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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre I-III)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Le retour de la belle saison. – Fritz et Jack. – Temps superbe. – Le départ 
du kaïak. – Visite de l’îlot du Requin. – Feu des deux pièces. – Trois coups 
de canon au large.

 

a belle saison arriva dès la seconde semaine d’octobre. Ce mois est le premier du printemps de la zone méridionale. L’hiver n’avait pas été très rigoureux sous cette latitude du dix-neuvième degré entre l’Équateur et le tropique du Capricorne. Les hôtes de la Nouvelle-Suisse allaient pouvoir reprendre leurs travaux accoutumés.

Après onze ans passés sur cette terre, ce n’était pas trop tôt de chercher à reconnaître si elle appartenait à l’un des continents que baigne l’océan Indien, ou si les géographes devaient la comprendre parmi les îles de ces parages.

Sans doute, depuis que la jeune Anglaise avait été recueillie par Fritz sur la Roche-Fumante, M. Zermatt, sa femme, ses quatre fils et Jenny Montrose étaient aussi heureux qu’on peut l’être. Il est vrai, les craintes de l’avenir et ses chances si improbables que le salut vînt du dehors, le souvenir du pays, le besoin de reprendre contact avec l’humanité, se faisaient parfois sentir, et n’est-ce pas une loi de nature qui s’impose à toute créature humaine?…

Donc, ce jour-là, de bon matin, M. Zermatt, traversant l’enclos de Felsenheim, se promenait sur la rive du ruisseau des Chacals. Fritz et Jack l’y avaient devancé, munis de leurs engins de pêche. François ne tarda pas à les rejoindre. Quant à Ernest, toujours peu matinal, ne détestant pas de rester quelques instants de plus entre les draps, il n’avait pas encore quitté son lit.

Mme Zermatt et Jenny vaquaient en ce moment à quelques occupations de l’intérieur.

«Père, dit Jack, voici une belle journée qui se prépare…

– Je le pense, mon enfant, répondit M. Zermatt. J’espère qu’elle sera suivie de bien d’autres qui ne seront pas moins belles, puisque nous sommes au début du printemps.

– Et aujourd’hui, qu’allez-vous faire?… questionna François.

– Nous allons pêcher, répondit Fritz, qui montra son filet et ses lignes.

– Dans la baie?… demanda M. Zermatt.

– Non, répondit Fritz; en remontant le ruisseau des Chacals jusqu’au barrage, nous prendrons du poisson plus qu’il ne faudra pour le déjeuner.

– Et ensuite?… ajouta Jack en s’adressant à son père.

– Ensuite, mon fils, répliqua M. Zermatt, la besogne ne nous manquera pas. Ainsi, dans l’après-midi, je compte me rendre à Falkenhorst afin de voir si notre habitation d’été nécessite quelques réparations. D’ailleurs, nous profiterons des premiers beaux jours pour visiter nos autres métairies, Waldegg, Zuckertop, l’ermitage d’Eberfurt, la villa de Prospect-Hill… Et puis il y aura les soins à donner aux animaux, l’entretien des plantations…

– C’est entendu, père, répondit Fritz. Mais, puisque nous pouvons disposer d’une heure ou deux ce matin, viens, Jack, viens, François…

– Nous sommes prêts, s’écria Jack, et je sens déjà quelque belle truite au bout de ma ligne… Hop-là!… hop-là!»

Jack fit le geste de ferrer le poisson imaginaire pris à son hameçon, et, finalement, ces mots sortirent de sa bouche en un son clair et joyeux: «En route!»

Peut-être François eût-il préféré rester à Felsenheim, où ses matinées étaient le plus souvent consacrées à l’étude. Toutefois son frère le pressa si vivement qu’il se décida à le suivre.

Les trois jeunes gens se dirigeaient vers la rive droite du ruisseau des Chacals, lorsque M. Zermatt les arrêta.

«Votre envie d’aller à la pêche, mes enfants, dit-il, vous fait oublier…

– Quoi donc?… demanda Jack.

– Ce que nous avons l’habitude de faire chaque année, dès les premiers jours de la belle saison…»

Fritz revint près de son père, et, se grattant le front:

«Qu’est-ce que cela peut être?… dit-il.

– Comment… tu ne te souviens pas, Fritz… ni toi, Jack?… reprit M. Zermatt.

– Est-ce que ce serait de ne pas t’avoir embrassé en l’honneur du printemps?… repartit Jack.

– Eh! non!… répondit Ernest, qui venait de sortir de l’enclos en se frottant les yeux et en se détirant les membres.

– Alors, c’est parce que nous partons sans avoir déjeuné, n’est-ce pas, mon gourmand d’Ernest?…» dit Jack.

C’était une allusion au péché mignon de son frère, soucieux avant tout de la question de nourriture et grand amateur de bons morceaux.

«Non, répondit Ernest, il ne s’agit pas de cela. Notre père veut seulement vous rappeler que l’habitude est de tirer chaque année, à cette époque, les deux pièces de la batterie du Requin…

– Justement», répliqua M. Zermatt.

En effet, l’un des jours de la seconde quinzaine d’octobre, après la saison des pluies, Fritz et Jack avaient coutume de gagner l’îlot à l’entrée de la baie du Salut, de rehisser le pavillon de la Nouvelle-Suisse, de le saluer de deux coups de canon que l’on entendait assez distinctement de Felsenheim. Puis, sans grand espoir, plutôt machinalement, ils parcouraient du regard la mer et le littoral… Peut-être un navire, traversant ces parages, entendrait-il les deux détonations?… Peut-être ne tarderait-il pas à venir en vue de la baie?… Peut-être même des naufragés avaient-ils été jetés sur quelque point de cette terre qu’ils devaient croire inhabitée, et ces décharges d’artillerie leur donneraient-elles l’éveil?…

«C’est exact, dit Fritz, nous allions oublier notre service… Va préparer le kaïak, Jack, et, avant une heure, nous serons de retour.»

Mais alors Ernest de dire:

«A quoi bon ce tapage d’artillerie?… Voilà nombre d’années que nous faisons feu de toutes nos pièces, et cela ne sert guère qu’à troubler les échos de Falkenhorst et de Felsenheim!… Pourquoi dépenser inutilement ces charges de poudre?…

– Je te reconnais bien là, Ernest!… s’écria Jack. Si un coup de canon coûte tant, il faut qu’il rapporte tant… ou il n’a qu’à se taire!

– Tu as eu tort de parler ainsi, dit M. Zermatt à son second fils, et je ne trouve pas que la dépense soit inutile… Arborer un pavillon sur l’îlot du Requin ne peut suffire, car il ne serait pas aperçu de la pleine mer… tandis que nos coups de canon s’entendent d’une bonne lieue au large… Il serait peu raisonnable de négliger cette chance de signaler notre présence à quelque bâtiment de passage…

– Alors, dit Ernest, il y aurait lieu de tirer tous les matins et tous les soirs…

– Assurément… comme dans les marines militaires… affirma Jack.

– Dans les marines militaires, on ne risque point d’être à court de munitions, fit observer Ernest, qui ne se rendait pas volontiers, étant de beaucoup le plus entêté des quatre frères.

– Rassure-toi, mon fils, la poudre n’est pas près de nous manquer, affirma M. Zermatt. Deux fois par an, avant et après l’hiver, deux coups de canon, ce n’est qu’une dépense insignifiante. J’estime que nous ne devons pas renoncer à cette habitude…

– Notre père a raison, reprit Jack. Si les échos de Felsenheim et de Falkenhorst ne sont pas contents d’être troublés dans leur sommeil, eh bien! Ernest leur fera une belle excuse en vers, et ils seront enchantés… Allons, Fritz.

– Auparavant, dit François, il faut prévenir notre mère…

– Et aussi notre chère Jenny… ajouta Fritz.

– J’y aurai soin, répondit M. Zermatt, car ces détonations pourraient leur causer quelque surprise et même les induire à se figurer qu’un bâtiment entre dans la baie du Salut…»

En ce moment, Mme Zermatt et Jenny Montrose, qui sortaient de la galerie, s’arrêtèrent à la porte de l’enclos.

Tout d’abord, après avoir embrasse sa mère, Fritz tendit la main à la jeune fille qui lui souriait. Et, comme elle voyait Jack se diriger vers la crique où étaient mouillées la chaloupe et la pinasse, elle dit:

«Est-ce que vous allez en mer, ce matin?…

– Oui, Jenny, répondit Jack, en revenant sur ses pas. Fritz et moi, nous faisons nos préparatifs pour une grande traversée…

– Une grande traversée?… répéta Mme Zermatt, qui s’inquiétait toujours de ces absences, quelque confiance qu’elle pût avoir dans l’habileté de ses deux fils à manœuvrer leur kaïak.

– Rassure-toi, ma chère Betsie, et vous aussi, Jenny, dit M. Zermatt. Jack plaisante… Il ne s’agit que de se rendre à l’îlot du Requin, de tirer les deux coups réglementaires en arborant le pavillon et de revenir après avoir vu si tout est en ordre.

