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Jules Verne

 

Aventures de trois Russes

et de trois Anglais 

dans l’Afrique australe

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

Illustrées de 53 vignettes par Férat, gravées par Pannemaker

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

Incidents divers.

 

la fin du mois de septembre, les astronomes s’étaient élevés d’un degré de plus vers le nord. La portion de la méridienne, déjà mesurée au moyen de trente-deux triangles, s’étendait alors sur quatre degrés. C’était la moitié de la tâche accomplie. Les trois savants y apportaient un zèle extrême; mais réduits à trois, ils éprouvaient parfois de telles fatigues qu’ils devaient suspendre leurs travaux pendant quelques jours. La chaleur était très-forte alors et véritablement accablante. Ce mois d’octobre de l’hémisphère austral correspond au mois d’avril de l’hémisphère boréal, et sous le vingt-quatrième parallèle sud règne la température élevée des régions algériennes. Déjà, pendant la journée, certaines heures après midi ne permettaient aucun travail. Aussi, l’opération trigonométrique éprouvait-elle quelques retards qui inquiétaient principalement le bushman. Voici pourquoi.

Dans le nord de la méridienne, à une centaine de milles de la dernière station relevée par les observateurs, l’arc coupait une région singulière, un «karrou» en langue indigène, analogue à celui qui est situé au pied des montagnes du Roggeveld dans la colonie du Cap. Pendant la saison humide, cette région présente partout les symptômes de la plus admirable fertilité; après quelques jours de pluie, le sol est recouvert d’une épaisse verdure; les fleurs naissent de toutes parts; les plantes, dans un très-court laps de temps, sortent de terre; les pâturages épaississent à vue d’œil; les cours d’eau se forment; les troupeaux d’antilopes descendent des hauteurs et prennent possession de ces prairies improvisées. Mais ce curieux effort de la nature dure peu. Un mois à peine, six semaines au plus se sont écoulées, que toute l’humidité de cette terre, pompée par les rayons du soleil, s’est perdue dans l’air sous forme de vapeurs. Le sol se durcit et étouffe les nouveaux germes; la végétation disparaît en quelques jours; les animaux fuient la contrée devenue inhabitable, et le désert s’étend là où se développait naguère un pays opulent et fertile.

Tel était ce karrou que la petite troupe du colonel Everest devait traverser avant d’atteindre le véritable désert qui confine aux rives du lac Ngami. On conçoit quel intérêt avait le bushman à s’engager dans cette phénoménale région, avant que l’extrême sécheresse en eût tari les sources vivifiantes. Aussi, communiqua-t-il ses observations au colonel Everest. Celui-ci les comprit parfaitement, et il promit d’en tenir compte dans une certaine proportion, en hâtant les travaux. Mais il ne fallait pas cependant, que cette hâte nuisît en rien à leur exactitude. Les mesures angulaires ne sont pas toujours faciles et faisables à toute heure. On n’observe bien qu’à la condition d’observer dans certaines circonstances atmosphériques. Aussi les opérations n’en marchèrent-elles pas sensiblement plus vite, malgré les pressantes recommandations du bushman, et celui-ci vit bien que, lorsqu’il arriverait au karrou, la fertile région aurait probablement disparu sous l’influence des rayons solaires.

En attendant que les progrès de la triangulation eussent amené les astronomes sur les limites du karrou, ils pouvaient s’enivrer en contemplant la splendide nature qui s’offrait alors à leurs regards. Jamais les hasards de l’expédition ne les avaient conduits en de plus belles contrées. Malgré l’élévation de la température, les ruisseaux y entretenaient une fraîcheur constante. Des troupeaux à milliers de têtes eussent trouvé dans ces pâturages une nourriture inépuisable. Quelques verdoyantes forêts hérissaient çà et là ce vaste sol qui semblait aménagé comme celui d’un parc anglais. Il n’y manquait que des becs de gaz.

Le colonel Everest se montrait peu sensible à ces beautés naturelles, mais sir John Murray et surtout William Emery ressentirent vivement le poétique sentiment qui se dégageait de cette contrée perdue au milieu des déserts africains. Combien le jeune savant regretta alors son pauvre Michel Zorn, et les sympathiques confidences qui s’échangeaient ordinairement entre eux! Comme lui, il eût été vivement impressionné, et, entre deux observations, ils auraient laissé déborder leur cœur!

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La caravane cheminait ainsi au milieu de ce pays magnifique. De nombreuses bandes d’oiseaux animaient de leur chant et de leur vol les prairies et les forêts. Les chasseurs de la troupe abattirent, à plusieurs reprises, des couples de «korans», sortes d’outardes particulières aux plaines de l’Afrique australe, et des «dikkops», gibier délicat dont la chair est très-estimée. D’autres volatiles se recommandaient encore à l’attention des Européens, mais à un point de vue non comestible. Sur les bords des ruisseaux, ou à la surface des rivières qu’ils effleuraient de leurs ailes rapides, quelques gros oiseaux poursuivaient à outrance les corneilles voraces qui cherchaient à soustraire leurs œufs du fond de leurs nids de sable. Des grues bleues et à col blanc, des flamants rouges qui se promenaient comme une flamme sous les taillis clair-semés, des hérons, des courlis, des bécassines, des «kalas» souvent perchés sur le garrot des buffles, des pluviers, des ibis qui semblaient envolés de quelque obélisque hiéroglyphique, d’énormes pélicans marchant en file par centaines, portaient partout la vie dans ces régions auxquelles l’homme manquait seul. Mais de ces divers échantillons de la gent emplumée, les plus curieux n’étaient-ils pas ces ingénieux «tisserins», dont les nids verdâtres, tressés de joncs ou de brins d’herbes, sont suspendus comme d’énormes poires aux branches des saules pleureurs? William Emery, les prenant pour des produits d’une espèce nouvelle, en cueillit un ou deux, et quel fut son étonnement d’entendre ces prétendus fruits gazouiller comme des passereaux? N’aurait-il pas été excusable de croire, à l’exemple des anciens voyageurs d’Afrique, que certains arbres de cette contrée portaient des fruits qui produisaient des oiseaux vivants!

Oui, ce karrou avait alors un aspect enchanteur. Il offrait toutes les conditions favorables à la vie ruminante. Les gnous aux sabots pointus, les caamas, qui suivant Harris, semblent n’être composés que de triangles, les élans, les chamois, les gazelles, y abondaient. Quelle variété de gibier, quels «coups de fusil», pour un des membres estimés du Hunter-Club! C’était vraiment une tentation trop forte pour sir John Murray, et, après avoir obtenu deux jours de repos du colonel Everest, il les employa à se fatiguer d’une remarquable façon. Mais aussi, quels succès il obtint en collaboration avec son ami le bushman, tandis que William Emery les suivait en amateur! Que de coups heureux à enregistrer sur son carnet de vénerie! Que de trophées cynégétiques à rapporter à son château des Highlands! Et dans quel oubli, pendant ces deux jours de vacances, il laissa les opérations géodésiques, la triangulation, la mesure de la méridienne! Qui eût cru que cette main, si habile à se servir du fusil, eût jamais manié les délicates lunettes d’un théodolite! Qui eût pensé que cet œil, si prompt à viser dans ses bonds une rapide antilope, se fût exercé à travers les constellations du ciel, en poursuivant quelque étoile de treizième grandeur! Oui! sir John Murray fut bien, complètement et uniquement chasseur pendant ces deux jours de liesse, et l’astronome disparut à faire craindre qu’il ne reparût jamais!

Entre autres faits de chasse à porter à l’actif de sir John, il faut en citer un, signalé par des résultats inattendus, et qui ne rassura guère le bushman sur l’avenir de l’expédition scientifique. Cet incident ne pouvait que justifier les inquiétudes dont le perspicace chasseur avait fait part au colonel Everest.

C’était le 15 octobre. Depuis deux jours, sir John se livrait tout entier à ses impérieux instincts. Un troupeau d’une vingtaine de ruminants avait été signalé à deux milles environ sur le flanc droit de la caravane. Mokoum reconnut qu’ils appartenaient à cette belle espèce d’antilopes, connue sous le nom d’oryx, et dont la capture, fort difficile, met en relief tout chasseur africain.

Aussitôt, le bushman fit connaître à sir John l’heureuse occasion qui se présentait et il l’engagea fortement à en profiter. Il lui apprit en même temps que ces oryx étaient très-difficiles à forcer, que leur vitesse dépassait celle du cheval le plus rapide, que le célèbre Cumming, quand il chassait dans le pays des Namaquois, lors même qu’il montait des chevaux de grand fond, n’avait pas atteint, dans toute sa vie de chasseur, quatre de ces merveilleuses antilopes!

Il n’en fallait pas tant pour surexciter l’honorable Anglais, qui se déclara prêt à se lancer sur les traces des oryx. Il choisit son meilleur cheval, son meilleur fusil, ses meilleurs chiens, et, dans son impatience, précédant le patient bushman, il se dirigea vers la lisière d’un taillis confinant à une vaste plaine, et près duquel la présence des ruminants avait été signalée.

Après une heure de marche, les deux chevaux s’arrêtèrent. Mokoum, abrité derrière un bouquet de sycomores, montra à son compagnon la bande paissante qui se tenait au vent à quelques centaines de pas. Ces défiants animaux ne les avaient cependant point encore aperçus, et ils broutaient paisiblement l’herbe des pâturages. Toutefois, un des ces oryx semblait se tenir à l’écart. Le bushman le fit remarquer à sir John.

