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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

les Premières pas

 

 

Chapitre VII

Situation compromis!

 

ix semaines s’écoulèrent dans ces conditions, et on ne saurait être étonné que P’tit-Bonhomme eût pris l’habitude de cette vie agréable. Puisqu’on se plie à la misère, il ne doit pas être très difficile de s’accoutumer à l’aisance. Miss Anna Waston, toute de premier élan, ne se blaserait-elle pas bientôt par l’exagération et l’abus de ses tendresses? Il en est des sentiments comme des corps: ils sont soumis à la loi de l’inertie. Que l’on cesse d’entretenir la force acquise, et le mouvement finit par s’arrêter. Or, si le cœur a un ressort, miss Anna Waston n’oublierait-elle pas un jour de le remonter, elle qui oubliait neuf fois sur dix de remonter sa montre? Pour employer une locution de son monde, elle avait éprouvé «une toquade» des plus vives à l’exemple de la plupart des toquées de théâtre. L’enfant n’avait-il été pour elle qu’un passe-temps… un joujou… une réclame?… Non, car elle était réellement bonne fille. Cependant, si ses soins ne devaient pas manquer, ses caresses étaient déjà moins continues, ses attentions moins fréquentes. D’ailleurs, une comédienne est tellement occupée, absorbée par les choses de son art, – rôles à apprendre, répétitions à suivre, représentations qui ne laissent pas une soirée libre… Et les fatigues du métier!… Dans les premiers jours, on lui apportait le chérubin sur son lit. Elle jouait avec lui, elle faisait la «petite mère». Puis, cela interrompant son sommeil qu’elle avait l’habitude de prolonger fort tard, elle ne le demandait plus qu’au déjeuner. Ah! quelle joie de le voir assis sur une haute chaise qu’on avait achetée exprès, et manger de si bel appétit.

«Hein!… c’est bon? disait-elle.

– Oh! oui, madame, répondit-il un jour, c’est bon comme ce qu’on mange à l’hospice, quand on est malade.»

Une observation: bien que P’tit-Bonhomme n’eût jamais reçu ce qu’on appelle des leçons de belles manières, – et ce n’étaient ni Thornpipe ni même M. O’Bodkins qui auraient pu les lui enseigner, – il était d’une nature réservée et discrète, d’un caractère doux et affectueux, qui avaient toujours contrasté avec les turbulences et les polissonneries des déguenillés de la ragged-school. Cet enfant se montrait supérieur à sa condition, ainsi qu’il était supérieur à son âge, par les façons et les sentiments. Si étourdie, si linotte qu’elle fût, miss Anna Waston n’avait point été sans en faire la remarque. De son histoire, elle ne connaissait que ce qu’il avait pu lui en raconter depuis l’époque où il avait été recueilli parle montreur de marionnettes. C’était donc bien et dûment un enfant trouvé. Pourtant, étant donné ce qu’elle appelait sa «distinction naturelle», miss Anna Waston voulut voir en lui le fils de quelque grande dame, d’après la poétique du drame courant, un fils que, pour une raison inconnue, sa position sociale l’avait contrainte d’abandonner. Et là-dessus, de s’emballer suivant son habitude, brodant tout un roman qui ne brillait guère par la nouveauté. Elle imaginait des situations que l’on pourrait adapter au théâtre… On en tirerait une pièce à grands effets de larmes… Elle la jouerait, jette pièce… Ce serait le plus magnifique succès de sa carrière dramatique… Elle s’y montrerait renversante, et pourquoi pas sublime… etc., etc. Et, lorsqu’elle était montée à ce diapason, elle saisissait son ange, elle l’étreignait comme si elle eût été en scène, et il lui semblait entendre les bravos de toute une salle…

Un jour, P’tit-Bonhomme, troublé par ces démonstrations, lui dit:

«Madame Anna?…

– Que veux-tu, chéri?

– Je voudrais vous demander quelque chose.

– Demande, mon cœur, demande.

– Vous ne me gronderez pas?…

– Te gronder!…

– Tout le monde a eu une maman, n’est-ce pas?.

– Oui, mon ange, tout le monde a eu une maman.

– Alors pourquoi que je ne connais pas la mienne?…

– Pourquoi?… Parce que… répondit miss Anna Waston, assez embarrassée, parce que… il y a des raisons… Mais… un jour… tu la verras… oui!… j’ai l’idée que tu la verras…

– Je vous ai entendu dire, pas vrai, que ce devait être une belle dame?…

– Oui, certes!… une belle dame!

– Et pourquoi une belle dame?…

– Parce que… ton air… ta figure!… Est-il drôle, cet amour, avec ses questions! Puis… la situation… la situation dans la pièce exige que ce soit une belle dame… une grande dame… Tu ne peux pas comprendre…

– Non… je ne comprends pas! répondit P’tit-Bonhomme d’un ton bien triste. Il me vient quelquefois la pensée que ma maman est morte…

– Morte?… Oh non!… Ne pense pas à ces choses-là… Si elle était morte, il n’y aurait plus de pièce…

– Quelle pièce?…»

Miss Anna Waston l’embrassa, ce qui était encore la meilleure manière de lui répondre.

«Mais si elle n’est pas morte, reprit P’tit-Bonhomme avec la logique ténacité de son âge, si c’est une belle dame, pourquoi qu’elle m’a abandonné?…

– Elle y aura été forcée, mon babery!… oh! bien malgré elle !… D’ailleurs, au dénouement…

– Madame Anna?…

– Que veux-tu encore?…

– Ma maman?…

– Eh bien?…

– Ce n’est pas vous?…

– Qui… moi… ta maman?…

– Puisque vous m’appelez votre enfant!…

– Cela se dit, mon chérubin, cela se dit toujours aux bébés de ton âge!… Pauvre petit, il a pu croire!… Non! je ne suis pas ta maman!… Si tu avais été mon fils, ce n’est pas moi qui t’aurais délaissé… qui t’aurais voué à la misère!… Oh non!»

Et miss Anna Waston, infiniment émue, termina la conversation en embrassant de nouveau P’tit-Bonhomme, qui s’en alla tout chagrin.

Pauvre enfant! Qu’il appartienne à une famille riche ou à une famille misérable, il est à craindre qu’il ne parvienne jamais à le savoir, pas plus que tant d’autres, ramassés au coin des rues!

En le prenant avec elle, miss Anna Waston n’avait pas autrement réfléchi à la charge que sa bonne action lui imposait dans l’avenir. Elle n’avait guère songé que ce bébé grandirait, et qu’il y aurait lieu de pourvoir à son instruction, à son éducation. C’est bien de combler un petit être de caresses, c’est mieux de lui donner les enseignements que son esprit réclame. Adopter un enfant crée le devoir d’en faire un homme. La comédienne avait vaguement entrevu ce devoir. Il est vrai, P’tit-Bonhomme avait à peine cinq ans et demi. Mais, à cet âge, l’intelligence commence à se développer. Que deviendrait-il? Il no pourrait la suivre pendant ses tournées de ville en ville, de théâtre en théâtre… surtout lorsqu’elle irait à l’étranger… Elle serait forcée de le mettre en pension… oh ! dans une bonne pension!… Ce qui était certain, c’est qu’elle ne l’abandonnerait jamais.

Et un jour, elle dit à Élisa:

«Il se montre de plus en plus gentil, ne remarques-tu pas? Quelle affectueuse nature! Ah! son amour me paiera de ce que j’aurais fait pour lui!… Et puis… précoce… voulant savoir les choses… Je trouve même qu’il est plus réfléchi qu’on ne doit l’être si jeune… Et il a pu croire qu’il était mon fils!… Le pauvre petit!… Je ne dois guère ressembler à la mère qu’il a eue, j’imagine?… Ce devait être une femme sérieuse… grave… Dis donc, Élisa, il faudra bien y penser, pourtant…

– A quoi, madame?

– A ce que nous en ferons.

– Ce que nous en ferons… maintenant?..,

– Non, pas maintenant, ma fille… Maintenant, il n’y a qu’à le laisser pousser comme un arbuste!… Non… plus tard… plus tard… quand il aura sept ou huit ans… N’est-ce pas à cet âge-là que les enfants vont en pension?…»

Élisa allait représenter que le gamin devait être déjà habitué au régime des pensions, et l’on sait à quel régime il avait été soumis – celui de la ragged-school. Suivant elle, le mieux serait de le renvoyer dans un établissement – plus convenable, s’entend. Miss Anna Waston ne lui donna pas le loisir de répondre.

«Dis-moi, Élisa?…

– Madame?

– Crois-tu que notre chérubin puisse avoir du goût pour le théâtre?…

– Lui?…

– Oui… Regarde-le bien!… Il aura une belle figure… des yeux magnifiques… une superbe prestance!… Cela se voit déjà, et je suis certaine qu’il ferait un adorable jeune premier…

– Ta… ta… ta… madame! Vous voilà encore partie!…

– Hein!… je lui apprendrais à jouer la comédie… L’élève de miss Anna Waston!… Vois-tu l’effet?…

– Dans quinze ans…

– Dans quinze ans, Élisa, soit! Mais, je te le répète, dans quinze ans, ce sera le plus charmant cavalier que l’on puisse rêver!.. Toutes les femmes en seront…

– Jalouses! répliqua Élisa. Je connais ce refrain. – Tenez, madame, voulez-vous que je vous dise ma pensée?…

– Dis, ma fille.

– Eh bien… cet enfant… ne consentira jamais à devenir comédien…

– Et pourquoi?…

– Parce qu’il est trop sérieux.

– C’est peut-être vrai! répondit miss Anna Waston. Pourtant… nous verrons…

– Et nous avons le temps, madame!»