– C’est convenu, répondit Jenny, et, tandis que Fritz et Jack gagneront l’îlot, Ernest, François et moi, nous irons tendre nos lignes… à la condition que Mme Betsie n’ait pas besoin de moi…

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– Non, ma chère fille, dit Mme Zermatt, et, pendant ce temps, je vais préparer notre prochaine lessive.»

Après être d’abord descendus à l’embouchure du ruisseau des Chacals, où Jack amena le kaïak, Fritz et lui embarquèrent. On leur souhaita bonne traversée, et la légère embarcation se lança vivement hors de la petite crique.

Le temps était beau, la mer calme, la marée favorable. Placés l’un devant l’autre, chacun dans l’étroite ouverture qui lui était ménagée, les deux frères maniaient la pagaie tour à tour et s’éloignaient rapidement de Felsenheim. Comme le courant portait un peu vers l’est, le kaïak dut se rapprocher de la côte opposée, en franchissant le goulet qui mettait la baie du Salut en communication avec la pleine mer.

A cette époque, Fritz était âgé de vingt-cinq ans. Adroit, vigoureux, rompu à tous les exercices corporels, marcheur infatigable, chasseur intrépide, cet aîné de la famille Zermatt lui faisait honneur. Son caractère un peu dur s’était assoupli. Ses frères ne souffraient plus, comme autrefois, de vivacités qui lui avaient souvent valu les remontrances de son père et de sa mère. Et puis, un autre sentiment avait contribué à modifier en mieux ses propensions naturelles.

En effet, il ne pouvait oublier la jeune fille qu’il avait ramenée de la Roche-Fumante, et Jenny Montrose ne pouvait oublier qu’elle lui devait son salut. Jenny était charmante, avec ses cheveux blonds tombant en boucles soyeuses, sa taille flexible, ses mains fines, cette fraîcheur de carnation qui se reconnaissait sous le haie de sa figure. En entrant dans cette honnête et laborieuse famille, elle lui avait apporté ce qui manquait jusqu’alors, la joie de la maison, et elle fut le bon génie du foyer domestique.

Mais, si Ernest, Jack, François ne voyaient qu’une sœur dans cette aimable personne, en était-il ainsi de Fritz?… Était-ce le même sentiment qui lui faisait battre le cœur?… Et Jenny n’éprouvait-elle pas plus que de l’amitié pour le courageux jeune homme venu à son secours?… Il s’était passé déjà près de deux ans depuis le si émouvant incident de la Roche-Fumante… Fritz n’avait pu vivre près de Jenny sans s’éprendre d’elle… Et que de fois le père, la mère causaient de ce que réservait l’avenir à cet égard!

En ce qui concerne Jack, si son caractère avait subi quelque modification, c’était dans l’accroissement de ses dispositions naturelles pour tous les exercices qui exigeaient de la force, du courage, de l’adresse, et, de ce fait, il n’avait plus rien à envier maintenant à Fritz. Il était alors âgé de vingt et un ans, de taille moyenne, bien découplé, toujours le brave garçon joyeux, plaisant, primesautier, et aussi bon, serviable, dévoué, qui n’avait jamais causé à ses parents aucune peine. Il ne laissait pas d’ailleurs de lutiner ses frères de temps à autre, et ceux-ci lui pardonnaient volontiers. N’était-ce pas le meilleur camarade que l’on pût voir?

Cependant le kaïak filait comme une flèche à la surface des eaux. Si Fritz n’avait point établi la petite voile qu’il portait lorsque le vent était favorable, c’est que la brise soufflait du large. Au retour, le mât serait dressé, l’emploi des pagaies ne deviendrait pas nécessaire pour rallier l’embouchure du ruisseau des Chacals.

Rien n’attira l’attention des deux frères pendant cette courte traversée de trois quarts de lieue. Du côté de l’est, le rivage, aride, désert, ne présentait qu’une succession de dunes jaunâtres. De l’autre côté, s’étendait le verdoyant littoral depuis l’embouchure du ruisseau des Chacals jusqu’à celle du ruisseau des Flamants, et au delà jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé.

«Décidément, dit Fritz, notre Nouvelle-Suisse n’est point située sur la route des navires, et ces parages de l’océan Indien sont peu fréquentés…

– Eh!… fit Jack, je ne tiens pas tant que cela à ce qu’on la découvre, notre Nouvelle-Suisse!… Un bâtiment qui l’accosterait se hâterait d’en prendre possession!… S’il y plantait son pavillon, que deviendrait le nôtre?… Et, comme à coup sûr ce ne serait pas un pavillon helvétique, puisque celui de la Suisse ne court pas précisément les mers, nous serions exposés à ne plus nous sentir chez nous…

– Et l’avenir… Jack… l’avenir?… répondit Fritz.

– L’avenir?… reprit Jack, ce sera la continuation du présent… et si tu n’es pas satisfait…

– Nous… peut-être… dit Fritz. Mais tu oublies Jenny… son père qui croit qu’elle a péri dans le naufrage de la Dorcas?… Et ne doit-elle pas désirer de toute son âme d’être ramenée près de lui?… Elle le sait là-bas, en Angleterre, et comment l’y rejoindre si quelque navire n’arrive pas un jour…

– C’est juste», répondit Jack en souriant, car il devinait ce qui se passait dans le cœur de son frère.

Après quarante minutes de navigation, le kaïak vint accoster les basses roches de l’îlot du Requin.

Le premier soin de Fritz et de Jack devait être de le visiter à l’intérieur, puis d’en faire le tour. Il importait de reconnaître l’état des plantations faites depuis quelques années autour du monticule de la batterie.

En effet, ces plantations étaient très exposées aux vents du nord et du nord-est, qui battaient de plein fouet l’îlot avant de s’engouffrer à travers le goulet de la baie du Salut, comme dans un entonnoir. Il se formait même en cet endroit des remous atmosphériques d’une violence extrême, qui plus d’une fois déjà avaient décoiffé de sa toiture le hangar sous lequel étaient placées les deux pièces.

Heureusement, les plantations n’avaient pas trop souffert. Seuls quelques arbres dans la partie septentrionale gisaient sur la grève, et il y aurait lieu de les débiter en vue d’approvisionner Felsenheim.

Quant aux enclos dans lesquels étaient parquées les antilopes, ils avaient été si solidement aménagés que Fritz et Jack n’y remarquèrent aucun dégât. Les animaux trouvaient là une herbe abondante qui assurait leur nourriture pendant toute l’année. Ce troupeau comptait actuellement une cinquantaine de têtes, dont le nombre ne pouvait que s’accroître.

«Et que ferons-nous de toutes ces bêtes?… demanda Fritz en voyant les gracieux ruminants s’ébattre entre les haies vives des enclos.

– Nous les vendrons… répondit Jack.

– Tu admets donc qu’un jour ou l’autre des navires viendront auxquels il sera possible de les vendre?… demanda Fritz.

– Point du tout, répliqua Jack, et lorsque nous les vendrons, ce sera au franc marché de la Nouvelle-Suisse…

– Le franc marché, Jack!… A t’entendre, le moment n’est pas éloigné où la Nouvelle-Suisse aura des francs marchés…

– Sans aucun doute, Fritz, comme elle aura des villages, des bourgades, des villes et même une capitale, qui sera naturellement Felsenheim…

– Et quand cela?…

– Lorsque les districts de la Nouvelle-Suisse posséderont plusieurs milliers d’habitants…

– Des étrangers?…

– Non, Fritz, non!… affirma Jack, des Suisses, rien que des Suisses… Notre pays d’origine est assez peuplé pour nous envoyer quelques centaines de familles…

– Mais il n’a jamais eu et je doute qu’il ait jamais de colonies, Jack…

– Eh bien, Fritz… il en aura au moins une…

– Hum! Jack, nos concitoyens ne paraissent pas d’humeur à émigrer.

– Et qu’avons-nous fait, nous?… s’écria Jack. Est-ce que le goût de la colonisation ne nous est pas venu… non sans quelque profit?…

– Parce que nous y étions forcés, répondit Fritz. D’ailleurs, si jamais la Nouvelle-Suisse doit se peupler, j’ai grand’peur qu’elle ne justifie plus son nom, et que la grande majorité de ses habitants ne soit d’origine anglo-saxonne!»

Fritz avait raison, et Jack le comprenait si bien qu’il ne put se retenir de faire la grimace.

A cette époque, en effet, la Grande-Bretagne était de tous les États européens celui qui imprimait le plus grand essor à son empire colonial. Peu à peu, l’océan Indien lui livrait de nouvelles possessions. Donc, selon toute probabilité, si un bâtiment arrivait jamais en vue, il porterait à sa corne le pavillon britannique, son capitaine en prendrait possession, arborerait les couleurs de l’Angleterre sur les hauteurs de Prospect-Hill.

Lorsque la visite de l’îlot fut achevée, les deux frères gravirent le monticule et atteignirent le hangar de la batterie.

Après s’être arrêtés au bord du plateau supérieur, ils parcoururent, la lunette aux yeux, tout ce vaste segment de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap qui fermait à l’est la baie du Salut.

