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Jules Verne

 

NORD CONTRE SUD

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

85 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Pendant quelques heures

 

ames Burbank s’avança vers le seuil. Il n’attendait personne. Peut-être quelqueimportante nouvelle lui arrivait-elle de Jacksonville, apportée par John Bruce de la part de son correspondant, M. Harvey?

On frappa une troisième fois d’une main plus impatiente.

«Qui est là? demanda James Burbank.

– Moi! fût-il répondu.

– Gilbert!…» s’écria miss Alice.

Elle ne s’était pas trompée. Gilbert à Camdless-Bay! Gilbert apparaissant au milieu des siens, heureux de venir passer quelques heures avec eux et sans rien savoir, sans doute, des désastres qui les avaient frappés!

En un instant, le jeune lieutenant fut dans les bras de son père, tandis qu’un homme, qui l’accompagnait, refermait la porte avec soin, après avoir jeté un dernier regard en arrière.

C’était Mars, le mari de Zermah, le dévoué matelot du jeune Gilbert Burbank.

Après avoir embrassé son père, Gilbert se retourna. Puis, apercevant miss Alice, il lui prit la main qu’il serra dans un irrésistible mouvement de tendresse.

«Ma mère! s’écria-t-il. Où est ma mère?… Est-il vrai qu’elle soit mourante?…

– Tu sais donc, mon fils?… répondit James Burbank.

– Je sais tout, la plantation dévastée par les bandits de Jacksonville, l’attaque de Castle-House, ma mère… morte peut-être!…»

La présence du jeune homme dans ce pays où il courait personnellement tant de dangers, s’expliquait maintenant. Voici ce qui s’était passé:

Depuis la veille, plusieurs canonnières de l’escadre du commodore Dupont s’étaient portées au-delà des bouches du Saint-John. Après avoir remonté le fleuve, elles durent s’arrêter devant la barre, à quatre milles au-dessous de Jacksonville. Quelques heures plus tard, un homme, se disant un des gardiens du phare de Pablo, vint à bord de la canonnière de Stevens, sur laquelle Gilbert remplissait les fonctions de second. Là, cet homme parla de tout ce qui s’était passé à Jacksonville, ainsi que de l’envahissement de Camdless-Bay, de la dispersion des noirs, de la situation désespérée de Mme Burbank. Que l’on juge de ce que dut éprouver Gilbert en entendant le récit de ces déplorables événements.

Alors, il fut pris d’un irrésistible désir de revoir sa mère. Avec l’autorisation du commandant Stevens, il quitta la flottille, il se jeta dans un de ces légers canots qu’on appelle «gigs». Accompagné de son fidèle Mars, il put passer inaperçu au milieu des ténèbres – du moins il le croyait, – et prit terre à un demi-mille au-dessous de Camdless-Bay, afin d’éviter de débarquer au petit port qui pouvait être surveillé.

Mais, ce qu’il ignorait, ce qu’il ne pouvait savoir, c’est qu’il était tombé dans un piège tendu par Texar. A tout prix, l’Espagnol avait voulu se procurer cette preuve réclamée par les magistrats de Court-Justice, – cette preuve que James Burbank entretenait une correspondance avec l’ennemi. Aussi, pour attirer le jeune lieutenant à Camdless-Bay, un gardien du phare de Pablo, qui lui était dévoué, s’était-il chargé d’apprendre à Gilbert une partie des faits dont Castle-House venait d’être le théâtre, et plus particulièrement l’état de sa mère. Le jeune lieutenant, parti dans les conditions que l’on connaît, avait été espionné pendant qu’il remontait le cours du fleuve. Toutefois, en se glissant le long des roseaux qui bordent la haute grève du Saint-John, il était parvenu, sans le savoir, à dépister les gens de l’Espagnol, chargés de le suivre. Si ces espions ne l’avaient point vu débarquer sur la berge au-dessous de Camdless-Bay, du moins espéraient-ils s’emparer de lui à son retour, puisque toute cette partie de la rive se trouvait sous leur surveillance.

«Ma mère… ma mère!… reprit Gilbert. Où est-elle?

– Me voilà, mon fils!» répondit Mme Burbank.

Elle venait d’apparaître sur le palier de l’escalier du hall, elle le descendit lentement, se retenant à la rampe,et tomba sur un divan, tandis que Gilbert la couvrait de baisers.

Dans son assoupissement, la malade avait entendu frapper à la porte de Castle-House. Aussitôt, reconnaissant la voix de son fils, elle avait retrouvé assez de forces pour se relever, pour rejoindre Gilbert, pour venir pleurer avec lui, avec tous les siens.

Le jeune homme la pressait dans ses bras.

«Mère!… mère!… disait-il. Je te revois donc!… Comme tu souffres!… Mais tu vis!… Ah! nous te guérirons!… Oui! Ces mauvais jours vont finir!… Nous serons réunis… bientôt!… Nous te rendrons ta santé!… Ne crains rien pour moi, mère!… Personne ne saura que Mars et moi, nous sommes venus ici!…»

Et, tout en parlant, Gilbert, qui voyait sa mère faiblir, essayait de la ranimer par ses caresses.

Cependant Mars semblait avoir compris que Gilbert et lui ne connaissaient pas toute l’étendue du malheur qui les avait frappés. James Burbank, MM. Carrol et Stannard, silencieux, courbaient la tête. Miss Alice ne pouvait retenir ses larmes. En effet, la petite Dy n’était pas là, ni Zermah, qui aurait dû deviner que son mari venait d’arriver à Camdless-Bay, qu’il était dans l’habitation, qu’il l’attendait…

Aussi, le cœur étreint par l’angoisse, regardant dans tous les coins du hall, demanda-t-il à M. Burbank:

«Qu’y a-t-il donc, maître?»

En ce moment, Gilbert se releva.

«Et Dy?… s’écria-t-il. Est-ce que Dy est déjà couchée?… Où est ma petite sœur?

– Où est ma femme?» dit Mars.

Un instant après, le jeune officier et Mars savaient tout. En remontant la berge du Saint-John, depuis l’endroit où les attendait leur canot, ils avaient bien vu, dans l’ombre, les ruines accumulées sur la plantation. Mais ils pouvaient croire que tout se bornait à quelque désastre matériel, conséquence de l’affranchissement des noirs!… Maintenant, ils n’ignoraient rien. L’un ne retrouvait plus sa sœur à l’habitation. L’autre n’y retrouvait plus sa femme… Et personne pour leur dire en quel endroit Texar les avait entraînées depuis sept jours!

Gilbert revint s’agenouiller près de Mme Burbank. Il mêlait ses larmes aux siennes. Mars, la face injectée, la poitrine haletante, allait, venait, ne pouvait se contenir.

Enfin sa colère éclata.

«Je tuerai Texar! s’écria-t-il. J’irai à Jacksonville… demain… cette nuit… à l’instant…

– Oui, viens, Mars, viens!…» répondit Gilbert.

James Burbank les arrêta.

«Si cela eût été à faire, dit-il, je n’aurais pas attendu ton arrivée, mon fils! Oui! ce misérable eût déjà payé de sa vie le mal qu’il nous a causé! Mais, avant tout, il faut qu’il dise ce que lui seul peut dire! Et quand je te parle ainsi, Gilbert, quand je recommande à toi et à Mars d’attendre, c’est qu’il faut attendre!

– Soit, mon père! répondit le jeune homme. Du moins, je fouillerai le territoire, je chercherai…

– Eh! crois-tu donc que je ne l’aie pas fait? s’écria M. Burbank. Pas un jour ne s’est passé, sans que nous ayons exploré les rives du fleuve, les îlots qui peuvent servir de refuge à ce Texar! Et pas un seul indice, rien qui ait pu me mettre sur la trace de ta soeur, Gilbert, de ta femme, Mars! Carrol et Stannard ont tout tenté avec moi!… Jusqu’ici nos recherches ont été inutiles!…

– Pourquoi ne pas porter plainte à Jacksonville? demanda le jeune officier. Pourquoi ne pas poursuivre Texar comme coupable d’avoir provoqué le pillage de Camdless-Bay, d’avoir enlevé?…

– Pourquoi? répondit James Burbank. Parce que Texar est le maître maintenant, parce que tout ce qui est honnête tremble devant les coquins qui lui sont dévoués, parce que la populace est pour lui, et aussi les milices du comté!

– Je tuerai Texar! répétait Mars, comme s’il eût été sous l’obsession d’une idée fixe.