Rien de plus juste, on avait le temps, et si P’tit-Bonhomme, quoi qu’en eût dit Élisa, montrait des dispositions pour le théâtre, tout irait à merveille.

En attendant, il vint à miss Waston une fameuse idée, – une de ces idées wastoniennes dont elle semblait avoir le secret. C’était de faire prochainement débuter l’enfant sur la scène de Limerick.

Le faire débuter?… s’écriera-t-on. Mais c’est plus qu’une écervelée, cette étoile du drame moderne, c’est une folle à mettre à Bedlam!

Folle?… Non, pas au sens propre du mot. D’ailleurs, «et pour cette fois seulement», comme disent les affiches, son idée n’était pas une mauvaise idée.

Miss Anna Waston répétait alors une «machine» à gros effets, une de ces pièces de résistance qui ne sont point rares dans le répertoire anglais. Ce drame ou plutôt ce mélodrame, intitulé Les Remords d’une Mère, avait déjà extrait des yeux de toute une génération assez de larmes pour alimenter les fleuves du Royaume-Uni.

Or, dans cette œuvre du dramaturge Furpill, il y avait, c’était de règle, un rôle d’enfant, – l’enfant que la mère ne pouvait garder, qu’elle avait dû abandonner un an après sa naissance, qu’elle retrouvait misérable, qu’on voulait lui ravir, etc.

Il va de soi que ce rôle était un rôle muet. Le petit figurant qui le jouerait n’aurait qu’à se laisser faire, c’est-à-dire se laisser embrasser, caresser, presser sur un sein maternel, tirer d’un côté, tirer de l’autre, sans jamais prononcer une parole.

Est-ce que notre héros n’était pas tout indiqué pour remplir ce rôle? Il avait l’âge, il avait la taille, il montrait une figure pâle encore et des yeux qui avaient souvent pleuré. Quel effet, lorsqu’on le verrait sur les planches et précisément auprès de sa mère adoptive! Avec quel emportement, quel feu, celle-ci enlèverait la scène Ve du troisième acte, la grande scène, lorsqu’elle défend son fils au moment où l’on veut l’arracher de ses bras! Est-ce que la situation imaginaire ne serait pas doublée d’une situation réelle? Est-ce que ce ne seraient pas de véritables cris de mère qui s’échapperaient des entrailles de l’artiste? Est-ce que ce ne seraient pas de vraies larmes qui couleraient de ses yeux? Il y eut là un nouvel emballement de miss Anna Waston, et même l’un des plus réussis de sa carrière dramatique.

On se mit à la besogne, et P’tit-Bonhomme fut conduit aux dernières répétitions.

La première fois, il éprouva un extrême étonnement de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il entendait. Miss Anna Waston l’appelait bien: «mon enfant» en récitant son rôle, mais il lui semblait qu’elle ne le serrait pas éperdûment entre ses bras, qu’elle ne pleurait pas en l’attirant sur son cœur. Et, en effet, de pleurer à des répétitions c’eût été à tout le moins inutile. A quoi bon s’user les yeux? C’est assez de verser des larmes en présence du public.

Notre petit garçon se sentait d’ailleurs très impressionné. Les châssis de ces coulisses sombres, cet air mélangé d’un relent humide, cette salle spacieuse et déserte, dont les lucarnes, au dernier amphithéâtre, nelaissaient filtrer qu’un jour grisâtre, c’était d’un aspect lugubre, comme une maison dans laquelle il y aurait eu un mort. Cependant, Sib, – il s’appelait Sib dans la pièce – fit ce qu’on lui demandait, et miss Anna Waston n’hésita pas à prophétiser qu’il obtiendrait un grand succès, – elle aussi.

Peut-être, il est vrai, cette confiance n’était-elle pas généralement partagée? La comédienne ne manquait pas d’un certain nombre d’envieux, surtout d’envieuses parmi ses bonnes camarades. Elle les avait souvent blessées par sa personnalité encombrante, avec ses caprices d’artiste en vedette, sans s’en apercevoir – comment s’en serait-elle aperçue?… et sans le savoir – comment se fût-on hasardé à l’en avertir? Et maintenant, grâce à l’exagération habituelle de son tempérament, voici qu’elle répétait à qui voulait l’entendre que, sous sa direction, ce petit, haut comme une botte, enfoncerait un jour les Kean, les Macready, et n’importe quel autre premier grand rôle du théâtre moderne!… En vérité, cela dépassait la mesure.

Enfin, le jour de la première représentation arriva.

C’était le 19 octobre, un jeudi. Il va de soi que miss Anna Waston devait se trouver alors dans un état d’énervement très excusable. Tantôt elle saisissait Sib, l’embrassait, le secouait avec une violence nerveuse, tantôt sa présence l’agaçait, elle le renvoyait, et il n’y comprenait rien.

On ne saurait s’étonner qu’il y eût ce soir-là grande affluence au théâtre de Limerick, où le public s’était porté en foule.

Et, du reste, l’affiche avait produit un effet d’extrême attraction

 

Pour les représentations

de

Miss Anna Waston

LES REMORDS D’UNE MÈRE

POIGNANT DRAME DU

CÉLÈBRE FURPILL,

etc., etc.

Miss Anna Waston remplira le rôle de la duchesse de Kendalle.

Le rôle de Sib sera tenu par P’tit-Bonhomme,

âgé de cinq ans et neuf mois… etc., etc.

 

Aurait-il été fier, notre garçonnet, s’il se fût arrêté devant cette affiche. Il savait lire, et c’était sur fond blanc, s’il vous plaît, que son nom ressortait en grosses lettres.

Par malheur, sa fierté eut bientôt à souffrir: un réel chagrin l’attendait dans la loge de miss Anna Waston.

Jusqu’à ce soir-là, il n’avait point «répété en costume», comme on dit, et vraiment cela n’en valait pas la peine. Il était donc venu au théâtre avec ses beaux habits. Or, dans cette loge où se préparait la riche toilette de la duchesse de Kendalle, voici qu’Élisa lui apporte des haillons qu’elle se dispose à lui mettre. De sordides loques, propres en dessous certainement, mais en dessus, sales, rapiécées, déchirées. En effet, dans ce drame émouvant, Sib est un enfant abandonné que sa mère retrouve avec son accoutrement de petit pauvre, – sa mère, une duchesse, une belle dame toute en soie, en dentelles et en velours!

Quand il vit ces guenilles, P’tit-Bonhomme eut d’abord l’idée qu on allait le renvoyer à la ragged-school.

«Madame Anna… madame Anna! s’écria-t-il.

– Eh qu’as-tu? répondit miss Waston.

– Ne me renvoyez pas!…

– Te renvoyer?… Et pourquoi?…

– Ces vilains habits…

– Quoi!… il s’imagine…

– Eh non, petit bêta!… Tiens-toi un peu! répliqua Élisa, en le ballottant d’une main assez rude.

– Ah! l’amour de chérubin!» s’écria miss Anna Waston, qui se sentit prise d’attendrissement.

Et elle se faisait de légers sourcils bien arqués avec l’extrémité d’un pinceau.

«Le cher ange… si l’on savait cela dans la salle!»

Et elle se mettait du rouge sur les pommettes.

«Mais on le saura, Élisa… Ce sera demain dans les journaux… Il a pu croire…»

Et elle passait la houppe blanche sur ses épaules de grand premier rôle.

«Mais non… mais non… invraisemblable babish!… Ces vilains habits, c’est pour rire…

– Pour rire, madame Anna?…

– Oui, et il ne faut pas pleurer!»

Et volontiers elle aurait versé des larmes, sielle n’eût craint d’endommager ses couleurs artificielles.

Aussi Élisa de lui répéter en secouant la tête:

«Vous voyez, madame, que nous ne pourrons jamais en faire un comédien !»

Cependant P’tit-Bonhomme, de plus en plus troublé, le cœur gros, les yeux humides, pendant qu’on lui enlevait ses beaux habits, se laissa mettre les haillons de Sib.

C’est alors que la pensée vint à miss Anna Waston de lui donner une belle guinée toute neuve. Ce serait son cachet d’artiste en représentation, «ses feux!» répéta-t-elle. Et, ma foi, l’enfant, vite consolé, prit la pièce d’or avec une évidente satisfaction et la fourra dans sa poche, après l’avoir bien regardée.

Cela fait, miss Anna Waston lui donna une dernière caresse, et descendit sur la scène, en recommandant à Élisa de le garder dans la loge, puisqu’il ne paraissait qu’au troisième acte.

Ce soir-là, le beau monde et le populaire remplissaient le théâtre depuis les derniers rangs de l’orchestre jusqu’aux cintres, bien que cette pièce n’eût plus l’attrait de la nouveauté. Elle avait déjà vu le feu de la rampe pendant douze à treize cents représentations sur les divers théâtres du Royaume-Uni, – ainsi que cela arrive souvent pour des œuvres du cru, même quand elles sont médiocres.

Le premier acte marcha d’une façon convenable. Miss Anna Waston fut chaleureusement applaudie, et elle le méritait par la passion de son jeu, par l’éclat de son talent, dont les spectateurs subissaient la très visible impression.

Après le premier acte, la duchesse de Kendalle remonta dans sa loge, et, à la grande surprise de Sib, voici qu’elle enlève ses ajustements de soie et de velours pour revêtir le costume de simple servante, – changement nécessité par des combinaisons de dramaturge aussi compliquées que peu nouvelles, et sur lesquelles il est inutile d’insister.

P’tit-Bonhomme contemplait cette femme de velours qui devenait une femme de bure, et il se sentait déplus en plus inquiet, abasourdi, comme si quelque fée venait d’opérer devant lui cette fantastique transformation.

