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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Première partie

(IV-VI)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre IV

Au fond des caves d’Ellora

 

l n’était que trop vrai. Le prince maharatte Dandou-Pant, le fils adoptif de Baji-Rao, Peïschwah de Pounah, en un mot Nana Sahib, – peut-être à cette époque l’unique survivant des chefs de la révolte des Cipayes, – avait pu quitter ses inaccessibles retraites du Népaul. Brave, audacieux, habitué à l’épreuve des dangers immédiats, habile à déjouer les poursuites, savant dans l’art d’embrouiller ses pistes, profondément rusé, il s’était aventuré jusque dans les provinces du Dekkan, sous l’inspiration toujours vivace d’une haine que les terribles représailles de l’insurrection de 1857 n’avaient pu que décupler.

Oui! c’était une haine à mort que le Nana avait vouée aux possesseurs de l’Inde. Il était l’héritier de Baji-Rao, et. lorsque le Peïschwah mourut en 1851, la Compagnie refusa de continuer à lui servir la pension de huit lakhs de roupies1 à laquelle il avait droit. De là, une des causes de cette haine, qui devait aboutir aux plus grands excès.

Mais qu’espérait donc Nana Sahib? Depuis huit ans, la révolte des Cipayes était complètement domptée. Le gouvernement anglais s’était peu à peu substitué à l’honorable Compagnie des Indes et tenait la péninsule entière sous une autorité bien autrement forte que celle de l’Association des marchands. De la rébellion, il ne restait plus traces, pas même dans les rangs de l’armée native, entièrement réorganisée sur de nouvelles bases. Le Nana prétendait-il donc réussir à fomenter un mouvement national parmi les basses classes de l’Indoustan? Ses projets seront bientôt connus. En tout cas, ce qu’il n’ignorait plus, c’est que sa présence avait été signalée dans la province d’Aurungabad, c’est que le gouverneur général en avait avisé le vice-roi, à Calcutta, c’est que sa tête était mise à prix. Ce qui était certain, c’est qu’il avait dû fuir précipitamment, et qu’il lui fallait encore se réfugier dans un asile si bien caché, qu’il pût y échapper aux recherches des agents de la police anglo-indienne.

Le Nana, pendant cette nuit du 6 au 7 mars, ne perdit pas une heure. Il connaissait parfaitement le pays. Il résolut de gagner Ellora, située à vingt-cinq milles d’Aurungabad, afin d’y rejoindre un de ses complices.

La nuit était sombre. Le faux faquir, après s’être assuré qu’il n’était pas poursuivi, se dirigea vers ce mausolée, élevé à quelque distance de la ville en l’honneur du mahométan Sha-Soufi, un saint dont les reliques ont la réputation d’opérer des cures médicales. Mais tout dormait alors dans le mausolée, prêtres et pèlerins, et le Nana put passer sans être inquiété par quelque demande indiscrète.

Cependant, l’ombre n’était pas si épaisse que, quatre lieues plus au nord, ce bloc de granit qui porte le fort imprenable de Daoulutabad et se dresse au milieu d’une plaine à la hauteur de deux cent quarante pieds, pût dérober aux regards son énorme silhouette. Le nabab, en l’apercevant, se rappela qu’un des empereurs du Dekkan, l’un de ses ancêtres, avait voulu faire sa capitale de la vaste cité autrefois établie à la base de ce fort. Et en vérité, c’eût été là une position inexpugnable, bien faite pour devenir le centre d’un mouvement insurrectionnel dans cette partie de l’Inde. Mais Nana Sahib détourna la tête, et n’eut qu’un regard de haine pour cette forteresse, maintenant aux mains de ses ennemis.

Cette plaine dépassée, apparut une région plus accidentée. C’étaient les premières ondulations d’un sol qui allait devenir montagneux. Le Nana, encore dans toute la force de l’âge, ne ralentit pas sa marche, en s’engageant sur des pentes déjà raides. Il voulait faire vingt-cinq milles dans sa nuit, c’est-à-dire franchir la distance qui séparait Ellora d’Aurungabad. Là, il espérait pouvoir se reposer en toute sécurité. Aussi ne fit-il halte, ni dans un caravansérail, ouvert à tout venant, qui se rencontra sur sa route, ni dans un bungalow à demi ruiné, où il eût pu dormir une heure ou deux, au centre de la partie reculée de la montagne.

Au soleil levant, le village de Rauzah, qui possède le tombeau très simple du plus grand des empereurs mongols, Aureng-Zeb, fut contourné par le fugitif. Il était enfin arrivé à ce célèbre groupe d’excavations, qui ont pris leur nom du petit village voisin d’Ellora.

La colline dans laquelle ont été creusées ces caves, au nombre d’une trentaine, se dessine en forme de croissant. Quatre temples, vingt-quatre monastères bouddhiques, quelques grottes moins importantes, tels sont les monuments du groupe. La carrière de basalte a été largement exploitée par la main de l’homme. Mais ce n’est pas pour construire les chefs-d’œuvre dispersés ça et là à l’immense surface de la péninsule que les architectes indous, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, en ont extrait les pierres. Non! ces pierres n’ont été enlevées que pour ménager des vides dans le massif, et ce sont ces vides qui sont devenus des «chaityas» ou des «viharas» suivant leur destination.

Le plus extraordinaire de ces temples est celui des Kaïlas. Que l’on se figure un bloc haut de cent vingt pieds, sur six cents pieds de circonférence. Ce bloc, avec une incroyable audace, on l’a découpé dans la montagne même, on l’a isolé au milieu d’une cour longue de trois cent soixante pieds et large de cent quatre-vingt-six, – une cour que l’outil a conquise aux dépens de la carrière basaltique. Puis, ce bloc ainsi dégagé, les architectes l’ont taillé, comme un statuaire fait d’un morceau d’ivoire. A l’extérieur, ils ont évidé des colonnes, menuisé des pyramidions, arrondi des coupoles, épargné ce qu’il fallait de roc pour obtenir la saillie des bas-reliefs, dans lesquels des éléphants plus grands que nature semblent supporter l’édifice tout entier; à l’intérieur, ils ont réservé une vaste salle, entourée de chapelles, et dont la voûte repose sur des colonnes détachées de la masse totale. Enfin, de ce monolithe, ils ont fait un temple, qui n’a pas été «bâti», dans le vrai sens du mot, mais un temple unique au monde, digne de rivaliser avec les édifices les plus merveilleux de l’Inde, et qui ne peut même perdre à être comparé aux hypogées de l’ancienne Égypte.

Ce temple, presque abandonné maintenant, a déjà été touché par le temps. Il se détériore en quelques parties. Ses bas-reliefs s’altèrent comme les parois du massif dont on l’a tiré. Il n’a encore que mille ans d’existence. Mais, ce qui n’est que le premier âge pour les œuvres de la nature est déjà la caducité pour les œuvres humaines. Quelques profondes crevasses s’étaient faites au soubassement latéral de gauche, et c’est par une de ces ouvertures, que cachait à demi la croupe de l’un des éléphants de support, que Nana Sahib se glissa, sans que personne eût pu soupçonner son arrivée à Ellora.

La crevasse s’ouvrait intérieurement sur un sombre boyau, qui courait à travers le soubassement, en s’enfonçant sous la «cella» du temple. Là s’évidait une sorte de crypte ou plutôt une citerne, sèche alors, qui servait de réceptacle aux eaux pluviales.

Dès que le Nana eut pénétré dans le boyau, il fit entendre un certain sifflement, auquel répondit un sifflement identique. Ce n’était point un jeu d’écho. Une lumière brilla dans l’obscurité.

Aussitôt, un Indou se montra, tenant une petite lanterne à la main.

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«Pas de lumière! dit le Nana.

– C’est toi, Dandou-Pant? répondit l’Indou, qui éteignit aussitôt sa lanterne.

– Moi, frère!

– Est-ce que?…

– A manger, d’abord, répondit le Nana, nous causerons ensuite. Mais, ni pour parler, ni pour manger, je n’ai besoin d’y voir. Prends ma main et guide-moi.»

L’Indou prit la main du Nana, l’entraîna au fond de l’étroite crypte et l’aida à s’étendre sur un amas d’herbes sèches qu’il venait de quitter. Le sifflement du faquir l’avait interrompu dans son dernier sommeil.

Cet homme, très habitué à se mouvoir dans cet obscur réduit, eut bientôt trouvé quelques provisions, du pain, une sorte de pâté de «mourghis» préparé avec la chair de poulets très communs dans l’Inde, et une gourde contenant une demi-pinte de cette violente liqueur connue sous le nom d’«arak», que produit la distillation du jus de cocotier.

Le Nana mangea et but sans prononcer une parole. Il mourait de faim et de fatigue. Toute sa vie se concentrait alors dans ses yeux, qui brillaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.

L’Indou, sans faire un mouvement, attendait qu’il convînt au nabab de parler.

Cet homme, c’était Balao Rao, le propre frère de Nana Sahib.

Balao Rao, l’aîné de Dandou-Pant, mais d’un an à peine, lui ressemblait physiquement, presque à s’y méprendre. Moralement, c’était Nana Sahib tout entier. Même haine des Anglais, même astuce dans les projets, même cruauté dans l’exécution, même âme en deux corps. Pendant toute l’insurrection, les deux frères ne s’étaient pas quittés. Après la défaite, le même campement de la frontière du Népaul leur avait donné asile. Et maintenant, reliés dans cette unique pensée de reprendre la lutte, ils se retrouvaient tous deux prêts à agir.