– Tu le tueras quand il en sera temps! répondit James Burbank. A présent, ce serait aggraver la situation.

– Et quand sera-t-il temps?… demanda Gilbert.

– Quand les fédéraux seront les maîtres de la Floride, lorsqu’ils auront occupé Jacksonville!

– Et s’il est trop tard, alors?

– Mon fils!… Mon fils!… je t’en supplie… ne dis pas cela! s’écria Mme Burbank.

– Non, Gilbert, ne dites pas cela!» répéta miss Alice.

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James Burbank prit la main de son fils.

«Gilbert, écoute-moi, dit-il. Nous voulions comme toi, comme Mars, faire justice immédiate de Texar, au cas où il aurait refusé de dire ce que sont devenues ses victimes. Mais, dans l’intérêt de ta sœur, Gilbert, dans l’intérêt de ta femme, Mars, notre colère a dû céder devant la prudence. Il y a tout lieu de croire, en effet, qu’entre les mains de Texar, Dy et Zermah sont des otages dont il se fera une sauvegarde, car ce misérable doit craindre d’être poursuivi pour avoir renversé les honnêtes magistrats de Jacksonville, pour avoir déchaîné une bande de malfaiteurs sur Camdless-Bay, pour avoir incendié et pillé la plantation d’un nordiste! Si je ne le croyais pas, Gilbert, est-ce que je te parlerais avec cette conviction? Est-ce que j’aurais eu l’énergie d’attendre?…

– Est-ce que je ne serais pas morte!» dit Mme Burbank.

La malheureuse femme avait compris que, s’il allait à Jacksonville, son fils se livrait à Texar. Et qui dont eût alors pu sauver un officier de l’armée fédérale, tombé au pouvoir des sudistes, au moment où les fédéraux menaçaient la Floride?

Cependant le jeune officier n’était plus maître de lui. Il s’obstinait à vouloir partir. Et, comme Mars répétait: «Je tuerai Texar».

«Viens donc! dit-il.

– Tu n’iras pas, Gilbert!»

Mme Burbank s’était levée dans un dernier effort. Elle était allée se placer devant la porte. Mais, épuisée par cet effort, ne pouvant plus se soutenir, elle s’affaissa.

«Ma mère!… ma mère! s’écria le jeune homme.

– Restez, Gilbert!» dit miss Alice.

Il fallut reporter Mme Burbank dans sa chambre, où la jeune fille demeura près d’elle. Puis, James Burbank rejoignit Edward Carrol et M. Stannard dans le hall. Gilbert était assis sur le divan, la tête dans les mains. Mars, à l’écart, se taisait.

«Maintenant, Gilbert, dit James Burbank, tu es en possession de toi-même. Parle donc. De ce que tu vas nous dire dépendront les résolutions que nous devrons prendre. Nous n’avons d’espoir que dans une prompte arrivée des fédéraux dans le comté. Ont-ils donc renoncé à leur projet d’occuper la Floride?

– Non, mon père.

– Où sont-ils?

– Une partie de l’escadre se dirige, en ce moment, vers Saint-Augustine, afin d’établir le blocus de la côte.

– Mais le commodore ne songe-t-il point à se rendre maître du Saint-John? demanda vivement Edward Carrol.

– Le bas cours du Saint-John nous appartient, répondit le jeune lieutenant. Nos canonnières sont déjà mouillées dans le fleuve, sous les ordres du commandant Stevens.

– Dans le fleuve! et elles n’ont pas encore cherché à s’emparer de Jacksonville?… s’écria M. Stannard.

– Non, car elles ont dû s’arrêter devant la barre, à quatre milles au-dessous du port.

– Les canonnières arrêtées… dit James Burbank, arrêtées par un obstacle infranchissable?…

– Oui, mon père, répondit Gilbert, arrêtées par le manque d’eau. Il faut que la marée soit assez forte pour permettre de passer cette barre, et encore sera-ce assez difficile. Mars connaît parfaitement le chenal, et c’est lui qui doit nous piloter.

– Attendre!… Toujours attendre! s’écria James Burbank. Et combien de jours?

– Trois jours au plus, et vingt-quatre heures seulement, si le vent du large pousse le flot dans l’estuaire.»

Trois jours ou vingt-quatre heures, que ce temps serait long pour les hôtes de Castle-House! Et, d’ici-là, si les confédérés comprenaient qu’ils ne pourraient défendre la ville, s’ils l’abandonnaient comme ils avaient abandonné Fernandina, le fort Clinch, les autres points de la Géorgie et de la Floride septentrionale, Texar ne s’enfuirait-il pas avec eux? Alors, en quel endroit irait-on le chercher?

Cependant, s’attaquer à lui, en ce moment où il faisait la loi à Jacksonville, où la populace le soutenait dans ses violences, c’était impossible. Il n’y avait pas à revenir là-dessus.

M. Stannard demanda alors à Gilbert s’il était vrai que les fédéraux eussent éprouvé quelque insuccès dans le Nord, et ce qu’on devait penser de la défaite de Bentonville.

«La victoire de Pea-Ridge, répondit le jeune lieutenant, a permis aux troupes de Curtis de reprendre le terrain qu’elles avaient un instant perdu. La situation des nordistes est excellente, leur succès assuré dans un délai qu’il est difficile de prévoir. Quand ils auront occupé les points principaux de la Floride, ils empêcheront la contrebande de guerre qui se fait par les passes du littoral, et les munitions comme les armes ne tarderont pas à manquer aux confédérés. Donc, avant peu, ce territoire aura retrouvé le calme et la sécurité sous la protection de notre escadre!… Oui… dans quelques jours!… Mais, d’ici-là…»

L’idée de sa sœur, exposée à tant de périls, lui revint avec une telle force que M. Burbank dut détourner ce souvenir, en ramenant la conversation sur la question des belligérants. Gilbert ne pouvait-il lui apprendre encore bien des nouvelles, qui n’avaient pu arriver à Jacksonville, ou, du moins, à Camdless-Bay?

Il y en avait quelques-unes, en effet, et d’une grande importance pour les nordistes des territoires de la Floride.

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On se rappelle qu’à la suite de la victoire de Donelson, l’État de Tennessee, presque entièrement, était rentré sous la domination des fédéraux. Ceux-ci, en combinantune attaque simultanée de leur armée et de leur flotte, songeaient à se rendre maîtres de tout le cours du Mississipi. Ils l’avaient donc descendu jusqu’à l’île 10, où leurs troupes allaient prendre contact avec la division du général Beauregard, chargé de la défense du fleuve. Déjà, le 24 février, les brigades du général Pope, après avoir débarqué à Commerce, sur la rive droite du Mississipi, venaient de repousser le corps de J. Thomson. Arrivées à l’île 10 et au village de New-Madrid, il est vrai, elles avaient dû s’arrêter devant un formidable système de redoutes préparé par Beauregard. Si, depuis la chute de Donelson et de Nasheville, toutes les positions du fleuve au-dessus de Memphis devaient être considérées comme perdues pour les confédérés, on pouvait encore défendre celles qui se trouvaient au-dessous. C’était sur ce point qu’allait se livrer bientôt une bataille, décisive, peut-être.

Mais, en attendant, la rade de Hampton-Road, à l’entrée du James-River, avait été le théâtre d’un combat mémorable. Ce combat venait de mettre aux prises les premiers échantillons de ces navires cuirassés, dont l’emploi a changé la tactique navale et modifié les marines de l’Ancien et du Nouveau-Monde.

A la date du 5 mars, le Monitor, cuirassé construit par l’ingénieur suédois Erickson, et le Virginia,ancien Merrimak transformé, étaient prêts à prendre la mer, l’un à New York, l’autre à Norfolk.

Vers cette époque, une division fédérale, réunie sous les ordres du capitaine Marston, se trouvait à l’ancre à Hampton-Road, près de Newport-News. Cette division se composait du Congress, du Saint-Laurence, du Cumberland et de deux frégates à vapeur.

Tout à coup, le 2 mars, dans la matinée, apparaît le Virginia, commandé par le capitaine confédéré Buchanan. Suivi de quelques autres navires de moindre importance, il vient se jeter d’abord sur le Congress, ensuite sur le Cumberland qu’il perce de son éperon et qu’il coule avec cent vingt hommes de son équipage. Revenant alors vers le Congress, échoué sur les vases, il le défonce à coups d’obus et le livre aux flammes. La nuit seule l’empêcha de détruire les trois autres bâtiments de l’escadre fédérale.