Puis la voix de l’avertisseur parvint jusqu’à la loge, – une grosse voix de stentor qui le fit tressaillir, et la «servante»lui fît un signe de la main, en disant:

«Attends, bébé!… Ce sera bientôt ton tour.»

Et elle descendit sur la scène.

Deuxième acte: la servante y obtint un succès égal à celui que la duchesse avait obtenu au premier, et le rideau dut être relevé au milieu d’une triple salve d’applaudissements.

Décidément, l’occasion ne se présentait pas aux bonnes amies et à leurs tenants d’être désagréables à miss Anna Waston.

Elle regagna sa loge et se laissa tomber sur un canapé, un peu fatiguée, bien qu’elle eût réservé pour l’acte suivant son plus grand effort dramatique.

Cette fois encore, nouveau changement de costume. Ce n’est plus une servante, c’est une dame, – une dame en toilette de deuil, un peu moins jeune, car cinq ans se sont passés entre le deuxième et le troisième acte.

P’tit-Bonhomme ouvrait de grands yeux, immobile en son coin, n’osant ni remuer ni parler. Miss Anna Waston, assez énervée, ne lui prêtait aucune attention.

Cependant, dès qu’elle fut habillée:

«Petit, dit-elle, ça va être à toi.

– A moi, madame Anna?…

– Et rappelle-toi que tu te nommes Sib.

– Sib?… oui!

– Élisa, répète-lui bien qu’il se nomme Sib jusqu’au moment où tu descendras avec lui sur la scène pour le conduire au régisseur près de la porte.

– Oui, madame.

– Et, surtout, qu’il ne manque pas son entrée!»

Non! il ne la manquerait pas, dût-on l’y aider d’une bonne tape, le petit Sib… Sib… Sib…

«Tu sais, d’ailleurs, ajouta miss Anna Waston en montrant le doigt à l’enfant, on te reprendrait ta guinée… Ainsi, gare à l’amende…

– Et à la prison!» ajouta Élisa en faisant ces gros yeux qu’il connaissait bien.

Ledit Sib s’assura que la guinée était toujours au fond de sa poche, bien décidé à ne point se la laisser reprendre.

Le moment était venu. Élisa saisit Sib par la main, descendit sur la scène.

Sib fut d’abord ébloui par les traînées d’en bas, les herses d’en haut, les portants flamboyants de gaz. Il se sentait éperdu au milieu du va-et-vient des figurants et des artistes, qui le regardaient en riant.

C’est qu’il était véritablement honteux avec ses vilains habits de petit pauvre!

Enfin les trois coups retentirent.

Sib tressaillit comme s’il les eût reçus dans le dos.

Le rideau se leva.

La duchesse de Kendalle était seule en scène, monologuant au milieu d’un décor de chaumière. Tout à l’heure, la porte du fond s’ouvrirait, un enfant entrerait, s’avancerait vers elle en lui tendant la main, et cet enfant serait le sien.

Il faut noter qu’aux répétitions, P’tit-Bonhomme avait été très chagriné, lorsqu’il s’était vu réduit à l’obligation de demander l’aumône. On se rappelle sa fierté native, sa répugnance quand on voulait le contraindre à mendier au profit de la ragged-school. Miss Anna Waston lui avait bien dit que ce n’était point «pour de bon». N’importe, cela ne lui allait pas du tout… Dans sa naïveté, il prenait les choses au sérieux et finissait pas croire qu’il était véritablement l’infortuné petit Sib.

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En attendant son entrée, et tandis que le régisseur lui tenait la main, il regardait à travers l’entrebâillement de la porte. Avec quel ébahissement ses yeux parcouraient cette vaste salle pleine de monde, inondée de lumière, les girandoles des avant-scènes, l’énorme lustre, comme un ballon de feu suspendu en l’air. C’était si différent de ce qu’il avait vu, lorsqu’il assistait aux représentations sur le devant d’une loge.

A ce moment le régisseur lui dit:

«Attention, Sib!

– Oui, monsieur.

– Tu sais… va droit devant toi jusqu’à ta maman, et prends garde de tomber!

– Oui, monsieur.

– Et tends bien la main…

– Oui, monsieur… comme ça?»

Et c’était une main fermée qu’il montrait.

«Non, nigaud!… C’est un poing, cela!… Tends donc une main ouverte, puisque tu demandes l’aumône…

– Oui, monsieur.

– Et surtout ne prononce pas un mot… pas un seul!

– Oui, monsieur.»

La porte de la chaumière s’ouvrit, et le régisseur le poussa juste à la réplique.

P’tit-Bonhomme venait de faire son début dans la carrière dramatique. Ah! que le cœur lui battait fort!

Un murmure arriva de tous les coins de la salle, un touchant murmure de sympathie, tandis que Sib, la main tremblante, les yeux baissés, le pas incertain, s’avançait vers la dame en deuil. Comme on voyait bien qu’il avait l’habitude des haillons et qu’il n’était point gêné sous ses loques!

On lui fit un succès, – ce qui le troubla davantage.

Soudain, la duchesse se lève, elle regarde, elle se rejette en arrière, puis elle ouvre ses bras…

Quel cri lui échappe, – un de ces cris conformes aux traditions, qui déchirent la poitrine!

«C’est lui!… C’est lui!… Je le reconnais!… C’est Sib… c’est mon enfant!»

Et elle l’attire à elle, elle le serre contre son cœur, elle le couvre de baisers, et il se laisse faire… Elle pleure,– de vraies larmes, cette fois, – et s’écrie:

«Mon enfant… c’est mon enfant, ce petit malheureux… qui me demande l’aumône!»

Cela l’émeut, le pauvre Sib, et bien qu’on, lui ait recommandé de ne pas parler:

– Votre enfant… madame? dit-il.

– Tais-toi!» murmure tout bas miss Anna Waston. Puis elle continue:

«Le ciel me l’avait pris pour me punir, et il me le ramène aujourd’hui…»

Et, entre ces phrases hachées par des sanglots, elle dévore Sib de baisers, elle l’inonde de larmes. Jamais, non jamais, P’tit-Bonhomme n’a été si caressé, si pressé sur un cœur palpitant! Jamais il ne s’est senti si maternellement aimé!

La duchesse s’est levée comme si elle surprenait quelque bruit au dehors.

» Sib… s’écrie-t-elle, tu ne me quitteras plus!…

– Non, madame Anna!

– Mais tais-toi donc!» répète-t-elle au risque d’être entendue de la salle.

La porte de la chaumière s’est ouverte brusquement. Deux hommes ont paru sur le seuil.

L’un est le mari, l’autre le magistrat qui l’accompagne pour l’enquête.

«Saisissez cet enfant… Il m’appartient!…

– Non! ce n’est pas votre fils! répond la duchesse, en entraînant Sib.

– Vous n’êtes pas mon papa!…» s’écrie P’tit-Bonhomme.

Les doigts de miss Anna Waston lui ont pressé si vivement le bras qu’il n’a pu retenir un cri. Après tout, ce cri est dans la situation, il ne la compromet pas. Maintenant, c’est une mère qui le tient contre elle… On ne le lui arrachera pas… La lionne défend son lionceau…

Et, de fait, le lionceau récalcitrant, qui prend la scène au sérieux, saura bien résister. Le duc est parvenu à s’emparer de lui… Il s’échappe, et courant vers la duchesse:

«Ah! madame Anna, s’écrie-t-il, pourquoi m’avez-vous dit que vous n’étiez pas maman…

– Te tairas-tu, petit malheureux!… Veux-tu te taire! murmure-t-elle, tandis que le duc et le magistrat restent déconcertés devant ces répliques non prévues.

– Si… si… répond Sib, vous êtes maman… Je vous l’avais bien dit, madame Anna… ma vraie maman!»

La salle commence à comprendre que cela «ce n’est pas dans la pièce». On chuchotte, on plaisante. Quelques spectateurs applaudissent par raillerie. En vérité, ils auraient dû pleurer, car c’était attendrissant, ce pauvre enfant qui croyait avoir retrouvé sa mère dans la duchesse de Kendalle!

Mais la situation n’en était pas moins compromise. Que, pour une raison ou pour une autre, le rire éclate là où les larmes devraient couler, et c’en est fait d’une scène.

Miss Anna Waston sentit tout le ridicule de cette situation. Des paroles ironiques, lancées par ses excellentes camarades, lui arrivent de la coulisse.

Éperdue, énervée, elle fut prise d’un mouvement de rage… Ce petit sot, qui était la cause de tout le mal, elle aurait voulu l’anéantir!… Alors les forces l’abandonnèrent, elle tomba évanouie sur la scène, et le rideau fut baissé pendant que la salle s’abandonnait à un fou rire…

La nuit même, miss Anna Waston, qui avait été transportée à Royal-George-Hôtel, quitta la ville en compagnie d’Élisa Corbett. Elle renonçait à donner les représentations annoncées pour la semaine. Elle paierait son dédit… Jamais elle ne reparaîtrait sur le théâtre de Limerick.

Quant à P’tit-Bonhomme, elle ne s’en était même pas inquiétée. Elle s’en débarrassait comme d’un objet ayant cessé de plaire et dont la vue seule lui eût été odieuse. Il n’y a pas d’affection qui tienne devant les froissements de l’amour-propre.

 

P’tit-Bonhomme, resté seul, ne devinant rien, mais sentant qu’il avait dû causer un grand malheur, s’était sauvé sans qu’on l’eût aperçu. Il erra toute la nuit à travers les rues de Limerick, à l’aventure, et finit par se réfugier au fond d’une sorte de vaste jardin, avec des maisonnettes éparses ça et là, des tables de pierre surmontées de croix. Au milieu se dressait une énorme bâtisse, très sombre du côté qui n’était pas éclairé par la lumière de la lune.