Lorsque le Nana, refait par ce repas hâtivement dévoré, eut recouvré ses forces, il resta, pendant quelque temps, la tête appuyée dans ses mains. Balao Rao, pensant qu’il voulait se remettre par quelques heures de sommeil, gardait toujours le silence.

Mais Dandou-Pant, relevant la tête, saisit la main de son frère, et d’une voix sourde:

«J’ai été signalé dans la présidence de Bombay! dit-il. Ma tète est mise à prix par le gouverneur de la présidence! Il y a deux mille livres promises à qui livrera Nana Sahib!

– Dandou-Pant! s’écria Balao Rao. ta tête vaut plus que cela! Ce serait à peine le prix de la mienne, et, avant trois mois, ils seraient trop heureux de les avoir toutes les deux pour vingt mille!

– Oui, répondit le Nana, dans trois mois, le 23 juin, c’est l’anniversaire de cette bataille de Plassey dont le centième anniversaire, en 1857, devait voir la fin de la domination anglaise et l’émancipation de la race solaire! Nos prophètes l’avaient prédit! Nos bardes l’avaient chanté! Dans trois mois, frère, cent neuf ans se seront écoulés, et l’Inde est encore foulée par le pied des envahisseurs!

– Dandou-Pant, répondit Balao Rao, ce qui n’a pas réussi en 1857 peut et doit réussir dix ans après. En 1827, en 1837, en 1847, il y a eu des mouvements dans l’Inde! Tous les dix ans, les Indous sont repris des fièvres de la révolte! Eh bien, cette année, ils se guériront en se baignant dans des flots de sang européen!

– Que Brahma nous guide, murmura le Nana, et alors supplice pour supplice! Malheur aux chefs de l’armée royale qui ne sont pas tombés sous les coups de nos Cipayes! Lawrence est mort, Barnard est mort, Hope est mort, Napier est mort, Hobson est mort, Havelock est mort! Mais quelques-uns ont survécu! Campbell, Rose, vivent encore, et parmi eux, celui que je hais entre tous, ce colonel Munro, ce descendant du bourreau qui, le premier, fit attacher des Indous à la bouche des canons, l’homme qui a tué de sa main ma compagne, la Rani de Jansi! Qu’il tombe en mon pouvoir, il verra si j’ai oublié les horreurs du colonel Neil, les massacres du Sekander Bagh, les égorgements du palais de la Bégum. de Bareilli, de Jansi et de Morar, de l’île d’Hidaspe et de Delhi! Il verra si j’ai oublié qu’il a juré ma mort comme j’ai juré la sienne!

– N’a-t-il pas quitté l’armée? demanda Balao Rao.

– Oh! répondit Nana Sahib, au premier soulèvement il reprendra du service! Mais si le soulèvement avorte, j’irai le poignarder jusque dans son bungalow de Calcutta!

– Soit, et maintenant?…

– Maintenant, il faut continuer l’œuvre commencée. Le mouvement sera national, cette fois. Que dans les villes, dans les champs, les Indous se soulèvent, et bientôt les Cipayes auront fait cause commune avec eux. J’ai parcouru le centre et le nord du Dekkan. Partout, j’ai retrouvé les esprits disposés à la révolte. Pas de ville, de bourgade, où nous n’ayons des chefs prêts à agir. Les brahmanes fanatiseront le peuple. La religion, cette fois, entraînera les sectateurs de Siva et de Vishnou. A l’époque qui sera déterminée, au signal convenu, des millions d’Indous se soulèveront, et l’armée royale sera anéantie!

– Et Dandou-Pant?… demanda Balao Rao, qui saisit la main de son frère.

– Dandou-Pant, répondit le Nana, ne sera pas seulement le Peïschwah couronné au château-fort de Bilhour! Ce sera alors le souverain de la terre sacrée des Indes!»

Cela dit, Nana Sahib, les bras croisés, le regard vague de ceux qui observent, non plus le passé ou le présent, mais l’avenir, resta silencieux.

Balao Rao se gardait bien de l’interrompre. Il lui plaisait de laisser cette âme farouche s’enflammer à ses propres éléments, et, au besoin, il était là pour attiser tout le feu qui couvait en lui. Nana Sahib ne pouvait avoir un complice plus étroitement lié à sa personne, un conseiller plus ardent à le pousser vers son but. On l’a dit, c’était un autre lui-même.

Le Nana, après quelques minutes de silence, releva la tête, et revint à la situation présente.

«Où sont nos compagnons? demanda-t-il.

– Aux cavernes d’Adjuntah, là où il a été convenu qu’ils nous attendraient, répondit Balao Rao.

– Et nos chevaux?

– Je les ai laissés à une portée de fusil, sur la route qui conduit d’Ellora à Boregami.

– C’est Kâlagani qui les garde?

– Lui-même, frère. Ils sont bien gardés, bien refaits, bien reposés, et n’attendent que nous pour partir.

– Partons donc, répondit le Nana. Il faut que nous soyons à Adjuntah avant le lever du jour.

– Et de là, demanda Balao Rao, où irons-nous? Cette fuite précipitée n’a-t-elle pas contrarié tes projets?

– Non, répondit Nana Sahib. Nous gagnerons les monts Sautpourra, dont je connais tous les défilés, et au milieu desquels je puis défier les recherches de la police anglaise. Là, d’ailleurs, nous serons sur ce territoire des Bilhs et des Gounds, qui sont restés fidèles à notre cause. Là, je pourrai attendre le moment favorable, au milieu de cette montagneuse région des Vindhyas où le ferment de la révolte est toujours prêt à lever!

– En route! répondit Balao Rao. Ah! ils ont promis deux mille livres à qui s’emparerait de toi! Mais il ne suffit pas de mettre une tête à prix, il faut la prendre!

– Ils ne la prendront pas, répondit Nana Sahib. Viens sans perdre un instant, frère, viens!»

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Balao Rao s’avança d’un pas assuré à travers l’étroit couloir qui conduisait à ce réduit obscur, creusé sous le pavé du temple. Lorsqu’il fut arrivé à l’orifice que cachait la croupe de l’éléphant de pierre, il avança prudemment la tête, regarda dans l’ombre, à droite et à gauche, constata que les abords étaient déserts, et se hasarda au dehors. Par surcroît de précaution, il fit une vingtaine de pas sur l’avenue qui se développait suivant l’axe du temple; puis, n’ayant rien aperçu de suspect, il poussa un sifflement, indiquant au Nana que la route était libre.

Quelques instants après, les deux frères quittaient cette vallée artificielle, longue d’une demi-lieue, qui est toute trouée de galeries, de voûtes, d’excavations, étagées en de certains endroits jusqu’à une grande hauteur. Ils évitèrent de passer près de ce mausolée mahométan qui sert de bungalow aux pèlerins ou aux curieux de toutes nationalités, attirés par les merveilles d’Ellora; enfin, après avoir contourné le village de Rauzah, ils se trouvèrent sur la route qui relie Adjuntah et Boregami.

La distance à parcourir, d’Ellora à Adjuntah, était de cinquante milles (80 kilomètres environ); mais le Nana n’était plus alors ce fugitif qui s’évadait à pied d’Aurungabad, et sans moyen de transport. Ainsi que Balao Rao l’avait dit, trois chevaux l’attendaient sur la route, gardés par l’Indou Kâlagani, fidèle serviteur de Dandou-Pant. Ces chevaux avaient été cachés dans un bois épais, à un mille du village. L’un était destiné au Nana, l’autre à Balao Rao, le troisième à Kâlagani, et bientôt ils galopaient tous trois dans la direction d’Adjuntah. Personne, d’ailleurs, ne se fût étonné de voir un faquir à cheval. En effet, bon nombre de ces effrontés mendiants demandent l’aumône du haut de leur monture.

Au surplus, la route était peu fréquentée à cette époque de l’année, moins favorable aux pèlerinages. Le Nana et ses deux compagnons allaient donc rapidement sans avoir rien à craindre qui eût pu les gêner ou les retarder. Ils ne prenaient que le temps de faire souffler leurs bêtes, et, pendant ces courtes haltes, puisaient aux provisions que Kâlagani portait à l’arçon de sa selle. Ils évitèrent ainsi les parties plus fréquentées de la province, les bungalows et les villages, entre autres la bourgade de Roja, triste amas de maisons noires, que le temps a enfumées comme ces sombres habitations du Cornouailles, et Pulmary, petit bourg perdu dans les plantations d’un pays déjà sauvage.

Le sol était uni et plat. En toutes directions s’étendaient des champs de bruyères, sillonnés de massifs d’épaisses jungles. Mais la contrée devint plus accidentée aux approches d’Adjuntah.

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Les superbes grottes qui portent ce nom, rivales des merveilleuses caves d’Ellora, et peut-être plus belles dans leur ensemble, occupent la partie inférieure d’une petite vallée, à un demi mille environ de la ville.

Nana Sahib pouvait donc se dispenser de passer par Adjuntah, où la notice du gouverneur devait être déjà affichée. En conséquence, nulle crainte d’être reconnu.