On s’imaginerait difficilement l’effet que produisit cette victoire d’un petit navire cuirassé contre les vaisseaux de haut bord de l’Union. Cette nouvelle s’était propagée avec une rapidité vraiment merveilleuse. De là, une consternation profonde chez les partisans du Nord, puisqu’un Virginia pouvait venir jusque dans l’Hudson couler les navires de New York. De là aussi, une joie excessive pour le Sud, qui voyait déjà le blocus levé et le commerce redevenu libre sur toutes ses côtes.

C’est même ce succès maritime qui avait été si bruyamment célébré la veille à Jacksonville. Les confédérés pouvaient se croire maintenant à l’abri des bâtiments du gouvernement fédéral. Peut-être, même, à la suite de la victoire de Hampton-Road, l’escadre du commodore Dupont serait-elle immédiatement rappelée vers le Potomac ou la Chesapeake? Aucun débarquement ne menacerait plus alors la Floride. Les idées esclavagistes, appuyées par la partie la plus violente des populations du Sud, triompheraient sans conteste. Ce serait la consolidation de Texar et de ses partisans dans une situation où ils pouvaient faire tant de mal!

Toutefois, parmi les confédérés, on s’était hâté detriompher trop tôt. Et, ces nouvelles, déjà connues dans le nord de la Floride, Gilbert les compléta en rapportant les bruits qui circulaient, au moment où il avait quitté la canonnière du commandant Stevens.

La seconde journée du combat naval de Hampton-Road, en effet, avait été bien différente de la première. Le matin du 9 mars, au moment où le Virginia se disposait à attaquer le Minnesota, l’une des deux frégates fédérales, un ennemi, dont il ne soupçonnait même pas la présence, s’offrit à lui. Singulière machine, qui s’était détachée du flanc de la frégate, «une boîte à fromage posée sur un radeau», dirent les confédérés. Cette boîte à fromage, c’était le Monitor, commandé par le lieutenant Warden. Il avait été envoyé dans ces parages pour détruire les batteries du Potomac. Mais, arrivé à l’embouchure du James-River, le lieutenant Warden, ayant entendu le canon de Hampton-Road, pendant la nuit, avait conduit le Monitor sur le lieu du combat.

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Placés à dix mètres l’un de l’autre, ces deux formidables engins de guerre se canonnèrent pendant quatre heures, et ils s’abordèrent, ce fut sans grand résultat. Enfin, le Virginia, atteint à sa ligne de flottaison et menacé de sombrer, dut fuir dans la direction de Norfolk. Le Monitor, qui devait couler lui-même neuf mois plus tard, avait complètement vaincu son rival. Grâce à lui, le gouvernement fédéral venait de reprendre toute sa supériorité sur les eaux de Hampton-Road.

«Non, mon père, dit Gilbert, en achevant son récit, notre escadre n’est point rappelée dans le nord. Les six canonnières de Stevens sont mouillées devant la barre du Saint-John. Je vous le répète, dans trois jours au plus tard, nous serons maîtres de Jacksonville!

– Tu vois bien, Gilbert, répondit M. Burbank, qu’il faut attendre et retourner à ton bord! Mais, pendant que tu te dirigeais vers Camdless-Bay, ne crains-tu pas d’avoir été suivi?…

– Non, mon père, répondit le jeune lieutenant. Mars et moi, nous avons dû échapper à tous les regards.

– Et cet homme, qui est venu t’apprendre ce qui s’était passé à la plantation, l’incendie, le pillage, la maladie de ta mère, qui est-il?

– Il m’a dit être un des gardiens qui ont été chassés du phare de Pablo, et il venait prévenir le commandant Stevens du danger que couraient les nordistes dans cette partie de la Floride.

– Il n’était pas instruit de ta présence à bord?

– Non, et il en a, paru même fort surpris, répondit le jeune lieutenant. Mais pourquoi ces questions, mon père?

– C’est que je redoute toujours quelque piège de la part de Texar. Il fait plus que soupçonner, il sait que tu sers dans la marine fédérale. Il a pu apprendre que tu étais sous les ordres du commandant Stevens. S’il avait voulu t’attirer ici…

– Ne craignez rien, mon père. Nous sommes arrivés à Camdless-Bay, sans avoir été vus en remontant le fleuve, et il en sera de même lorsque nous le descendrons…

– Pour retourner à ton bord… non ailleurs!

– Je vous l’ai promis, mon père. C’est à notre bord que Mars et moi nous serons rentrés avant le jour.

– A quelle heure partirez-vous?

– Au renversement de la marée, c’est-à-dire, vers deux heures et demie du matin.

– Qui sait? reprit M. Carrol. Peut-être les canonnières de Stevens ne seront-elles pas retenues pendant trois jours encore devant la barre du Saint-John?

– Oui!… il suffit que le vent du large fraîchisse pour donner assez d’eau sur la barre, répondit le jeune lieutenant. Ah! dût-il souffler en tempête, qu’il souffle donc! Que nous ayons enfin raison de ces misérables!… Et alors…

– Je tuerai Texar», répéta Mars.

Il était un peu plus de minuit. Gilbert et Mars ne devaient pas quitter Castle-House avant deux heures, puisqu’il fallait attendre que la marée descendante leur permît de rejoindre la flottille du commandant Stevens. L’obscurité serait très profonde, et il y avait bien des chances pour qu’ils pussent passer inaperçus, quoique de nombreuses embarcations eussent pour mission de surveiller le cours du Saint-John, en aval de Camdless-Bay.

Le jeune officier remonta alors près de sa mère. Il trouva miss Alice assise à son chevet. Mme Burbank, brisée par le dernier effort qu’elle venait de faire, était tombée dans une sorte d’assoupissement très douloureux, à en juger par les sanglots qui s’échappaient de sa poitrine.

Gilbert ne voulut pas troubler cet état de torpeur où il y avait plus d’abattement que de sommeil. Il s’assît près du lit, après que miss Alice lui eut fait signe de ne pas parler. Là, silencieusement, ils veillèrent ensemble cette pauvre femme que le malheur n’avait pas fini de frapper peut-être! Avaient-ils besoin de paroles pour échanger leurs pensées? Non! Ils souffraient de la même souffrance, ils se comprenaient sans se rien dire, ils se parlaient par le cœur.

Enfin l’heure de quitter Castle-House arriva. Gilbert tendit la main à miss Alice, et tous deux se penchèrent sur Mme Burbank, dont les yeux à demi fermés ne purent les voir.

Puis, Gilbert pressa de ses lèvres le front de sa mère que la jeune fille voulut baiser après lui. Mme Burbank éprouva comme un douloureux tressaillement; mais elle ne vit pas son fils se retirer, ni miss Alice le suivre pour lui donner un dernier adieu.

Gilbert et elle retrouvèrent James Burbank et ses amis qui n’avaient point quitté le hall.

Mars, après être allé observer les environs de Castle-House, y rentrait à ce moment.

«Il est l’heure de partir, dit-il.

– Oui, Gilbert, répondit James Burbank. Pars donc!… Nous ne nous reverrons plus qu’à Jacksonville…

– Oui!… à Jacksonville, et dès demain, si la marée nous permet de franchir la barre. Quant à Texar…

– C’est vivant qu’il nous le faut!… Ne l’oublie pas, Gilbert!

– Oui!… Vivant!…»

Le jeune homme embrassa son père, il serra les mains de son oncle Carrol et de M. Stannard:

«Viens, Mars», dit-il.

Et tous deux, suivant la rive droite du fleuve, le long des berges de la plantation, marchèrent rapidement pendant une demi-heure. Ils ne rencontrèrent personne sur la route. Arrivés à l’endroit où ils avaient laissé leur gig, caché sous un amoncellement de roseaux, ils s’embarquèrent pour aller prendre le fil du courant qui devait les entraîner rapidement vers la barre du Saint-John.

 

 

Chapitre XIV

Sur le Saint-John

 

e fleuve était alors désert dans cette partie de son cours. Pas une seule lueur n’apparaissait sur la rive opposée. Les lumières de Jacksonville se cachaient derrière le coude que fait la crique de Camdless, en s’arrondissant vers le nord. Leur reflet seul montait au-dessus et teintait la plus basse couche des nuages.

Bien que la nuit fût sombre, le gig pouvait facilement prendre direction sur la barre. Comme aucune vapeur ne se dégageait des eaux du Saint-John, il aurait été facile de le suivre et de le poursuivre, si quelque embarcation confédérée l’eût attendu au passage – ce que Gilbert et son compagnon ne croyaient pas avoir lieu de craindre.