Ce jardin était le cimetière de Limerick, – un de ces cimetières anglais avec ombrages, bosquets verdoyants, allées sablées, pelouses et pièces d’eau, qui sont en même temps des lieux de promenade très fréquentés. Ces tables de pierre étaient des tombes, ces maisonnettes, des monuments funéraires, cette bâtisse, la cathédrale gothique de Sainte-Marie.

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C’est là que l’enfant avait trouvé un asile, là qu’il passa la nuit, couché sur une dalle à l’ombre de l’église, tremblant au moindre bruit, se demandant si ce vilain homme… le duc de Kendalle, n’allait pas venir le chercher… Et madame Anna qui ne serait plus là pour le défendre!… On l’emporterait loin… bien loin… dans un pays «où il y aurait des bêtes»… Une reverrait plus sa maman… et de grosses larmes noyaient ses yeux…

Lorsque le jour parut, P’tit-Bonhomme entendit une voix qui l’appelait.

Un homme et une femme étaient là, un fermier et une fermière. En traversant la route, ils l’avaient aperçu. Tous deux se rendaient au bureau de la voiture publique, qui allait partir pour le sud du comté.

«Que fais-tu là, gamin?» dit le fermier.

P’tit-Bonhomme sanglotait au point de ne pouvoir parler.

«Voyons, que fais-tu là?» répéta la fermière d’une voix plus douce.

P’tit-Bonhomme se taisait toujours.

«Ton papa?… demanda-t-elle alors.

– Je n’ai pas de papa! répondit-il enfin.

– Et ta maman?…

– Je n’en ai plus!»

Et il tendait ses bras vers la fermière.

«C’est un enfant abandonné,» dit l’homme.

Si P’tit-Bonhomme avait porté ses beaux habits, le fermier en eût inféré que c’était un enfant égaré, et il aurait fait le nécessaire pour le ramener à sa famille. Mais avec les haillons de Sib, ce ne devait être qu’un de ces petits misérables qui n’appartiennent à personne…

«Viens donc», conclut le fermier.

Et, l’enlevant, il le mit entre les bras de sa femme, disant d’une voix rassurante:

«Un mioche de plus à la ferme, il n’y paraîtra guère, n’est-ce pas, Martine?

– Non, Martin!»

Et Martine essuya d’un bon baiser les grosses larmes de P’tit-Bonhomme.

 

 

Chapitre VIII

La ferme de Kerwan.

 

ue P’tit-Bonhomme n’eût pas vécu heureux dans la province de l’Ulster, cela ne paraissait que trop vraisemblable, bien que personne ne sût comment s’était passée sa première enfance en quelque village du comté de Donegal.

La province du Connaught ne lui avait pas été plus clémente, ni lorsqu’il courait les routes du comté de Mayo sous le fouet du montreur de marionnettes, ni dans le comté de Galway, durant ses deux ans de ragged-school.

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En cette province de Munster, grâce au caprice d’une comédienne, peut-être aurait-on pu espérer qu’il en avait au moins fini avec la misère! Non!… il venait d’être délaissé, et, maintenant, les hasards de son existence allaient le rejeter au fond du Kerry, à l’extrémité sud-ouest de l’Irlande. Cette fois, de braves gens ont eu pitié de lui… Puisse-t-il ne les quitter jamais!

C’est dans un des districts au nord-est du comté de Kerry, près de la rivière de Cashen, qu’est située la ferme de Kerwan. A une douzaine de milles se trouve Tralee, le chef-lieu d’où, à en croire les traditions, Saint-Brandon partit au VIe siècle pour aller découvrir l’Amérique avant Colomb. Là se raccordent les diverses voies ferrées de l’Irlande méridionale.

Ce territoire, très accidenté, possède les plus hautes montagnes de l’île, tels les monts Clanaraderry et les monts Stacks. De nombreux cours d’eau y forment les affluents de la Cashen et concourent, avec les marécages, à rendre assez irrégulier le tracé des routes. A une trentaine de milles vers l’ouest se développe le littoral profondément découpé, où s’échancrent l’estuaire du Shannon et la longue baie de Kerry, dont les roches capricieuses se rongent à l’acide carbonique des eaux marines.

On n’a pas oublié ces paroles d’O’Connell que nous avons citées: «Aux Irlandais, l’Irlande!» Or, voici comment l’Irlande est aux Irlandais.

Il existe trois cent mille fermes qui appartiennent à des propriétaires étrangers. Dans ce nombre, cinquante mille comprennent plus de vingt-quatre acres, soit environ douze hectares, et huit mille n’en ont que de huit à douze. Le reste est au-dessous de ce chiffre. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que la propriété y soit morcelée. Bien au contraire. Trois de ces domaines dépassent cent mille acres, entre autres celui de M. Richard Barridge, qui s’étend sur cent soixante mille.

Et que sont ces propriétés foncières auprès de celles des landlords de l’Écosse, un comte de Breadalbane, riche de quatre cent trente-cinq mille acres, M. J. Matheson, riche de quatre cent six mille acres, le duc de Sutherland, riche de douze cent mille acres, – la superficie d’un comté tout entier?

Ce qui est vrai, c’est que, depuis la conquête par les Anglo-Normands en 1100, «l’Ile Sœur» a été traitée féodalement, et son sol est resté féodal.

Le duc de Rockingham était, à cette époque, un des grands landlords du comté de Kerry. Son domaine, d’une surface de cent cinquante mille acres, comprenait des terres cultivables, des prairies, des bois, des étangs, desservis par quinze cents fermes. C’était un étranger, un de ceux que les Irlandais accusent avec raison d’absentéisme. Or, la conséquence de cet absentéisme est que l’argent produit par le travail irlandais est envoyé au dehors et ne profite pas à l’Irlande.

La Verte Erin, il ne faut point l’oublier, ne fait pas partie de la Grande-Bretagne, – dénomination uniquement applicable à l’Écosse et à l’Angleterre. Le duc de Rockingham était un lord écossais. A l’exemple de tant d’autres qui possèdent les neuf dixièmes de l’île, il n’avait jamais fait l’effort de venir visiter ses terres, et ses tenanciers ne le connaissaient pas. Sous condition d’une somme annuelle, il en abandonnait l’exploitation à ces traitants, ces «middlemen», qui en bénéficiaient en les louant par parcelles aux cultivateurs. C’est ainsi que la ferme de Kerwan dépendait, avec quelques autres, d’un certain John Eldon, agent du duc de Rockingham.

Cette ferme était de moyenne importance, puisqu’elle ne comptait qu’une centaine d’acres. Il est vrai, c’est un pays rude à la culture, celui qu’arrosé le cours supérieur de la Cashen, et ce n’est pas sans un excessif labeur que le paysan parvient à lui arracher de quoi payer son fermage, surtout lorsque l’acre lui est loué au prix excessif d’une livre par an.

Tel était le cas de la ferme de Kerwan, dirigée par le fermier Mac Carthy.

Il y a de bons maîtres en Irlande, sans doute; mais les tenanciers n’ont le plus souvent affaire qu’à ces middlemen, presque tous hommes durs et impitoyables. Il convient d’observer toutefois que l’aristocratie, qui est assez libérale en Angleterre et en Écosse, se montre plutôt oppressive en Irlande. Au lieu de rendre la main, elle tire sur les rênes. Une catastrophe est à craindre. Qui sème la haine récolte la rébellion.

Martin Mac Carthy, dans toute la force de l’âge, – il avait cinquante-deux ans – était l’un des meilleurs fermiers du domaine. Laborieux, intelligent, entendu en matière de culture, bien secondé par des enfants sévèrement élevés, il avait pu mettre quelque argent de côté, malgré tant de taxes et redevances qui obèrent le budget d’un paysan irlandais.

Sa femme s’appelait Martine, de même qu’il s’appelait Martin. Cette vaillante créature possédait toutes les qualités d’une ménagère. Elle travaillait encore à cinquante ans comme si elle n’en avait eu que vingt. L’hiver, tandis que chômaient les manutentions agricoles, la quenouille coiffée, le fuseau garni de filasse, on entendait le ronflement de son rouet devant l’âtre, quand les exigences du ménage ne réclamaient pas ses soins.

La famille Mac Carthy, vivant en bon air, rompue aux fatigues des champs, jouissait d’une excellente santé, ne se ruinait ni en médecine ni en médecins. Elle tenait de cette race vigoureuse de cultivateurs irlandais, qui s’acclimate aussi aisément au milieu des prairies du Far-West américain que sur les territoires de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Espérons, pour ces braves gens, du reste, qu’ils ne seront jamais contraints d’émigrer au delà des mers. Fasse le ciel que leur île ne les rejette pas loin d’elle comme nombre de ses enfants!

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En tête de la famille, chérie et respectée, venait la mère de Martin, une vieille de soixante-quinze ans, dont le mari dirigeait autrefois la ferme. Grand’mère, – on ne la désignait pas différemment – n’avait d’autre occupation que de filer en compagnie de sa belle-fille, désireuse, autant qu’il était en elle, de n’être que le moins possible à la charge de ses enfants.

L’aîné des garçons, Murdock– vingt-sept ans, – plus instruit que son père, s’intéressait ardemment à ces questions qui ont toujours passionné l’Irlande, et l’on craignait sans cesse qu’il ne vînt à se jeter en quelque mauvaise affaire. Il était de ceux qui ne songent qu’aux revendications du home rule, c’est-à-dire à la conquête de l’autonomie, sans se douter que le home rule vise les réformes plutôt politiques que sociales. Et pourtant, ce sont ces dernières dont l’Irlande a surtout besoin, puisqu’elle est encore livrée aux dures exactions du régime féodal.