Parages toujours déserts. Rien en vue jusqu’à l’extrême ligne de ciel et d’eau, si ce n’est, à une lieue et demie dans le nord-est, le récif sur lequel était venu s’échouer le Landlord.

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En dirigeant leurs regards vers le cap de l’Espoir-Trompé, Fritz et Jack aperçurent entre les arbres de la colline le belvédère de la villa de Prospect-Hill. Cette habitation d’été était à sa place, – ce qui rassurerait M. Zermatt, pris toujours de cette crainte qu’elle ne fût détruite par les rafales pendant la mauvaise saison.

Les deux frères pénétrèrent sous le hangar que les tempêtes avaient respecté, bien que les deux mois et demi d’hiver eussent été trop souvent troublés par les ouragans et les bourrasques.

Il s’agissait à présent de hisser, au mât planté près du hangar, le pavillon blanc et rouge, qui flotterait jusqu’à la fin de l’automne, et de l’appuyer des deux coups de canon annuels.

Tandis que Jack s’occupait de retirer le pavillon de son étui et de le fixer par les angles à la drisse du mât, Fritz examinait les deux caronades braquées en direction du large. Elles étaient en bon état, et il n’y eut qu’à les charger. Afin d’économiser la poudre, Fritz eut soin d’employer une bourre de terre mouillée, ainsi qu’il le faisait d’habitude, – ce qui augmentait l’intensité de la décharge. Puis il introduisit dans la lumière l’étoupille destinée à communiquer le feu au moment où le pavillon monterait en tête du mât.

Il était alors sept heures et demie du matin. Le ciel, dégagé des premières brumes de l’aube, se montrait dans toute sa pureté. Vers l’ouest s’arrondissaient cependant quelques volutes de nuages. Le vent indiquait une tendance à mollir. La baie, resplendissant sous l’averse des rayons solaires, allait tomber au calme plat.

Dès qu’il eut fini, Fritz demanda à son frère s’il était prêt.

«Quand tu voudras, Fritz, répondit Jack, en s’assurant que la drisse se déroulerait sans accrocher la toiture.

– Première pièce… feu!… Seconde pièce… feu!…» cria Fritz, qui prenait au sérieux son rôle d’artilleur.

Les deux coups retentirent l’un après l’autre, tandis que l’éta-mine rouge et blanche se déployait au souffle de la brise.

Fritz s’occupa de recharger les deux canons. Mais à peine avait-il introduit la gargousse dans la seconde pièce qu’il se redressa…

Une détonation lointaine venait de frapper son oreille.

Aussitôt Jack et lui de s’élancer hors du hangar.

«Un coup de canon!… s’écria Jack.

– Non… dit Fritz, ce n’est pas possible!… Nous nous sommes trompés…

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– Écoutons!…» reprit Jack, qui respirait à peine.

Une seconde détonation traversa l’air, puis une troisième retentit après une minute d’intervalle.

«Oui… oui… ce sont bien des coups de canon… répéta Jack.

– Et ils viennent de l’est!…» ajouta Fritz.

Est-ce donc qu’un navire, passant en vue de la Nouvelle-Suisse, avait répondu a la double décharge partie de l’îlot du Requin, et ce navire allait-il mettre le cap sur la baie du Salut?…

 

 

Chapitre II

Le retour du kaïak. – L’impression produite. – Décision prise. – Trois jours 
de tempête. – Doublé le cap à l’est. – Le bâtiment au mouillage.

 

ès que la double détonation de la batterie de l’îlot du Requin eut éclaté, les échos de Felsenheim la répercutèrent de roche en roche. A ce moment, M. et Mme Zermatt, Jenny, Ernest et François, accourant sur la grève, purent apercevoir la fumée blanchâtre des deux pièces qui se rabattait lentement vers Falkenhorst. En agitant leurs mouchoirs, ils y répondirent par un hurrah, moins bruyant sans doute, mais qui partait du cœur.

Puis, chacun se disposait à reprendre ses occupations, lorsque Jenny, regardant avec la longue-vue dans la direction de l’îlot, dit:

«Voici Fritz et Jack qui reviennent…

– Déjà?… fit Ernest. C’est à peine s’ils ont eu le temps de recharger les caronades… Pourquoi cette hâte de nous rejoindre?…

– En effet, ils semblent pressés», répondit M. Zermatt.

Nul doute, ce point mouvant que la longue-vue permettait d’apercevoir un peu à la droite de l’îlot ne pouvait être que la légère embarcation, rapidement enlevée sous l’action de ses pagaies.

«C’est au moins singulier!… fit observer Mme Zermatt. Ont-ils quelque nouvelle à nous communiquer… quelque nouvelle importante?…

– Je le pense», répondit Jenny.

Cette nouvelle serait-elle bonne, serait-elle mauvaise?… Chacun se posait cette question sans essayer de la résoudre.

Tous les regards étaient dirigés vers le kaïak, qui grossissait à vue d’oeil. En un quart d’heure, il fut à mi-chemin de l’îlot du Requin et de l’embouchure du ruisseau des Chacals. Fritz n’avait point hissé sa petite voile, car la brise mollissait et, rien qu’en manœuvrant leurs pagaies, les deux frères marchaient plus vite que le vent sur ces eaux à peine ridées de la baie du Salut.

Alors, il vint à la pensée de M. Zermatt d’observer si ce retour précipité n’était pas une fuite, si quelque pirogue de sauvages, poursuivant le kaïak, n’allait pas apparaître au tournant de l’îlot, ou même une embarcation de pirates venue du large… Mais, cette idée très alarmante, il ne la communiqua point. Suivi de Betsie, de Jenny, d’Ernest et de François, il se porta à l’extrémité de la crique, afin d’interroger Fritz et Jack dès qu’ils accosteraient.

Un quart d’heure plus tard, le kaïak s’arrêtait près des premières roches qui servaient de débarcadère, au fond de la crique.

«Qu’y a-t-il?…» demanda M. Zermatt.

Fritz et Jack sautèrent sur la grève. Essoufflés, le visage inondé de sueur, les bras rompus de fatigue, ils ne purent d’abord répondre que par gestes, en montrant le littoral au levant de la baie du Salut.

«Qu’y a-t-il?… redemanda François, en saisissant le bras de Fritz.

– Vous n’avez pas entendu?… interrogea enfin ce dernier, lorsqu’il eut recouvré la parole.

– Oui… les deux coups de canon que vous avez tirés de la batterie du Requin?… dit Ernest.

– Non… répondit Jack, pas les nôtres… ceux qui ont répondu…

– Quoi… dit M. Zermatt, des détonations?…

– Est-il possible… est-il possible!…» répétait Mme Zermatt.

Jenny s’était avancée près de Fritz, et, pâle d’émotion, dit à son tour:

«Vous avez entendu des détonations de ce côté?…

– Oui, Jenny, répondit Fritz, trois coups tirés à intervalles réguliers.»

Fritz parlait d’un ton si affirmatif que l’on ne pouvait croire à une erreur de sa part. D’ailleurs, Jack confirma les paroles de son frère, en ajoutant:

«Il n’est pas douteux qu’un bâtiment se trouve en vue de la Nouvelle-Suisse, et que son attention a été attirée par la décharge de nos deux caronades…

– Un navire… un navire!… murmurait Jenny.

– Et c’était bien dans la direction de l’est?… reprit en insistant M. Zermatt.

– Oui… dans la direction de l’est, déclara Fritz, et j’en conclus que la baie du Salut ne doit être séparée que d’une ou deux lieues de la haute mer.»

C’était probable; mais, on ne l’ignore pas, aucune reconnaissance n’avait encore été poussée sur ce littoral.

Après un moment de surprise, on pourrait dire de stupéfaction, il est facile d’imaginer à quels sentiments s’abandonnèrent les hôtes de la Nouvelle-Suisse. Un navire… il y avait assurément un navire en vue, un navire dont les détonations avaient été apportées par la brise jusqu’à l’îlot du Requin!… N’était-ce pas là comme un lien par lequel cette terre ignorée où depuis onze ans vivaient les naufragés du Landlord se rattachait au reste du monde habité?… Le canon, c’est la grande voix des navires qui traverse les longues distances, et cette voix venait de se faire entendre pour la première fois depuis que la batterie de l’îlot du Requin saluait le départ et le retour de la belle saison!… Il semblait que cette éventualité, sur laquelle ils ne comptaient plus, prît au dépourvu M. Zermatt et les siens, comme si ce bâtiment eût parlé une langue qu’ils avaient cessé de comprendre.

Cependant ils se ressaisirent et ne songèrent qu’aux bons côtés de cette situation nouvelle. Ce bruit lointain, arrivé jusqu’à eux, ce n’était plus un de ces bruits de la nature dont ils avaient depuis si longtemps l’habitude, le craquement des arbres sous la violence des bourrasques, les fracas de la mer démontée par la tempête, les éclats de la foudre pendant les puissants orages de cette zone intertropicale… Non!… Ce bruit était dû à la main de l’homme!… Le capitaine, l’équipage du bâtiment qui passait au large ne pouvaient plus croire que cette terre fût inhabitée… S’ils relâchaient dans la baie, leur pavillon saluerait le pavillon de la Nouvelle-Suisse!