Tous deux gardaient un profond silence. Au lieu de descendre ce fleuve, ils auraient voulu le traverser pour aller chercher Texar jusque dans Jacksonville, pour se rencontrer face à face avec lui. Et alors, remontant le Saint-John, ils eussent fouillé toutes les forêts, toutes les criques de ses rives. Où M. James Burbank avait échoué, ils auraient réussi peut-être. Et pourtant, il n’était que sage d’attendre. Lorsque les fédéraux seraient maîtres de la Floride, Gilbert et Mars pourraient agir avec plus de chances de succès vis-à-vis de l’Espagnol. D’ailleurs, le devoir leur ordonnait de rejoindre avant le jour la flottille du commandant Stevens. Si la barre devenait praticable plus tôt qu’on ne l’espérait, ne fallait-il pas que le jeune lieutenant fût à son poste de combat, et Mars au sien, pour piloter les canonnières à travers ce chenal, dont il connaissait la profondeur à tout instant de la mer montante?

Mars, assis à l’arrière du gig, maniait sa pagaie avec vigueur. Devant lui, Gilbert observait soigneusement le cours du fleuve en amont, prêt à signaler tout obstacle ou tout danger qui se présenterait, barque ou tronc en dérive. Après s’être obliquement écartée de la rive droite, afin de prendre le milieu du chenal, la légère embarcation n’aurait plus qu’à suivre le fil du courant, où elle se maintiendrait d’elle-même. Jusque-là, il suffisait que, d’un mouvement de la main, Mars forçât sur bâbord ou sur tribord pour tenir une direction convenable.

Sans doute, mieux eût valu ne point s’éloigner de la sombre lisière d’arbres et de roseaux gigantesques, qui bordent la rive droite du Saint-John. A la longer sous la retombée des épaisses ramures, on risquait moins d’être aperçu. Mais, un peu au-dessous de la plantation, un coude très accusé de la rive renvoie le courant vers l’autre bord. Il s’est établi là un large remous, qui eût rendu la navigation du gig infiniment plus pénible tout en retardant sa marche. Aussi Mars, ne voyant rien de suspect en aval, cherchait-il plutôt à s’abandonner aux eaux vives du milieu qui descendent rapidement vers l’embouchure. Du petit port de Camdless-Bay jusqu’à l’endroit où la flottille était mouillée au-dessous de la barre, on comptait de quatre à cinq milles, et, avec l’aide du jusant, sous la poussée des bras vigoureux de Mars, le gig ne pouvait être embarrassé de les enlever en deux heures. Il serait donc de retour, avant que les premières lueurs du jour eussent éclairé la surface du Saint-John.

Un quart d’heure après leur embarquement, Gilbert et Mars se trouvaient en plein fleuve. Là, ils purent constater que, si leur rapidité était considérable, la direction du courant les portait vers Jacksonville. Peut-être même, inconsciemment, Mars appuyait-il de ce côté, comme s’il eût été sollicité par quelque irrésistible attraction. Cependant il fallait éviter ce lieu maudit, dont les abords devaient être gardés avec plus de soin que la partie centrale du Saint-John.

«Droit, Mars, droit!» se contenta de dire le jeune officier.

Et le gig dut se maintenir dans le fil du courant, à un quart de mille de la rive gauche.

Le port de Jacksonville ne se montrait ni sombre ni silencieux, cependant. De nombreuses lumières couraient sur les quais ou tremblotaient dans les embarcations à la surface des eaux. Quelques-unes même se déplaçaient rapidement, comme si une active surveillance eût été organisée sur un assez large rayon.

En même temps, des chants, mêlés de cris, indiquaient que les scènes de plaisir ou d’orgie continuaient à troubler la ville. Texar et ses partisans croyaient-ils donc toujours à la défaite des nordistes en Virginie et à la retraite possible de la flottille fédérale? Ou bien profitaient-ils de leurs derniers jours pour se livrer à tous les excès, au milieu d’une population ivre de whisky et de gin?

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Quoi qu’il en soit, comme le gig filait toujours dans le lit du courant, Gilbert avait lieu de croire qu’il serait bientôt à l’abri des plus grands dangers, du moment qu’il aurait dépassé Jacksonville, quand, soudain, il fit signe à Mars de s’arrêter. A moins d’un mille au-dessous du port, il venait d’apercevoir une longue ligne de taches noires, semées comme une série d’écueils d’une rive à l’autre du fleuve.

C’était une ligne d’embarcations, embossées en cet endroit, qui barrait le Saint-John. Évidemment, si les canonnières parvenaient à franchir la barre, ces embarcations seraient impuissantes à les arrêter, et elles n’auraient plus qu’à battre en retraite; mais, pour le cas où des chaloupes fédérales tenteraient de remonter le fleuve, elles seraient peut-être capables de s’opposer à leur passage. C’est pour cette raison qu’elles étaient venues former un barrage pendant la nuit. Toutes étaient immobiles en travers du Saint-John, soit qu’elles se maintinssent avec leurs avirons, soit qu’elles fussent mouillées sur leurs grappins. Bien qu’on ne pût le voir, nul doute qu’elles eussent à bord un assez grand nombre d’hommes, bien armés pour l’offensive comme pour la défensive.

Toutefois, Gilbert fit cette remarque que le chapelet d’embarcations ne barrait pas encore le fleuve, lorsqu’il l’avait remonté pour atteindre Camdless-Bay. Cette précaution n’avait donc été prise que depuis le passage du gig, et peut-être en prévision d’une attaque dont il n’était point question au moment où le jeune lieutenant venait de quitter la flottille de Stevens.

Il fallut, dès lors, abandonner le milieu du fleuve, afin de s’abriter le plus possible le long de la rive droite. Peut-être le canot resterait-il inaperçu, s’il manœuvrait à travers le fouillis des roseaux et dans l’ombre des arbres de la berge. En tout cas, il n’existait aucun autre moyen d’éviter le barrage du Saint-John.

«Mars, tâche de pagayer sans bruit jusqu’au moment où nous aurons dépassé cette ligne, dit le jeune lieutenant.

– Oui, monsieur Gilbert.

– Il y aura sans doute à lutter contre les remous, et s’il faut te venir en aide…

– J’y suffirai», répondit Mars.

Et, faisant évoluer le gig, il le ramena rapidement du côté de la rive droite, lorsqu’il n’était déjà plus qu’à trois cents yards au-dessus de la ligne d’embossage.

Puisque l’embarcation n’avait pas été aperçue pendant qu’elle traversait obliquement le fleuve – et elle aurait pu l’être – maintenant qu’elle se confondait avec les sombres masses de la berge, il était impossible qu’elle fût découverte. A moins que l’extrémité du barrage s’appuyât sur la rive, il était à peu près certain qu’elle pourrait le franchir. Dans le chenal même du Saint-John, il eût été plus qu’imprudent de le tenter.

Mars pagayait au milieu d’une obscurité que rendait plus profonde encore l’épais rideau des arbres. Il évitait soigneusement de heurter des souches, dont la tête émergeait ça et là, ou de frapper l’eau trop bruyamment, bien qu’il eût parfois à vaincre un contre-courant que certaines dérivations des remous rendaient assez rude. A dériver dans ces conditions, Gilbert éprouverait un retard d’une heure, sans doute. Mais peu importerait qu’il fît jour alors; il serait assez près du mouillage des canonnières pour n’avoir plus rien à craindre de Jacksonville.

Vers quatre heures, le canot était arrivé à la hauteur des embarcations. Ainsi que l’avait prévu Gilbert, étant donné le peu de profondeur du fleuve en cet endroit du chenal, le passage avait été laissé libre le long de la rive. Quelques centaines de pieds au-delà, une pointe, qui faisait saillie sur le Saint-John – pointe très boisée – s’abritait confusément sous un massif de palétuviers d’énormes bambous.

Il s’agissait de contourner cette pointe, très sombre du côté de l’amont. En aval, au contraire, les masses de verdure cessaient brusquement. Le littoral, plus déclive aux approches de l’estuaire du Saint-John, se découpait en une suite de criques et de marécages, formant une grève très basse, très découverte. Là, plus un arbre, plus de rideau obscur, et, par conséquent, les eaux redevenaient assez claires. Il n’était donc pas impossible qu’un point noir et mouvant, comme le gig, trop petit pour que deux hommes pussent s’y coucher, fût aperçu de quelque embarcation rôdant au large de la pointe.