Aussi, quinze heures après avoir quitté Ellora, ses deux compagnons et lui s’enfonçaient-ils à travers un étroit défilé, qui conduisait à la vallée célèbre, dont les vingt-sept temples, taillés «à même» dans le massif rocheux, se penchent sur de vertigineux abîmes.

La nuit était superbe, tout étincelante de constellations, mais sans lune. De hauts arbres, des banians, quelques-uns de ces «bars», qui comptent parmi les géants de la flore indienne, se découpaient en noir sur le fond étoile du ciel. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère, pas une feuille ne remuait, pas un bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le sourd murmure d’un torrent, qui coulait à quelques centaines de pieds, dans le fond du ravin. Mais ce murmure s’accentua et devint un véritable mugissement, lorsque les chevaux eurent atteint la chute d’eau du Satkhound, qui tombe d’une hauteur de cinquante toises, en se déchirant à la saillie des rocs de quartz et de basalte. Une liquide poussière tourbillonnait dans le défilé et se fût nuancée des sept couleurs de l’arc-en-ciel, si la lune eût éclairé l’horizon dans cette belle nuit de printemps.

Le Nana, Balao Rao et Kâlagani étaient arrivés. Au brusque détour du défilé, qui fait un coude en cet endroit, se creusait la vallée enrichie par ces chefs-d’œuvre de l’architecture bouddhique. Là, sur les murailles de ces temples, ornés à profusion de colonnes, de rosaces, d’arabesques, de vérandahs, peuplés de figures colossales d’animaux aux formes fantastiques, creusés de sombres cellules qu’habitaient autrefois les prêtres, gardiens de ces demeures sacrées, l’artiste peut encore admirer quelques fresques que l’on dirait peintes d’hier, et qui représentent des cérémonies royales, des processions religieuses, des batailles où figurent toutes les armes de l’époque, telles qu’elles furent dans ce splendide pays de l’Inde, aux premiers temps de l’ère chrétienne.

Nana Sahib connaissait tous les secrets de ces mystérieuses hypogées. Plus d’une fois, ses compagnons et lui, trop pressés par les troupes royales, y avaient trouvé refuge aux mauvais jours de l’insurrection. Les galeries souterraines qui les reliaient, les plus étroits tunnels ménagés dans le massif quartzeux, les sinueux conduits croisés sous tous les angles, les mille ramifications de ce labyrinthe, dont l’enchevêtrement eût lassé les plus patients, tout cela lui était familier. Il ne pouvait s’y perdre, même quand une torche n’éclairait pas leurs sombres profondeurs.

Le Nana, au milieu de cette nuit obscure, en homme sûr de ce qu’il fait, alla droit à l’une des excavations les moins importantes du groupe. L’ouverture en était obstruée par un rideau d’arbustes épais et un amas de grosses pierres qu’un éboulement ancien semblait avoir jetées là, entre les broussailles du sol et les plantes lapidaires de la roche.

Un simple grattement de son ongle sur la paroi suffit au nabab pour signaler sa présence à l’orifice de l’excavation.

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Deux ou trois têtes d’Indous apparurent aussitôt entre les interstices des branches, puis dix, puis vingt autres, et bientôt des corps, se faufilant entre les pierres comme des serpents, formèrent un groupe d’une quarantaine d’hommes bien armés.

«En route!» dit Nana Sahib.

Et sans demander une explication, sans savoir où il les conduisait, ces fidèles compagnons du nabab le suivirent, prêts à se faire tuer sur un signe de lui. Ils étaient à pied, mais leurs jambes pouvaient lutter de vitesse avec celles d’un cheval.

La petite troupe s’enfonça à travers le défilé qui côtoyait l’abîme, en remontant vers le nord, et contourna la croupe de la montagne. Une heure après, elle avait atteint la route du Kandeish, qui va se perdre dans les passes des monts Sautpourra.

L’embranchement que jette le railway de Bombay à Allahabad sur Nagpore, et la voie principale elle-même, qui court vers le nord-est, furent dépassés au point du jour.

A ce moment, le train de Calcutta filait à toute vitesse, jetant sa vapeur blanche aux superbes banians de la route, et ses hennissements aux fauves effarés des jungles.

Le nabab avait arrêté son cheval, et, d’une voix forte, la main tendue vers le train qui fuyait:

«Va, s’écria-t-il, va dire au vice-roi de l’Inde que Nana Sahib est toujours vivant, et que ce railway, œuvre maudite de leurs mains, il le noiera dans le sang des envahisseurs!»

 

 

 

 Chapitre V

Le Géant d’Acier

 

e ne sais pas de plus complète stupéfaction que celle dont les passants arrêtés sur la grande route de Calcutta à Chandernagor, hommes, femmes, enfants, Indous aussi bien qu’Anglais, donnaient des marques non équivoques dans la matinée du 6 mai. Franchement, un profond sentiment de surprise était bien naturel.

En effet, au lever du soleil, de l’un des derniers faubourgs de la capitale de l’Inde, entre deux épaisses haies de curieux, sortait un étrange équipage, – si toutefois ce nom peut s’appliquer à l’appareil étonnant qui remontait la rive de l’Hougly.

En tête, et comme unique moteur du convoi, un éléphant gigantesque, haut de vingt pieds, long de trente, large à proportion, s’avançait tranquillement et mystérieusement. Sa trompe était à demi recourbée, comme une énorme corne d’abondance, la pointe en l’air. Ses défenses, toutes dorées, se dressaient hors de son énorme mâchoire, semblables à deux faux menaçantes. Sur son corps d’un vert sombre, bizarrement tacheté, se développait une riche draperie de couleurs voyantes, rehaussée de filigranes d’argent et d’or, que bordait une frange de gros glands à torsades. Son dos supportait une sorte de tourelle très ornée, couronnée d’un dôme arrondi à la mode indienne, et dont les parois étaient pourvues de gros verres lenticulaires, semblables aux hublots d’une cabine de navire.

Ce que traînait cet éléphant, c’était un train composé de deux énormes chars, ou plutôt deux véritables maisons, sortes de bungalows roulants, montés chacun sur quatre roues sculptées aux moyeux, aux raies et aux jantes. Ces roues, dont on ne voyait que le segment inférieur se mouvaient dans des tambours qui cachaient à demi le soubassement de ces énormes appareils de locomotion. Une passerelle articulée, se prêtant aux caprices des tournants, reliait la première voiture à la seconde.

Comment un seul éléphant, si fort qu’il fût, pouvait-il traîner ces deux massives constructions, sans aucun effort apparent? Il le faisait, cependant, l’étonnant animal! Ses larges pattes se relevaient et s’abaissaient automatiquement avec une régularité toute mécanique, et il passait immédiatement du pas au trot, sans que ni la voix ni la main d’un «mahout» se fissent voir ou entendre.

Voilà ce dont les curieux devaient tout d’abord s’étonner, s’ils se tenaient à quelque distance. Mais s’ils s’approchaient du colosse, voici ce qu’ils découvraient, et leur surprise faisait alors place à l’admiration.

En effet, l’oreille était frappée, avant tout, par une sorte de mugissement cadencé, très semblable au cri particulier de ces géants de la faune indienne. De plus, à petits intervalles, il s’échappait de la trompe dressée vers le ciel un vif tourbillon de vapeur.

Et cependant, c’était bien là un éléphant! Sa peau rugueuse, d’un vert noirâtre, recouvrait, à n’en pas douter, une de ces ossatures puissantes dont la nature a gratifié le roi des pachydermes! Ses yeux brillaient de l’éclat de la vie! Ses membres étaient doués de mouvement!

Oui! Mais si quelque curieux se fût hasardé à poser sa main sur l’énorme animal, tout se fût expliqué. Ce n’était qu’un merveilleux trompe-l’œil, une imitation surprenante, ayant toutes les apparences de la vie, même de près.

En effet, cet éléphant était en tôle d’acier, et toute une locomotive routière se cachait dans ses flancs.

Quant au train, au «Steam-House», pour employer la qualification qui lui convient, c’était l’habitation roulante promise par l’ingénieur.

Le premier char, ou plutôt la première maison, servait d’habitation au colonel Munro, au capitaine Hod, à Banks et à moi.

La seconde logeait le sergent Mac Neil et les gens formant le personnel de l’expédition.

Banks avait tenu sa promesse, le colonel Munro avait tenu la sienne, et voilà pourquoi, dans cette matinée du 6 mai, nous étions partis en cet extraordinaire équipage, afin de visiter les régions septentrionales de la péninsule indienne.

Mais à quoi bon cet éléphant artificiel? Pourquoi cette fantaisie, en désaccord avec l’esprit si pratique des Anglais? Jamais jusqu’alors on n’avait imaginé de donner à une locomotive, destinée à circuler, soit sur le macadam des grandes routes ou sur les rails des voies ferrées, la forme d’un quadrupède quelconque!

Il faut bien l’avouer, la première fois que nous fûmes admis à voir cette surprenante machine, il y eut un ébahissement général. Les pourquoi et les comment tombèrent dru sur notre ami Banks. C’était d’après ses plans et sous sa direction que cette locomotive routière avait été construite. Qui donc avait pu lui donner l’idée bizarre de la dissimuler entre les parois d’acier d’un éléphant mécanique?