Murdock, vigoureux gars, assez taciturne, peu communicatif, s’était récemment marié avec la fille d’un fermier du voisinage. Cette excellente jeune femme, aimée de toute la famille Mac Carthy, possédait la beauté régulière, fière et calme, l’attitude noble et distinguée qui se rencontre fréquemment chez les Irlandaises des classes inférieures. Sa figure était animée de grands yeux bleus, et sa chevelure blonde bouclait sous les rubans de sa coiffure. Kitty aimait beaucoup son mari, et Murdock, qui ne souriait guère d’habitude, se laissait aller parfois à sourire, lorsqu’il la regardait, car il éprouvait pour elle une profonde affection. Aussi employait-elle son influence à le modérer, à le contenir, chaque fois que quelque émissaire des nationalistes venait faire de la propagande à travers le pays et proclamer que nulle conciliation n’était possible entre les landlords et les tenanciers.

Il va sans dire que les Mac Carthy étant de bons catholiques, on ne s’étonnera pas s’ils considéraient les protestants comme des ennemis1.

Murdock courait les meetings, et combien Kitty sentait son cœur se serrer, quand elle le voyait partir pour Tralee ou telle autre bourgade du voisinage. Dans ces assemblées il parlait avec l’éloquence naturelle aux Irlandais, et, au retour, lorsque Kitty lisait sur sa figure les passions qui l’agitaient, lorsqu’elle l’entendait frapper du pied en murmurant un appel à la révolution agraire, sur un signe de Martine, elle s’appliquait à le calmer.

«Mon bon Murdock, lui disait-elle, il faut de la patience… «t de la résignation…

– De la patience, répondait-il, quand les années marchent et que rien n’aboutit! De la résignation, lorsqu’on voit des créatures courageuses comme Grand’mère rester misérables après une longue existence de travail! A force d’être patients et résignés, ma pauvre Kitty, on arrive à tout accepter, à perdre le sentiment de ses droits, à se courber sous le joug, et cela, je ne le ferai jamais… jamais!» répétait-il en relevant fièrement la tête.

Martin Mac Carthy avait deux autres garçons, Pat ou Patrick, Sim ou Siméon, âgés de vingt-cinq et de dix-neuf ans.

Pat naviguait actuellement au commerce en qualité de matelot, sur un des navires de l’honorable maison Marcuart, de Liverpool. Quant à Sim, de même que Murdock, il n’avait jamais quitté la ferme, et leur père trouvait en eux de précieux auxiliaires pour les travaux des champs, l’entretien des bestiaux. Sim obéissait sans jalousie à son frère aîné dont il reconnaissait la supériorité. Il lui témoignait autant de respect que s’il eût été le chef de la famille. Étant le dernier fils, et en cette qualité, celui qui avait été le plus choyé, il était enclin à cette jovialité qui forme le fond du caractère irlandais. Il aimait à plaisanter, à rire, égayant par sa présence et ses réparties l’intérieur un peu sévère de cette maison patriarcale. Très pétulant, il contrastait avec le tempérament plus rassis, l’esprit plus sérieux de son frère Murdock.

Telle était cette laborieuse famille dans l’intérieur de laquelle P’tit-Bonhomme allait être transporté. Quelle différence entre le milieu dégradant de la ragged-school et ce milieu sain et fortifiant d’une ferme irlandaise!… Sa précoce imagination n’en serait-elle pas vivement frappée?… A cela, nul doute. Il est vrai, notre héros venait de passer quelques semaines dans un certain bien-être chez la capricieuse miss Anna Waston; mais il n’y avait point trouvé ces réelles tendresses que la vie de théâtre rend si peu sûres, si éphémères, si fugitives.

L’ensemble des bâtiments, servant à loger les Mac Carthy, ne comprenait que le strict nécessaire. Nombre d’établissements des riches comtés du Royaume-Uni sont installés dans des conditions autrement luxueuses. Après tout, c’est le fermier qui fait la ferme, et peu importe qu’elle soit peu considérable par l’étendue si elle est intelligemment dirigée. Observons cependant que Martin Mac Carthy n’appartenait pas à cette catégorie plus favorisée des «yeomen», qui sont de petits propriétaires terriens. Il n’était que l’un des nombreux tenanciers du duc de Rockingham, on pourrait dire l’une des centaines de machines agricoles mises en mouvement sur le vaste domaine de ce landlord.

La maison principale, moitié pierre, moitié paillis, ne renferme qu’un rez-de-chaussée, où Grand’mère, Martin et Martine Mac Carthy, Murdock et sa femme, occupent des chambres séparées d’une salle commune à large cheminée, dans laquelle on se réunit en famille pour les repas. Au-dessus, contiguë aux greniers, une mansarde éclairée de deux lucarnes, sert de logement à Sim – et aussi à Pat dans l’intervalle de ses voyages.

En retour, d’un côté, se développent les aires, les granges, les appentis sous lesquels s’abritent le matériel de culture et les instruments de labourage; de l’autre, la vacherie, la bergerie, la laiterie, la porcherie et la basse-cour.

Toutefois, faute de réparations faites à propos, ces bâtisses présentent un aspect assez inconfortable. Ça et là, des planches de diverse provenance, des vantaux de portes, des volets hors d’usage, quelques bordages arrachés à la carcasse de vieux navires, des poutrelles de démolition, des plaques de zinc, cachent la brèche des murs, et les toits de chaume sont chargés de gros galets en vue de résister à la violence des rafales.

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Entre ces trois corps de bâtiments s’étend une cour, avec porte cochère fixée à deux montants. Une haie vive forme clôture, toute agrémentée de ces éclatants fuchsias, si abondants dans la campagne irlandaise. A l’intérieur de la cour verdoie un gazon d’herbes folles, où viennent picorer les volailles. Au centre, une mare miroite, bordée de corbeilles d’azalées, de marguerites d’un jaune d’or, et d’asphodèles, retournées à l’état sauvage.

Il est à propos d’ajouter que le chaume des toits, autour des larges pierres, est non moins fleuri que les gazons et les haies de la grande cour. Il y pousse toutes sortes de plantes qui charment les yeux, et, particulièrement d’innombrables touffes de ces fuchsias aux clochettes sans cesse secouées par les brises de la vallée. Quant aux murs, ne vous chagrinez pas de ce que loques et morceaux y apparaissent comme le rapiéçage d’un vêtement de pauvre. Est-ce qu’ils ne sont pas doublés de ces lierres à triple armure, vigoureux et puissants, qui soutiendraient la bâtisse, quand même les fondations viendraient à lui manquer.

Entre les terres arables proprement dites et le corps de la ferme, s’étend un potager où M. Martin cultive les légumes nécessaires au ménage, surtout les navets, les choux, les pommes de terre. Cette réserve est entourée d’un rideau d’arbres et d’arbustes, abandonnés aux caprices de la végétation si fantaisiste en ce pays d’Irlande.

Ici, sont des houx robustes avec leurs feuilles piquantes d’un vert ardent, qui ressemblent à des coquillages d’une contexture bizarre. Là, se dressent des ifs, de poussée libre, auxquels un ciseau imbécile n’a jamais donné la forme d’une bouteille ou d’un lampadaire. A une portée de fusil, sur la gauche, se masse un bois de frênes, – et le frêne est un des plus beaux arbres de ces campagnes. Puis s’entremêlent des hêtres verdoyants, mélangés parfois de couleurs pourpres, des arbousiers de haute taille, des sorbiers pareils de loin à un vignoble dont les ceps seraient chargés de grappes de corail. Il ne faudrait pas aller à trois milles de cet endroit pour sentir le sol se renfler sous les premières ramifications de la chaîne des Clanaraderry, où se développent ces forêts de sapins, dont les pommes paraissent être suspendues au réseau des chèvrefeuilles, qui se faufilent à travers leur ramure.

L’exploitation de la ferme de Kerwan comprend une culture assez variée – d’un rendement médiocre, en somme. Le peu de blé, dont on fait ordinairement de la farine de gruau, que les Mac Carthy y récoltent, n’est recommandable ni par la longueur des épis ni par la lourdeur des grains. Les avoines sont maigres et chétives, – circonstance d’autant plus regrettable que la farine d’avoine est d’un emploi constant, le blé réussissant assez mal sur ces terrains de qualité secondaire. On se trouve mieux d’y semer l’orge, le seigle surtout qui concourt dans une proportion notable à la fabrication du pain. Et encore telle est la rudesse de ce climat, que ces moissons ne peuvent être coupées qu’en octobre et en novembre.

Parmi les légumes cultivés en grand, tels que navets et choux de fortes dimensions, la pomme de terre doit être mise au premier rang. On sait qu’elle est la base de la nourriture en Irlande, principalement au milieu des districts déshérités de la nature. Et c’est à se demander de quoi vivaient ces populations campagnardes avant que Parmentier eut fait connaître et adopter son précieux tubercule. Peut-être même a-t-il rendu le cultivateur imprévoyant, en l’habituant à compter sur ce produit qui peut le sauver de la disette, lorsque la malchance ne s’en mêle pas.

Si la terre nourrit les animaux, les animaux contribuent à nourrir la terre. Aucune exploitation n’est possible sans eux. Les uns servent aux travaux des champs, aux charrois, aux labours; les autres donnent les produits naturels, œufs, viande, lait. De tous vient l’engrais nécessaire à la culture. Aussi comptait-on six chevaux à la ferme de Kerwan, et à peine suffisaient-ils, quand, accouplés à deux ou à trois, ils creusaient à la charrue ces terres rocailleuses. Bêtes courageuses et patientes, comme leurs maîtres, et qui, pour ne pas être inscrites dans le «stud-book», le livre d’or de la race chevaline, n’en rendaient pas moins de réels services, se contentant de sèches bruyères, lorsque le fourrage venait à manquer. Un âne leur tenait compagnie, et ce n’est pas le chardon qui lui aurait fait défaut, car tous les arrêtés d’échardonnage ne parviendraient point à détruire cet envahissant parasite sur les terres irlandaises.