Au-delà, il est vrai, le remous ne se faisait plus sentir. C’était un courant assez vif, qui longeait la rive, sans chercher la direction du chenal. Si le canot doublait heureusement cette pointe, il serait rapidement entraîné vers la barre, et il arriverait en peu de temps au mouillage du commandant Stevens.

Mars se glissait donc le long de la rive avec un extrême prudence. Ses yeux essayaient de percer les ténèbres, observant le bas cours du fleuve. Il rasait la berge d’aussi près que possible, luttant contre le remous qui était encore très violent au revers de la pointe. La pagaie pliait sous ses bras vigoureux, pendant que Gilbert, le regard tourné vers l’amont, ne cessait de fouiller la surface du Saint-John.

Cependant le gig s’approchait peu à peu de la point. Quelques minutes encore, et il en aurait atteint l’extrémité, qui se prolongeait sous la forme d’une fine langue de sable. Il n’en était plus qu’à vingt-cinq ou trente yards, quand, soudain, Mars s’arrêta.

«Es-tu fatigué, demanda le jeune lieutenant, et veux-tu que je te remplace?…

– Pas un mot, monsieur Gilbert!» répondit Mars.

Et, en même temps, de deux violents coups de pagaie il se lança obliquement, comme s’il eût voulu s’échouer contre la rive. Aussitôt, dès qu’il fut à portée, il saisit une des branches qui pendaient sur les eaux; puis halant dessus, il fit disparaître l’embarcation sous un sombre berceau de verdure. Un instant après, leur amarre tournée à l’une des racines d’un palétuvier, Gilbert et Mars, immobiles, se trouvaient au milieu d’une obscurité telle qu’ils ne pouvaient plus se voir.

Cette manœuvre n’avait pas duré dix secondes.

Le jeune lieutenant saisit alors le bras de son compagnon, et il allait lui demander l’explication de cette manœuvre, lorsque Mars, tendant le bras à travers le feuillage, montra un point mouvant sur la partie moins sombre des eaux.

C’était une embarcation conduite par quatre hommequi remontait le courant, après avoir doublé la langue de terre, et se dirigeait de manière à longer la berge au-dessus de la pointe.

Gilbert et Mars eurent alors la même pensée: avant tout et malgré tout, regagner leur bord. Si leur canot était découvert, ils n’hésiteraient pas à sauter sur la rive, ils fileraient entre les arbres, ils s’enfuiraient par la berge jusqu’à la hauteur de la barre. Là, le jour venu, soit qu’on aperçût leurs signaux de la plus rapprochée des canonnières, soit qu’ils dussent la rejoindre à la nage, ils feraient tout ce qu’il était humainement possible de faire pour revenir à leur poste.

Mais, presque aussitôt, ils allaient comprendre que toute retraite par terre leur serait coupée.

En effet, lorsque l’embarcation fut arrivée à vingt pieds au plus du berceau de verdure, une conversation s’établit entre les gens qui la montaient et une demi-douzaine d’autres, dont les ombres apparaissaient entre les arbres sur l’arête de la berge.

«Le plus difficile est fait? cria-t-on de terre.

– Oui, répondit-on du fleuve. Cette pointe à doubler avec marée descendante, c’est aussi dur que de remonter un rapide!

– Allez-vous mouiller en cet endroit, maintenant que nous voilà débarqués sur la pointe?

– Sans doute, au milieu des remous… Nous garderons mieux l’extrémité du barrage.

– Bien! Pendant ce temps, nous allons surveiller la berge, et, à moins de se jeter dans le marais, j’imagine que ces coquins auront quelque peine à nous échapper…

– Si ce n’est fait déjà?

– Non! Ce n’est pas possible. Évidemment, ils tenteront de revenir à leur bord avant le jour. Or, comme ils ne peuvent franchir la ligne des embarcations, ils essaieront de filer le long de la rive, et nous serons là pour les arrêter au passage.»

Ces quelques phrases suffisaient à faire comprendre ce qui était arrivé. Le départ de Gilbert et de Mars devait avoir été signalé, – nul doute à cet égard. Si, pendant qu’ils remontaient le fleuve pour atteindre le port de Camdless-Bay, ils avaient pu échapper aux embarcations chargées de leur couper la route, maintenant que le fleuve était barré et qu’on les guettait au retour, il leur serait bien difficile, sinon impossible, de regagner le mouillage des canonnières.

En somme, dans ces conditions, le gig se trouvait pris entre les hommes de l’embarcation et ceux de leurs compagnons qui venaient de prendre pied sur la pointe. Donc, si la fuite était devenue impraticable en descendant le fleuve, elle ne l’était pas moins par cette étroite berge, resserrée entre les eaux du Saint-John et les marais du littoral.

Ainsi, Gilbert venait d’apprendre que son passage avait été signalé sur le Saint-John. Toutefois, peut-être ignorait-on que son compagnon et lui eussent débarqué à Camdless-Bay, et que l’un d’eux fût le fils de James Burbank, et un officier de la marine fédérale; l’autre, un de ses matelots. Il n’en était rien, malheureusement. Le jeune lieutenant ne put plus douter du danger qui le menaçait, lorsqu’il entendit les dernières phrases que ces gens échangèrent entre eux.

«Ainsi veillez bien! dit-on de terre.

– Oui… Oui!… fut-il répondu. Un officier fédéral, c’est de bonne prise, d’autant plus que cet officier est le propre fils de l’un de ces damnés nordistes de la Floride!

– Et ça nous sera payé cher, puisque c’est Texar qui paye!

– Il est possible, cependant, que nous ne réussissions pas à les enlever cette nuit, s’ils sont parvenus à se cacher dans quelque creux de la rive. Mais, au jour, nous en fouillerons si bien tous les trous qu’un rat d’eau ne nous échapperait pas!

– N’oublions pas qu’il y a recommandation expresse de les avoir vivants!

– Oui!… Convenu!… Convenu aussi que, dans le cas où ils se feraient arrêter sur la berge, nous n’aurons qu’à vous héler pour que vous veniez les prendre et les conduire à Jacksonville?

– D’ailleurs, à moins qu’il faille leur donner la chasse, nous resterons mouillés ici.

– Et nous, à notre poste, en travers de la berge.

– Allons! Bonne chance! En vérité, mieux aurait valu passer la nuit à boire dans les cabarets de Jacksonville…

– Oui, si ces deux coquins nous échappent! Non, si, demain, nous les amenons, pieds et poings liés, à Texar!»

Là-dessus, l’embarcation s’éloigna de deux longueurs d’aviron. Puis, le bruit d’une chaîne, qui se déroulait, indiqua bientôt que son ancre était par le fond. Quant aux hommes qui occupaient la lisière de la berge, s’ils ne parlaient plus, du moins entendait-on le bruit de leurs pas sur les feuilles tombées des arbres.

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Du côté du fleuve, comme du côté de la terre, la fuite n’était donc plus possible.

C’est à quoi réfléchissaient Gilbert et Mars. L’un et l’autre n’avaient pas fait un seul mouvement ni prononcé une seule parole. Rien ne pouvait donc trahir la présence du gig enfoui sous le sombre berceau de verdure, berceau qui était une prison. Impossible d’en sortir. En admettant qu’il n’y fût point découvert pendant la nuit, comment Gilbert échapperait-il aux regards, lorsque le jour paraîtrait? Or, la capture du jeune lieutenant, c’était non seulement sa vie menacée – soldat, il en eût volontiers fait le sacrifice, – mais, si on parvenait à établir qu’il avait débarqué à Castle-House, c’était son père arrêté de nouveau par les partisans de Texar, c’était la connivence de James Burbank avec les fédéraux démontrée sans conteste. Que la preuve eût manqué à l’Espagnol, quand il accusait pour la première fois le propriétaire de Camdless-Bay, cette preuve ne lui ferait plus défaut, lorsque Gilbert serait en son pouvoir. Et alors, que deviendrait Mme Burbank? Que deviendraient Dy et Zermah, lorsque le père, le frère, le mari, ne seraient plus là pour continuer leurs recherches?

En un instant, toutes ces pensées se présentèrent à l’esprit du jeune officier, et il en avait entrevu les inévitables conséquences.