«C’est une sentinelle, lui dit-il. Cet animal, un vieux malin sans doute, veille au salut commun. Au moindre danger, il fera entendre une sorte de hennissement, et la troupe, lui en tête, décampera de toute la vigueur de jambes. Il faut donc ne le tirer qu’à bonne distance et l’abattre du premier coup.»

Sir John se contenta de répondre par un signe de tête affirmatif, et il se mit en bonne position pour observer ce troupeau.

Les oryx continuaient de brouter sans défiance. Leur gardien, auquel un remous de vent avait peut-être apporté quelques émanations suspectes, levait assez fréquemment son front cornu et montrait quelques symptômes d’agitation. Mais il était trop loin des chasseurs pour que ceux-ci pussent le tirer avec succès. Quant à forcer la bande à la course, sur cette vaste plaine qui lui offrait une piste favorable, il ne fallait pas y songer. Peut-être la troupe se rapprocherait-elle du taillis, et dans ce cas, sir John et le bushman pourraient viser l’un de ces oryx dans des conditions à peu près favorables.

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Le hasard sembla devoir favoriser les chasseurs. Peu à peu, sous la direction du vieux mâle, les ruminants se rapprochèrent du bois. Sans doute, ils ne se croyaient pas en sûreté dans cette plaine découverte, et ils voulaient s’abriter sous l’épaisse ramure du taillis. Lorsque leur intention ne put être méconnue, le bushman invita son compagnon à mettre comme lui pied à terre. Les chevaux furent attachés au pied d’un sycomore, la tête enveloppée dans une couverture, précaution qui assurait à la fois leur mutisme et leur immobilité. Puis, les chiens suivant, Mokoum et sir John se glissèrent sous les broussailles, en longeant la lisière sarmenteuse du bois, mais de manière à gagner une sorte de pointe formée par les derniers arbres, et dont l’extrémité n’était pas à trois cents pas du troupeau.

Là, les deux chasseurs se blottirent comme s’ils eussent été à l’affût, et, le fusil armé, ils attendirent.

De la place qu’ils occupaient ainsi, ils pouvaient observer les oryx, et admirer même en détail ces élégants animaux. Les mâles se distinguaient peu des femelles, et même par une bizarrerie dont la nature n’offre que de rares exemples, ces femelles, armées plus formidablement que les mâles, portaient des cornes recourbées en arrière et élégamment effilées. Aucun animal n’est plus charmant que cette antilope dont l’oryx forme la variété; aucune ne présente de bigarrures noires aussi délicatement disposées. Un bouquet de poils flotte à la gorge de l’oryx, sa crinière est droite, et son épaisse queue traîne jusqu’à terre.

Cependant le troupeau, composé d’une vingtaine d’individus, après s’être rapproché du bois, demeura stationnaire. Le gardien, bien évidemment, poussait les oryx à quitter la plaine. Il passait entre les hautes herbes et cherchait à les masser en un groupe compact, comme fait un chien de berger des moutons confiés à sa surveillance. Mais ces animaux, folâtrant dans le pâturage, ne paraissaient point d’humeur à abandonner cette luxuriante prairie. Ils résistaient, ils s’échappaient en gambadant, et recommençaient à brouter quelques pas plus loin.

Ce manège surprit fort le bushman. Il le fit observer à sir John, mais sans pouvoir lui en donner l’explication. Le chasseur ne pouvait comprendre l’obstination de ce vieux mâle, ni pour quelle raison il voulait ramener sous bois la troupe d’antilopes.

La situation se prolongeait cependant, sans se modifier. Sir John tourmentait impatiemment la platine de son rifle. Tantôt il voulait tirer, tantôt se porter en avant. Mokoum ne parvenait que très-difficilement à le contenir.

Une heure s’était ainsi écoulée, et l’on ne pouvait prévoir combien d’autres s’écouleraient encore, quand un des chiens, probablement aussi impatient que sir John, poussa un formidable aboiement et se précipita vers la plaine.

Le bushman, furieux, eût volontiers envoyé une charge de plomb au maudit animal! Mais déjà le rapide troupeau fuyait avec une vitesse sans égale, et sir John comprit alors qu’aucun cheval n’aurait pu l’atteindre. En peu d’instants, les oryx ne formaient plus que des points noirs qui bondissaient entre les hautes herbes.

Mais, à la très-grande surprise du bushman, le vieux mâle n’avait pas donné à la bande d’antilopes le signal de fuir. Contrairement aux habitudes de ces ruminants, ce singulier gardien était demeuré à la même place, ne songeant point à suivre les oryx confiés à sa garde. Depuis leur départ, il essayait même de se dissimuler dans les herbes, peut-être avec l’intention de gagner le taillis.

«Voilà une chose curieuse, dit alors le bushman. Qu’a-t-il donc, ce vieil oryx? Sa démarche est singulière! Est-il blessé ou accablé par l’âge?

– Nous le saurons bien!» répondit sir John, en s’élançant vers l’animal, son rifle prêt à faire feu.

L’oryx, à l’approche du chasseur, s’était de plus en plus rasé dans les herbes. On ne voyait que ses longues cornes, hautes de quatre pieds, dont les pointes acérées dominaient la verte surface de la plaine. Il ne cherchait même plus à fuir, mais à se cacher. Sir John put donc approcher facilement le singulier animal. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à cent pas, il l’ajusta avec soin et fit feu. La détonation retentit. La balle avait évidemment frappé l’oryx à la tête, car ses cornes, dressées jusqu’alors, étaient maintenant couchées sous les herbes.

Sir John et Mokoum accoururent vers la bête de toute la vitesse de leurs jambes. Le bushman tenait à la main son couteau de chasse, prêt à éventrer l’animal dans le cas où il n’eût pas été tué sur le coup.

Mais cette précaution fut inutile. L’oryx était mort, bien mort, et tellement mort, que lorsque sir John le tira par les cornes, il n’amena qu’une peau vide et flasque, à laquelle l’ossature manquait tout entière!

«Par saint Patrik! voilà des choses qui n’arrivent qu’à moi!» s’écria-t-il d’un ton si comique qu’il eût fait rire tout autre que le bushman.

Mais Mokoum ne riait pas. Ses lèvres pincées, ses sourcils contractés, ses yeux clignotants trahissaient en lui une sérieuse inquiétude. Les bras croisés, portant rapidement la tête à droite, à gauche, il regardait autour de lui.

Soudain, un objet frappa ses regards. C’était un petit sac de cuir, enjolivé d’arabesques rouges, qui gisait sur le sol. Le bushman le ramassa aussitôt, et l’examina avec attention.

«Qu’est-ce que cela? demanda sir John.

– Cela, répondit Mokoum, c’est un sac de Makololo.

– Et comment se trouve-t-il à cette place?

– Parce que le possesseur de ce sac vient de le laisser tomber en fuyant précipitamment.

– Et ce Makololo?

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– N’en déplaise à votre Honneur, répondit le bushman en contractant ses poings avec colère, ce Makololo était dans cette peau d’oryx, et c’est sur lui que vous avez tiré!»

Sir John n’avait pas eu le temps d’exprimer sa surprise, que Mokoum, remarquant à cinq cents pas environ une certaine agitation entre les herbes, fit aussitôt feu dans cette direction. Puis, sir John et lui de courir à perdre haleine vers l’endroit suspect.

Mais la place était vide. On voyait au froissement des herbes qu’un être animé venait de passer là. Le Makololo avait disparu, et il fallait renoncer à le poursuivre à travers l’immense prairie qui s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon.

Les deux chasseurs revinrent donc, fort inquiets de cet incident, qui devait, en effet, exciter leurs inquiétudes. La présence d’un Makololo au dolmen de la forêt incendiée, ce déguisement, trés-usité chez les chasseurs d’oryx, qui le cachait naguère, témoignait d’une véritable persistance à suivre à travers ces régions désertes la troupe du colonel Everest. Ce n’était pas sans motif qu’un indigène appartenant à la tribu pillarde des Makololos épiait ainsi les Européens et leur escorte. Et plus ceux-ci s’avançaient vers le nord, plus le danger s’accroissait d’être attaqués par ces voleurs du désert.

Sir John et Mokoum revinrent au campement et son Honneur, tout désappointé, ne put s’empêcher de dire à son ami William Emery:

«Vraiment, mon cher William, je n’ai pas de chance! Pour le premier oryx que je tue, il était déjà mort avant que je ne l’eusse touché!.»

 

 

Chapitre XVII

Les faiseurs de déserts.

 

e bushman, après cet incident de la chasse aux oryx, eut une longue conversation avec le colonel Everest. Dans l’opinion de Mokoum, opinion basée sur des faits probants, la petite troupe était suivie, épiée, par conséquent menacée. Suivant lui, si les Makololos ne l’avaient pas attaquée encore, c’est qu’il leur convenait de l’attirer plus au nord, dans la contrée même que parcourent habituellement leurs hordes pillardes.

Fallait-il donc, en présence de ce danger, revenir sur ses pas? Devait-on interrompre la série de ces travaux si remarquablement conduits jusqu’alors? Ce que la nature n’avait pu faire, des indigènes africains le feraient-ils? Empêcheraient-ils les savants anglais d’accomplir leur tâche scientifique? C’était là une grave question, et qu’il importait de résoudre.

Le colonel Everest pria le bushman de lui apprendre tout ce qu’il savait des Makololos, et voici, en substance, ce que le bushman lui dit.

Les Makololos appartiennent à la grande tribu des Béchuanas, et ce sont les derniers que l’on rencontre en s’avançant vers l’équateur. En 1850, le docteur David Livingstone, pendant son premier voyage au Zambèse, fut reçu à Seshèke, résidence habituelle de Sebitouané, alors grand chef des Makololos. Cet indigène était un guerrier redoutable qui, en 1824, menaça les frontières du Cap. Sebitouané, doué d’une remarquable intelligence, obtint peu à peu un suprême ascendant sur les tribus éparses du centre de l’Afrique, et parvint à en faire un groupe compact et dominateur. En 1853, c’est-à-dire l’année précédente, ce chef indigène mourut entre les bras de Livingstone, et son fils Sékélétou lui succéda.