Aussi tous ne virent là que la certitude d’une prochaine délivrance. Mme Zermatt se sentait exempte des craintes de l’avenir… Jenny songeait à son père qu’elle désespérait de jamais revoir… M. Zermatt et ses fils se retrouvaient au milieu de leurs semblables… Et alors tous se pressèrent dans une commune étreinte.

Ainsi, la première impression que ressentit cette famille fut celle que donne la réalisation des plus chers désirs. Ne prenant de cet événement que ce qu’il comportait d’heureux, elle fut toute à l’espoir et à la reconnaissance envers le Ciel.

«Il convient d’abord de rendre grâce à Dieu, dont la protection ne nous a jamais manqué, dit François. C’est vers lui que doivent monter nos remerciements, c’est à lui que doivent s’adresser nos prières!»

Il était naturel que François s’exprimât de la sorte. On sait de quels sentiments religieux il avait toujours été animé, et ils étaient devenus encore plus profonds avec l’âge. C’était un caractère droit, tranquille, rempli d’affection pour les siens, c’est-à-dire tout ce qui avait été pour lui l’humanité jusque-là. Le dernier des frères, il était cependant comme leur conseiller lors des bien rares froissements qui surgissaient entre les membres de cette famille si unie. Quelle aurait été sa vocation s’il eût vécu en son pays d’origine?… Sans doute, il aurait cherché dans la médecine, le droit, le sacerdoce, à satisfaire ce besoin de dévouement qui était au fond de lui-même comme l’activité physique chez Fritz et Jack, l’activité intellectuelle chez Ernest. Il adressa donc à la Providence une fervente prière à laquelle se joignirent son père, sa mère, ses frères et Jenny.

En ces circonstances, il convenait d’agir sans perdre une heure. L’hypothèse la plus probable était que ce navire, dont on ne voulait plus mettre la présence en doute, devait être mouillé dans une des anses du littoral et non qu’il passât au large de la Nouvelle-Suisse. Peut-être les détonations auxquelles il avait répondu l’engageraient-elles à opérer la reconnaissance de cette terre?… Peut-être même chercherait-il à donner dans la baie du Salut, après avoir doublé le cap qui la terminait à l’est?…

Voilà ce que fit valoir Fritz, et il acheva son argumentation en disant:

«Le seul parti à prendre, c’est d’aller au-devant de ce bâtiment, en suivant la côte orientale, qui, sans doute, court du nord au sud…

– Et qui sait si nous n’avons pas déjà trop tardé… dit Jenny.

– Je ne le pense pas, répondit Ernest. Il est impossible que le capitaine de ce navire, quel qu’il soit, ne cherche pas à se rendre compte…

– Tout ça… des mots inutiles!… s’écria Jack. Partons…

– Donne-nous le temps de préparer la chaloupe… fit observer M. Zermatt.

– Ce serait trop long, déclara Fritz, et le kaïak suffira…

– Soit!» dit M. Zermatt.

Puis il ajouta: «L’essentiel est de se conduire avec une extrême prudence… Que des sauvages malais ou australiens aient débarqué sur le littoral de l’est, cela me paraît improbable… mais l’océan Indien est fréquenté par des pirates, et il y aurait tout à redouter de leur part…

– Oui… ajouta Mme Zermatt, et mieux vaut que ce navire s’éloigne si…

– J’irai moi-même, déclara M. Zermatt. Avant d’entrer en communication avec ces étrangers, il faut savoir à qui on a affaire.»

Ce plan était sage. Il ne restait plus qu’à l’exécuter. Or, par une véritable malchance, le temps se modifia dès les premières heures de cette matinée. Après avoir molli, le vent venait de haler l’ouest et fraîchissait sensiblement. Le kaïak n’aurait pu se risquer dans la baie, même s’il ne se fût agi que de gagner l’îlot du Requin. Le ciel s’était couvert de nuages qui se levaient du couchant, – de ces nuages de bourrasque dont un marin se défie toujours.

Mais, à défaut du kaïak, fallût-il perdre une heure ou deux en préparatifs, ne pouvait-on employer la chaloupe, bien que la houle dût être violente au delà du goulet?…

A son vif désappointement, M. Zermatt dut y renoncer. Avant midi, une véritable tempête soulevait les eaux de la baie du Salut et la rendait impraticable. Si ce brusque changement de temps ne pouvait se prolonger à cette époque, du moins contrecarrait-il tous les projets, et pour peu que la tourmente durât vingt-quatre heures, ne serait-il pas trop tard pour aller à la recherche du navire?… D’ailleurs, en cas que son mouillage ne lui offrît pas un abri sûr, il le quitterait sans doute, et, avec ces vents d’ouest, il aurait rapidement perdu de vue les côtes de la Nouvelle-Suisse.

D’autre part, Ernest fit valoir cette raison: peut-être le bâtiment tenterait-il de se réfugier dans la baie du Salut, s’il venait à doubler le cap par l’est?…

«C’est possible, en effet, répondit M. Zermatt, et c’est même désirable, à la condition que nous n’ayons pas affaire à des pirates…

– Aussi nous veillerons, père, dit François. Nous veillerons toute la journée… toute la nuit…

– Et encore, si nous pouvions nous rendre à Prospect-Hill ou seulement à Falkenhorst, ajouta Jack, nous serions mieux placés pour observer le large!»

Évidemment, mais il n’y fallait pas songer. Pendant l’après-midi, le temps devint plus mauvais. La fureur des rafales redoubla. La pluie tombait si abondante que les eaux du ruisseau des Chacals débordèrent, et le pont de Famille faillit être emporté. M. Zermatt et ses fils restèrent constamment sur le qui-vive et ils eurent fort à faire pour empêcher l’inondation d’envahir l’enclos de Felsenheim. Betsie et Jenny ne purent mettre le pied dehors. Jamais journée ne s’écoula plus tristement, et n’était-il pas trop certain que, si le bâtiment s’éloignait, il ne reviendrait pas sur ces parages!…

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La nuit arrivée, les violences de la tempête s’accrurent. Sur la recommandation de M. Zermatt, que ses enfants obligèrent à prendre quelque repos, Fritz, Ernest, Jack et François se relayèrent jusqu’au jour. De la galerie, qu’ils ne quittèrent pas, ils voyaient la mer jusqu’à l’îlot du Requin. Si un feu de navire eût paru à l’entrée du goulet, ils l’auraient aperçu; si une détonation eût retenti, ils l’auraient entendue, malgré le tumulte des lames qui brisaient sur les roches de la crique avec un effroyable fracas. Lorsque la rafale s’apaisait un peu, enveloppés de leur capote cirée, tous quatre, s’avançant jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals, s’assuraient que la chaloupe et la pinasse tenaient bon à leur mouillage.

La tourmente dura quarante-huit heures. A peine si, pendant tout ce temps, M. Zermatt et ses fils avaient pu se porter jusqu’à mi-chemin de Falkenhorst afin d’embrasser du regard un pus large horizon. La mer, toute blanche de l’écume des lames déferlantes, était déserte. En réalité, pas un bâtiment n’eût osé se risquer si près de terre pendant cette tempête.

M. et Mme Zermatt avaient déjà fait le sacrifice de leurs espérances. Ernest, Jack, François, habitués à cette existence depuis leur jeune âge, ne regrettaient pas autrement cette occasion perdue. Mais Fritz la regrettait pour eux, ou plutôt pour Jenny.

En effet, si le navire s’était éloigné, s’il ne devait pas revenir sur ces parages, quel sujet de déception pour la fille du colonel Montrose!… La possibilité d’être ramenée à son père lui échappait… Cette occasion de revenir en Europe, combien de temps s’écoulerait avant qu’elle se représentât, et même se représenterait-elle?…

«Espérons!… espérons!… répétait Fritz, que la douleur de Jenny accablait. Ce bâtiment… ou un autre… reviendra, puisqu’on va maintenant avoir connaissance de la Nouvelle-Suisse!»

Pendant la nuit du 11 au 12 octobre, le vent ayant remonté au nord, le mauvais temps prit fin. A l’intérieur de la baie du Salut, la mer tomba vite, et, dès l’aube, les lames ne roulaient plus sur la grève de Felsenheim.

Toute la famille venait de quitter l’enclos, et portait ses regards en direction de la pleine mer.

«Allons à l’îlot du Requin, proposa aussitôt Fritz… Il n’y a aucun risque pour le kaïak…

– Qu’y ferez-vous?… demanda Mme Zermatt.

– Peut-être le navire est-il encore en relâche à l’abri du littoral… et même, si la tempête l’a obligé à gagner le large, peut-être est-il revenu?… Tirons quelques coups de canon, et s’ils reçoivent une réponse…

– Oui… Fritz… oui!… répéta Jenny, qui aurait déjà voulu être de sa personne sur l’îlot.