A mentionner parmi les bêtes d’étable, une demi-douzaine de vaches laitières, assez belles sous leur robe roussâtre, et une centaine de moutons à face noire, très blancs de laine, d’un entretien difficile pendant ces longs mois d’hiver, où le sol est recouvert de plusieurs pieds de neige. Il y avait moins à s’inquiéter des chèvres, dont Martin Mac Carthy possédait une vingtaine, puisqu’on peut les laisser pourvoir à leur nourriture. S’il n’y a plus d’herbes, elles trouvent toujours des feuilles qui résistent aux plus âpres froidures de la période glaciale.

Quant aux cochons, il va sans dire qu’une douzaine de ces animaux possédaient leur étable particulière sous les annexes de droite, et on ne les engraissait que pour les besoins de l’alimentation ménagère. En effet, il n’entrait pas dans les vues du fermier de se livrer à l’élevage des porcs, bien qu’il existe à Limerick un important commerce de jambons, – lesquels valent ceux d’York et se débitent régulièrement sous cette marque.

Poules, oies, canards, sont en nombre suffisant pour fournir des œufs au marché de Tralee. Mais de dindons et même de pigeons domestiques, point. Ces volatiles ne se rencontrent que peu ou pas dans la basse-cour des fermes de l’Irlande.

Il convient encore de citer un chien, un griffon d’Écosse, préposé à la garde du troupeau de moutons. Pas de chien de chasse, bien que le gibier soit assez abondant sur ces territoires, grouses, coqs de bruyères, bécasses, bécassines, outardes, daims et chèvres sauvages. A quoi bon? La chasse est un plaisir de landlords. Le coût du permis, extrêmement élevé, profite au fisc britannique, et, d’ailleurs, pour avoir le droit de posséder un chien de chasse, on doit justifier d’une propriété foncière valant mille livres au moins.

Telle était la ferme de Kerwan, presque isolée au fond d’un coude que fait la Cashen, à cinq milles de la paroisse de Silton. Certainement, il existe des terres plus mauvaises dans le comté, de ces terres légères et siliceuses qui ne gardent pas l’engrais, de ces terres dont le loyer n’atteint pas même une couronne, c’est-à-dire environ six francs l’acre. Mais, tout compte fait, la culture de Martin Mac Carthy n’était que de qualité moyenne.

Au delà de la portion exploitée s’étendaient d’arides plaines marécageuses, sillonnées de bouquets d’ajoncs, hérissées de touffes de roseaux, recouvertes de l’inévitable et envahissante bruyère. Au-dessus planaient d’immenses bandes de ces corbeaux avides du grain semé, et de ces moineaux gros-becs qui dévorent le grain formé. Grand dommage pour les fermes.

Puis, au loin, s’étageaient d’épaisses forêts de bouleaux et de mélèzes, accrochées à ces escarènes, qui sont les rudes pentes des montagnes. Et Dieu sait si ces arbres sont secoués pendant la mauvaise saison par les rafales dont s’emplit l’étroite vallée de la Cashen!

En somme, un curieux pays, digne d’attirer les touristes, ce comté de Kerry, avec ses magnifiques amphithéâtres de hauteurs boisées, ses lointains superbes, adoucis par le flottement des brumes hyperboréennes.

Il est vrai, pays dur à ceux qui l’habitent, terre trop souvent marâtre à ceux qui la cultivent.

Et le ciel veuille que la récolte de la pomme de terre, ce véritable pain de l’île, ne vienne à manquer ni dans le Kerry, ni ailleurs. Quand elle fait défaut sur le million d’acres consacrés à sa culture, c’est la famine dans toute son horreur2.

Aussi, après avoir chanté le God save the Queen, pieux Irlandais, complétez votre prière en disant:

«God save the potatoes !»

 

 

Chapitre IX

La ferme de Kerwan. (suite)

 

e lendemain, 20 octobre, vers trois heures de l’après-midi, des cris joyeux retentirent sur la route à l’entrée de la ferme de Kerwan.

«Voilà le père!

– Voilà la mère!

– Les voilà tous les deux!»

C’étaient Kitty et Sim, qui saluaient de loin Martin et Martine Mac Carthy.

«Bonjour les enfants! dit Martin.

– Bonjour, mes fils!» dit Martine.

Et, dans sa bouche, ce «mes» possessif était empreint de fierté maternelle.

Le fermier et sa femme avaient quitté Limerick ce matin-là de bonne heure. Une trentaine de milles à faire, lorsque les brises de l’automne sont déjà fraîches, il y a de quoi être transis surtout dans un «jaunting-car».

Le car est appelé «car», parce que c’est un véhicule, et l’on y ajoute le qualificatif «jaunting», parce que les voyageurs y sont placés dos à dos sur deux banquettes disposées suivant l’axe des brancards. Imaginez l’un de ces bancs doubles qui meublent les boulevards des villes, ajustez-le au-dessus d’une paire de roues, complétez l’ensemble car une planchette sur laquelle les pieds des voyageurs prendront leur point d’appui, s’adossant aux bagages placés derrière eux, et vous aurez la voiture ordinairement employée en Irlande. Si ce n’est la plus commode puisqu’elle ne permet de voir qu’un seul côté du paysage, ni la plus confortable puisqu’elle est découverte, c’est du moins la plus rapide, et son conducteur déploie autant d’adresse que de célérité.

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On ne s’étonnera donc pas que Martin et Martine Mac Cathy, partis vers sept heures de Limerick, fussent arrivés à trois heures en vue de la ferme. Ils n’étaient pas seuls, d’ailleurs, à occuper ce jaunting-car, qui pouvait contenir jusqu’à dix voyageurs. Aussi, après avoir déposé le fermier et la fermière, le rapide véhicule continua-t-il sa route vers le chef-lieu du comté de Kerry.

Murdock sortit à l’instant même de son logement, situé dans l’angle de la cour, à l’endroit où les annexes de droite se raccordent aux bâtiments du fond.

«Vous avez fait un bon voyage, mon père? demanda la jeune femme que Martine venait d’embrasser.

– Très bon, Kitty.

– Avez-vous trouvé des plants de choux au marché de Limerick? dit Murdock.

– Oui, fils, et on nous les expédiera demain.

– Et de la graine de navets?…

– Oui… de la meilleure sorte.

– Bien, mon père.

– Et aussi une autre espèce de graine…

– Laquelle?…

– De la graine de bébé, Murdock, et qui me paraît être d’excellente qualité.»

Et comme Murdock et son frère ouvraient de grands yeux en regardant l’enfant que Martine tenait dans ses bras:

«Voilà un garçon, dit-elle, en attendant que Kitty nous donne le pareil.

– Mais il est glacé, ce petit! répondit la jeune femme.

– Je l’ai pourtant bien enveloppé de mon tartan pendant le voyage, répliqua la fermière.

– Vite, vite, ajouta M. Martin, allons le réchauffer devant le bon feu de l’âtre, et commençons par embrasser Grand’mère, qui doit en avoir besoin.»

Kitty reçut P’tit-Bonhomme des mains de Martine, et toute la famille fut bientôt réunie dans la salle, où l’aïeule occupait un vieux fauteuil à coussins.

On lui présenta l’enfant. Elle le prit entre ses bras et l’assit sur ses genoux.

Lui se laissait faire. Ses yeux allaient de l’un à l’autre. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Il n’était pas habitué. Pour sûr, aujourd’hui ne ressemblait pas à hier. Était-ce une sorte de rêve? Il voyait de bonnes figures autour de lui, des vieilles et des jeunes. Depuis son réveil, il n’avait entendu que d’affectueuses paroles. Le voyage l’avait distrait dans cette voiture, qui allait grand train à travers la campagne. Du bon air, avec l’émanation matinale des arbustes et des fleurs, emplissait sa poitrine. Une soupe bien chaude l’avait réconforté avant le départ, et, durant la route, tout en grignotant quelques gâteaux que contenait le sac de Martine, il avait raconté de son mieux ce qu’il savait de sa vie – son existence dans la ragged-school incendiée, les bons soins de Grip, dont le nom revint souvent dans son récit; puis madame Anna qui l’avait appelé son fils et qui n’était pas sa maman; puis un monsieur en colère qu’on appelait le duc… un duc dont il avait oublié le nom et qui voulait l’entraîner; enfin son abandon, et comment il s’était trouvé tout seul dans le cimetière de Limerick. Martin Mac Carthy et sa femme n’avaient pas compris grand’chose à son histoire, si ce n’est qu’il n’avait ni parents ni famille, et que c’était un être abandonné dont la Providence leur avait confié la charge.

Grand’mère, très émue, l’embrassa. Les autres, non moins attendris, l’embrassèrent à leur tour.

«Et comment s’appelle-t-il? demanda Grand’mère.

– Il n’a pas pu nous donner d’autre nom que P’tit-Bonhomme, répondit Martine.

– Il n’a pas besoin d’en avoir un autre, dit M. Martin, et nous continuerons de l’appeler comme on l’a toujours appelé.

– Et quand il sera grand?… fit observer Sim.

– Ce sera P’tit-Bonhomme tout de même!…» répliqua la vieille femme, qui baptisa l’enfant d’un bon baiser.

Voilà quel fut l’accueil que notre héros reçut à son arrivée à la ferme. On lui enleva les haillons qu’il avait endossés pour son rôle de Sib. Ils furent remplacés par les derniers vêtements que Sim avait portés à son âge, – pas très neufs, mais propres et chauds. Mentionnons qu’on lui conserva son tricot de laine, qui commençait à devenir étroit, mais auquel il paraissait tenir.