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Sékélétou montra d’abord envers les Européens qui fréquentaient les rives du Zambèse une sympathie assez vive. Le docteur Livingstone n’eut pas personnellement à s’en plaindre. Mais les manières du roi africain se modifièrent sensiblement après le départ du célèbre voyageur. Non seulement les étrangers, mais les indigènes voisins furent particulièrement vexés par Sékélétou et les guerriers de sa tribu. Aux vexations succéda bientôt le pillage, qui s’exerçait alors sur une vaste échelle. Les Makololos battaient la campagne, principalement dans cette contrée comprise entre le lac Ngami et le cours du haut Zambèse. Rien de moins sûr que de s’aventurer à travers ces régions avec une caravane réduite à un petit nombre d’hommes, surtout quand cette caravane était signalée, attendue, et probablement vouée d’avance à une catastrophe certaine.

Tel fut, en résumé, le récit que le bushman fit au colonel Everest.

Il ajouta qu’il croyait devoir lui dire la vérité tout entière, ajoutant que pour son compte, il suivrait les ordres du colonel, et ne reculerait pas, si l’on décidait de continuer la marche en avant.

Le colonel Everest tint conseil avec ses deux collègues, sir John Murray et William Emery, et il fut arrêté que les travaux géodésiques seraient poursuivis quand même. Près des cinq huitièmes de l’arc étaient déjà mesurés, et quoi qu’il arrivât, ces Anglais devaient à eux-mêmes et à leur pays de ne point abandonner l’opération.

Cette décision prise, la série trigonométrique fut continuée. Le 27 octobre, la commission scientifique coupait perpendiculairement le tropique du Capricorne, et le 3 novembre, après avoir achevé son quarante et unième triangle, elle constatait, par des observations zénithales, que la mesure de la méridienne s’était accrue d’un nouveau degré.

Pendant un mois, la triangulation fut poursuivie avec ardeur sans rencontrer d’obstacles naturels. Dans ce beau pays, si heureusement accidenté, coupé seulement de ruisseaux franchissables et non de cours d’eau importants, les astronomes opérèrent vite et bien. Mokoum, toujours sur le qui vive, avait soin d’éclairer la tête et les flancs de la caravane, et il empêchait les chasseurs de s’en écarter. Cependant, aucun danger immédiat ne semblait menacer la petite troupe, et il était fort possible que les craintes du bushman ne se réalisassent pas. Du moins, pendant ce mois de novembre, aucune bande pillarde ne se montra, et l’on ne retrouva plus trace de l’indigène qui avait suivi si opiniâtrement l’expédition depuis le dolmen de la forêt incendiée.

Et cependant, à plusieurs reprises, et bien que le péril parût momentanément éloigné, le chasseur remarqua des symptômes d’hésitation parmi les Bochjesmen placés sous ses ordres. On n’avait pu leur cacher les deux incidents du dolmen et de la chasse aux oryx. Ils s’attendaient inévitablement à une rencontre des Makololos. Or, Makololos et Bochjesmen sont deux tribus ennemies, sans pitié l’une envers l’autre. Les vaincus n’ont aucune grâce à espérer des vainqueurs, et leur petit nombre devait justement effrayer les indigènes de cette troupe, diminuée de moitié depuis la déclaration de guerre. Ces Bochjesmen se voyaient déjà à plus de trois cent milles des bords de la rivière d’Orange, et il était encore question de les entraîner à deux cent milles au moins vers le nord. Cette perspective leur donnait à réfléchir. Avant de les engager pour cette expédition, Mokoum, il est vrai, ne leur avait point dissimulé la longueur et les difficultés du voyage, et certes, ils étaient hommes à braver les fatigues inséparables d’une telle expédition. Mais, du moment qu’aux fatigues se joignaient les dangers d’une collision avec des ennemis acharnés, cette circonstance modifiait leurs dispositions. De là, des regrets, des plaintes, un mauvais vouloir que Mokoum feignait de ne voir ni d’entendre, mais qui ajoutait encore à ses inquiétudes sur l’avenir de la commission scientifique.

Un fait, dans la journée du 2 décembre, excita encore les mauvaises dispositions de ces superstitieux Bochjesmen et provoqua, dans une certaine mesure, une sorte de rébellion contre leurs chefs.

Depuis la veille, le temps, si beau jusqu’alors, s’était assombri. Sous l’influence d’une chaleur tropicale, l’atmosphère, saturée de vapeurs, indiquait une grande tension électrique. On pouvait déjà présager un orage prochain, et les orages, sous ces climats, se développent presque toujours avec une incomparable violence.

En effet, pendant la matinée du 2 décembre, le ciel se couvrit de nuages d’un sinistre aspect, auquel un météorologiste ne se fût pas trompé. C’étaient des «cumulus» amoncelés comme des balles de coton, et dont la masse, ici d’un gris foncé, là d’une nuance jaunâtre, présentait des couleurs très-distinctes. Le soleil avait une teinte blafarde. L’air était calme, la chaleur étouffante. La baisse barométrique, accusée depuis la veille par les instruments, s’était alors arrêtée. Pas une feuille ne remuait aux arbres au milieu de cette lourde atmosphère.

Les astronomes avaient observé cet état du ciel, mais ils n’avaient point cru devoir interrompre les travaux. En ce moment, William Emery, accompagné de deux matelots, de quatre indigènes et d’un chariot, s’était porté à deux milles dans l’est de la méridienne, afin d’établir un poteau indicateur destiné à former le sommet d’un triangle. Il s’occupait de dresser sa mire au sommet d’un monticule, quand une rapide condensation des vapeurs, sous l’influence d’un grand courant d’air froid, donna lieu à un développement considérable d’électricité. Presque aussitôt, une grêle abondante se précipita sur le sol. Phénomène assez rarement observé, ces grêlons étaient lumineux, et on eût dit qu’il pleuvait des gouttes de métal embrasé. Du sol directement frappé jaillissaient des étincelles, et des jets lumineux s’élançaient de toutes les portions métalliques du véhicule qui avait servi au transport du matériel.

Bientôt ces grêlons acquirent un volume considérable. C’était une lapidation véritable, à laquelle on ne pouvait s’exposer sans danger. Et l’on ne s’étonnera pas de l’intensité de ce phénomène, quand on saura que le docteur Livingstone a vu, en de pareilles circonstances, à Kolobeng, les carreaux de la maison brisés, et des chevaux, des antilopes, tués par ces énormes grêlons.

Sans perdre un instant, William Emery, abandonnant son travail, rappela ses hommes, afin de chercher dans le chariot un abri moins dangereux que celui d’un arbre par un temps d’orage. Mais il avait à peine abandonné le sommet du monticule, qu’un éclair éblouissant, accompagné d’un coup de tonnerre immédiat, embrasa l’atmosphère.

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William Emery fut renversé, comme mort. Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. Très-heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. Par un de ces effets presque inexplicables, que présentent certains cas de foudroiement, le fluide avait pour ainsi dire glissé autour de lui, en l’enveloppant d’une nappe électrique; mais son passage était dûment attesté par la fusion qu’il avait opérée des pointes de fer d’un compas que William Emery tenait à la main.

Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. Mais il n’avait été ni la seule ni la plus éprouvée victime de ce coup de tonnerre. Auprès du poteau dressé sur le monticule, deux indigènes gisaient sans vie, à vingt pas l’un de l’autre. L’un, dont le système vital avait été complètement désorganisé par l’action mécanique de la foudre, gardait sous ses vêtements intacts un corps noir comme du charbon. L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide.

Ainsi donc, ces trois hommes, – les deux indigènes et William Emery, – venaient de subir simultanément le choc d’un seul éclair à triple dard. Phénomène rare, mais quelquefois observé, de cette trisection d’un éclair, dont l’écartement angulaire est souvent considérable.

Les Bochjesmen, d’abord atterrés par la mort de leurs camarades, prirent bientôt la fuite, en dépit des cris des matelots, et au risque d’être foudroyés en raréfiant l’air derrière eux par la rapidité de leur course. Mais ils ne voulurent rien entendre, et revinrent au campement de toute la vitesse de leurs jambes. Les deux marins, après avoir transporté William Emery dans le chariot, y placèrent les corps des deux indigènes, et s’abritèrent à leur tour, étant déjà tout contusionnés par le choc des grêlons qui tombaient comme une pluie de pierres. Pendant trois quarts d’heure environ, l’orage gronda avec une violence extrême. Puis, il commença à s’apaiser. La grêle cessa de tomber, et le chariot put reprendre la route du camp.

La nouvelle de la mort des deux indigènes l’avait précédé. Elle produisit un effet déplorable sur l’esprit de ces Bochjesmen qui ne voyaient pas sans une terreur superstitieuse ces opérations trigonométriques auxquelles ils ne pouvaient rien comprendre. Ils se rassemblèrent en conciliabule, et quelques-uns d’eux, plus démoralisés que les autres, déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus avant. Il y eut un commencement de rébellion qui menaçait de prendre des proportions graves. Il fallut toute l’influence dont jouissait le bushman pour enrayer cette révolte. Le colonel Everest dut intervenir et promettre à ces pauvres gens un supplément de solde pour les maintenir à son service. L’accord ne se rétablit pas sans peine. Il y eut des résistances, et l’avenir de l’expédition parut être sérieusement compromis. En effet, que seraient devenus les membres de la commission, au milieu de ce désert, loin de toute bourgade, sans escorte pour les protéger, sans conducteurs pour mener leurs chariots? Enfin, cette difficulté fut encore parée, et, après l’enterrement des deux indigènes, le camp étant levé, la petite troupe se dirigea vers le monticule sur lequel deux des siens avaient trouvé la mort.