– Fritz a raison, dit M. Zermatt… Il ne faut rien négliger… Si le bâtiment est là, il nous entendra et se fera entendre!…»

Le kaïak fut paré en quelques minutes. Mais, comme Fritz allait y prendre place, M. Zermatt lui conseilla de rester à Felsenheim avec sa mère, ses frères et Jenny. Ce serait Jack qui l’accompagnerait. Il emporterait un pavillon, afin d’indiquer s’il y avait quelque bonne nouvelle, ou si quelque danger menaçait. Dans ce dernier cas, après l’avoir secoué trois fois, il jetterait le pavillon à la mer, et alors Fritz devrait emmener toute la famille à Falkenhorst. M. Zermatt et Jack viendraient l’y rejoindre en toute hâte et, s’il le fallait, on se réfugierait soit aux métairies de Waldegg ou de Zuckertop, soit même à l’ermitage d’Eberfurt. Au contraire, si M. Zermatt, après avoir agité deux fois le pavillon, le plantait près de la batterie, c’est qu’il n’y aurait aucun motif d’inquiétude, et Fritz attendrait son retour à Felsenheim.

Il va sans dire que ces divers signaux seraient aisément aperçus de l’embouchure du ruisseau des Chacals, en les observant avec une lunette d’approche.

Jack venait d’amener le kaïak au pied des roches. Son père et lui embarquèrent. A quelques encablures en dehors de la crique, la houle se réduisait à un léger clapotis. Enlevée par ses pagaies, l’embarcation fila rapidement vers l’îlot du Requin.

Le cœur de M. Zermatt lui battait fort, lorsqu’il accosta la pointe de l’îlot, et avec quelle hâte Jack et lui gravirent le monticule!

Arrivés devant le hangar, ils s’arrêtèrent. De là, leurs yeux parcoururent le vaste horizon compris entre le promontoire à l’est et le cap de l’Espoir-Trompé.

Aucune voile ne se montrait à la surface de la mer, toujours houleuse au large, et toujours déserte.

Au moment où ils allaient entrer dans le hangar, M. Zermatt dit une dernière fois à Jack:

«Ton frère et toi, êtes-vous bien certains d’avoir entendu…

– Absolument certains… répondit Jack. C’étaient bien des détonations qui venaient de l’est…

– Dieu le veuille!» dit M. Zermatt.

Comme les caronades avaient été rechargées par Fritz, il n’y avait plus qu’à y mettre le feu.

«Jack, dit M. Zermatt, tu vas tirer deux coups à deux minutes d’intervalle, puis, après avoir rechargé la première pièce, tu feras feu une troisième fois…

– C’est convenu, père, répondit Jack. Et toi?…

– Moi, je vais me placer au bord du plateau tourné vers le levant, et, si une détonation vient de ce côté, je serai bien placé pour l’entendre.»

Au surplus, le vent ayant passé au nord, bien qu’il fût très faible, les circonstances étaient favorables. Des décharges d’artillerie parties de l’ouest et de l’est devaient être facilement entendues, si la distance n’excédait pas une lieue et demie.

M. Zermatt alla se poster sur le côté du hangar.

Alors, en ménageant les intervalles de temps convenus, Jack fit trois fois feu de la batterie. Puis, il accourut aussitôt près de son père, et tous deux demeurèrent là, immobiles, l’oreille tendue vers l’est.

Une première détonation parvint assez distinctement jusqu’à l’îlot du Requin.

«Père… s’écria Jack, le navire est toujours là!…

– Écoutons!» répondit M. Zermatt.

Six autres détonations, à intervalles réguliers, suivirent la première. Ainsi, non seulement le bâtiment répondait, mais il semblait dire que les choses ne dussent pas en rester là.

A cet instant M. Zermatt, après avoir agité le pavillon, le planta près de la batterie.

Si les détonations du navire n’étaient pas parvenues à Felsenheim, du moins y saurait-on qu’aucun danger n’était à craindre.

Et d’ailleurs, une demi-heure après, lorsque le kaïak fut rentré dans la crique, Jack de s’écrier:

«Sept coups!… On a tiré sept coups…

– Et que le ciel soit sept fois béni!» répondit François. En proie à la plus vive émotion, Jenny saisit la main de Fritz.

Puis elle se jeta dans les bras de Mme Zermatt, qui essuya ses pleurs en la couvrant de baisers.

Donc, aucun doute sur la présence du navire, puisqu’il venait de répondre à la batterie de l’îlot du Requin. Pour une cause ou une autre, il devait être en relâche au fond d’une des baies de la côte orientale… Peut-être même n’avait-il point été contraint de la quitter pendant la tempête?… Maintenant, il ne partirait pas sans s’être mis en communication directe avec les habitants de cette terre inconnue… et le mieux n’était-il pas de ne point attendre qu’il parût en vue de la baie?…

«Non!… partons… partons… répétait Jack, partons à l’instant!…»

Mais le prudent Ernest d’émettre alors quelques réflexions auxquelles M. Zermatt donna son approbation. A quelle nationalité appartenait ce navire, comment le savoir?… N’était-il pas possible qu’il fût monté par des pirates qui, on ne l’ignore pas, étaient nombreux à cette époque dans ces parages de l’océan Indien!… Qui sait même s’il n’était pas tombé entre les mains de ces forbans?… En ce cas, à quels dangers seraient exposés M. Zermatt et sa famille?…

Toutes ces questions se posaient naturellement.

«Eh bien, déclara Fritz, il faut qu’elles soient résolues dans le plus bref délai…

– Oui… il le faut!… répéta Jenny, qui ne pouvait modérer son impatience.

– Je vais m’embarquer dans le kaïak, ajouta Fritz, et, puisque l’état de la mer le permet, je doublerai sans difficulté le cap à l’est…

– Soit, répondit M. Zermatt, car nous ne pouvons rester dans l’indécision… Toutefois, avant d’accoster ce navire, il est nécessaire d’être fixé… Fritz, je m’embarque avec toi…»

Jack intervint.

«Père, dit-il, en marchant à la pagaie, – j’en ai l’habitude, – rien que pour atteindre le cap on mettra plus de deux heures, et, au delà, la distance peut être longue encore jusqu’au mouillage du navire!… C’est à moi d’accompagner Fritz…

– Cela vaudra mieux», ajouta ce dernier.

M. Zermatt hésitait. Il lui semblait indispensable de prendre part à cette opération qui devait être conduite avec une extrême prudence.

«Oui!… que Fritz et Jack partent… intervint Mme Zermatt. Nous pouvons nous en rapporter à eux.»

M. Zermatt se rendit, et les plus instantes recommandations furent faites aux deux frères. Après avoir doublé le cap, ils devaient suivre la terre, se glisser entre les roches de cette partie de la côte, voir avant d’avoir été vus, s’assurer seulement de la situation du bâtiment, ne point monter à bord, et revenir aussitôt à Felsenheim. M. Zermatt déciderait alors ce qu’il y aurait à faire. Si Fritz et Jack pouvaient même éviter d’être aperçus, ce serait préférable à tous égards.

Peut-être aussi, – c’est ce que fit observer Ernest, – conviendrait-il que Fritz et Jack pussent être pris pour des sauvages. Pourquoi, après s’être vêtus à leur mode, ne se noirciraient-ils pas la figure, les bras et les mains, – moyen déjà employé par Fritz, lorsqu’il avait ramené Jenny à la baie des Perles? L’équipage du navire serait moins surpris de rencontrer des noirs sur cette terre de l’océan Indien…

L’avis d’Ernest était bon. Les deux frères se déguisèrent en indigènes des Nicobar, puis s’appliquèrent une couche de suie sur la figure et sur les bras. Cela fait, ils embarquèrent et, une demi-heure plus tard, le kaïak était déjà hors du goulet.

Inutile de dire que M. et Mme Zermatt, Jenny, Ernest, François le suivirent du regard tant qu’il fut visible, et ne rentrèrent à Felsenheim qu’après l’avoir vu sortir de la baie du Salut.

A la hauteur de l’îlot du Requin, Fritz manœuvra de manière à se rapprocher du littoral opposé. Au cas où une chaloupe détachée du bâtiment eût doublé l’extrême pointe, le kaïak aurait pu se dissimuler derrière les récifs et rester en observation.

Il ne fallut pas moins de deux heures pour atteindre le cap, car la distance dépassait deux lieues. Avec la brise qui venait du nord, la petite voile n’aurait pu servir. Il est vrai, la marée descendante avait favorisé la marche de la légère embarcation.

C’était la première fois que ce cap allait être franchi depuis que la famille Zermatt avait trouvé refuge dans la baie du Salut. Quel contraste avec le cap de l’Espoir-Trompé, qui se dessinait à quatre lieues de là dans le nord-ouest! Quelle aridité présentait cette partie orientale de la Nouvelle-Suisse! La côte, semée de dunes sablonneuses, hérissée de roches noirâtres, se bordait d’écueils qui se prolongeaient de plusieurs centaines de toises au delà du promontoire contre lequel la houle du large, même par beau temps, brisait toujours avec violence.

Lorsque le kaïak eut contourné les dernières roches, le littoral est se développa aux regards de Fritz et de Jack. Il descendait presque nord et sud, en limitant la Nouvelle-Suisse de ce côté. Donc, à moins que ce ne fût une île, c’était par le sud que cette terre se fût rattachée à un continent.

