf, ne paraissait point songer à rentrer. Il échangeait quelques mots avec l’homme de barre, Hobbes, et observait l’aviso, qui ne se trouvait pas à un mille du brick.

Que l’on juge donc du désappointement de Flig Balt, de ses complices, un désappointement qui tournait à la rage. Le bâtiment anglais ne marchait plus qu’à petite vitesse et sa vapeur fusait par le tuyau d’échappement. Il se berçait aux ondulations de la longue houle, troublant à peine les eaux des battements de son hélice, ne faisant pas plus de sillage que le James-Cook.

Pourquoi cet aviso avait-il donc ralenti sa marche?… Était-ce quelque accident survenu à sa machine?… Ou plutôt ne voulait-il pas entrer de nuit dans le port de Wellington, dont les passes sont assez difficiles?…

Enfin, pour une de ces raisons, sans doute, il semblait devoir rester jusqu’à l’aube sous petite vapeur, et, par conséquent, en vue du brick.

Cela était bien pour désappointer Flig Balt, Vin Mod et les autres, pour les inquiéter aussi.

En effet, Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce eurent d’abord la pensée que cet aviso avait été envoyé de Dunedin à leur poursuite; que la police, ayant appris leur embarquement et leur départ sur le brick, cherchait à les reprendre. Craintes exagérées et vaines, assurément. Il eût été plus simple d’envoyer par télégraphe l’ordre de les arrêter dès leur arrivée à Wellington. On ne détache pas un navire de l’État pour s’emparer de quelques matelots tapageurs, lorsqu’il est facile de les pincer au port.

Len Cannon et ses camarades ne tardèrent pas à être rassurés. L’aviso ne fit aucun signal pour entrer en communication avec le brick, et ne mit point d’embarcation à la mer. Le James-Cook ne serait pas l’objet d’une perquisition, et les recrues des Three-Magpies pouvaient être tranquilles à bord.

Mais, si toute crainte fut bannie de ce chef, on imagine aisément la colère qu’éprouvèrent le maître d’équipage et Vin Mod. Impossible d’agir cette nuit, et le lendemain le brick serait à son mouillage de Wellington. Se jeter sur le capitaine Gibson, sur les trois matelots, cela ne se ferait pas sans bruit. Ils résisteraient, ils se défendraient, ils crieraient, et leurs cris seraient entendus de l’aviso, qui ne se trouvait plus qu’à deux ou trois encablures… La révolte ne pouvait éclater dans ces conditions… Elle eût été promptement réprimée par le bâtiment anglais, qui, en quelques tours d’hélice, eût accosté le brick.

«Malédiction!… grommelait Vin Mod. Rien à faire!… On risquerait d’être envoyé à bout de vergues de ce damné bateau…

– Et demain, ajouta Flig Balt, l’armateur et Nat Gibson seront à bord!»

Il aurait fallu s’éloigner de l’aviso, et peut-être le maître d’équipage l’eût-il tenté, si le capitaine, au lieu de regagner sa cabine, ne fût demeuré la plus grande partie de la nuit sur le pont. Impossible de prendre le large… Donc, nécessité de renoncer au projet de s’emparer du brick.

Le jour revint de bonne heure. Le James-Cook avait passé à l’ouvert de Blenheim, situé sur le littoral de Tawaï-Pounamou, côté ouest du détroit; puis il s’était rapproché de la pointe Nicholson, qui se projeté à l’entrée de la baie de Wellington. Enfin, à six heures du matin, il pénétrait dans cette baie en même temps que l’aviso et venait mouiller au milieu du port.

 

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