William Emery se ressentit pendant quelques jours du choc violent auquel il avait été soumis. Sa main gauche qui tenait le compas demeura pendant quelque temps comme paralysée; mais enfin, cette gêne disparut, et le jeune astronome put reprendre ses travaux.

Pendant les dix-huit jours qui suivirent, jusqu’au 20 décembre, aucun incident ne signala la marche de la caravane. Les Makololos ne paraissaient pas, et Mokoum, quoique défiant, commençait à se rassurer. On n’était plus qu’à une cinquantaine de milles du désert, et ce karrou restait ce qu’il avait été jusqu’alors, une contrée splendide dont la végétation, encore entretenue par les eaux vives du sol, n’eût pu être égalée en aucun point du globe. On devait donc compter que jusqu’au désert, ni les hommes, au milieu de cette région fertile et giboyeuse, ni les bêtes de somme, enfoncées jusqu’au poitrail dans ces gras pâturages, ne manqueraient pas de nourriture. Mais on comptait sans les orthoptères dont l’apparition est une menace toujours suspendue sur les établissements de l’Afrique australe.

Pendant la soirée du 20 décembre, une heure environ avant le coucher du soleil, le campement avait été organisé. Les trois Anglais et le bushman, assis au pied d’un arbre, se reposaient des fatigues de la journée et causaient de leurs projets à venir. Le vent du nord, qui tendait à se lever, rafraîchissait un peu l’atmosphère.

Entre les astronomes, il avait été convenu que pendant cette nuit, ils prendraient des hauteurs d’étoiles afin de calculer exactement la latitude du lieu. Aucun nuage ne couvrait le ciel; la lune était près d’être nouvelle; les constellations seraient resplendissantes, et par conséquent, ces délicates observations zénithales ne pouvaient manquer de se faire dans les circonstances les plus favorables. Aussi, le colonel Everest et sir John Murray furent-ils très-désappointés, quand William Emery, vers huit heures, se levant et montrant le nord, dit:

«Voici l’horizon qui se couvre, et je crains que la nuit ne nous soit pas aussi propice que nous l’espérions.

– En effet, répondit sir John, ce gros nuage s’élève sensiblement et avec le vent qui fraîchit, il ne tardera pas à envahir le ciel.

– Est-ce donc un nouvel orage qui se prépare? demanda le colonel.

– Nous sommes dans la région intertropicale, répondit William Emery, et cela est à craindre! Je crois que nos observations sont fort aventurées pour cette nuit.

– Qu’en pensez-vous, Mokoum?» demanda le colonel Everest au bushman.

Le bushman observa attentivement le nord. Le nuage se délimitait par une ligne courbe très-allongée, et aussi nette que si elle eût été tracée au compas. Le secteur qu’il découpait au-dessus de l’horizon présentait un développement de trois à quatre milles. Ce nuage, noirâtre comme une fumée, présentait un singulier aspect qui frappa le bushman. Parfois, le soleil couchant l’éclairait de reflets rougeâtres qu’il réfléchissait comme eût fait une masse solide, et non une agglomération de vapeurs.

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«Un singulier nuage!» dit Mokoum, sans s’expliquer davantage.

Quelques instants après, un des Bochjesmen vint prévenir le chasseur que les animaux, chevaux, bœufs et autres, donnaient des signes d’agitation. Ils couraient à travers le pâturage, et se refusaient à rentrer dans l’enceinte du campement.

«Eh bien, laissez-les passer la nuit au dehors! répondit Mokoum.

– Mais les bêtes fauves?

– Oh! les bêtes fauves seront bientôt trop occupées pour faire attention à eux.»

L’indigène se retira. Le colonel Everest allait demander au bushman l’explication de cette étrange réponse. Mais Mokoum, s’étant éloigné de quelques pas, parut entièrement absorbé dans la contemplation de ce phénomène dont il soupçonnait évidemment la nature.

Le nuage s’approchait avec rapidité. On pouvait remarquer combien il était bas, et certainement, sa hauteur au-dessus du sol ne devait pas dépasser quelques centaines de pieds. Au sifflement du vent qui fraîchissait, se mêlait comme un «bruissement formidable,» si toutefois ces deux mots peuvent s’accoupler ensemble, et ce bruissement paraissait sortir du nuage lui-même.

En ce moment et au-dessus du nuage, un essaim de points noirs apparut sur le fond pâle du ciel. Ces points voltigeaient de bas en haut, plongeant au milieu de la masse sombre et s’en retirant aussitôt. On les eut comptés par milliers.

«Eh! que sont ces points noirs? demanda sir John Murray.

– Ces points noirs sont des oiseaux, répondit le bushman. Ce sont des vautours, des aigles, des faucons, des milans. Ils viennent de loin, ils suivent ce nuage, ils ne l’abandonneront que lorsqu’il sera anéanti ou dispersé.

– Mais ce nuage?

– Ce n’est point un nuage, répondit Mokoum, en étendant la main vers la masse sombre qui envahissait déjà un quart du ciel, c’est une nuée vivante, c’est une nuée de criquets!»

Le chasseur ne se trompait pas. Les Européens allaient voir une de ces terribles invasions de sauterelles, malheureusement trop fréquentes, et qui en une nuit changent le pays le plus fertile en une contrée aride et désolée. Ces criquets qui appartiennent au genre locuste, les «grylli devastatorii» des naturalistes, arrivaient ainsi par milliards. Des voyageurs n’ont-ils pas vu une plage couverte de ces insectes sur une hauteur de quatre pieds et sur une longueur de cinquante milles?

«Oui! reprit le bushman, ces nuages vivants sont un fléau redoutable pour les campagnes, et plaise au ciel qu’ils ne nous fassent pas trop de mal!

– Mais nous n’avons ici, dit le colonel Everest, ni champs ensemencés, ni pâturages qui nous appartiennent! Que pourrions-nous craindre de ces insectes?

– Rien, s’ils passent seulement au-dessus de notre tête, répondit le bushman, tout, s’ils s’abattent sur ce pays que nous devons traverser. Alors, il n’y aura plus ni une feuille aux arbres, ni un brin d’herbe aux prairies, et vous oubliez, colonel, que si notre nourriture est assurée, celle de nos chevaux, de nos bœufs, de nos mulets, ne l’est pas. Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés?»

Les compagnons du bushman demeurèrent silencieux. Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. Le bruissement redoublait, dominé par des cris d’aigles ou de faucons qui, se précipitant sur la nuée inépuisable, en dévoraient les insectes par milliers.

«Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée? demanda William Emery à Mokoum.

– Je le crains, répondit le chasseur. Le vent du nord les porte directement. Puis, voilà le soleil qui disparaît. La fraîche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. Elles s’abattront sur les arbres, sur les buissons, sur les prairies, et alors…»

Le bushman n’acheva pas sa phrase. Sa prédiction s’accomplissait en ce moment. En un instant, l’énorme nuage qui dépassait le zénith s’abattit sur le sol. On ne vit plus qu’une masse fourmillante et sombre autour du campement et jusqu’aux limites de l’horizon. L’emplacement même du camp fut littéralement inondé. Les chariots, les tentes, tout disparut sous cette grêle vivante. La masse des criquets mesurait un pied de hauteur. Les Anglais, enfoncés jusqu’à mi-jambe dans cette épaisse couche de sauterelles, les écrasaient par centaines à chaque pas. Mais qu’importait dans le nombre?

Et cependant, ce n’étaient pas les causes de destruction qui manquaient à ces insectes. Les oiseaux se jetaient sur eux en poussant des cris rauques et ils les dévoraient avidement. Au-dessous de la masse, des serpents, attirés par cette friande curée, en absorbaient des quantités énormes. Les chevaux, les bœufs, les mulets, les chiens s’en repaissaient avec un inexprimable contentement. Le gibier de la plaine, les bêtes sauvages lions ou hyènes, éléphants ou rhinocéros, engloutissaient dans leurs vastes estomacs des boisseaux de ces insectes. Enfin, les Bochjesmen eux-mêmes, très-amateurs de ces «crevettes de l’air», s’en nourrissaient comme d’une manne céleste! Mais leur nombre défiait toutes ces causes de destruction, et même leur propre voracité, car ces insectes se dévorent entre eux.

Sur les instances du bushman, les Anglais durent goûter à cette nourriture qui leur tombait du ciel. On fit bouillir quelques milliers de criquets assaisonnés de sel, de poivre et de vinaigre, après avoir eu soin de choisir les plus jeunes qui sont verts, et non jaunâtres, et par conséquent, moins coriaces que leurs aînés, dont quelques-uns mesuraient quatre pouces de longueur. Ces jeunes locustes, gros comme un tuyau de plume, longs de quinze à vingt lignes, n’ayant pas encore déposé leurs œufs, sont, en effet, considérés par les amateurs comme un mets délicat. Après une demi-heure de cuisson, le bushman servit aux trois Anglais, un appétissant plat de criquets. Ces insectes, débarrassés de la tête, des pattes et des élytres, absolument comme des crevettes de mer, furent trouvés savoureux, et sir John Murray qui en mangea quelques centaines pour son compte, recommanda à ses gens d’en faire des provisions énormes. Il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre!