«Mes amis, se contenta de répondre très sérieusement Banks, connaissez-vous le rajah de Bouthan?

– Je le connais, répondit le capitaine Hod, où plutôt je le connaissais, car il est mort depuis trois mois.

– Eh bien, avant de mourir, répondit l’ingénieur, le rajah de Bouthan était non seulement vivant, mais il vivait autrement qu’un autre. Il aimait tous les fastes, en quelque genre que ce fût. Il ne se refusait rien, – je dis rien de ce qui avait pu une fois lui passer par la tête. Son cerveau s’usait à imaginer l’impossible, et, si elle n’eût été inépuisable, sa bourse se fût épuisée à le réaliser en toutes choses. Il était riche comme les nababs d’autrefois. Les lakhs de roupies abondaient dans ses caisses. S’il se donnait jamais quelque mal, ce n’était que pour dépenser ses écus d’une façon un peu moins banale que ses confrères en millions. Or, un jour, il lui vint une idée, qui bientôt l’obséda au point de ne plus le laisser dormir, une idée dont Salomon eût été fier, et qu’il aurait certainement réalisée, s’il eût connu la vapeur: c’était de voyager d’une façon absolument nouvelle jusqu’à lui, et d’avoir un équipage comme personne n’en aurait jamais pu rêver. Il me connaissait, il me fit venir à sa cour, il me dessina lui-même le plan de son appareil de locomotion. Ah! si vous croyez, mes amis, que j’éclatai de rire à la proposition du rajah, vous vous trompez! Je compris parfaitement que cette grandiose idée avait dû naturellement prendre naissance dans le cerveau d’un souverain indou, et je n’eus plus qu’un désir, la réaliser au plus tôt, dans des conditions qui pussent satisfaire mon poétique client et moi-même. Un ingénieur sérieux n’a pas tous les jours l’occasion d’aborder le fantastique, et d’ajouter un animal de sa façon à la faune de l’Apocalypse ou aux créations des Mille et une Nuits. En somme, la fantaisie du rajah était réalisable. Vous savez tout ce que l’on fait, ce que l’on peut faire, ce que l’on fera en mécanique. Je me mis donc à l’œuvre, et, dans cette enveloppe de tôle d’acier qui figure un éléphant, je parvins à enfermer la chaudière, le mécanisme et le tender d’une locomotive routière avec tous ses accessoires. La trompe articulée, qui peut au besoin se lever et s’abattre, me servit de cheminée; un excentrique me permit d’atteler les jambes de mon animal aux roues de l’appareil; je disposai ses yeux comme les lentilles d’un phare, de manière à projeter deux jets de lumière électrique, et l’éléphant artificiel fut achevé. Mais la création n’avait pas été spontanée. J’avais trouvé plus d’une difficulté à vaincre, qui ne s’était pas résolue du premier coup. Ce moteur, – joujou immense si vous voulez, – me coûta pas mal de veilles, si bien que mon rajah, qui ne se tenait pas d’impatience et passait le meilleur de sa vie dans mes ateliers, mourut avant que le dernier coup de marteau de l’ajusteur eût permis à son éléphant de prendre sa course à travers champs. L’infortuné n’avait pas eu le temps d’essayer sa maison roulante! Mais ses héritiers, moins fantasques que lui, considérèrent cet appareil avec terreur et superstition, comme l’œuvre d’un fou. Ils n’eurent donc rien de plus pressé que de s’en défaire à vil prix, et, ma foi, je rachetai le tout pour le compte du colonel. Vous savez maintenant, mes amis, comment et pourquoi nous seuls au monde, j’en réponds, nous avons à notre disposition un éléphant à vapeur de la force de quatre-vingts chevaux, pour ne pas dire de quatre-vingts éléphants de trois cents kilogrammètres!

– Bravo! Banks, bravo! s’écria le capitaine Hod. Un maître ingénieur qui est par- dessus le marché un artiste, un poète en fer et en acier, c’est l’oiseau rare entre tous!

– Le rajah mort, répondit Banks, et son équipage racheté, je n’ai pas eu le courage de détruire mon éléphant et de restituer à la locomotive sa forme ordinaire!

– Et vous avez mille fois bien fait! répliqua le capitaine. Il est superbe, notre éléphant, superbe! Et quel effet nous ferons avec ce gigantesque animal, lorsqu’il nous promènera au milieu des plaines et à travers les jungles de l’Indoustan! C’est une idée de rajah! Eh bien, cette idée, nous la mettrons à profit, n’est-ce pas, mon colonel?»

Le colonel Munro avait presque souri. C’était l’équivalent d’une approbation complète, donnée par lui aux paroles du capitaine. Le voyage fut donc résolu, et voilà comment un éléphant d’acier, un animal unique en son genre, un Léviathan artificiel, en fut réduit à traîner la demeure roulante de quatre Anglais, au lieu de promener dans toute sa pompe l’un des plus opulents rajahs de la péninsule indienne.

Comment est disposée cette locomotive routière, à laquelle Banks avait ingénieusement apporté tous les perfectionnements de la science moderne? Le voici:

Entre les quatre roues s’allonge l’ensemble du mécanisme, cylindres, bielles, tiroirs, pompe d’alimentation, excentriques, que recouvre le corps de la chaudière. Cette chaudière tubulaire, sans retour de flammes, offre soixante mètres carrés de surface de chauffe. Elle est entièrement contenue dans la partie antérieure du corps de l’éléphant de tôle, dont la partie postérieure recouvre le tender, destiné à porter l’eau et le combustible. La chaudière et le tender, tous deux montés sur le même truk, sont séparés par un intervalle, laissé libre pour le service du chauffeur. Le mécanicien, lui, se tient dans la tourelle, construite à l’épreuve de la balle, qui surmonte le corps de l’animal, et dans laquelle, en cas de sérieuse attaque, tout notre monde pourra chercher refuge. Sous les yeux du mécanicien se trouvent les soupapes de sûreté et le manomètre indiquant la tension du fluide; sous sa main, le régulateur et le levier qui lui servent, l’un à régler l’introduction de la vapeur, l’autre à manœuvrer les tiroirs, et par conséquent à provoquer la marche avant ou arrière de l’appareil. De cette tourelle, à travers d’épais verres lenticulaires, disposés ad hoc dans d’étroites embrasures, il peut observer la route qui se développe devant ses yeux, et une pédale lui permet, en modifiant l’angle des roues antérieures, d’en suivre les courbes, quelles qu’elles soient.

Des ressorts, du meilleur acier, fixés aux essieux, supportent la chaudière et le tender, de manière à amortir les secousses causées par les inégalités du sol. Quant aux roues, d’une solidité à toute épreuve, elles sont rayées à leurs jantes, afin de pouvoir mordre le terrain, ce qui les empêche de «patiner».

Ainsi que nous l’a dit Banks, la force nominale de la machine est de quatre-vingts chevaux, mais on peut en obtenir cent cinquante effectifs, sans crainte de provoquer aucune explosion. Cette machine, combinée suivant les principes du «système Field», est à double cylindre, avec détente variable. Une boîte hermétiquement close enveloppe tout le mécanisme, de manière à le soustraire à la poussière des routes, qui en altérerait rapidement les organes. Son extrême perfectionnement consiste surtout en ceci: c’est qu’elle dépense peu et produit beaucoup. En effet, jamais la dépense moyenne, comparée à l’effet utilisé, n’a été si bien ménagée, que l’on chauffe au charbon ou que l’on chauffe au bois, car les grilles du foyer sont propres à brûler toutes sortes de combustible. Quant à la vitesse normale de cette locomotive routière, l’ingénieur l’estime à vingt-cinq kilomètres à l’heure, mais, sur un terrain propice, elle pourra en atteindre quarante. Les roues, je l’ai dit, ne sont pas exposées à patiner, non seulement par l’effet de cette morsure que leurs jantes font au sol, mais aussi parce que la suspension de l’appareil sur des ressorts de premier choix est parfaitement établie et répartit également le poids que les cahots tendent à inégaliser. En outre, ces roues peuvent être aisément commandées par des freins atmosphériques, provoquant, soit un serrage progressif, soit un calage instantané, qui produit un arrêt presque subit.

Quant à la facilité qu’a cette machine de gravir les pentes, elle est remarquable. Banks, en effet, a obtenu les plus heureux résultats, en tenait compte du poids et de la puissance propulsive exercée sur chacun des pistons de sa locomotive. Aussi, peut-elle aisément franchir des pentes de dix à douze centimètres par mètre, – ce qui est considérable.

D’ailleurs, les routes que les Anglais ont établies dans l’Inde, et dont le réseau comporte un développement de plusieurs milliers de milles, sont magnifiques. Elles doivent se prêter excellemment à ce genre de locomotion. Pour ne parler que du Great Trunk Road, qui traverse la péninsule, il s’étend sur un espace ininterrompu de douze cents milles, soit près de deux mille kilomètres.

Et maintenant, parlons de ce Steam-House que l’éléphant artificiel traînait après lui.

Ce que Banks avait racheté des héritiers du nabab pour le compte du colonel Munro, ce n’était pas uniquement la locomotive routière, c’était aussi le train qu’elle remorquait. On ne s’étonnera pas que le rajah de Bouthan l’eût fait construire à sa fantaisie et suivant la mode indoue. Je l’ai déjà appelé un bungalow roulant; il mérite ce nom, et, en vérité, les deux chars qui le composent sont tout simplement une merveille de l’architecture du pays.