Ainsi, au cas où tous deux seraient pris, il ne resterait plus qu’une seule chance: c’est que les fédéraux s’empareraient de Jacksonville, avant que Texar eût été en état de nuire. Peut-être, alors, seraient-ils délivrés assez à temps pour que la condamnation à laquelle ils ne pouvaient échapper n’eût pas été suivie d’exécution. Oui! tout espoir était là et n’était plus que là. Mais, comment hâter l’arrivée du commandant Stevens et de ses canonnières en amont du fleuve? Comment franchir la barre du Saint-John, si l’eau manquait encore? Comment guider la flottille à travers les multiples sinuosités du chenal, si Mars, qui devait la piloter, tombait entre les mains des sudistes?

Gilbert devait donc risquer même l’impossible pour regagner son bord avant le jour, et il fallait partir sans perdre un instant. Était-ce impraticable? Mars ne pouvait-il, en lançant brusquement le gig à travers le remous, lui rendre sa liberté? Pendant que les gens de l’embarcation perdraient du temps, soit à lever leur ancre, soit à larguer leur chaîne, n’aurait-il pas pris assez d’avance pour se mettre hors d’atteinte?

Non! c’eût été tout compromettre. Le jeune lieutenant ne le savait que trop. La pagaie de Mars ne pouvait lutter avec avantage contre les quatre avirons de l’embarcation. Le canot ne tarderait pas à être rattrapé, pendant qu’il essaierait de filer le long de la rive. Agir de la sorte, ce serait courir à une perte certaine.

Que faire alors? Convenait-il d’attendre? Le jour allait bientôt paraître. Il était déjà quatre heures et demie du matin. Quelques blancheurs flottaient au-dessus de l’horizon dans l’est.

Cependant, il importait de prendre un parti, et voici celui auquel s’arrêta Gilbert.

Après s’être courbé vers Mars, afin de lui parler à voix basse:

«Nous ne pouvons attendre plus longtemps, dit-il. Nous sommes armés chacun d’un revolver et d’un coutelas. Dans l’embarcation, il y a quatre hommes. Ce n’est que deux contre un. Nous aurons l’avantage de la surprise. Tu vas pousser vigoureusement le gig à travers le remous et le lancer contre l’embarcation en quelques coups de pagaie. Étant mouillée, elle ne pourra éviter l’abordage. Nous tomberons sur ces hommes, nous les frapperons, sans leur laisser le temps de se reconnaître, et nous tirerons au large. Puis, avant que ceux de la berge aient donné l’alarme, peut-être aurons-nous franchi le barrage et atteint la ligne des canonnières. – Est-ce compris, Mars?»

Mars répondit en prenant son coutelas qu’il passa tout ouvert à sa ceinture, près de son revolver. Cela fait, il largua doucement l’amarre du canot et saisit sa pagaie pour la pousser d’un coup vigoureux.

Mais, au moment où il allait commencer sa manœuvre, Gilbert l’arrêta d’un geste.

Une circonstance inattendue venait de lui faire immédiatement modifier ses projets.

Avec les premières lueurs du jour, un épais brouillard commençait à se lever sur les eaux. On eût dit d’une ouate humide qui se déroulait à leur surface en les effleurant de ses volutes mouvantes. Ces vapeurs, formées en mer, venaient de l’embouchure du fleuve, et, poussées par une légère brise, elles remontaient lentement le cours du Saint-John. Avant un quart d’heure, aussi bien Jacksonville, sur la rive gauche, que les massifs d’arbres de la berge, sur la rive droite, tout aurait disparu dans l’amoncellement de ces brumes un peu jaunâtres, dont l’odeur caractéristique emplissait déjà la vallée.

N’était-ce pas le salut qui s’offrait au jeune lieutenant et à son compagnon? Au lieu de risquer une lutte inégale, dans laquelle ils pouvaient succomber tous deux, pourquoi n’essaieraient-ils pas de se glisser à travers ce brouillard? Gilbert crut, du moins, que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. C’est pourquoi il retint Mars, au moment où celui-ci allait brusquement déborder de la rive. Il s’agissait, au contraire, de la ranger prudemment,silencieusement, en évitant l’embarcation, dont la silhouette, indécise déjà, allait s’effacer tout à fait.

Alors les voix recommencèrent à se héler dans l’ombre. Du fleuve on répondait à la berge.

«Attention au brouillard!

– Oui! Nous allons lever notre ancre et nous rapprocher davantage de la rive!

– C’est bien, mais restez aussi en communication avec les embarcations du barrage. S’il en passe près de vous, prévenez-les de croiser en tous sens jusqu’au lever des brumes.

– Oui!… Oui!… Ne craignez rien, et veillez bien au cas où ces coquins chercheraient à fuir par terre!»

Évidemment, cette précaution, tout indiquée, allait être prise. Un certain nombre d’embarcations s’appliqueraient à croiser d’une rive à l’autre du fleuve. Gilbert le savait; il n’hésita pas. Le gig, silencieusement manœuvré par Mars, abandonna le berceau de verdure et s’avança lentement à travers le remous.

Le brouillard tendait à s’épaissir, bien qu’il fût pénétré d’un demi-jour blafard, semblable à la lueur qui passe à travers la corne d’une lanterne. On ne voyait plus rien, même dans un rayon de quelques yards. Si, par bonheur, le canot n’abordait pas l’embarcation mouillée au large, il avait bien des chances de rester inaperçu. Et, en effet, il put l’éviter, pendant que les hommes s’occupaient à en relever l’ancre avec un bruit de chaîne, qui marquait à peu près la place dont il fallait s’écarter.

Le gig passa donc, et Mars put appuyer un peu plus vigoureusement sur sa pagaie.

Le difficile était alors de suivre une direction convenable, sans s’exposer à prendre le chenal au milieu du fleuve. Il fallait, au contraire, se tenir à une petite distance de la rive droite. Rien n’eût pu guider Mars à travers les brumes amoncelées, si ce n’est peut-être le grondement des eaux qui s’accentuait en rasant le pied de la berge. On sentait déjà venir le jour. Il grandissait au-dessus de la masse des vapeurs, bien que le brouillard restât très épais à la surface du Saint-John.

Pendant une demi-heure, le gig erra, pour ainsi dire, à l’aventure. Quelquefois, une vague silhouette apparaissait inopinément. On pouvait croire que ce fût une embarcation, démesurément agrandie par la réfraction – phénomène communément observé au milieu des brouillards en mer. En effet, tout objet s’y montre aux yeux avec une soudaineté vraiment fantastique, et l’impression est qu’il a des dimensions énormes. Cela se produisit fréquemment. Heureusement, ce que Gilbert prenait pour une chaloupe n’était qu’une bouée de balisage, une tête de roche émergeant des eaux, ou quelque pieu enfoncé dans le fleuve, dont la pointe se perdait dans le plafond des vapeurs.

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Divers couples d’oiseaux passaient aussi, déployant une envergure démesurée. Si on les voyait à peine, on entendait, du moins, le cri perçant qu’ils jetaient à travers l’espace. D’autres s’envolaient du lit même du fleuve, au moment où l’approche du canot venait de les mettre en fuite. Il eût été impossible de reconnaître s’ils allaient se reposer sur la berge, à quelques pas seulement, ou s’ils se replongeaient sous les eaux du Saint-John.

En tout cas, puisque la marée descendait toujours, Gilbert était certain que le gig, entraîné par le jusant, gagnait vers le mouillage du commandant Stevens. Cependant, comme le courant avait beaucoup molli déjà,rien ne pouvait faire croire que le jeune lieutenant eût enfin dépassé la ligne d’embossage. Ne devait-il pas craindre, au contraire, d’être maintenant à sa hauteur et de tomber brusquement sur l’une des embarcations.

Ainsi, toute éventualité de grave danger n’avait pas disparu encore. Bientôt même, il fut manifeste que le gig se trouvait en plus grand péril que jamais. Aussi, à de courts intervalles, Mars s’arrêtait-il, laissant sa pagaie suspendue au-dessus des eaux. Des bruits d’aviron, éloignés ou proches, se faisaient incessamment entendre dans un rayon restreint. Divers cris se répondaient d’une embarcation à une autre. Quelques formes, dont les linéaments étaient à peine dessinés, s’estompaient tout à coup dans le vague du brouillard. C’étaient bien des bateaux en marche qu’il fallait éviter. Parfois, aussi, les vapeurs s’entrouvraient soudain, comme si un vaste souffle eût pénétré leur masse. La portée de la vue s’agrandissant jusqu’à une distance de quelques centaines de yards, Gilbert et Mars essayaient alors de reconnaître leur position sur le fleuve. Mais l’éclaircie se brouillait de nouveau, et le canot n’avait plus que la ressource de se laisser aller au courant.