La nuit étant venue, chacun regagna sa couche habituelle. Mais les chariots n’avaient point échappé à l’envahissement. Impossible d’y pénétrer sans écraser ces innombrables insectes. Dormir dans ces conditions était peu agréable. Aussi, puisque le ciel était pur, et que les constellations brillaient au firmament, les trois astronomes passèrent toute la nuit à prendre des hauteurs d’étoiles. Cela valait mieux, à coup sûr, que de s’enfoncer jusqu’au cou dans cet édredon de sauterelles. D’ailleurs, les Européens auraient-ils pu trouver un instant de sommeil, pendant que la plaine et les bois retentissaient des hurlements de bêtes fauves, accourues à la curée des criquets!

Le lendemain, le soleil déborda d’un horizon limpide, et commença à décrire son arc diurne sur un ciel éclatant qui promettait une chaude journée. Ses rayons eurent bientôt élevé la température, et un sourd bruissement d’élytres se fit entendre, au milieu de la masse des locustes qui se préparaient à reprendre leur vol, et à porter ailleurs leurs dévastations. Vers huit heures du matin, ce fut comme le déploiement d’un voile immense qui se développa sur le ciel et éclipsa la lumière du soleil. Toute la contrée s’assombrit, et on eût pu croire que la nuit reprenait son cours. Puis, le vent ayant fraîchi, l’énorme nuée se mit en mouvement. Pendant deux heures, avec un bruit assourdissant, elle passa au-dessus du campement plongé dans l’ombre, et elle disparut enfin au delà de l’horizon occidental.

Mais, quand la lumière reparut, on put voir que les prédictions du bushman s’étaient entièrement réalisées. Plus une feuille aux arbres, plus un brin d’herbe aux prairies. Tout était anéanti. Le sol paraissait jaunâtre et terreux. Les branches dépouillées n’offraient plus au regard qu’une silhouette grimaçante. C’était l’hiver succédant à l’été, avec la rapidité d’un changement à vue! C’était le désert, et non plus la contrée luxuriante!

Et l’on pouvait appliquer à ces criquets dévorants ce proverbe oriental que justifie encore l’instinct pillard des Osmanlis: L’herbe ne pousse plus où le Turc a passé! L’herbe ne pousse plus où se sont abattues les sauterelles!

 

 

Chapitre XVIII

Le désert.

 

’était, en effet, le désert qui se déroulait devant les pas des voyageurs, et quand, le 25 décembre, après avoir mesuré un nouveau degré de la méridienne, et achevé leur quarante-huitième triangle, le colonel Everest et ses compagnons arrivèrent sur la limite septentrionale du karrou, ils ne trouvèrent aucune différence entre cette région qu’ils quittaient et le nouveau pays, aride et brûlé, qu’ils allaient parcourir.

Les animaux, employés au service de la caravane, souffraient beaucoup de la disette de pâturages. L’eau manquait aussi. Les dernières gouttes de pluie s’étaient taries dans les mares. Le sol était mélangé d’argile et de sable très-impropre à la végétation. Les eaux de la saison des pluies, filtrant à travers les couches sableuses, disparaissent presque aussitôt de ces terrains recouverts d’une innombrable quantité de grès, et qui ne peuvent conserver aucune molécule liquide.

C’était bien là l’une de ces arides régions que le docteur Livingstone traversa plus d’une fois pendant ses aventureuses explorations. Non-seulement la terre, mais l’atmosphère était si sèche, que les objets de fer, laissés en plein air, ne se rouillaient pas. Suivant le récit du savant docteur, les feuilles des arbres étaient ridées et amollies; celles des mimosas restaient fermées en plein jour comme elles le sont pendant la nuit; les scarabées, placés à la surface du sol, expiraient au bout de quelques secondes; enfin, la boule d’un thermomètre ayant été enfoncée à trois pouces dans la terre, à midi, la colonne de mercure marqua cent trente-quatre degrés Farenheit.1

Telles certaines contrées de l’Afrique australe apparurent au célèbre voyageur, telle cette portion du continent, située entre la limite du Karrou et le lac Ngami, se montra aux regards des astronomes anglais. Leurs fatigues furent grandes, leurs souffrances extrêmes, surtout par le manque d’eau. Cette privation affectait plus sensiblement encore les animaux domestiques, qu’une herbe rare, sèche, poussiéreuse, nourrissait à peine. De plus, cette étendue de terrain, c’était le désert, non-seulement par son aridité, mais aussi parce que presque aucun être vivant ne s’y aventurait. Les oiseaux avaient fui au delà du Zambèse, afin d’y retrouver les arbres et les fleurs. Les bêtes sauvages ne se hasardaient point sur cette plaine, qui ne leur offrait aucune ressource. A peine, durant les quinze premiers jours du mois de janvier, les chasseurs de la caravane entrevirent-ils deux ou trois couples de ces antilopes qui peuvent se passer de boire pendant plusieurs semaines; c’étaient entre autres, des oryx semblables à ceux qui avaient causé un si vif désappointement à sir John Murray et plus particulièrement des caamas, aux doux yeux, à la robe gris-cendré, mêlée de taches d’ocre, animaux inoffensifs, très-estimés pour la qualité de leur chair, et qui semblent préférer les plaines arides aux pâturages des contrées fertiles.

Cependant, à cheminer sous ce soleil de feu, à travers cette atmosphère qui ne contenait pas un atome de vapeur, à poursuivre les opérations géodésiques par des jours et des nuits dont aucun souffle ne tempérait la chaleur, les astronomes se fatiguaient visiblement. Leur réserve d’eau, contenue dans des barils échauffés, diminuait. Ils avaient déjà dû se rationner, et souffraient beaucoup de ce rationnement. Cependant, leur zèle était si grand, leur courage tel, qu’ils dominaient fatigues et privations, et ne négligeaient aucun détail de leur immense et minutieux travail. Le 25 janvier, la septième portion de la méridienne, comprenant un nouveau degré, avait été calculée au moyen de neuf triangles nouveaux, ce qui portait à cinquante-sept le nombre total des triangles construits jusqu’alors.

Les astronomes n’avaient plus qu’une portion du désert à franchir, et dans l’opinion du bushman, ils devaient atteindre les rives du lac Ngami avant les derniers jours de janvier. Le colonel et ses compagnons pouvaient répondre d’eux-mêmes et tenir jusque-là.

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Mais les hommes de la caravane, les Bochjesmen, qui n’étaient pas entraînés par cette ardeur, gens à gages, dont l’intérêt ne se confondait pas avec l’intérêt scientifique de l’expédition, indigènes assez peu disposés à poursuivre leur marche en avant, ceux-là supportaient mal les épreuves de la route. Ils se montraient très-sensibles à la disette d’eau. Déjà, quelques bêtes de somme, affaiblies par la faim et la soif, avaient dû être laissées en arrière, et il était à craindre que leur nombre ne s’augmentât de jour en jour. Les murmures, les récriminations s’accroissaient avec les fatigues. Le rôle de Mokoum devenait très-difficile, et son influence baissait.

Il fut bientôt évident que le manque d’eau serait un invincible obstacle, qu’il faudrait arrêter la marche au nord, et se porter, soit en arrière, soit sur la droite de la méridienne, au risque de se rencontrer avec l’expédition russe, afin de gagner les bourgades, distribuées dans une contrée moins aride sur l’itinéraire de David Livingstone.

Le 15 février, le bushman fit connaître au colonel Everest ces difficultés croissantes contre lesquelles il s’employait en vain. Les conducteurs de chariots refusaient déjà de lui obéir. Chaque matin, à la levée du camp, c’étaient des scènes d’insubordination auxquelles la plupart des indigènes prenaient part. Ces malheureux, il faut l’avouer, accablés par la chaleur, dévorés par la soif, faisaient pitié à voir. D’ailleurs, les bœufs et les chevaux, insuffisamment nourris d’une herbe courte et sèche, nullement abreuvés, ne voulaient plus marcher.

Le colonel Everest connaissait parfaitement la situation. Mais, dur pour lui-même, il l’était pour les autres. Il ne voulut en aucune façon suspendre les opérations du réseau trigonométrique, et déclara que, fût-il seul, il continuerait à se porter en avant. Du reste, ses deux collègues parlaient comme lui, et ils étaient prêts à le suivre aussi loin qu’il lui plairait d’aller.

Le bushman, par de nouveaux efforts, obtint des indigènes qu’ils le suivraient pendant quelque temps encore. D’après son estime, la caravane ne devait pas être à plus de cinq ou six jours de marche du lac Ngami. Là, chevaux et bœufs retrouveraient de frais pâturages et des forêts ombreuses. Là, les hommes auraient toute une mer d’eau douce pour se rafraîchir. Mokoum fit valoir ces considérations aux principaux Bochjesmen. Il leur démontra que, pour se ravitailler, le plus court était d’aller au nord. En effet, se rejeter dans l’ouest, c’était marcher au hasard; revenir en arrière, c’était retrouver le Karrou désolé, dont tous les cours d’eau devaient être taris. Enfin les indigènes se rendirent à tant de raisons et de sollicitations, et la caravane, presque épuisée, reprit sa marche vers le Ngami.

Fort heureusement, dans cette plaine si vaste, les opérations géodésiques s’accomplissaient facilement au moyen de poteaux ou de pylônes. Afin de gagner du temps, les astronomes travaillaient nuit et jour. Guidés par la lueur des lampes électriques, ils obtenaient des angles très-nets, qui satisfaisaient aux plus scrupuleuses déterminations.

Les travaux continuaient donc avec ensemble et méthode, et le réseau s’augmentait peu à peu.

Le 16 janvier, la caravane put croire un instant que cette eau dont la nature se montrait si avare, allait enfin lui être abondamment restituée.