Que l’on se figure deux espèces de pagodes sans minarets, avec leurs toits à double faîtage, arrondis en dômes ventrus, l’encorbellement de leurs fenêtres que supportent des pilastres sculptés, leur ornementation en découpages multicolores de bois précieux, leurs contours que dessinent gracieusement des courbes élégantes, les vérandahs si richement disposées, qui les terminent à l’avant et à l’arrière. Oui! deux pagodes que l’on croirait détachées de la colline sainte de Sonnaghur, et qui, reliées l’une à l’autre, à la remorque de cet éléphant d’acier, allaient courir les grandes routes!

Et ce qu’il faut ajouter, car cela complète bien ce prodigieux appareil de locomotion, c’est qu’il peut flotter. En effet, la partie inférieure du corps de l’éléphant, qui contient chaudière et machine, forme bateaux de tôle légère, dont une heureuse disposition de boîtes à air assure la flottabilité. Un cours d’eau se présente-t-il, l’éléphant s’y lance, le train suit, et les pattes de l’animal, mues par les bielles, entraînent tout Steam-House. Avantage inappréciable dans cette vaste contrée de l’Inde, où abondent des fleuves dont les ponts sont encore à construire.

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Tel était donc ce train, unique en son genre, et tel l’avait voulu le capricieux rajah de Bouthan.

Mais si Banks avait respecté cette fantaisie qui donnait au moteur la forme d’un éléphant, et aux voitures l’apparence de pagodes, il avait cru devoir aménager l’intérieur au goût anglais, en l’appropriant pour un voyage de longue durée. C’était très réussi.

Steam-House, ai-je dit, se composait de deux chars, qui, intérieurement, ne mesuraient pas moins de six mètres de largeur. Ils dépassaient, par conséquent, les essieux des roues, qui n’en avaient que cinq. Suspendus sur des ressorts très longs et d’une extrême flexibilité, les cahots leur étaient aussi peu sensibles que les plus faibles secousses sur une voie de fer bien établie.

Le premier char avait une longueur de quinze mètres. A l’avant, son élégante vérandah, portée sur de légers pilastres, abritait un large balcon, sur lequel une dizaine de personnes pouvaient se tenir à l’aise. Deux fenêtres et une porte s’ouvraient sur le salon, éclairé en outre par deux fenêtres latérales. Ce salon, meublé d’une table et d’une bibliothèque, garni de divans moelleux dans toute sa largeur, était artistement décoré et tendu de riches étoffes. Un épais tapis de Smyrne en cachait le parquet. Des «tattis», sortes d’écrans de vétiver, disposés devant les fenêtres, et sans cesse arrosés d’eau parfumée, entretenaient une agréable fraîcheur, aussi bien dans le salon que dans les cabines qui servaient de chambres. Au plafond pendait une «punka», qu’une courroie de transmission agitait automatiquement pendant la marche du train, ou que le bras d’un serviteur mettait en mouvement pendant les haltes. Ne fallait-il pas parer par tous les moyens possibles aux excès d’une température qui, durant certains mois de l’année, s’élève à l’ombre au-dessus de quarante-cinq degrés centigrades?

A l’arrière du salon, une seconde porte, en bois précieux, faisant face à la porte de la vérandah, s’ouvrait sur la salle à manger, éclairée, non seulement par les fenêtres latérales, mais aussi par un plafond en verre dépoli. Autour de la table qui en occupait le milieu, huit convives pouvaient prendre place. Nous n’étions que quatre: c’est assez dire que nous serions à l’aise. Buffets et crédences, chargés de tout ce luxe d’argenterie, de verreries et de porcelaines qu’exigé le confort anglais, meublaient cette salle à manger. Il va de soi que tous les objets fragiles, à demi engagés dans des entailles spéciales, ainsi que cela se fait à bord des navires, étaient à l’abri des chocs, même sur les plus mauvaises routes, si notre train était jamais forcé de s’y aventurer.

La porte, à l’arrière de la salle à manger, donnait accès sur un couloir, qui aboutissait à un balcon postérieur, également recouvert d’une seconde vérandah. Le long de ce couloir étaient aménagées quatre chambres, éclairées latéralement, contenant un lit, une toilette, une armoire, un divan, et disposées comme les cabines des plus riches paquebots transatlantiques. La première de ces chambres, à gauche, était occupée par le colonel Munro; la seconde, à droite, par l’ingénieur Banks. La chambre du capitaine Hod faisait suite, à droite, à celle de l’ingénieur; la mienne, à gauche, à celle du colonel Munro.

Le second char, long de douze mètres, possédait, comme le premier, un balcon à vérandah, qui s’ouvrait sur une large cuisine, flanquée latéralement de deux offices, et munie de tout son matériel. Cette cuisine communiquait avec un couloir qui s’évasait en quadrilatère dans sa partie centrale, et formait pour le personnel de l’expédition une seconde salle à manger, éclairée par une claire-voie du plafond. Aux quatre angles, étaient disposées quatre cabines, occupées par le sergent Mac Neil, le mécanicien, le chauffeur et l’ordonnance du colonel Munro; puis, à l’arrière, deux autres cabines, l’une destinée au cuisinier, l’autre au brosseur du capitaine Hod; plus, d’autres chambres, servant d’armurerie, de glacière, de compartiment de bagages, etc., et s’ouvrant sur le balcon à vérandah de l’arrière.

On le voit, Banks avait intelligemment et confortablement disposé les deux habitations roulantes de Steam-House. Elles pouvaient être chauffées, pendant l’hiver, au moyen d’un appareil dont l’air chaud, fourni par la machine, circulait à travers les chambres, sans compter deux petites cheminées, installées dans le salon et la salle à manger. Nous étions donc en mesure de braver les rigueurs de la saison froide, même sur les premières pentes des montagnes du Thibet.

L’importante question des provisions n’avait pas été négligée, on le pense bien, et nous emportions, en conserves de choix, de quoi nourrir pendant un an tout le personnel de l’expédition. Ce dont nous avions le plus abondamment, c’étaient des boîtes de viandes conservées des meilleures marques, principalement du bœuf bouilli et du bœuf en daube, et des pâtés de ces «mourghis», ou poulets, dont la consommation est si considérable dans toute la péninsule indienne.

Le lait ne devait pas, non plus, nous manquer pour le déjeuner du matin, qui précède le déjeuner sérieux, ni le bouillon pour le «tiffin», qui précède le dîner du soir, grâce aux préparations nouvelles qui permettent de les transporter au loin à l’état concentré.

Après avoir été soumis à l’évaporation, de manière à prendre une consistance pâteuse, le lait est enfermé dans des boîtes hermétiquement closes, d’une contenance de quatre cent cinquante grammes, qui peuvent fournir trois litres de liquide, en les auditionnant d’un quintuple poids d’eau. Dans ces conditions, il est identique par sa composition au lait normal et de bonne qualité. Même résultat pour le bouillon, qui, après avoir été conservé par des moyens analogues et réduit en tablettes, donne par dissolution d’excellents potages.

Quant à la glace, d’un emploi si utile sous ces chaudes latitudes, il nous était facile de la produire, en peu d’instants, au moyen de ces appareils Carré, qui provoquent l’abaissement de la température par l’évaporation du gaz ammoniac liquéfié. Un des compartiments d’arrière était même disposé comme une glacière, et soit par l’évaporation de l’ammoniaque, soit par la volatilisation de l’éther méthylique, le produit de nos chasses pouvait être indéfiniment conservé, grâce à l’application des procédés dus à un Français, mon compatriote Ch. Tellier. C’était là, on en conviendra, une ressource précieuse, qui devait mettre à notre disposition, ça toutes circonstances, des aliments de la meilleure qualité.

En ce qui concerne les boissons, la cave en était bien fournie. Vins de France, bières diverses, eau-de-vie, arak, occupaient des places spéciales et en quantité suffisante pour les premiers besoins.

Il faut remarquer, d’ailleurs, que notre itinéraire ne devait pas nous écarter sensiblement des provinces habitées de la péninsule. L’Inde n’est pas un désert, il s’en faut. A la condition de ne point ménager les roupies, il est aisé de s’y procurer, non seulement le nécessaire, mais aussi le superflu. Peut-être, lorsque nous hivernerions dans les régions septentrionales, à la base de l’Himalaya, serions-nous réduits à nos seules ressources. Dans ce cas encore, il serait facile de faire face à toutes les exigences d’une existence confortable. L’esprit pratique de notre ami Banks avait tout prévu, et l’on pouvait se reposer sur lui du soin de nous ravitailler en route.

En somme, voici quel est l’itinéraire de ce voyage, – itinéraire qui fut arrêté en principe, sauf les quelques modifications que des circonstances imprévues pouvaient y apporter:

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Partir de Calcutta en suivant la vallée du Gange jusqu’à Allahabad, s’élever à travers le royaume d’Oude de manière à gagner les premières rampes du Thibet, camper pendant quelques mois, tantôt en un endroit, tantôt en un autre, en donnant au capitaine Hod toute facilité pour organiser ses chasses, puis redescendre jusqu’à Bombay.