Le kaïak longeait le rivage, de manière à se confondre avec les roches, et il eût été difficilement aperçu.

A une lieue de là, au fond d’une baie étroite, apparut un navire, un trois-mâts, ses perroquets dépassés, en réparation à ce mouillage, et, sur la grève voisine, étaient encore dressées plusieurs tentes.

Le kaïak s’approcha à six encablures du bâtiment. Dès qu’il fut signalé, ni Fritz ni Jack ne purent se méprendre sur les signes d’amitié qu’on leur adressait du bord. Quelques phrases, prononcées en langue anglaise, arrivèrent même jusqu’à eux, et il était évident qu’on les prenait pour des sauvages.

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De leur côté, ils ne pouvaient se tromper en ce qui concernait la nationalité de ce navire. Le pavillon britannique flottait à sa corne d’artimon. C’était une corvette anglaise de dix canons.

Donc, il n’y aurait eu aucun inconvénient à se mettre en communication avec le capitaine de cette corvette.

Jack l’aurait voulu, mais Fritz n’y consentit pas. Ayant promis de revenir à Felsenheim dès qu’il serait fixé sur la situation et la nationalité du navire, il entendait tenir sa promesse. Aussi le kaïak reprit-il direction vers le nord, et, après deux heures et demie de navigation, il franchissait le goulet de la baie du Salut.

 

 

Chapitre III

La corvette anglaise Licorne. – Les coups de canon entendus. – Arrivée 
de la pinasse. – La famille Zermatt. – La famille Wolston. – Projets 
de séparation. – Échanges divers. – Les adieux. – Départ de la corvette.

 

a Licorne, petite corvette de dix canons, portant le pavillon britannique, était en cours de navigation, allant de Sydney (Australie) au cap de Bonne-Espérance. Le commandant, lieutenant Littlestone, avait sous ses ordres un équipage d’une soixantaine d’hommes. Si, d’habitude, un navire de guerre ne prend pas de passagers, la Licorne avait eu l’autorisation d’embarquer une famille anglaise, dont le chef, pour raison de santé, était obligé de revenir en Europe. Cette famille se composait de M. Wolston, mécanicien-constructeur, de sa femme, Merry Wolston, de ses deux filles, Annah et Doll, âgées l’une de dix-sept ans, l’autre de quatorze. Elle comprenait, en outre, un fils, James Wolston, qui habitait alors Capetown avec sa femme et son enfant.

Au mois de juillet 1816, la Licorne avait quitté le port de Sydney, et, après avoir longé la côte méridionale de l’Australie, s’était dirigée vers les parages nord-est de l’océan Indien.

Au cours de cette traversée, par ordre de l’Amirauté, le lieutenant Littlestone devait croiser sous ces latitudes et rechercher, soit à la côte occidentale de l’Australie, soit dans les îles voisines, s’il existait quelques survivants de la Dorcas dont aucune nouvelle n’était venue depuis trente mois. On ne connaissait pas exactement le lieu du naufrage, bien qu’il n’y eût aucun doute sur la catastrophe, puisque le second maître et trois hommes de ce bâtiment, recueillis en mer, avaient été ramenés à Sydney, seuls de ceux que portait la grande chaloupe. Quant au capitaine Greenfield, aux matelots, aux passagers, – entre autres la fille du colonel Montrose, – il eût été difficile de conserver quelque espoir de les retrouver, après le récit du naufrage fait par le second maître. Cependant le gouvernement de la Grande-Bretagne avait voulu que d’autres recherches fussent effectuées aussi bien dans cette portion de l’océan Indien qu’aux approches de la mer de Timor. Là, les îles sont nombreuses, peu fréquentées des navires de commerce, et il convenait de visiter celles qui avoisinaient les parages où s’était probablement perdue la Dorcas.

En conséquence, dès qu’elle eut doublé le cap Loeuwin à l’extrémité sud-ouest de l’Australie, la Licorne s’était portée dans le nord. Après avoir inutilement relâché dans quelques-unes des îles de la Sonde, elle avait repris la route du Cap. C’est alors que, très éprouvée par de violentes tempêtes, elle dut lutter pendant une semaine, non sans faire d’assez graves avaries, et fut contrainte de chercher un point de relâche afin de se réparer.

Le 8 octobre, les vigies signalèrent en direction du sud une terre, – vraisemblablement une île, – dont les cartes les plus récentes n’indiquaient point le gisement. Le lieutenant Littlestone, ayant gouverné sur cette terre, trouva un refuge au fond d’une baie de sa côte orientale, très abritée des mauvais vents, et qui offrait un excellent mouillage.

L’équipage se mit aussitôt au travail. Quelques tentes furent dressées sur la grève au pied de la falaise. On organisa un campement, en prenant toutes les mesures que commandait la prudence. Il se pouvait que cette côte fût habitée ou fréquentée par des sauvages, et l’on sait que les naturels de l’océan Indien jouissent d’une détestable réputation très justifiée.

Or, la Licorne était depuis deux jours en relâche, lorsque, dans la matinée du 10 octobre, l’attention du commandant et de l’équipage fut attirée par une double détonation qui venait de l’ouest.

Cette double détonation méritait une réponse, et la Licorne répondit par une salve de trois coups de canon que tira la batterie de bâbord.

Le lieutenant Littlestone n’avait plus qu’à attendre. Son navire, étant en réparation, n’aurait pu appareiller pour sortir de la baie et doubler la pointe du nord-est. Il s’en fallait de quelques jours qu’il fût en état de prendre la mer. Dans tous les cas, il ne doutait pas que les détonations de la corvette eussent été entendues, puisque le vent venait du large, et il regardait comme probable la prochaine arrivée d’un navire en vue de la baie.

Des vigies furent donc placées dans la mâture. Le soir, aucune voile n’avait encore apparu. La mer était déserte au nord, – déserte également cette portion du littoral que limitait la courbure de la baie. Quant à mettre à terre un détachement, à l’envoyer en reconnaissance, le lieutenant Littlestone s’y refusa par prudence, ne se souciant pas de l’exposer à quelque mauvaise rencontre. D’ailleurs, les circonstances ne l’exigeaient pas impérieusement. Dès que la Licorne serait en mesure de quitter son mouillage, elle suivrait les contours de cette terre, dont on venait de relever le gisement avec une grande exactitude, – soit 19° 30’ de latitude et 114° 5’ de longitude à l’est du méridien de cette île de Fer, qui appartient au groupe des Canaries de l’océan Atlantique. Il n’était pas douteux que ce fût une île, car il n’existe aucun continent en cette partie de l’océan Indien.

Trois jours s’écoulèrent, rien de nouveau. Il est vrai, une violente tempête s’était élevée, qui troubla profondément l’espace, tout en laissant la Licorne en sûreté sous l’abri de la côte.

Le 13 octobre, plusieurs décharges d’artillerie retentirent dans la même direction que les premières.

A cette salve, dont chaque coup était séparé par un intervalle de deux minutes, la Licorne répondit par sept coups séparés avec le même intervalle de temps. Comme ces nouvelles détonations ne parurent pas être plus rapprochées que les précédentes, le commandant en conclut que le bâtiment d’où elles partaient ne devait pas avoir changé de place.

Ce jour-là, vers quatre heures de l’après-midi, le lieutenant Littlestone, en se promenant sur la dunette, sa longue-vue aux yeux, aperçut une petite embarcation. Montée par deux hommes, elle se glissait entre les roches en retour du promontoire. Ces hommes, noirs de peau, ne pouvaient être que des naturels de race malaise ou australienne. Leur présence démontrait donc que cette partie de la côte était habitée. Aussi des mesures furent-elles prises en prévision d’une attaque, toujours à craindre en ces parages de l’océan Indien.

Cependant le canot s’approchait, – une sorte de kaïak. On le laissa venir. Mais, lorsqu’il ne fut plus qu’à trois encablures de la corvette, les deux sauvages firent entendre un langage absolument incompréhensible.

Le lieutenant Littlestone et ses officiers agitèrent leurs mouchoirs, ils levèrent la main pour indiquer qu’ils étaient sans armes. Le kaïak ne parut pas disposé à s’avancer davantage. Un instant après, il s’éloignait rapidement et disparaissait derrière le promontoire.

La nuit étant close, le lieutenant Littlestone consulta ses officiers sur l’opportunité qu’il y aurait d’envoyer la grande chaloupe reconnaître la côte septentrionale. En effet, la situation voulait être éclaircie. Ce n’étaient point des indigènes qui avaient tiré les coups de canon entendus dans la matinée. On ne pouvait mettre en doute qu’il n’y eût à l’ouest de l’île un navire peut-être en détresse et qui demandait du secours.

Il fut donc décidé qu’une reconnaissance serait effectuée le lendemain en cette direction, et la chaloupe allait être mise à la mer à neuf heures du matin, lorsque le lieutenant Littlestone arrêta la manœuvre.

A la pointe du cap venait d’apparaître non plus un kaïak ni une de ces pirogues dont les naturels font usage, mais un léger bâtiment, de construction moderne, une pinasse d’une quinzaine de tonneaux. Dès qu’elle se fut approchée de la Licorne, elle hissa un pavillon blanc et rouge.