Un lagon, d’une largeur d’un à deux milles, venait d’être signalé à l’horizon.

On comprend si cette nouvelle fut bien accueillie. Toute la caravane se porta rapidement dans la direction indiquée, vers une assez vaste étendue d’eau, qui miroitait sous les rayons solaires.

Le lagon fut atteint vers cinq heures du soir. Quelques chevaux, brisant leurs traits, échappant à la main de leurs conducteurs, s’élancèrent au galop vers cette eau tant désirée. Ils la sentaient, ils l’aspiraient, et bientôt on put les voir s’y plonger jusqu’au poitrail.

Mais, presque aussitôt, ces animaux revinrent sur la rive. Ils n’avaient pu se désaltérer à ces nappes liquides, et quand les Bochjesmen arrivèrent, ils se trouvèrent en présence d’une eau tellement imprégnée de sel, qu’ils ne purent s’y rafraîchir.

Le désappointement, on peut dire le désespoir, fut grand. Rien de cruel comme un espoir déçu! Mokoum crut qu’il lui faudrait renoncer à entraîner les indigènes au delà du lac salé. Heureusement pour l’avenir de l’expédition, la caravane se trouvait plus près du Ngami et des affluents du Zambèse que de tout autre point de cette région où l’on pût se procurer de l’eau potable. Le salut de tous dépendait donc de la marche en avant. En quatre jours, si les travaux géodésiques ne la retardaient pas, l’expédition serait rendue sur les rives du Ngami.

On repartit. Le colonel Everest, profitant de la disposition du terrain, put construire des triangles de grandes proportions qui nécessitèrent moins fréquemment l’établissement des mires. Comme on opérait surtout pendant des nuits très-pures, les signaux de feu se voyaient admirablement, et pouvaient être relevés avec une précision extrême, soit au théodolite, soit au cercle répétiteur avec une exactitude parfaite. C’était à la fois économie de temps et de fatigues. Mais, il faut l’avouer, pour ces courageux savants enflammés d’un zèle scientifique, pour ces indigènes dévorés d’une soif ardente sous ce climat terrible, comme pour les animaux employés au service de la caravane, il était temps d’arriver au Ngami. Nul n’aurait pu supporter encore quinze jours de marche dans des conditions pareilles.

Le 21 janvier, le sol plat et uni commença à se modifier sensiblement. Il devint raboteux, accidenté. Vers dix heures du matin, une petite montagne, haute de cinq à six cents pieds, fut signalée dans le nord-ouest, à une distance de quinze milles environ. C’était le mont Scorzef.

Le bushman observa attentivement les localités, et après un examen assez long, étendant la main vers le nord:

«Le Ngami est là! dit-il.

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– Le Ngami! le Ngami!» crièrent les indigènes, accompagnant leurs cris de démonstrations bruyantes.

Les Bochjesmen voulaient se porter en avant, et franchir en courant les quinze milles qui les séparaient du lac. Mais le chasseur parvint à les retenir, leur faisant observer que dans ce pays infesté par les Makololos, il était très-important pour eux de ne point se débander.

Cependant le colonel Everest, voulant hâter l’arrivée de sa petite troupe au Ngami, résolut de joindre directement la station qu’il occupait avec le Scorzef, par un seul triangle. Le sommet du mont, terminé par une sorte de pic très-aigu, pouvait être visé très-exactement, et se prêtait ainsi à une bonne observation. Il était dès lors inutile d’attendre la nuit, inutile, par conséquent, d’envoyer en avant un détachement de marins et d’indigènes pour fixer un réverbère au sommet du Scorzef.

Les instruments furent donc installés, et l’angle formant le sommet du dernier triangle déjà obtenu dans le sud fut de nouveau mesuré à cette station même pour plus de précision.

Mokoum, très-impatient d’arriver aux rives du Ngami, n’avait fait établir qu’un campement provisoire. Il espérait bien, avant la nuit, avoir atteint le lac désiré; mais il ne négligea aucune des précautions habituelles, et il fit battre les environs par quelques cavaliers. Sur la droite et sur la gauche s’élevaient des taillis qu’il était prudent d’éclairer. Cependant, depuis la chasse aux oryx, on n’avait vu aucune trace de Makololos, et l’espionnage dont la caravane avait été l’objet semblait avoir été abandonné. Néanmoins, le défiant bushman voulait être sur ses gardes, afin de parer à tout.

Tandis que le chasseur veillait ainsi, les astronomes s’occupaient de construire leur nouveau triangle. D’après les relevés faits par William Emery, ce triangle les porterait bien près du vingtième parallèle, auquel devait s’arrêter la pointe terminale de l’arc qu’ils étaient venus mesurer dans cette portion de l’Afrique. Encore quelques opérations au delà du Ngami, et très-vraisemblablement le huitième tronçon de la méridienne serait obtenu. Puis, vérification faite des calculs au moyen d’une base nouvelle, directement mesurée sur le sol, la grande entreprise serait achevée. On comprend donc quelle ardeur soutenait ces audacieux, qui se voyaient sur le point d’achever leur œuvre.

Et pendant ce temps, comment avaient opéré les Russes de leur côté? Depuis six mois que les membres de la commission internationale s’étaient séparés, où se trouvaient, en ce moment, Mathieu Strux, Nicolas Palander, Michel Zorn? Les fatigues les avaient-ils éprouvés avec autant de rigueur que leurs collègues d’Angleterre? Avaient-ils souffert de la privation d’eau, des accablantes chaleurs de ces climats? Sur leur parcours qui se rapprochait sensiblement de l’itinéraire de David Livingstone, les régions avaient-elles été moins arides? Peut-être, car il existait depuis Kolobeng, des villages et des bourgades tels que Schokuané, Schoschong et autres, peu éloignés sur la droite de la méridienne, dans lesquels la caravane russe avait dû pouvoir se ravitailler. Mais aussi n’était-il pas à craindre que, dans ces régions moins désertes, et par conséquent battues sans cesse par les pillards, la petite troupe de Mathieu Strux n’eût été très-exposée? De ce que les Makololos semblaient avoir abandonné la poursuite de l’expédition anglaise, ne fallait-il pas conclure qu’ils s’étaient jetés sur les traces de l’expédition russe?

Le colonel Everest, toujours absorbé, ne pensait pas ou ne voulait pas penser à ces choses, mais sir John Murray et William Emery s’entretenaient fréquemment du sort de leurs anciens collègues. Leur serait-il donné de les revoir? Les Russes réussiraient-ils dans leur entreprise? Le même résultat mathématique, c’est-à-dire la valeur du degré de longitude dans cette partie de l’Afrique, serait-il identique pour ces deux expéditions, qui auraient poursuivi simultanément, mais séparément, l’établissement du réseau trigonométrique? Puis, William Emery songeait à son compagnon, dont l’absence lui semblait si regrettable, et il savait bien que Michel Zorn ne l’oublierait jamais.

Cependant, la mesure des distances angulaires avait commencé. Pour obtenir l’angle qui s’appuyait à la station, il s’agissait de viser deux mires dont l’une était formée par le sommet conique du Scorzef.

Pour l’autre mire, sur la gauche de la méridienne, on choisit un monticule aigu, qui n’était situé qu’à la distance de quatre milles. Sa direction fut donnée par l’une des lunettes du cercle répétiteur.

Le Scorzef, on l’a dit, était relativement fort éloigné. Mais les astronomes n’avaient pas eu le choix, ce mont isolé étant le seul point culminant de la contrée. En effet, aucune autre hauteur ne s’élevait ni dans le nord ni dans l’ouest, ni au delà du lac Ngami, que l’on ne pouvait encore apercevoir. Or, cet éloignement du Scorzef allait obliger les observateurs à se porter considérablement sur la droite de la méridienne; mais, après mûres réflexions, ils comprirent qu’ils pouvaient procéder autrement. Le mont solitaire fut donc visé avec un soin extrême au moyen de la seconde lunette du cercle répétiteur, et l’écartement des deux lunettes donna la distance angulaire qui séparait le Scorzef du monticule, et, par conséquent la mesure de l’angle formé à la station même. Le colonel Everest, pour avoir une approximation plus grande, fit vingt répétitions successives en modifiant la position de ses lunettes sur le cercle gradué; de cette façon, il divisa par vingt les erreurs possibles de lecture, et il obtint une mesure angulaire dont la rigueur était absolue.

Ces diverses observations, malgré l’impatience des indigènes, furent faites par l’impassible Everest avec le même soin qu’il y eût apporté dans son observatoire de Cambridge. Toute la journée du 21 février se passa ainsi, et ce fut seulement à la tombée du jour, vers cinq heures et demie, lorsque la lecture des limbes devint difficile, que le colonel termina ses observations.

«A vos ordres, Mokoum, dit-il alors au bushman.

– Il n’est pas trop tôt, colonel, répondit Mokoum, et je regrette que vous n’ayez pu achever vos travaux avant la nuit, car nous aurions tenté de transporter notre campement sur les bords du lac!

– Mais qui nous empêche de partir? demanda le colonel Everest. Quinze milles à faire, même dans une nuit obscure, ne sauraient nous arrêter. La route est directe, c’est la plaine elle-même, et nous ne pouvons craindre de nous égarer.

– Oui!… en effet… répondit le bushman, qui semblait se consulter; peut-être pouvons-nous tenter l’aventure, quoique j’eusse préféré marcher en plein jour sur ces terres qui avoisinent le Ngami! Nos hommes ne demandent qu’à se porter en avant et à atteindre les eaux douces du lac. Nous allons partir, colonel.

– Quand il vous plaira, Mokoum!» répondit le colonel Everest.