C’était près de neuf cents lieues à faire. Mais notre maison et tout son personnel voyageaient avec nous. Dans ces conditions, qui se refuserait à faire plusieurs fois le tour du monde?

 

 

 

Chapitre VI

Premières étapes

 

e 6 mai, dès l’aube, j’avais quitté l’hôtel Spencer, l’un des meilleurs de Calcutta, où je demeurais depuis mon arrivée dans la capitale de l’Inde. Cette grande cité n’avait plus maintenant de secrets pour moi. Promenades du matin, à pied, pendant les premières heures du jour; promenades du soir, en voiture, dans le Strand, jusqu’à l’esplanade du fort William, au milieu des splendides équipages des Européens qui croisent assez dédaigneusement les non moins splendides voitures des gros et gras babous indigènes; excursions à travers ces curieuses rues marchandes, qui portent très justement le nom de bazars; visites aux champs d’incinération des morts, sur les bords du Gange, aux jardins botaniques du naturaliste Hooker, à «madame Kâli», l’horrible femme à quatre bras, cette farouche déesse de la mort, qui se cache dans un petit temple de l’un de ces faubourgs, dans lesquels se côtoient la civilisation moderne et la barbarie native, c’était fait. Contempler le palais du vice-roi, qui s’élève précisément en face de l’hôtel Spencer; admirer le curieux palais de Chowringhi Road et le Town-Hall, consacré à la mémoire des grands hommes de notre époque; étudier en détail l’intéressante mosquée d’Hougly; courir le port, encombré des plus beaux bâtiments de commerce de la marine anglaise; dire enfin adieu aux arghilas, adjudants ou philosophes, – ces oiseaux ont tant de noms! – qui sont chargés de nettoyer les rues et de tenir la ville dans un parfait état de salubrité, cela était fait aussi, et je n’avais plus qu’à partir.

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Donc, ce matin-là, un palki-ghari, sorte de mauvaise voiture à deux chevaux et à quatre roues, – indigne de figurer parmi les confortables produits de la carrosserie anglaise, – vint me prendre sur la place du Gouvernement et m’eut bientôt déposé à la porte du bungalow du colonel Munro.

A cent pas en dehors du faubourg, notre train nous attendait. Il n’y avait plus qu’à emménager, – c’est le mot.

Il va sans dire que nos bagages avaient été préalablement déposés dans leur compartiment spécial. Nous n’emportions d’ailleurs que le nécessaire. Seulement, en fait d’armes, le capitaine Hod n’avait pas pensé que l’indispensable pût comprendre moins de quatre carabines Enfield, à balles explosibles, quatre fusils de chasse, deux canardières, sans compter un certain nombre de fusils et de revolvers, – de quoi armer tout notre monde. Cet attirail menaçait plus les fauves que le simple gibier comestible, mais on n’eût pas fait entendre raison à ce sujet au Nemrod de l’expédition.

Il était enchanté d’ailleurs, le capitaine Hod! Le plaisir d’arracher son colonel à la solitude de sa retraite, la joie de partir pour les provinces septentrionales de l’Inde dans un équipage sans pareil, la perspective d’exercices ultra-cynégétiques et d’excursions dans les régions himalayennes, tout cela l’animait, le surexcitait, se manifestait par d’interminables interjections et des poignées de main à vous briser les os.

L’heure du départ avait sonné. La chaudière était en pression, la machine prête à fonctionner. Le mécanicien se tenait à son poste, la main sur le régulateur. Le coup de sifflet réglementaire fut lancé.

«En route! s’écria le capitaine Hod, en agitant son chapeau, Géant d’Acier, en route!»

Le Géant d’Acier, ce nom que notre enthousiaste ami venait de donner au merveilleux moteur de notre train, il le méritait bien, et ce nom lui resta.

Un mot sur le personnel de l’expédition, qui occupait la seconde maison roulante:

Le mécanicien Storr, un Anglais, appartenait à la Compagnie du «Great Southern of India», qu’il avait quittée depuis quelques mois seulement. Banks, qui le connaissait et le savait fort capable, l’avait fait entrer au service du colonel Munro. C’était un homme de quarante ans, ouvrier habile, très entendu aux choses de son métier, et qui devait nous rendre de grands services.

Le chauffeur s’appelait Kâlouth. Il était de cette classe d’Indous, si recherchés par les Compagnies de chemins de fer, qui peuvent impunément supporter cette chaleur tropicale des Indes, doublée de la chaleur de leur chaudière. Il en est de même des Arabes auxquels les Compagnies de transports maritimes confient le service des chaufferies pendant la traversée de la mer Rouge. Ces braves gens se contentent tout au plus de bouillir, là où des Européens rôtiraient en quelques instants. Bon choix également.

L’ordonnance du colonel Munro était un Indou âgé de trente-cinq ans, Gourgkah de race, nommé Goûmi. Il appartenait à ce régiment qui, pour faire acte de bonne discipline, accepta l’usage des nouvelles munitions, dont l’emploi fut l’occasion première ou tout au moins le prétexte de la révolte des Cipayes. Petit, leste, bien découplé, d’un dévouement à toute épreuve, il portait encore l’uniforme noir de la brigade des «rifles», auquel il tenait comme à sa propre peau.

Le sergent Mac Neil et Goûmi étaient, de corps et d’âme, les deux fidèles du colonel Munro.

Après s’être battus à ses côtés dans toutes les guerres de l’Inde, après l’avoir aidé dans ses infructueuses tentatives pour retrouver Nana Sahib, ils l’avaient suivi dans sa retraite et ne devaient jamais le quitter.

Si Goûmi était l’ordonnance du colonel, Fox, – un Anglais pur sang, très gai, très communicatif, – était le brosseur du capitaine Hod, et non moins enragé chasseur que lui. Ce brave garçon n’eût pas changé cette situation sociale pour une autre, quelle qu’elle fût. Sa finesse le rendait digne du nom qu’il portait: Fox! Renard! mais un renard qui en était à son trente-septième tigre, – trois de moins que son capitaine. Il comptait bien, d’ailleurs, ne pas en rester là.

Il faut citer encore, pour compléter le personnel de l’expédition, notre cuisinier nègre, qui régnait à la partie antérieure de la seconde maison entre les deux offices. Français d’origine, ayant déjà rôti et fricassé sous toutes les latitudes, «monsieur Parazard», – c’était son nom, – s’imaginait remplir, non un vulgaire métier, mais une fonction de haute importance. Il pontifiait, véritablement, lorsque sa main se promenait d’un fourneau à l’autre, distribuant, avec la précision d’un chimiste, le poivre, le sel et autres condiments qui relevaient ses préparations savantes. En somme, comme monsieur Parazard était habile et propre, on lui pardonnait volontiers cette vanité culinaire.

Ainsi donc, sir Edward Munro, Banks, le capitaine Hod et moi, d’une part, Mac Neil, Storr, Kâlouth, Goûmi, Fox et monsieur Parazard, de l’autre, – en tout dix personnes, – telle était l’expédition qu’emportait vers le nord de la péninsule le Géant d’Acier avec son train de deux maisons roulantes. N’oublions pas les deux chiens Phann et Black, dont le capitaine n’en était plus à apprécier les qualités dans ses chasses au gibier de poil et de plume.

Le Bengale est peut-être, sinon la plus curieuse, du moins la plus riche des présidences de l’Indoustan. Ce n’est évidemment pas le pays proprement dit des rajahs, qui embrasse plus spécialement le centre de ce vaste royaume; mais cette province s’étend sur un territoire très peuplé, qui peut être considéré comme le vrai pays des Indous. Elle se développe, au nord, jusqu’aux infranchissables frontières de l’Himalaya, et notre itinéraire allait nous permettre de la couper obliquement.

Après discussion au sujet des premières étapes, nous nous étions tous ralliés à ce projet: remonter pendant quelques lieues l’Hougly, celui des bras du Gange qui arrose Calcutta, laisser sur la droite la ville française de Chandernagor, de là suivre la ligne du chemin de fer jusqu’à Burdwan, puis prendre de biais à travers le Béhar, de manière à retrouver le Gange à Bénarès.

«Mes amis, avait dit le colonel Munro, je vous abandonne absolument la direction du voyage… Décidez sans moi. Tout ce que vous ferez sera bien fait.

– Mon cher Munro, répondit Banks, il convient, cependant, que tu donnes ton avis…

– Non, Banks, reprit le colonel, je t’appartiens, et n’ai vraiment pas de préférence à visiter une province plutôt qu’une autre. Une seule question, cependant: lorsque vous aurez atteint Bénarès, quelle direction comptez-vous suivre?

– La direction du nord! s’écria impétueusement le capitaine Hod, la route qui remonte directement jusqu’aux premières rampes de l’Himalaya à travers le royaume d’Oude!

– Eh bien, mes amis, à ce moment… répondit le colonel Munro, peut-être vous demanderai-je de… Mais nous en parlerons lorsqu’il sera temps. Jusque-là, allez comme bon vous semble!»