Il était un peu plus de cinq heures. Gilbert calcula qu’il devait être alors à deux milles du mouillage. En effet, il n’avait pas encore atteint la barre du fleuve. Cette barre eût été aisément reconnaissable au bruit plus accentué du courant, aux nombreuses stries des eaux qui s’y entremêlent avec un fracas auquel des marins ne peuvent se tromper. Si la barre eût été déjà franchie, Gilbert se fût cru relativement en sûreté, car il n’était pas probable que les embarcations voulussent se hasarder à cette distance de Jacksonville, sous le feu des canonnières.

Tous deux écoutaient donc, se penchant presque au ras de l’eau. Leur oreille si exercée n’avait encore rien pu percevoir. Il fallait qu’ils se fussent égarés, soit vers la droite, soit vers la gauche du fleuve. Maintenant, ne vaudrait-il pas mieux le prendre obliquement, de manière à rallier une des rives, et, s’il le fallait, attendre que le brouillard fût moins épais pour se remettre en bonne route?

C’était le meilleur parti à prendre, puisque les vapeurs commençaient à monter vers de plus hautes zones. Le soleil, que l’on sentait au-dessus, les enlevait en les échauffant. Visiblement, la surface du Saint-John allait réapparaître sur une vaste étendue, bien avant que le ciel fût redevenu distinct. Puis, le rideau se déchirerait d’un coup, les horizons sortiraient des brumes. Peut-être, alors, à un mille au-delà de la barre, Gilbert apercevrait-il les canonnières, évitées de jusant, qu’il lui serait possible de rejoindre.

En ce moment, un bruit d’eaux entrechoquées se fit entendre. Presque aussitôt le gig commença à tournoyer comme s’il eût été emporté dans une sorte de tourbillon. On ne pouvait s’y tromper.

«La barre! s’écria Gilbert.

– Oui! la barre, répondit Mars, et, une fois franchie, nous serons au mouillage.»

Mars avait repris sa pagaie et cherchait maintenant à se tenir en bonne direction.

Soudain, Gilbert l’arrêta. Dans un recul des vapeurs, il venait d’apercevoir une embarcation, rapidement menée, suivant la même route. Les hommes qui la montaient avaient-ils vu le canot? Voulaient-ils lui barrer le passage?

«Revirons sur bâbord», dit le jeune lieutenant.

Mars évolua, et quelques coups de pagaie l’eurent bientôt rejeté dans un sens contraire.

Mais, de ce côté, des voix se firent entendre. Elles se hélaient bruyamment. Il y avait certainement sur cette partie du fleuve plusieurs embarcations qui croisaient de conserve.

Tout d’un coup, et comme si une immense houppe eût largement balayé l’espace, les vapeurs retombèrent en eau pulvérisée à la surface du Saint-John.

Gilbert ne put retenir un cri.

Le gig était au milieu d’une douzaine d’embarcations, chargées de surveiller cette partie du chenal, dont la barre coupait le sinueux passage après une longue ligne oblique.

«Les voilà!… Les voilà!»

Telles furent les exclamations que se renvoyèrent les bateaux de l’un à l’autre.

«Oui, nous voilà! répondit le jeune lieutenant. Revolver et coutelas aux mains, Mars, et défendons-nous!»

Se défendre à deux contre une trentaine d’hommes!

En un instant, trois ou quatre embarcations avaient abordé le gig. Des détonations éclatèrent. Seuls, les revolvers de Gilbert et de Mars, que l’on voulait prendre vivants, avaient fait feu. Trois ou quatre marins furent tués ou blessés. Mais, dans cette lutte inégale, comment Gilbert et son compagnon n’auraient-ils pas succombé?

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Le jeune lieutenant fut garrotté, malgré son énergique résistance, puis transporté dans une des embarcations.

«Fuis… Mars!… Fuis!…», cria-t-il une dernière fois.

D’un coup de son coutelas, Mars se débarrassa de l’homme qui le tenait. Avant qu’on eût pu le ressaisir, l’intrépide mari de Zermah s’était précipité dans le fleuve. En vain chercha-t-on à le reprendre. Il venait de disparaître au milieu des tourbillons de la barre, dont les eaux tumultueuses se changent en torrents au retour de la marée montante.

 

 

Chapitre XV

Jugement

 

ne heure plus tard, Gilbert accostait le quai de Jacksonville. On avait entendu lescoups de revolver tirés en aval. S’agissait-il là d’un engagement entre les embarcations confédérées et la flottille fédérale? Ne devait-on pas craindre, même, que les canonnières du commandant Stevens eussent franchi le chenal en cet endroit? Cela n’avait pas laissé de causer une très sérieuse émotion parmi la population de la ville. Une partie des habitants s’était rapidement portée vers les estacades. Les autorités civiles, représentées par Texar et les plus déterminés de ses partisans n’avaient point tardé à les suivre. Tous regardaient dans la direction de la barre, maintenant dégagée des brumes. Lorgnettes et longues-vues fonctionnaient incessamment. Mais la distance était trop grande – environ trois milles – pour que l’on pût être fixé sur l’importance de l’engagement et de ses résultats.

En tout cas, la flottille se tenait toujours au poste de mouillage qu’elle occupait la veille, et Jacksonville ne devait encore rien redouter d’une attaque immédiate des canonnières. Les plus compromis de ses habitants auraient le temps de se préparer à fuir vers l’intérieur de la Floride.

D’ailleurs, si Texar et deux ou trois de ses compagnons avaient, plus que tous autres, quelques raisons de craindre pour leur propre sécurité, il ne leur parut pas qu’il y eût lieu de s’inquiéter de l’incident. L’Espagnol se doutait bien qu’il s’agissait de la capture de ce canot, dont il voulait s’emparer à tout prix.

«Oui, à tout prix! répétait Texar, en cherchant à reconnaître l’embarcation qui s’avançait vers le port. A tout prix, ce fils de Burbank, qui est tombé dans le piège que je lui ai tendu! Je la tiens, enfin, cette preuve que James Burbank est en communication avec les fédéraux? Sang-Dieu! quand j’aurai fait fusiller le fils, vingt-quatre heures ne se passeront pas sans que j’aie fait fusiller le père!»

En effet, bien que son parti fût maître de Jacksonville, Texar, après le renvoi prononcé en faveur de James Burbank, avait voulu attendre une occasion propice pour le faire arrêter de nouveau. L’occasion s’était présentée d’attirer Gilbert dans un piège. Gilbert, reconnu comme officier fédéral, arrêté en pays ennemi, condamné comme espion, l’Espagnol pourrait accomplir jusqu’au bout sa vengeance.

Il ne fut que trop servi par les circonstances. C’était bien le fils du colon de Camdless-Bay, de James Burbank, qui était ramené au port de Jacksonville.

Que Gilbert fût seul, que son compagnon se fût noyé ou sauvé, peu importait puisque le jeune officier était pris. Il n’y aurait plus qu’à le traduire devant un comité, composé des partisans de Texar, que celui-ci présiderait en personne.

Gilbert fut accueilli par les huées et les menaces de ce populaire qui le connaissait bien. Il reçut avec dédain toutes ces clameurs. Son attitude ne décela aucune crainte, bien qu’une escouade de soldats eût dû être appelée pour protéger sa vie contre les violences de la foule. Mais, lorsqu’il aperçut Texar, il ne fut pas maître de lui et il se serait jeté sur l’Espagnol, s’il n’eût été retenu par ses gardiens.

Texar ne fit pas un mouvement, il ne prononça pas une parole, il affecta même de ne point voir le jeune officier, et il le laissa s’éloigner avec la plus parfaite indifférence.

Quelques instants après, Gilbert Burbank était enfermé dans la prison de Jacksonville. On ne pouvait se faire illusion sur le sort que lui réservaient les sudistes.

Vers midi, M. Harvey, le correspondant de James Burbank, se présentait à la prison et tentait de voir Gilbert. Il fut éconduit. Par ordre de Texar, le jeune lieutenant était mis au secret le plus absolu. Cette démarche eut même pour résultat que M. Harvey allait être surveillé très sévèrement.

En effet, on n’ignorait pas ses rapports avec la famille Burbank, et il entrait dans les projets de l’Espagnol que l’arrestation de Gilbert ne fût pas immédiatement connue à Camdless-Bay. Une fois le jugement rendu, la condamnation prononcée, il serait temps d’apprendre à James Burbank ce qui s’était passé, et, lorsqu’il l’apprendrait, il n’aurait plus le temps de fuir Castle-House afin d’échapper à Texar.