Cette décision approuvée de tous, les bœufs furent attelés aux chariots, les chevaux montés par leurs cavaliers, les instruments replacés dans les véhicules, et à sept heures du soir, le bushman, ayant donné le signal du départ, la caravane, aiguillonnée par la soif, marcha droit au lac Ngami.

Par un certain instinct de batteur d’estrade, le bushman avait prié les trois Européens de prendre leurs armes et de se pourvoir de munitions. Lui-même, il portait le rifle dont sir John lui avait fait présent, et les cartouches ne manquaient pas à sa cartouchière.

On partit. La nuit était sombre. Un épais rideau de nuages voilait les constellations. Cependant l’atmosphère, dans sa couche la plus rapprochée du sol, était dégagée de brumes. Mokoum, doué d’une grande puissance de vision, observait sur les flancs et en avant de la caravane. Quelques mots qu’il avait dits à sir John prouvaient à l’honorable Anglais que le bushman ne considérait pas la contrée comme très-sûre. Aussi, de son côté, sir John se tenait prêt à tout événement.

La caravane marcha pendant trois heures dans la direction du nord, mais elle se ressentait de son état de fatigue et d’épuisement, et n’allait pas vite. Souvent, il fallait s’arrêter pour rallier les retardataires. On n’avançait qu’à raison de trois milles à l’heure, et vers dix heures du soir, six milles séparaient encore la petite troupe des rives du Ngami. Les bêtes haletaient et pouvaient à peine respirer dans cette nuit étouffante, au milieu d’une atmosphère si sèche que l’hygromètre le plus sensible n’y eût pas trouvé trace d’humidité.

Bientôt, malgré les expresses recommandations du bushman, la caravane ne présenta plus un noyau compact. Les hommes et les animaux s’étendirent en une longue file. Quelques bœufs, à bout de forces, étaient tombés sur la route. Des cavaliers démontés se traînaient à peine, et ils eussent été facilement enlevés par le moindre parti d’indigènes. Aussi, Mokoum, inquiet, n’épargnant ni ses paroles ni ses gestes, allant de l’un à l’autre, cherchait à reconstituer sa troupe, mais il n’y parvenait pas, et déjà, sans qu’il s’en fût aperçu, un certain nombre de ses hommes lui manquaient.

A onze heures du soir, les chariots qui tenaient la tête ne se trouvaient plus qu’à trois milles du Scorzef. Malgré l’obscurité, ce mont isolé apparaissait assez distinctement, et se dressait dans l’ombre comme une énorme pyramide. La nuit, ajoutant encore à ses dimensions réelles, en doublait l’altitude.

Si Mokoum ne s’était pas trompé, le Ngami devait être derrière le Scorzef. Il s’agissait donc de tourner le mont de manière à gagner par le plus court la vaste étendue d’eau douce.

Le bushman prit la tête de la caravane, en compagnie des trois Européens, et il se préparait à incliner sur la gauche, quand des détonations, très-distinctes bien qu’éloignées, l’arrêtèrent soudain.

Les Anglais avaient aussitôt retenu leurs montures. Ils écoutaient avec une anxiété facile à comprendre. Dans un pays où les indigènes ne se servent que de lances et de flèches, des détonations d’armes à feu devaient leur causer une surprise mêlée d’anxiété.

«Qu’est-cela? demanda le colonel.

– Des coups de feu! répondit sir John.

– Des coups de feu! s’écria le colonel, et dans quelle direction?»

Cette question s’adressait au bushman, qui répondit:

«Ces coups de fusil sont tirés du sommet du Scorzef. Voyez l’ombre qui s’illumine au-dessus! On se bat par-là! Des Makololos, sans doute, qui s’attaquent à un parti d’Européens.

– Des Européens! dit William Emery.

– Oui, monsieur William, répondit Mokoum. Ces détonations bruyantes ne peuvent être produites que par des armes européennes, et j’ajouterai par des armes de précision.

– Ces Européens seraient-ils donc?…»

Mais le colonel, l’interrompant, s’écria:

«Messieurs, quels que soient ces Européens, il faut aller à leur secours.

 – Oui! oui! allons! allons!» répéta William Emery, dont le cœur se serrait douloureusement.

Avant de se porter vers la montagne, le bushman voulut une dernière fois rallier sa petite troupe, qu’un parti de pillards pouvait inopinément entourer. Mais quand le chasseur fut revenu en arrière, la caravane était dispersée, les chevaux dételés, les chariots abandonnés, et quelques ombres, errant sur la plaine, disparaissaient déjà vers le sud.

«Les lâches! s’écria Mokoum, soif, fatigues, ils oublient tout pour fuir!…»

Puis, retournant vers les Anglais et leurs braves matelots:

«En avant, nous autres!» dit-il.

Les Européens et le chasseur s’élancèrent aussitôt dans la direction du nord, arrachant à leurs chevaux ce qui leur restait encore de force et de vitesse.

Vingt minutes après, on entendait distinctement le cri de guerre des Makololos. Quel était leur nombre, on ne pouvait encore l’estimer. Ces bandits indigènes faisaient évidemment l’assaut du Scorzef, dont le sommet se couronnait de feux. On entrevoyait des grappes d’hommes s’élevant sur ses flancs.

Bientôt, le colonel Everest et ses compagnons furent sur les derrières de la troupe assiégeante. Ils abandonnèrent alors leurs montures exténuées, et poussant un hurrah formidable, que les assiégés durent entendre, ils tirèrent leurs premiers coups de feu sur la masse des indigènes. En entendant les détonations nourries de ces armes à tir rapide, les Makololos crurent qu’ils étaient assaillis par une troupe nombreuse. Cette attaque soudaine les surprit, et ils reculèrent avant d’avoir fait usage de leurs flèches et de leurs assagaies.

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Sans perdre un instant, le colonel Everest, sir John Murray, William Emery, le bushman, les marins, chargeant et tirant sans cesse, s’élancèrent au milieu du groupe des pillards. Une quinzaine de cadavres jonchaient déjà le sol.

Les Makololos se séparèrent. Les Européens se précipitèrent dans la trouée, et, renversant les indigènes les plus rapprochés, ils s’élevèrent à reculons sur les pentes de la montagne.

En dix minutes, ils eurent atteint le sommet perdu dans l’ombre, car les assiégés avaient suspendu leur feu, dans la crainte de frapper ceux qui venaient si opinément à leur secours.

Et ces assiégés, c’étaient les Russes! Ils étaient tous là, Mathieu Strux, Nicolas Palander, Michel Zorn, leurs cinq matelots. Mais des indigènes qui formaient autrefois leur caravane, il ne restait plus que le dévoué foreloper. Ces misérables Bochjesmen les avaient, eux aussi, abandonnés au moment du danger.

Mathieu Strux, à l’instant où le colonel Everest apparut, s’élança du haut d’un petit mur qui couronnait le sommet du Scorzef.

«Vous, messieurs les Anglais! s’écria l’astronome de Poulkowa.

– Nous-mêmes, messieurs les Russes, répondit le colonel d’une voix grave. Mais ici, il n’y a pas plus ni Russes, ni Anglais! Il n’y a que des Européens unis pour se défendre!»

 

 

Chapitre XIX

Trianguler ou mourir.

 

n hurrah accueillit les paroles du colonel Everest. En face de ces Makololos, devant un danger commun, les Russes et les Anglais, oubliant la lutte internationale, ne pouvaient que se réunir pour la défense commune. La situation dominait tout, et de fait, la commission anglo-russe se trouva reconstituée devant l’ennemi, plus forte, plus compacte que jamais. William Emery et Michel Zorn étaient tombés dans les bras l’un de l’autre. Les autres Européens avaient scellé d’une poignée de main leur nouvelle alliance.

Le premier soin des Anglais fut de se désaltérer. L’eau, puisée au lac, ne manquait pas dans le campement des Russes. Puis, abrités sous une casemate faisant partie d’un fortin abandonné qui occupait le sommet du Scorzef, les Européens causèrent de tout ce qui s’était passé depuis leur séparation à Kolobeng. Pendant ce temps, les matelots surveillaient les Makololos, qui leur donnaient quelque répit.

Et d’abord, pourquoi les Russes se trouvaient-ils au sommet de ce mont, et si loin sur la gauche de leur méridienne? Par la même raison qui avait rejeté les Anglais sur leur droite. Le Scorzef, situé à peu près à mi-chemin entre les deux arcs, était la seule hauteur de cette région qui pût servir à l’établissement d’une station sur les bords du Ngami. Il était donc tout naturel que les deux expéditions rivales, engagées sur cette plaine, se fussent rencontrées sur l’unique montagne qui pût servir à leurs observations. En effet, les méridiennes russe et anglaise aboutissaient au lac en deux points assez éloignés l’un de l’autre. De là, nécessité pour les opérateurs de joindre géodésiquement la rive méridionale du Ngami à sa rive septentrionale.