Cette réponse de sir Edward Munro ne laissa pas do m’étonner quelque peu. Quelle était donc sa pensée? N’avait-il consenti à entreprendre ce voyage qu’avec l’idée que le hasard le servirait peut-être mieux que sa volonté n’avait pu le faire? Se disait-il que si Nana Sahib n’était pas mort, il parviendrait peut-être à le retrouver dans le nord de l’Inde? Avait-il enfin conservé quelque espérance de pouvoir se venger encore? Pour moi, j’avais comme un pressentiment que quelque arrière-pensée guidait le colonel Munro, et il me sembla que le sergent Mac Neil devait être dans le secret de son maître.

Pendant les premières heures de cette matinée, nous avions pris place dans le salon de Steam-House. La porte et les deux fenêtres de la vérandah étaient ouvertes, et la punka, en agitant l’air, rendait la température plus supportable.

Le Géant d’Acier était maintenu au pas par le régulateur de Storr. Une petite lieue à l’heure, c’était tout ce que lui demandaient, pour le moment, des voyageurs soucieux de voir le pays qu’ils traversaient.

Au sortir des faubourgs de Calcutta, nous avions été suivis par un certain nombre d’Européens, qu’émerveillait notre équipage, et par une foule d’Indous qui le considéraient avec une sorte d’admiration mêlée de crainte. Cette foule s’était peu à peu éclaircie, mais nous n’échappions pas à l’ébahissement des passants qui prodiguaient leurs «wahs! wahs!» admiratifs. Il va sans dire que toutes ces interjections étaient moins pour les deux superbes chars que pour le gigantesque éléphant qui les traînait en vomissant des tourbillons de vapeur.

A dix heures, la table fut dressée dans la salle à manger, et moins secoués, certainement, que nous ne l’eussions été dans le compartiment d’un wagon-salon de première classe, nous finies honneur au déjeuner de monsieur Parazard.

La route que suivait notre train côtoyait alors la rive gauche de l’Hougly, le plus occidental de ces nombreux bras du Gange, dont l’ensemble comprend l’inextricable réseau du delta des Sunderbunds. Toute cette partie du territoire est de formation alluvionnaire.

«Ce que vous voyez là, mon cher Maucler, me dit Banks, c’est une conquête du fleuve sacré sur le golfe non moins sacré du Bengale. Affaire de temps. Il n’y a peut-être pas une parcelle de cette terre qui ne soit venue des frontières de l’Himalaya, transportée par le courant du Gange. Le fleuve a peu à peu égrené la montagne pour en composer le sol de cette province, où il s’est ménagé un lit…

– Qu’il abandonne souvent pour un autre! ajouta le capitaine Hod. Ah! c’est un capricieux, un fantasque, un lunatique, que ce Gange! On bâtit une ville sur ses bords, et, quelques siècles plus tard, la ville est au milieu d’une plaine, ses quais sont à sec, le fleuve a changé sa direction et son embouchure! Ainsi Rajmahal, ainsi Gaur, toutes les deux, autrefois, baignées par l’infidèle cours d’eau, et qui maintenant meurent de soif au milieu des rizières desséchées de la plaine!

– Eh! répondis-je, ne peut-on craindre que pareil sort ne soit réservé à Calcutta?

– Qui sait?

– Bon! ne sommes-nous pas là! répliqua Banks. Ce n’est qu’une question de digues! Si cela est nécessaire, les ingénieurs sauront bien contenir les débordements de ce Gange! On lui mettra la camisole de force!

– Heureusement pour vous, mon cher Banks, répondis-je, les Indous ne vous entendent pas parler ainsi de leur fleuve sacré! Ils ne vous le pardonneraient pas!

– En effet, répondit Banks, le Gange, c’est un fils de Dieu, s’il n’est Dieu lui-même, et rien de ce qu’il fait n’est mal à leurs yeux!

– Pas même les fièvres, le choléra, la peste qu’il entretient à l’état endémique! s’écria le capitaine Hod. Il est vrai que les tigres et les crocodiles, qui fourmillent dans les Sunderbunds, ne s’en portent pas plus mal. Au contraire! On dirait, vraiment, que l’air empesté convient à ces animaux-là comme l’air pur d’un sanitarium aux Anglo-Indiens pendant la saison chaude. Ah! ces carnassiers! – Fox? dit Hod en se retournant vers son brosseur, qui desservait la table.

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– Mon capitaine? répondit Fox.

– N’est-ce pas là que tu as tué ton trente-septième?

– Oui, mon capitaine, à deux milles de Port-Canning, répondit Fox. C’était un soir…

– Il suffit, Fox! reprit le capitaine en achevant un grand verre de grog, je connais l’histoire du trente-septième. Celle du trente-huitième m’intéresserait davantage!

– Le trente-huitième n’est pas encore tué, mon capitaine!

– Tu le tueras, Fox, comme je tuerai, moi, mon quarante et unième!»

Dans les conversations du capitaine Hod et de son brosseur, le mot «tigre», on le voit, n’était jamais prononcé. C’était inutile. Les deux chasseurs se comprenaient.

Cependant, à mesure que nous avancions, l’Hougly, qui est large de près d’un kilomètre devant Calcutta, resserrait peu à peu son lit. En amont de la ville, ce sont d’assez basses rives que celles qui contiennent son cours. Là, trop souvent, s’engouffrent de formidables cyclones, qui étendent leurs désastres sur toute la province. Quartiers entièrement détruits, centaines de maisons écrasées les unes contre les autres, immenses plantations dévastées, milliers de cadavres jonchant la cité et la campagne, telles sont les ruines que ces irrésistibles météores laissent après eux, et dont le cyclone de 1864 a été l’un des plus terribles exemples.

On sait que le climat de l’Inde comprend trois saisons: la saison pluvieuse, la saison froide, la saison chaude. Cette dernière est la plus courte, mais c’est aussi la plus pénible à passer. Mars, avril et mai sont trois mois particulièrement redoutables. Entre tous, mai est le plus chaud. A cette époque, affronter le soleil, pendant certaines heures de la journée, c’est risquer sa vie, – du moins pour les Européens. Il n’est pas rare, en effet, que, même à l’ombre, la colonne thermométrique s’élève à cent six degrés Fahrenheit (environ 41° centigrades).

«Les hommes, dit M. de Valbezen, soufflent alors comme des chevaux cornards, et, pendant la guerre de répression, officiers et soldats étaient obligés de recourir aux douches sur la tête afin de prévenir les congestions.»

Toutefois, grâce à la marche de Steam-House, à l’agitation de la couche d’air provoquée par les battements de la punka, à l’atmosphère humide qui circulait à travers les écrans de vétiver fréquemment arrosés, nous ne souffrions pas trop de la chaleur. D’ailleurs, la saison des pluies, qui dure depuis le mois de juin jusqu’au mois d’octobre, n’était pas éloignée, et il était à craindre qu’elle fût plus désagréable que la saison chaude. Après tout, dans les conditions où s’opérait notre voyage, nous n’avions rien de grave à redouter.

Vers une heure de l’après-midi, après une délicieuse promenade au petit pas, qui s’était faite sans sortir de notre maison, nous sommes arrivés à Chandernagor.

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J’avais déjà visité ce coin de territoire, – le seul qui reste à la France dans toute la présidence du Bengale. Cette ville, abritée par le drapeau tricolore et qui n’a pas le droit d’entretenir plus de quinze soldats pour sa garde personnelle, cette ancienne rivale de Calcutta pendant les luttes du XVIIIe siècle, est aujourd’hui bien déchue, sans industrie, sans commerce, ses bazars abandonnés, son fort vide. Peut-être Chandernagor aurait-elle repris quelque vitalité, si le railway d’Allahabad eût traversé ou tout au moins longé ses murs; mais, devant les exigences du gouvernement français, la compagnie anglaise a dû faire obliquer sa voie, de manière à contourner notre territoire, et Chandernagor a perdu là l’unique occasion de retrouver quelque importance commerciale.

Notre train n’entra donc pas dans la ville. Il s’arrêta à trois milles, sur la route, à l’entrée d’un bois de lataniers. Lorsque le campement eut été organisé, on aurait dit un commencement de village qui venait se fonder en cet endroit. Mais le village était mobile, et, dès le lendemain, 7 mai, il reprenait sa marche interrompue, après une nuit calme, passée dans nos confortables cabines.

Pendant cette halte, Banks avait fait renouveler le combustible. Bien que la machine eût peu consommé, il tenait à ce que le tender portât toujours sa pleine charge, c’est-à-dire, en eau, en bois ou en charbon, de quoi marcher pendant soixante heures.

Cette règle, le capitaine Hod et son fidèle Fox ne manquaient pas de l’appliquer à eux-mêmes, et leur foyer intérieur, – je veux dire leur estomac, qui offrait une grande surface de chauffe, – était toujours muni de ce combustible azoté, indispensable pour faire marcher bien et longtemps la machine humaine.

Cette fois, l’étape devait être plus longue. Nous allions voyager deux jours, nous reposer deux nuits, de manière à atteindre Burdwan et à visiter cette ville pendant la journée du 9.

A six heures du matin, Storr donnait un coup de sifflet aigu, purgeait ses cylindres, et le Géant d’Acier prenait une allure un peu plus rapide que la veille.

Pendant quelques heures, nous avions côtoyé la voie ferrée, qui, par Burdwan, va rejoindre à Rajmahal la vallée du Gange, qu’elle suit alors jusqu’au delà de Bénarès. Le train de Calcutta vint à passer, à grande vitesse. Il semblait nous défier par les exclamations admiratives des voyageurs. Nous ne répondîmes pas à leur défi. Ils pouvaient aller plus rapidement que nous, mais plus confortablement, non!