Quelle surprise éprouvèrent le commandant, les officiers, l’équipage de la corvette, quand ils virent un canot se détacher de la pinasse, drapeau blanc arboré à l’arrière en signe d’amitié, et se diriger vers la corvette!

Deux hommes montèrent à bord de la Licorne et se firent connaître. C’étaient des Suisses, Jean Zermatt et son fils aîné Fritz, les naufragés du navire Landlord, dont on n’avait plus jamais eu de nouvelles.

Les Anglais ne ménagèrent pas leurs démonstrations cordiales au père et au fils. Puis, à la proposition que tous deux firent au lieutenant Littlestone de venir à bord de la pinasse, celui-ci répondit avec empressement.

Qu’on ne s’étonne pas si M. Zermatt éprouva quelque orgueil à présenter au commandant de la Licorne d’abord sa vaillante compagne, puis ses trois autres fils. On ne put qu’admirer leur mine résolue, leur figure intelligente, leur belle santé. Toute cette superbe famille faisait plaisir à voir. Jenny fut présentée ensuite au lieutenant Littlestone.

«Mais quelle est cette terre où vous vivez depuis douze ans, monsieur Zermatt?… demanda-t-il.

– Nous l’avons nommée Nouvelle-Suisse, répondit M. Zermatt, un nom qu’elle conservera, j’espère…

– Est-ce une île, commandant?… demanda Fritz.

– Oui… une île de l’océan Indien, qui n’était pas indiquée sur les cartes.

– Nous ignorions que ce fût une île, fit observer Ernest, car, dans la crainte de quelque mauvaise rencontre, nous n’avons jamais quitté cette partie de la côte.

– Vous avez eu raison, puisque nous avons aperçu des indigènes… répondit le lieutenant Littlestone.

– Des indigènes?… répliqua Fritz, qui ne cacha point son étonnement.

– Sans doute, affirma le commandant. Hier… dans une sorte de pirogue… ou plutôt un kaïak…

– Ces indigènes n’étaient autres que mon frère et moi, répondit Jack en riant. Nous avions noirci notre figure et nos bras, afin de passer pour des sauvages…

– Et pourquoi ce déguisement?…

– Parce que nous ne savions pas à qui nous avions affaire, commandant, et votre navire pouvait être un navire de pirates!

– Oh! dit le lieutenant Littlestone, un bâtiment de Sa Majesté le roi George III!…

– J’en conviens volontiers, répondit Fritz, mais il nous a paru préférable de regagner notre habitation de Felsenheim afin de revenir tous ensemble.

– J’ajoute, reprit M. Zermatt, que nous l’aurions fait dès le jour même. Fritz et Jack avaient remarqué que votre corvette était en réparation, et nous étions assurés de la retrouver au fond de cette baie…»

Maintenant, quel fut le bonheur de Jenny, lorsque le commandant lui apprit que le nom du colonel Montrose lui était connu. Et même, avant le départ de la Licorne pour la mer des Indes, les journaux avaient annoncé l’arrivée du colonel à Portsmouth, puis à Londres. Mais, depuis cette époque, comme la nouvelle s’était répandue que les passagers et l’équipage de la Dorcas avaient péri, moins le second maître et les trois matelots débarqués à Sydney, on juge de quel désespoir fut saisi le malheureux père à la pensée que sa fille avait trouvé la mort dans cette catastrophe. Ce chagrin ne pourrait être égalé que par sa joie, lorsqu’il apprendrait que Jenny avait survécu au naufrage de la Dorcas.

Cependant la pinasse se préparait à regagner la baie du Salut, où M. et Mme Zermatt comptaient offrir l’hospitalité au lieutenant Littlestone. Toutefois celui-ci voulut les retenir jusqu’à la fin de la journée. Puis, comme ils acceptèrent de passer la nuit dans la baie, on fit dresser trois tentes au pied des roches, l’une pour les quatre fils, l’autre pour le père et la mère, la troisième pour Jenny Montrose.

Et alors l’histoire de la famille Zermatt put être racontée avec détail depuis son débarquement sur cette terre de la Nouvelle-Suisse. On ne sera pas surpris si le commandant et ses officiers exprimèrent le désir d’aller visiter les aménagements de la petite colonie, les confortables installations de Felsenheim et de Falkenhorst.

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Après un excellent repas qui fut servi à bord de la Licorne, M. et Mme Zermatt, leurs quatre fils et Jenny prirent congé du lieutenant Littlestone, et allèrent s’abriter sous les tentes au fond de la baie.

Et, lorsqu’il fut seul avec sa femme, voici ce que M. Zermatt crut devoir lui dire:

«Ma chère Betsie, une occasion nous est offerte de revenir en Europe… de revoir nos compatriotes et nos amis… Mais il faut réfléchir que notre situation est changée maintenant… La Nouvelle-Suisse n’est plus une île inconnue… D’autres navires ne tarderont pas à y relâcher…

– Où veux-tu en venir?… demanda Mme Zermatt.

– A décider si nous devons ou non mettre cette occasion à profit?…

– Mon ami, répondit Betsie, depuis hier, j’ai bien réfléchi, et voici le résultat de mes réflexions: pourquoi quitter cette terre où nous sommes si heureux?… Pourquoi vouloir renouer des relations que le temps et l’absence ont dû briser complètement?… Ne sommes-nous pas déjà arrivés à un âge où l’on aspire trop volontiers après le repos pour courir les chances d’une longue traversée?…

– Ah! chère femme, s’écria M. Zermatt, en embrassant Betsie, tu m’as compris!… Oui!… ce serait presque de l’ingratitude envers la Providence que d’abandonner notre Nouvelle-Suisse!… Mais il ne s’agit pas de nous seulement… Nos enfants…

– Nos enfants?… répondit Betsie. Qu’ils tiennent à retourner dans leur patrie, je le comprends… Ils sont jeunes… ils ont l’avenir pour eux… et bien que leur absence doive nous causer un gros chagrin, il convient de les laisser libres…

– Tu as raison, Betsie, et là-dessus je pense comme toi…

– Que nos fils s’embarquent sur la Licorne, mon ami… S’ils partent, ils reviendront…

– Et puis, songeons à Jenny, dit M. Zermatt. Nous ne pouvons oublier que son père, le colonel Montrose, est de retour en Angleterre depuis deux ans… que depuis deux ans il la pleure… Ce n’est que trop naturel qu’elle veuille revoir son père…

– Et ce ne sera pas sans en éprouver grande tristesse que nous verrons partir celle qui est devenue notre fille… répondit Betsie. Fritz a pour elle une affection profonde… affection qui est partagée!… Mais nous ne pouvons disposer de Jenny.»

M. et Mme Zermatt causèrent longuement de toutes ces choses. Ils comprenaient bien les conséquences qu’entraînait le changement survenu dans leur situation, et le sommeil ne leur vint qu’à une heure très avancée de la nuit.

Le lendemain, – après avoir quitté la baie, doublé le cap de l’Est et donné dans la baie du Salut, la pinasse débarquait le lieutenant Littlestone, deux de ses officiers, la famille Zermatt et la famille Wolston à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

Les Anglais éprouvèrent le même sentiment d’admiration et de surprise qu’avait éprouvé Jenny Montrose, en visitant pour la première fois Felsenheim. M. Zermatt reçut ses hôtes dans l’habitation d’hiver, en attendant qu’il leur fît visiter le château Falkenhorst, la villa de Prospect-Hill, les métairies de Waldegg et de Zuckertop, et l’ermitage d’Eberfurt. Le lieutenant Littlestone et ses officiers ne pourraient qu’admirer la prospérité de cette Terre-Promise due au courage, à l’intelligence, à la commune entente d’une famille de naufragés pendant onze ans d’abandon sur cette île!… Aussi, à la fin du repas qui leur fut servi dans la grande salle de Felsenheim, ne manquèrent-ils pas de boire en l’honneur des colons de la Nouvelle-Suisse.

Pendant cette journée, M. Wolston, sa femme et ses deux filles eurent l’occasion de se lier plus intimement avec M. et Mme Zermatt. Qu’on ne s’étonne donc pas si, le soir venu, avant de se séparer, M. Wolston, auquel son état de santé imposait un séjour de quelques semaines à terre, prit la parole et dit:

«Monsieur Zermatt, m’autorisez-vous à parler en toute confiance et toute sincérité?…

– Assurément…

– L’existence que vous menez sur cette île ne pourrait que me plaire, dit M. Wolston… Il me semble que je me sens déjà mieux au milieu de cette belle nature, et je m’estimerais heureux de vivre dans un coin de votre Terre-Promise, si, toutefois, vous vouliez y donner votre consentement…

– N’en doutez pas, monsieur Wolston! répondit avec empressement M. Zermatt. Ma femme et moi, nous serons enchantés de vous admettre dans notre petite colonie, de vous y faire votre part de bonheur… D’ailleurs, en ce qui nous concerne tous les deux, nous avons pris la résolution de finir nos jours sur la Nouvelle-Suisse, qui est devenue notre seconde patrie, et notre intention est de ne jamais la quitter…

– Hurrah pour la Nouvelle-Suisse!…» s’écrièrent joyeusement les convives.