Et alors il soupa avec la famille, à la table de ces braves gens, assis sur une chaise haute, se demandant si tout cela n’allait pas disparaître. Non! Elle ne disparut pas, la bonne soupe d’avoine dont il eut une pleine assiettée. Il ne disparut pas, le morceau de lard aux choux dont on lui donna sa suffisance. Il ne disparut pas, le gâteau aux œufs et à la farine de gruau, qui fut distribué en parts égales entre les convives, le tout arrosé d’un broc de cet excellent «potheen» que le fermier tirait de l’orge récoltée sur les terres de Kerwan.

Quel repas, sans compter que le garçonnet ne voyait que des visages souriants, – sauf peut-être celui du frère aîné, toujours sérieux et même un peu triste. Et voici que ses yeux se mouillent, et que des larmes glissent le long de ses joues.

«Qu’as-tu, P’tit-Bonhomme?… lui demanda Kitty.

– Il ne faut pas pleurer, ajouta Grand’mère. On t’aimera bien ici!

– Et je te ferai des joujoux, lui dit Sim.

– Je ne pleure pas… répondit-il. C’est pas des larmes, ça!»

Non! en vérité, et c’était plutôt son cœur qui débordait, à cette pauvre créature.

«Allons… allons, dit M. Martin, d’un ton qui n’était point méchant, c’est bon pour une fois, mon garçon, mais je te préviens qu’il est défendu de pleurer ici!

– Je ne pleurerai plus, monsieur», répondit-il en se laissant aller dans les bras que lui tendait Grand’mère.

Martin et Martine avaient besoin de repos. D’ailleurs, on se couchait de bonne heure à la ferme, car l’habitude était de se lever de grand matin.

«Où va-t-on le mettre, cet enfant? demanda le fermier.

– Dans ma chambre, répondit Sim, et je lui donnerai la moitié de mon lit, comme à un petit frère!

– Non, mes enfants, répondit Grand’mère. Laissez-le coucher près de moi, il ne me gênera pas, je le regarderai dormir et cela me fera plaisir.»

Un désir de l’aïeule n’avait jamais rencontré l’ombre d’une résistance. Il suit delà qu’un lit ayant été installé près du sien, ainsi qu’elle l’avait demandé, P’tit-Bonhomme y fut immédiatement transporté.

Des draps blancs, une bonne couverture, il avait déjà connu cette jouissance durant les quelques semaines passées à Royal-George-Hôtel de Limerick, dans l’appartement de miss Anna Waston. Mais les caresses de la comédienne ne pouvaient valoir celles de cette honnête famille! Peut-être s’aperçut-il qu’il y avait une différence, surtout lorsque Grand’mère, en le bordant, lui donna un gros baiser.

«Ah! merci… merci!…» murmura-t-il.

Ce fut toute sa prière, ce soir-là, et, sans doute, il n’en savait pas d’autre.

On était au début de la saison froide. La moisson venait d’être terminée. Rien à faire ou peu de chose, en dehors de la ferme. Sur ces rudes territoires, les semailles de blé, d’orge, d’avoine, n’ont pas lieu au commencement de l’hiver dont la longueur et la rigueur pourraient les compromettre. C’est affaire d’expérience. Aussi Martin Mac Carthy avait-il l’habitude d’attendre mars et même avril pour semer ses céréales, en choisissant les espèces convenables. Il s’en était bien trouvé jusqu’alors. Creuser le sillon à travers un sol qui gèle à plusieurs pieds de profondeur, c’eût été un travail non moins dur qu’inutile. Autant eût valu jeter sa semence au sable des grèves, aux roches du littoral.

Il ne faudrait pas cependant croire que l’on fût inoccupé à la ferme. D’abord il y avait à battre le stock d’orge et d’avoine. Et puis, au cours de ces longs mois de la période hivernale, on ne manquait pas d’ouvrage. P’tit-Bonhomme put le constater le lendemain, car, dès le premier jour, il chercha à se rendre utile. Levé à l’aube, il se rendit du côté des étables. Il avait comme un pressentiment qu’on pourrait l’employer là. Que diable! il aurait six ans à la fin de l’année, et, à six ans, on est capable de garder des oies, des vaches, même des moutons, quand on est aidé d’un bon chien.

Donc, au déjeuner du matin, devant sa tasse de lait chaud, il en fit la proposition.

«Bien, mon garçon, répondit M. Martin, tu veux travailler, et tu as raison. Il faut savoir gagner sa vie…

– Et je la gagnerai, monsieur Martin, répondit-il.

– Il est si jeune! fit observer la vieille femme.

– Ça ne fait rien, madame…

– Appelle-moi Grand’mère…

– Eh bien… ça ne fait rien, Grand’mère! Je serais si content de travailler…

– Et tu travailleras, dit Murdock, assez surpris de ce caractère ferme et résolu chez un entant qui n’avait connu jusqu’alors que les misères de la vie.

– Merci, monsieur.

– Je t’apprendrai à soigner les chevaux, reprit Murdock, et à monter dessus, si tu n’as pas peur…

– Je veux bien, répondit P’tit-Bonhomme.

– Et moi je t’habituerai à soigner les vaches, dit Martine, et à les traire, si tu ne crains pas un coup de corne…

– Je veux bien, madame Martine.

– Et moi, s’écria Sim, je te montrerai comment on garde les moutons dans les champs…

– Je veux bien.

– Sais-tu lire, petit?… demanda le fermier.

– Un peu, et écrire en grosses lettres…

– Et compter?…

– Oh! oui… jusqu’à cent, monsieur…

– Bon! dit Kitty en souriant, je t’apprendrai à compter jusqu’à mille, et à écrire en petites lettres.

– Je veux bien, madame.»

Et réellement, il voulait bien tout ce qu’on lui proposait, cet enfant. On voyait qu’il était décidé à reconnaître ce que ces braves gens allaient faire pour lui. Être le petit domestique de la ferme, c’est à cela que se bornait son ambition. Mais, ce qui était de nature à témoigner du sérieux de son esprit, c’est sa réponse au fermier, lorsque celui-ci lui eut dit en riant:

«Eh! P’tit-Bonhomme, tu vas devenir un garçon précieux chez nous… Les chevaux, les vaches, les moutons… si tu t’occupes de tout, il ne restera plus de besogne pour nous… Ah ça! combien me demanderas-tu de gages?…

– Des gages ?…

– Oui!… Tu ne songes pas à travailler pour rien, je suppose?…

– Oh! non, monsieur Martin!

– Comment, s’écria Martine, assez surprise, comment, en dehors de sa nourriture, de son logement, de son habillement, il a la prétention d’être payé…

– Oui, madame.»

On le regardait, cet enfant, et il semblait qu’il eût dit là une énormité.

Murdock, qui l’observait, se contenta d’ajouter:

«Laissez-le donc s’expliquer!

– Oui, reprit Grand’mère, dis-nous ce que tu veux gagner… Est-ce de l’argent?…»

P’tit-Bonhomme secoua la tête.

«Voyons… une couronne par jour?… dit Kitty.

– Oh! madame…

– Par mois?… dit la fermière.

– Madame Martine…

– Par an, peut-être? répliqua Sim en éclatant de rire. Une couronne par an…

– Enfin que veux-tu, mon garçon? dit Murdock. Je comprends que tu aies l’idée de gagner ta vie, comme nous l’avons tous… Si peu que ce soit qu’on reçoive, cela vous apprend à compter… Que veux-tu?… Un penny… un copper par jour?…

– Non, monsieur Murdock.

– Alors explique-toi donc!

– Eh bien… chaque soir, monsieur Martin, vous me donnerez un caillou…

– Un caillou?… s’écria Sim. Est-ce avec des cailloux que tu amasseras une fortune?…

– Non… mais ça me fera plaisir tout de même, et, plus tard, dans quelques années, quand je serai grand, si vous avez toujours été contents de moi…

– C’est entendu, P’tit-Bonhomme, répondit M. Martin, nous changerons tes cailloux en pence ou en shillings!»

Ce fut à qui complimenterait P’tit-Bonhomme de son excellente idée, et, dès le soir même, Martin Mac Carthy lui remit un caillou qui venait du lit de la Cashen – il y en avait encore des millions de millions. P’tit-Bonhomme le glissa soigneusement dans un vieux pot de grès que Grand’mère lui donna et dont il fit sa tirelire.

«Singulier enfant!» dit Murdock à son père.

Oui, et sa bonne nature n’avait pu être altérée ni par les mauvais traitements de Thornpipe ni par les mauvais conseils de la ragged-school. La famille, en l’observant de près, à mesure que les semaines s’écoulèrent, dut reconnaître ses qualités naturelles. Il ne manquait même pas de cette gaîté qui est le fond du tempérament national, et que l’on retrouve même chez les plus pauvres de la pauvre Irlande. Et, pourtant, il n’était pas de ces gamins qui musent du matin au soir, dont les regards vont de ci de là, distraits par une mouche ou un papillon. On le voyait réfléchi à tout, attentif au pourquoi des choses, interrogeant l’un ou l’autre, aimant à s’instruire. Ses yeux étaient fureteurs. Il ne laissait pas traîner un objet, fût-il de valeur infime. Il ramassait une épingle comme il eût ramassé un shilling. Ses habits, il les soignait, tenant à être propre. Ses ustensiles de toilette, il les rangeait avec soin. L’ordre était inné en lui. Il répondait poliment quand on lui parlait, et n’hésitait pas à insister sur les réponses qui lui étaient posées, quand il ne les avait pas comprises. En même temps, on vit qu’il ferait de rapides progrès en écriture. Le calcul surtout semblait lui être facile, non qu’il y eût en lui l’étoffe de ces Mondeux et de ces Inaudi, qui, après avoir été de petits prodiges, n’ont réussi à rien dans un âge plus avancé; mais il combinait aisément quelques opérations de tête, là où d’autres enfants auraient certainement dû prendre la plume. Ce que Murdock put constater, non sans en éprouver une réelle surprise, c’est que c’était le raisonnement qui semblait diriger toutes ses actions.