Le pays qui fut traversé pendant ces deux jours était invariablement plat et, par cela même, assez monotone. Ça et là se balançaient quelques flexibles cocotiers, dont les derniers échantillons allaient rester en arrière, au delà de Burdwan. Ces arbres, qui appartiennent à la grande famille des palmiers, sont amis des côtes et aiment à retrouver quelques molécules d’air marin dans l’atmosphère qu’ils respirent. Aussi, en dehors d’une zone assez étroite qui confine au littoral, ne les rencontre-t-on plus, et il est inutile de les chercher dans l’Inde centrale. Mais la flore de l’intérieur n’en est pas moins intéressante et variée.

De chaque côté de la route, ce n’était, à proprement parler, qu’un immense échiquier de rizières, qui se dessinait à perte de vue. Le sol était divisé en quadrilatères, endigués comme les marais salants ou les parcs aux huîtres d’un littoral. Mais la couleur verte dominait, et la récolte promettait d’être belle sur cet humide et chaud territoire, dont les buées indiquaient la prodigieuse fertilité.

Le lendemain soir, à l’heure dite, avec une exactitude qu’un express eût enviée, la machine donnait son dernier coup de vapeur et s’arrêtait aux portes de Burdwan.

Administrativement, cette cité est le chef-lieu d’un district anglais, mais le district appartient en propre à un maharajah, qui ne paye pas moins de dix millions d’impôts au gouvernement. La ville est, en grande partie, composée de maisons basses, que séparent de belles allées d’arbres, cocotiers et aréquipiers. Ces allées étaient assez larges pour livrer passage à notre train. Nous allâmes donc camper en un endroit charmant, plein d’ombre et de fraîcheur. Ce soir-là, la capitale du maharajah compta un petit quartier de plus. C’était notre hameau portatif, notre village de deux maisons, et nous ne l’aurions pas changé pour tout le quartier où s’élève le splendide palais d’architecture anglo-indienne du souverain de Burdwan.

Notre éléphant, on le pense, produisit là son effet accoutumé, c’est-à-dire une sorte de terreur admirative chez tous ces Bengalis, qui accouraient de toutes parts, tête nue, les cheveux coupés à la Titus, et ayant pour unique vêtement, les hommes un pagne autour des reins, les femmes un sarri blanc qui les enveloppait de la tête aux pieds.

«Je n’ai qu’une crainte! dit le capitaine Hod, c’est que le maharajah ne veuille acheter notre Géant d’Acier, et qu’il en offre une telle somme, que nous soyons obligés de le vendre à Sa Hautesse!

– Jamais! s’écria Banks. Je lui fabriquerai un autre éléphant, quand il le voudra, et si puissant qu’il pourra tramer sa capitale tout entière d’un bout de ses États à l’autre! Mais le nôtre, nous ne le vendrons à aucun prix, n’est-ce pas, Munro?

– A aucun prix!» répondit le colonel du ton d’un homme que l’offre d’un million n’aurait pu séduire.

D’ailleurs, l’achat de notre colosse n’eut pas lieu d’être discuté. Le maharajah n’était point à Burdwan. La seule visite que nous reçûmes fut celle de son «kâmdar», sorte de secrétaire intime, qui vint examiner notre équipage. Cela fait, ce personnage nous offrit, – ce qui fut accepté volontiers, – d’explorer les jardins du palais, plantés des plus beaux échantillons de la végétation tropicale, arrosés d’eaux vives qui se distribuent en étangs ou courent en ruisseaux, de visiter le parc, orné de kiosques fantaisistes du plus charmant effet, tapissé de pelouses verdoyantes, peuplé de chevreuils, de cerfs, de daims, d’éléphants, représentants de la faune domestique, et de tigres, de lions, de panthères, d’ours, représentants de la faune sauvage, logés dans des ménageries superbes.

«Des tigres en cage comme des oiseaux, mon capitaine! s’écria Fox. Si cela ne fait pas pitié!

– Oui, Fox! répondit le capitaine. Si on les consultait, ces honnêtes fauves, ils aimeraient mieux rôder librement dans les jungles… même à portée d’une carabine à balle explosive!

–Ah! comme je comprends cela, mon capitaine!» répondit le brosseur, en laissant échapper un soupir.

Le lendemain, 10 mai, nous quittions Burdwan. Steam-House, bien approvisionné, franchissait la voie ferrée sur un passage à niveau, et se dirigeait directement vers Ramghur, ville située à soixante-quinze lieues environ de Calcutta.

Cet itinéraire, il est vrai, laissait sur notre droite l’importante ville de Mourchedabad, qui n’est curieuse ni dans sa partie indienne, ni dans sa partie anglaise; Monghir, une sorte de Birmingham de l’Indoustan, perchée sur un promontoire qui domine le cours du fleuve sacré; Patna, la capitale de ce royaume du Béhar que nous allions traverser obliquement, riche centre de commerce pour l’opium, et qui tend à disparaître sous l’envahissement des plantes grimpantes, dont sa flore foisonne. Mais nous avions mieux à faire: c’était de suivre une direction plus méridionale, à deux degrés au-dessous de la vallée du Gange.

Pendant cette partie du voyage, le Géant d’Acier fut un peu plus poussé et soutint un léger trot, qui nous permit d’apprécier l’excellente installation de nos maisons suspendues. La route était belle, d’ailleurs, et se prêtait à l’épreuve. Les carnassiers s’effrayaient ils au passage du gigantesque éléphant, vomissant fumée et vapeur, cela est possible! En tout cas, au grand étonnement du capitaine Hod, nous n’en voyions aucun au milieu des jungles de ce territoire. Au surplus, c’était à travers les régions septentrionales de l’Inde, non dans les provinces du Bengale, qu’il comptait satisfaire ses instincts de chasseur, et il ne songeait pas encore à se plaindre.

Le 15 mai, nous étions près de Ramghur, à cinquante lieues environ de Burdwan. La moyenne de la vitesse avait été d’une quinzaine de lieues par douze heures, pas davantage.

Trois jours après, le 18, le train s’arrêtait, cent kilomètres plus loin, près de la petite ville de Chittra.

Aucun incident, n’avait marqué cette première période du voyage. Les journées étaient chaudes, mais combien la sieste était facile à l’abri des vérandahs! Nous y passions les heures les plus ardentes dans un farniente délicieux.

Le soir venu, Storr et Kâlouth, sous les yeux de Banks, s’occupaient de nettoyer la chaudière et de visiter la machine.

Pendant ce temps, le capitaine Hod et moi, accompagnés de Fox, de Goûmi et des deux chiens d’arrêt, nous allions chasser aux environs du campement. Ce n’était encore que le petit gibier de poil et de plume; mais si le capitaine en faisait fi comme chasseur, il n’en faisait pas fi comme gourmet, et le lendemain, à son extrême contentement comme à la grande satisfaction de monsieur Parazard, le menu du repas comptait quelques pièces savoureuses, qui économisaient nos conserves.

Quelquefois, Goûmi et Fox restaient pour faire l’office de bûcherons et de porteurs d’eau. Ne fallait-il pas réapprovisionner le tender pour la journée du lendemain? Aussi, autant que possible, Banks choisissait-il les lieux de halte sur les bords d’un ruisseau, à proximité de quelque bois. Tout ce ravitaillement indispensable s’opérait sous la direction de l’ingénieur, qui ne négligeait aucun détail.

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Puis, lorsque tout était terminé, nous allumions nos cigares, – d’excellents «cherouts» de Manille, – et nous fumions en causant de ce pays que Hod et Banks connaissaient à fond. Quant au capitaine, dédaignant le vulgaire cigare, il aspirait de ses vigoureux poumons, à travers un tuyau long de vingt pieds, la fumée aromatisée d’un «houkah», soigneusement bourré par la main de son brosseur.

Notre plus grand désir eût été que le colonel Munro nous suivît pendant ces rapides excursions aux abords du campement. Invariablement, nous le lui proposions au moment de partir, mais, invariablement aussi, il déclinait notre offre et restait avec le sergent Mac Neil. Tous deux, alors, se promenaient sur la route, allant et venant pendant une centaine de pas. Ils parlaient peu, mais ils semblaient s’entendre à merveille, et n’avaient plus besoin d’échanger des paroles pour échanger des pensées. Ils étaient l’un et l’autre entièrement absorbés dans ces funestes souvenirs que rien ne pouvait effacer. Qui sait même si ces souvenirs ne se ravivaient pas, à mesure que sir Edward Munro et le sergent se rapprochaient du théâtre de la sanglante insurrection!

Évidemment, quelque idée fixe, que nous ne connaîtrons que plus tard, et non le simple désir de ne pas se séparer de nous, avait engagé le colonel Munro à se joindre à cette expédition dans le nord de l’Inde. Je dois dire que Banks et le capitaine Hod partageaient ma manière de voir à cet égard. Aussi, tous trois, non sans une certaine inquiétude pour l’avenir, nous nous demandions si cet éléphant d’acier, en courant à travers les plaines de la péninsule, n’entraînait pas tout un drame avec lui.

 

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1 Deux millions de francs.