Et ils vidèrent en son honneur leurs verres remplis de ce vin des Canaries que Mme Zermatt substituait au vin indigène dans les grandes occasions.

«Et vivent ceux qui veulent y demeurer quand même!…» ajoutèrent Ernest et Jack.

Fritz n’avait pas prononcé une parole, Jenny se taisait et baissait la tête.

Puis, lorsque les visiteurs furent partis dans le grand canot de la Licorne qui était venu les prendre, lorsque Fritz se trouva seul avec sa mère, il l’embrassa sans oser parler.

En la voyant si affectée à la pensée que son fils aîné songeait à partir:

«Non… mère…, s’écria-t-il en s’agenouillant devant elle, non!… je ne m’en irai pas!…»

Et Jenny, qui les rejoignit alors, de répéter en se jetant dans les bras de Mme Zermatt:

«Pardon… pardon… si je vais vous faire de la peine… moi qui vous aime comme ma mère!… Mais… là-bas… mon père… m’est-il permis d’hésiter?…»

Mme Zermatt et Jenny restèrent ensemble. Et, lorsque leur conversation eut pris fin, il sembla que Betsie fût presque résignée à une séparation.

M. Zermatt et Fritz rentrèrent en ce moment, et Jenny, s’adressant à M. Zermatt:

«Mon père, dit-elle, – c’était la première fois qu’elle lui donnait ce nom, – bénissez-moi comme ma mère vient de me bénir!… Laissez-moi… laissez-nous partir pour l’Europe!… Vos vous reviendront, et ne craignez pas que rien puisse jamais les séparer de vous!… Le colonel Montrose est un homme de cœur, qui voudra payer la dette de sa fille!… Que Fritz vienne le trouver en Angleterre!… Confiez-nous l’un à l’autre!… Votre fils vous répond de moi comme je vous réponds de lui!…»

Finalement, voici ce qui fut convenu après approbation du commandant de la Licorne. Le débarquement de la famille Wolston allait laisser des places libres à bord de la corvette. Fritz, François et Jenny s’y embarqueraient en compagnie de Doll, la plus jeune des demoiselles Wolston. Elle irait rejoindre à Capetown son frère qu’elle ramènerait à la Nouvelle-Suisse avec sa femme et son enfant. Quant à Ernest et Jack, ils entendaient ne point quitter leurs parents.

En ce qui concerne le lieutenant Littlestone, la mission dont il avait été chargé était remplie, d’abord parce qu’il avait retrouvé Jenny Montrose, seule survivante des passagers de la Dorcas, ensuite parce que cette île de la Nouvelle-Suisse offrait un excellent point de relâche dans l’océan Indien. Or, comme M. Zermatt, qui la possédait en sa qualité de premier occupant, désirait l’offrir à la Grande-Bretagne, le lieutenant Littlestone promit de mener à bien cette affaire et de rapporter l’acceptation du gouvernement britannique.

Il était donc à supposer que la Licorne reviendrait en prendre possession. Elle y reconduirait Fritz, François, Jenny Montrose, puis embarquerait, à Capetown. James Wolston, sa sœur Doll, sa femme et son enfant. En ce qui concerne Fritz, il se munirait, d’accord avec M. et Mme Zermatt, des papiers nécessaires pour son mariage, – mariage que le colonel Montrose serait heureux d’approuver, – et on ne doutait même pas qu’il ne voulût accompagner les jeunes époux à la Nouvelle-Suisse.

Oui, tout cela était convenu. Mais, enfin, ce ne serait pas sans un brisement de cœur, que les membres de la famille Zermatt se sépareraient pour quelque temps. Il est vrai, au retour de Fritz, de François, de Jenny, de son père, et peut-être de quelques colons qui auraient demandé à les suivre, il n’y aurait que du bonheur à attendre, – un bonheur que rien ne troublerait plus, et quel avenir de prospérité pour la colonie!

On s’occupa aussitôt du départ. Quelques jours encore, et la Licorne serait prête à sortir de cette baie du littoral est à laquelle fut donné son nom. Dès que le gréement aurait été remis en place, la corvette reprendrait la mer et se dirigerait vers le cap de Bonne-Espérance.

On ne s’étonnera pas que Jenny voulût emporter ou plutôt apporter au colonel Montrose les quelques objets qu’elle avait fabriqués de ses propres mains sur la Roche-Fumante. Chacun d’eux ne lui rappelait-il pas cette existence si courageusement supportée pendant plus de deux ans de solitude! Aussi Fritz se chargea-t-il de ces objets sur lesquels il veillerait comme sur un trésor.

M. Zermatt confia à ses deux fils tout ce qui offrait une valeur marchande et pouvait être converti en argent sur les marchés de l’Angleterre, les perles recueillies en quantité et qui produiraient une somme considérable, le corail péché le long des îlots de la baie des Nautiles, les noix muscades, les gousses de vanille dont on remplit plusieurs sacs. Avec l’argent de la vente de ces divers produits, Fritz achèterait le matériel nécessaire à la colonie, – matériel qui serait embarqué sur le premier navire où les futurs colons prendraient passage avec leur pacotille. En effet, cela constituerait une cargaison assez importante pour exiger un bâtiment de plusieurs centaines de tonneaux.

D’autre part, M. Zermatt fit certains échanges avec le lieutenant Littlestone. Il se procura ainsi plusieurs fûts d’eau-de-vie et de vin, des vêtements, du linge, des munitions, une douzaine de barils de poudre, de balles, de plomb et de boulets. Puisque la Nouvelle-Suisse suffisait aux besoins de ses habitants, il importait surtout d’assurer le service des armes à feu. Il le fallait, non seulement pour la chasse, mais aussi en vue de la défensive, dans le cas, très improbable d’ailleurs, où les colons seraient attaqués par des pirates ou même par des indigènes, si quelques tribus occupaient la partie non reconnue au delà des montagnes du sud.

En même temps, le commandant de la Licorne se chargea de remettre, aux familles des passagers qui avaient péri, les valeurs et les bijoux recueillis à bord du Landlord. Il s’agissait là de plusieurs milliers de piastres, colliers, bagues, montres d’or et d’argent, tout un stock de ces précieuses inutilités du luxe européen. Indépendamment de leur prix vénal, ces objets devaient avoir celui du souvenir pour les parents des naufragés… Quant au journal de sa vie que M. Zermatt avait tenu chaque jour au courant, Fritz devait le publier en Angleterre, afin d’assurer la place à laquelle avait droit la Nouvelle-Suisse dans la nomenclature géographique.1

Ces préparatifs furent achevés la veille du départ. Toutes les heures que ses travaux lui laissaient, le lieutenant Littlestone les avait passées dans l’intimité de la famille Zermatt. On espérait bien qu’avant un an, après avoir relâché au Cap, après avoir reçu à Londres les ordres de l’Amirauté relativement à la colonie, il reviendrait prendre possession officielle de celle-ci au nom de la Grande-Bretagne. Au retour de la Licorne, la famille Zermatt serait à jamais réunie.

Enfin arriva le 19 octobre.

Dès la veille, la corvette, qui avait quitté la baie de la Licorne, était venue jeter l’ancre à une encablure de l’îlot du Requin.

Triste journée pour M. et Mme Zermatt, pour Ernest et Jack, desquels Fritz, François et Jenny allaient se séparer le lendemain comme elle le fut pour M. et Mme Wolston, puisque leur fille Doll partait aussi. Il n’aurait pas fallu demander à tous ces braves cœurs une fermeté au-dessus de leurs forces, et comment auraient-ils pu retenir leurs larmes?…

M. Zermatt essaya de dissimuler son attendrissement, mais il n’y réussit guère. Quant à Betsie et à Jenny, elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre, – larmes de mère et de fille.

Au petit jour, la chaloupe conduisit les passagers à l’îlot du Requin. M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme Wolston et leur fille aînée les accompagnaient.

Ce fut là, sur cet îlot, à l’entrée de la baie du Salut, que s’échangèrent les derniers adieux, tandis que la chaloupe ralliait la corvette avec les bagages. On s’embrassa, on se serra dans une longue étreinte. Il ne pouvait être question de s’écrire, puisqu’aucun moyen de correspondance n’existait entre l’Angleterre et la Nouvelle-Suisse. Non! on ne parla que de se revoir, de revenir le plus vite possible, de reprendre la vie commune…

Puis le grand canot de la Licorne embarqua Jenny Montrose, Doll Wolston confiée à ses soins, Fritz et François, et il les conduisit à bord.

Une demi-heure après, la Licorne levait l’ancre, et, par une belle brise de nord-est, tout dessus, elle se dirigeait vers la haute mer, après avoir salué de trois coups de canon le pavillon de la Nouvelle-Suisse.

A ces trois coups répondirent ceux de la batterie de l’îlot du Requin, tirés par Ernest et Jack.

Une heure plus tard, les hautes voiles de la corvette avaient disparu derrière les dernières roches du cap de l’Espoir-Trompé.

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1 C’est ce journal qui a paru sous le titre du Robinson Suisse.