Il s’ensuivit que M. Harvey ne put envoyer un messager à Camdless-Bay. L’embargo avait été mis sur les embarcations du port. Toute communication étant interrompue entre la rive gauche et la rive droite du fleuve, la famille Burbank ne devait rien savoir de l’arrestation de Gilbert. Pendant qu’elle le croyait à bord de la canonnière de Stevens, le jeune officier était détenu dans la prison de Jacksonville.

A Castle-House, avec quelle émotion on écoutait si quelque détonation lointaine n’annonçait pas l’arrivée des fédéraux au-delà de la barre. Jacksonville aux mains des nordistes, c’était Texar aux mains de James Burbank! C’était celui-ci libre de reprendre, avec son fils, avec ses amis, ces recherches qui n’avaient point abouti encore!

Rien ne se faisait entendre en aval du fleuve. Le régisseur Perry, qui vint explorer le Saint-John jusqu’à la ligne du barrage, Pyg et un des sous-régisseurs, envoyés par la berge à trois milles au-dessous de la plantation, firent le même rapport. La flottille était toujours au mouillage. Il ne semblait pas qu’elle fît aucun préparatifs pour appareiller et remonter à la hauteur de Jacksonville.

Et, d’ailleurs, comment aurait-elle pu franchir la barre? En admettant que la marée l’eût rendue praticable plus tôt qu’on ne l’espérait, comment se hasarderait-elle à travers les passes du chenal, maintenant que le seul pilote qui en connût toutes les sinuosités n’était plus là? En effet, Mars n’avait pas reparu.

Et, si James Burbank eût su ce qui s’était passé après la capture du gig, qu’aurait-il pu croire, sinon que le courageux, compagnon de Gilbert avait péri dans les tourbillons du fleuve? Au cas où Mars se serait sauvé en regagnant la rive droite du Saint-John, est-ce que son premier soin n’eût pas été de revenir à Camdless-Bay, puisqu’il lui était impossible de retourner à son bord?

Mars ne reparut point à la plantation.

Le lendemain, 11 mars, vers onze heures, le Comité était assemblé, sous la présidence de Texar, dans cette même salle de Court-Justice, où l’Espagnol s’était déjà fait l’accusateur de James Burbank. Cette fois, les charges qui pesaient sur le jeune officier étaient suffisamment graves pour qu’il ne pût échapper à son sort. Il était condamné d’avance. La question du fils une fois réglée, Texar s’occuperait de la question du père. La petite Dy entre ses mains, Mme Burbank succombant à ces coups successifs que sa main avait dirigés, il serait bien vengé! Ne semblait-il pas que tout vînt le servir à souhait dans son implacable haine?

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Gilbert fut extrait de sa prison. La foule l’accompagna de ses hurlements, comme la veille. Lorsqu’il entra dans la salle du Comité, où se trouvaient déjà les plus forcenés partisans de l’Espagnol, ce fut au milieu des plus violentes clameurs.

«A mort, l’espion!… A mort!»

C’était l’accusation que lui jetait cette vile populace, accusation inspirée par Texar.

Gilbert, cependant, avait repris tout son sang-froid, et il parvint à se maîtriser, même en face de l’Espagnol, qui n’avait pas eu la pudeur de se récuser dans une pareille affaire.

«Vous vous nommez Gilbert Burbank, dit Texar, et vous êtes officier de la marine fédérale?

– Oui.

– Et maintenant lieutenant à bord de l’une des canonnières du commandant Stevens?

– Oui.

– Vous êtes le fils de James Burbank, un Américain du Nord, propriétaire de la plantation de Camdless-Bay?

– Oui.

– Avouez-vous avoir quitté la flottille mouillée sous la barre, dans la nuit du 10 mars?

– Oui.

– Avouez-vous avoir été capturé, alors que vous cherchiez à regagner la flottille en compagnie d’un matelot de votre bord?

– Oui.

– Voulez-vous dire ce que vous êtes venu faire dans les eaux du Saint-John?

– Un homme s’est présenté à bord de la canonnière dont je suis le second. Il m’a appris que la plantation de mon père venait d’être dévastée par une troupe de malfaiteurs, que Castle-House avait été assiégée par des bandits. Je n’ai pas à dire au président du Comité qui me juge, à qui incombe la responsabilité de ces crimes.

– Et moi, répondit Texar, j’ai à dire à Gilbert Burbank que son père avait bravé l’opinion publique en affranchissant ses esclaves, qu’un arrêté ordonnait la dispersion des nouveaux affranchis, que cet arrêté devait être mis à exécution…

– Avec incendie et pillage, répliqua Gilbert, avec un rapt dont Texar est personnellement l’auteur!

– Quand je serai devant des juges, je répondrai, répliqua froidement l’Espagnol. Gilbert Burbank, n’essayez pas d’intervertir les rôles. Vous êtes un accusé, non un accusateur!

– Oui… un accusé… en ce moment, du moins, répondit le jeune officier. Mais les canonnières fédérales n’ont plus que la barre du Saint-John à franchir pour s’emparer de Jacksonville, et alors…»

Des cris éclatèrent aussitôt, des menaces contre le jeune officier, qui osait braver les sudistes en face.

«A mort!… A mort!» cria-t-on de toutes parts.

L’Espagnol ne parvint pas sans peine à calmer cette colère de la foule. Puis reprenant l’interrogatoire:

«Nous direz-vous, Gilbert Burbank, pourquoi, la nuit dernière, vous avez quitté votre bord?

– Je l’ai quitté pour venir voir ma mère mourante.

– Vous avouez alors que vous avez débarqué à Camdless-Bay?

– Je n’ai pas à m’en cacher.

– Et c’était uniquement pour voir votre mère?

– Uniquement.

– Nous avons pourtant raison de penser, reprit Texar, que vous aviez un autre but.

– Lequel?

– Celui de correspondre avec votre père, James Burbank, ce nordiste soupçonné, depuis trop longtemps déjà, d’entretenir des intelligences avec l’armée fédérale.

– Vous savez que cela n’est pas, répondit Gilbert, emporté par une indignation bien naturelle. Si je suis venu à Camdless-Bay, ce n’est pas comme un officier, mais comme un fils…

– Ou comme un espion!» répliqua Texar.

Les cris redoublèrent: «A mort, l’espion!… A mort!…»

Gilbert vit bien qu’il était perdu, et, ce qui lui porta un coup terrible, il comprit que son père allait être perdu avec lui.

«Oui, reprit Texar, la maladie de votre mère n’était qu’un prétexte! Vous êtes venu comme espion à Camdless-Bay, pour rendre compte aux fédéraux de l’état des défenses du Saint-John!»

Gilbert se leva.

«Je suis venu pour voir ma mère mourante, répondit-il, et vous le savez bien! Jamais, je n’aurais cru que, dans un pays civilisé, il se trouverait des juges qui fissent un crime à un soldat d’être venu au lit de mort de sa mère, alors même qu’elle était sur le territoire ennemi! Que celui qui blâme ma conduite et qui n’en aurait pas fait autant, ose le dire!»

Un auditoire, composé d’hommes en qui la haine n’eût pas éteint toute sensibilité, n’aurait pu qu’applaudir à cette déclaration si noble et si franche. Il n’en fut rien. Des vociférations l’accueillirent, puis des applaudissements à l’adresse de l’Espagnol, lorsque celui-ci fit valoir qu’en recevant un officier ennemi en temps de guerre, James Burbank ne s’était pas rendu moins coupable que cet officier. Elle existait, enfin, cette preuve que Texar avait promis de produire, cette preuve de la connivence de James Burbank avec l’armée du Nord.

Aussi, le Comité, retenant les aveux faits au cours de l’interrogatoire, relativement à son père, condamna-t-il à mort Gilbert Burbank, lieutenant de la marine fédérale.

Le condamné fut aussitôt reconduit dans sa prison au milieu des huées de cette populace, qui le poursuivait toujours de ces cris: «A mort, l’espion!… A mort!»

Le soir, un détachement de la milice de Jacksonville arrivait à Camdless-Bay.

L’officier qui le commandait demanda M. Burbank.

James Burbank se présenta. Edward Carrol et Walter Stannard l’accompagnaient.

«Que me veut-on? dit James Burbank.

– Lisez cet ordre!» répondit l’officier.

C’était l’ordre d’arrêter James Burbank comme complice de Gilbert Burbank, condamné à mort pour espionnage par le Comité de Jacksonville, et qui devait être fusillé dans les quarante-huit heures.

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