Il convient de noter aussi que, grâce aux leçons de Grand’mère, il montra du zèle à se conformer aux commandements de Dieu, tels que les a formulés la religion catholique, si profondément enracinée au cœur de l’Irlande. Chaque jour, il faisait avec ferveur sa prière du matin et du soir.

L’hiver s’écoulait – un hiver très froid, harcelé de grands vents, plein d’impétueuses rafales déchaînées comme des trombes à travers la vallée de la Cashen. Que de fois, on trembla à la ferme pour les toitures qui risquaient d’être emportées, pour certaines portions de murs en paillis, qui menaçaient ruine! Quant à demander des réparations au middleman John Eldon, c’eût été inutile. Aussi Martin Mac Carthy et ses enfants en étaient-ils réduits à s’en charger eux-mêmes. En dehors du battage des grains, cela devenait la grosse occupation: ici un chaume à reprendre, là une brèche à boucher, et, en maint endroit, les clôtures à consolider.

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Pendant ce temps, les femmes travaillaient diversement, – Grand’ mère filant au coin du foyer, Martine et Kitty veillant aux étables et à la basse-cour. P’tit-Bonhomme, sans cesse avec elles, les aidait de son mieux. Il tenait état de tout ce qui regardait le train de la maison. Trop jeune pour soigner les chevaux, il était entré en relation plus intime avec le baudet, une honnêteté, opiniâtre au travail, qu’il avait prise en amitié et qui le lui rendait. Il voulait que son âne fût aussi propre que lui-même, ce qui lui valait les compliments de Martine. Pour les porcs, il est vrai, c’eût été peine perdue, et il dut y renoncer. Quant aux moutons, après les avoir comptés et recomptés, il avait inscrit leur nombre – cent trois – sur un vieux carnet, présent de Kitty. Son goût pour cette comptabilité se développait graduellement, et c’était à croire qu’il avait reçu les leçons de M. O’Bodkins à la ragged-school.

D’ailleurs, cette vocation ne parut-elle pas nettement établie, le jour où Martine alla chercher des œufs conservés pour la saison d’hiver?

La fermière venait d’en prendre une douzaine au hasard, lorsque P’tit-Bonhomme s’écria:

«Pas ceux-là, madame Martine.

– Pas ceux-là?… Et pourquoi?…

– Parce que ce n’est pas dans l’ordre.

– Quel ordre?… Est-ce que ces œufs de poule ne sont pas tous pareils?…

– Bien sûr non, madame Martine. Vous venez de prendre le quarante-huitième, tandis que c’est par le trente-septième qu’il faut commencer… Regardez bien!»

Et Martine regarda. Ne voilà-t-il pas que chaque œuf portait un numéro sur sa coque, un numéro que P’tit-Bonhomme y avait inscrit à l’encre? Puisque la fermière avait besoin de douze œufs, il fallait qu’elle les prît suivant leur numérotage – de trente-sept à quarante-huit, et non de quarante-huit à cinquante-neuf. C’est ce qu’elle fit, après avoir adressé ses félicitations au garçonnet.

Lorsqu’elle raconta la chose au déjeuner, les compliments redoublèrent, et Murdock se prît à dire:

«P’tit-Bonhomme, as-tu au moins compté les poules et les poussins du poulailler?

– Certainement.»

Et tirant son carnet:

«Il y a quarante-trois poules et soixante-neuf poussins!»

Là-dessus, Sim d’ajouter:

«Tu devrais aussi compter les grains d’avoine que contient chaque sac…

– Ne le plaisantez pas, mes fils! répliqua Martin Mac Carthy. Cela prouve qu’il a de l’ordre, et l’ordre dans les petites choses, c’est la régularité dans les grandes et dans l’existence.

Puis, s’adressant à l’enfant:

«Et tes cailloux… lui demanda-t-il, les cailloux que je te remets chaque soir…

– Ils sont serrés dans mon pot, monsieur Martin, répondit P’tit-Bonhomme, et j’en ai déjà cinquante-sept.»

En effet, il y avait cinquante-sept jours qu’il était arrivé à la ferme de Kerwan.

«Eh! fit Grand’mère, ça lui ferait déjà cinquante-sept pence à un penny le caillou…

– Hein, P’tit-Bonhomme, reprit Sim, que de gâteaux tu pourrais acheter avec cet argent-là!

– Des gâteaux?… Non, Sim… De beaux cahiers pour écrire, j’aimerais mieux cela!»

La fin de l’année approchait. Aux bourrasques du mois de novembre avaient succédé de grands froids. Une épaisse couche de neige durcie recouvrait le sol. C’était un spectacle qui ravissait notre petit garçon, de voir les arbres tout blancs de givre avec leurs pendeloques de glace. Et sur les vitres des fenêtres, l’humidité condensée en cristallisations capricieuses, qui formaient de si jolis dessins!… Et la rivière prise d’un bord à l’autre, avec des glaçons qui s’amassaient pour former une énorme embâcle!… Certes, ils n’étaient pas nouveaux pour lui, ces phénomènes de l’hiver, et il les avait souvent observés, quand il courait à travers les rues de Galway jusqu’au Claddagh. Mais, à cette misérable époque de sa vie, il était à peine vêtu. Il allait pieds nus dans la neige. La bise pénétrait à travers ses loques. Ses yeux pleuraient, ses mains étaient crevassées d’engelures. Et, quand il rentrait à la ragged-school, il n’y avait pas de place pour lui devant le foyer…

Qu’il se sentait heureux à présent! Quel contentement de vivre au milieu de gens qui l’aimaient! Il semblait que leur affection le réchauffait plus encore que les vêtements qui le garantissaient de la bise, la saine nourriture servie sur la table, les belles flammes de fagot pétillant au fond de la cheminée. Et, ce qui lui paraissait meilleur encore, maintenant qu’il commençait à se rendre utile, c’est qu’il sentait de bons cœurs autour de lui. Il était vraiment de la maison. Il avait une grand’mère, une mère, des frères, des parents…Et ce serait parmi eux, sans jamais les quitter, pensait-il, que se passerait son existence… Ce serait là qu’il gagnerait sa vie… Gagner sa vie, comme le lui avait dit un jour Murdock, c’est à cela que sa pensée le ramenait sans cesse.

Quelle joie il ressentit, quand, pour la première fois, il put prendre part à l’une des fêtes qui est peut-être la plus sanctifiée de l’année irlandaise.

On était au 25 décembre, la Noël, le Christmas. P’tit-Bonhomme avait appris à quel événement historique répond la solennité que les chrétiens célèbrent en ce jour. Mais il ignorait que ce fût aussi une intime fête de famille dans le Royaume-Uni. Ce devait donc être une surprise pour lui. Il comprit cependant qu’il se faisait quelques préparatifs dans la matinée. Toutefois, comme Grand’mère, Martine et Kitty semblaient y mettre une complète discrétion, il se garda bien de les interroger.

Ce qui est positif, c’est qu’il fut invité à revêtir ses beaux habits, que Martin Mac Carthy et ses fils, Grand’mère, sa fille et Kitty mirent les leurs dès le matin pour aller en carriole à l’église de Silton, et qu’ils les gardèrent toute la journée. Ce qui est avéré, c’est que le dîner dut être reculé de deux heures, et qu’il faisait presque nuit, lorsque la table fut dressée au milieu de la grande salle avec un luxe de luminaire qui la rendait éblouissante. Ce qui est certain, c’est que de très bonnes choses furent servies à ce repas somptueux, – trois ou quatre plats de plus que d’habitude – avec des brocs d’une bière réjouissante, et un gâteau monstre que Martine et Kitty avaient confectionné d’après une recette dont le secret venait d’une bisaïeule très entendue en science culinaire.

Si l’on mangea gaiement, si l’on but de même, nous le laissons à imaginer. Tous étaient en joie. Murdock lui-même s’abandonnait plus qu’il ne le faisait d’ordinaire. Alors que les autres riaient aux éclats, il souriait, et un sourire de lui, c’était comme un rayon de soleil au milieu des frimas.

Quant à P’tit-Bonhomme, ce qui l’enchanta particulièrement, ce fut un arbre de Noël planté au centre de la table, – un arbre enrubanné, avec des étoiles de lumières, toutes scintillantes entre ses branches.

Et voilà Grand’mère qui lui dit:

«Regarde bien sous les feuilles, mon enfant… Je crois qu’il doit y avoir quelque chose pour toi!»

P’tit-Bonhomme ne se fît pas prier, et quel bonheur il éprouva, quelle rougeur de plaisir lui monta au visage, lorsqu’il eut «cueilli» un joli couteau irlandais avec sa gaine rattachée à une ceinture de cuir!

C’était le premier cadeau de nouvelle année qu’il recevait, et combien il fut fier, lorsque Sim l’eut aidé à boucler la ceinture sur sa veste!

«Merci… Grand’mère… merci, tout le monde!» s’écria-t-il en allant de l’un à l’autre.

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1 Opinion commune aux Irlandais, qui, cependant, firent exception pour M. Parnell, quand ce «roi non couronné de l’Irlande», comme on disait, dirigea, quelques années plus tard (1879) la célèbre «National Land League», fondée pour la réforme agraire.

2 Telle fut la famine de 1740-1741, qui causa la mort de 400 000 irlandais; telle celle de 1847, qui en fit périr un demi-million, et contraignit un nombre égal d’habitants à émigrer au Nouveau-Monde.