Mathieu Strux donna ensuite quelques détails sur les opérations qu’il venait d’accomplir. La triangulation depuis Kolobeng s’était faite sans incidents. Ce premier méridien que le sort avait attribué aux Russes traversait un pays fertile, légèrement accidenté, qui offrait toute facilité à l’établissement d’un réseau trigonométrique. Les astronomes russes avaient souffert comme les Anglais de l’excessive température de ces climats, mais non du manque d’eau. Les rios abondaient dans la contrée et y entretenaient une humidité salutaire. Les chevaux et les bœufs s’étaient donc pour ainsi dire promenés au milieu d’un immense pâturage, à travers des prairies verdoyantes, coupées çà et là de forêts et de taillis. Quant aux animaux féroces, en disposant des brasiers allumés pendant la nuit, on les avait tenus à distance des campements. Pour les indigènes, c’étaient ces tribus sédentaires des bourgades et des villages chez lesquelles le docteur David Livingstone trouva presque toujours un accueil hospitalier. Pendant ce voyage, les Bochjesmen n’avaient donc eu aucun motif de se plaindre. Le 20 février, les Russes atteignirent le Scorzef, et ils y étaient établis depuis trente-six heures, quand les Makololos parurent dans la plaine au nombre de trois ou quatre cents. Aussitôt, les Bochjesmen, effrayés, abandonnèrent leur poste et laissèrent les Russes livrés à eux-mêmes. Les Makololos commencèrent par piller les chariots réunis au pied du mont; mais très-heureusement les instruments avaient été tout d’abord transportés dans le fortin. En outre, la chaloupe à vapeur était intacte jusqu’ici, car les Russes avaient eu le temps de la reconstruire avant l’arrivée des pillards, et en ce moment elle était mouillée dans une petite anse du Ngami. De ce côté, les flancs du mont tombaient à pic sur la rive droite du lac et la rendaient inaccessible. Mais au sud, le Scorzef offrait des pentes praticables, et dans cet assaut qu’ils venaient de tenter, les Makololos auraient peut-être réussi à s’élever jusqu’au fortin sans la providentielle arrivée des Anglais.

Tel fut sommairement le récit de Mathieu Strux. Le colonel Everest lui apprit, à son tour, les incidents qui avaient marqué sa marche vers le nord, les souffrances et les fatigues de l’expédition, la révolte des Bochjesmen, les difficultés et les obstacles qu’on avait dû surmonter. De tout ceci, il résultait que les Russes avaient été plus favorisés que les Anglais depuis leur départ de Kolobeng.

La nuit du 21 au 22 février se passa sans incidents. Le bushman et les marins avaient veillé au pied des murailles du fortin. Les Makololos ne renouvelèrent pas leurs attaques. Mais quelques feux, allumés au pied de la montagne, prouvaient que ces bandits bivaquaient toujours à cette place, et qu’ils n’avaient point abandonné leur projet.

Le lendemain, 22 février, au lever du jour, les Européens, quittant leur casemate, vinrent observer la plaine. Les premières lueurs matinales éclairèrent presque d’un seul coup ce vaste territoire jusqu’aux limites de l’horizon. Du côté du sud, c’était le désert avec son sol jaunâtre, ses herbes brûlées, son aspect aride. Au pied du mont s’arrondissait le campement au milieu duquel fourmillaient quatre à cinq cents indigènes. Leurs feux brûlaient encore. Quelques morceaux de venaison grillaient sur des charbons ardents. Il était évident que les Makololos ne voulaient pas abandonner la place, bien que tout ce que la caravane avait de précieux, son matériel, ses chariots, ses chevaux, ses bœufs, ses approvisionnements, fût tombé en leur pouvoir; mais ce butin ne leur suffisait pas sans doute, et, après avoir massacré les Européens, ils voulaient s’emparer de leurs armes, dont le colonel et les siens venaient de faire un si terrible usage.

Les savants russes et anglais, ayant observé le campement indigène, s’entretinrent longuement avec le bushman. Il s’agissait de prendre une résolution définitive. Mais cette résolution devait dépendre d’un certain concours de circonstances, et avant tout, il fallait relever exactement la situation du Scorzef.

Cette montagne, les astronomes savaient déjà qu’elle dominait au sud les immenses plaines qui s’étendent jusqu’au Karrou. A l’est et à l’ouest, c’était la prolongation du désert suivant son plus petit diamètre. Vers l’ouest, le regard saisissait à l’horizon la silhouette affaiblie des collines qui bordent le fertile pays des Makololos, dont Maketo, l’une des capitales, est située à cent milles environ dans le nord-est du Ngami.

Vers le nord, au contraire, le mont Scorzef dominait un pays tout différent. Quel contraste avec les arides steppes du sud! De l’eau, des arbres, des pâturages, et toute cette toison du sol qu’une humidité persistante peut entretenir! Sur une étendue de cent milles au moins, le Ngami déroulait de l’est à l’ouest ses belles eaux, qui s’animaient alors sous les rayons du soleil levant. La plus grande largeur du lac se développait dans le sens des parallèles terrestres. Mais du nord au sud, il ne devait pas mesurer plus de trente à quarante milles. Au delà, la contrée se dessinait en pente douce, très-variée d’aspect, avec ses forêts, ses pâturages, ses cours d’eau, affluents du Lyambie ou du Zambèse, et tout au nord, mais à quatre-vingt milles au moins, une chaîne de petites montagnes l’encadrait de son pittoresque contour. Beau pays, jeté comme une oasis, au milieu de ces déserts! Son sol, admirablement irrigué, toujours revivifié par un réseau de veines liquides, respirait la vie. C’était le Zambèse, le grand fleuve, qui, par ses tributaires, entretenait cette végétation prodigieuse! Immense artère, qui est à l’Afrique australe, ce que le Danube est à l’Europe, et l’Amazone à l’Amérique du sud!

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Tel était ce panorama qui se développait aux regards des Européens. Quant au Scorzef, il s’élevait sur la rive même du lac, et, ainsi que Mathieu Strux l’avait dit, ses flancs, du côté du nord, tombaient à pic dans les eaux du Ngami. Mais il n’est pentes si roides que des marins ne puissent monter ou descendre, et, par un étroit raidillon qui s’en allait de pointe en pointe, ils étaient parvenus jusqu’au niveau du lac, à l’endroit même où la chaloupe à vapeur était mouillée. L’approvisionnement d’eau était donc assuré, et la petite garnison pouvait tenir, tant que ses vivres dureraient, derrière les murailles du fortin abandonné.

Mais pourquoi ce fortin dans le désert, au sommet de cette montagne? On interrogea Mokoum, qui avait déjà visité cette contrée, lorsqu’il servait de guide à David Livingstone. Il fut en mesure de répondre.

Ces environs du Ngami étaient fréquemment visités autrefois par des marchands d’ivoire ou d’ébène. L’ivoire, ce sont les éléphants et les rhinocéros qui le fournissent. L’ébène, c’est cette chair humaine, cette chair vivante dont trafiquent les courtiers de l’esclavage. Tout le pays du Zambèse est encore infecté de misérables étrangers qui font la traite des noirs. Les guerres, les razzias, les pillages de l’intérieur procurent un grand nombre de prisonniers, et les prisonniers sont vendus comme esclaves. Or, précisément cette rive du Ngami formait un lieu de passage pour les commerçants venant de l’ouest. Le Scorzef était, autrefois, le centre du campement des caravanes. C’est là qu’elles se reposaient avant d’entreprendre la descente du Zambèse jusqu’à son embouchure. Les trafiquants avaient donc fortifié cette position, afin de se protéger, eux et leurs esclaves, contre les déprédations des pillards, car il n’était pas rare que les prisonniers indigènes fussent repris par ceux-là mêmes qui les avaient vendus et qui les vendaient à nouveau.

Telle était l’origine de ce fortin, mais à cette époque, il tombait en ruines. L’itinéraire des caravanes avait été changé. Le Ngami ne les recevait plus sur ses bords, le Scorzef n’avait plus à les défendre, et les murailles qui le couronnaient s’en allaient pierre à pierre. De ce fortin, il ne restait qu’une enceinte découpée en forme de secteur, dont l’arc faisait face au sud, et la corde face au nord. Au centre de cette enceinte s’élevait une petite redoute casematée, percée de meurtrières, que surmontait un étroit donjon de bois dont le profil, réduit par la distance, avait servi de mire aux lunettes du colonel Everest. Mais, si ruiné qu’il fût, le fortin offrait encore une retraite sûre aux Européens. Derrière ces murailles faites d’un grès épais, armés comme ils l’étaient de fusils à tir rapide, ils pouvaient tenir contre une armée de Makololos, tant que les vivres et les munitions ne leur manqueraient pas, et achever peut-être leur opération géodésique.

Les munitions, le colonel et ses compagnons en avaient en abondance, car le coffre qui les contenait avait été placé dans le chariot servant au transport de la chaloupe à vapeur, et ce chariot, on le sait, les indigènes ne s’en étaient pas emparés.

Les vivres, c’était autre chose. Là était la difficulté. Les chariots d’approvisionne­ment n’avaient point échappé au pillage. Il n’y avait pas dans le fortin de quoi nourrir pendant deux jours les dix-huit hommes qui s’y trouvaient réunis, c’est-à-dire les trois astronomes anglais, les trois astronomes russes, les dix marins de la Queen and Tzar, le bushman et le foreloper.

C’est ce qui fut bien et dûment constaté par un inventaire minutieux fait par le colonel Everest et Mathieu Strux.

Cet inventaire terminé et le déjeuner du matin pris, – un déjeuner fort sommaire, – les astronomes et le bushman se réunirent dans la redoute casematée, tandis que les marins faisaient bonne garde autour des murailles du fortin.

On discutait cette circonstance très-grave de la pénurie des vivres, et on ne savait qu’imaginer pour remédier à une disette certaine, sinon immédiate, quand le chasseur fit l’observation suivante:

«Vous vous préoccupez, messieurs, du défaut d’approvisionnements; et vraiment, je ne vois pas ce qui vous inquiète. Nous n’avons de vivres que pour deux jours, dites-vous? Mais qui nous oblige à rester deux jours dans ce fortin? Ne pouvons-nous le quitter demain, aujourd’hui même? Qui nous en empêche? Les Makololos? Mais ils ne courent pas les eaux du Ngami, que je sache, et, avec la chaloupe à vapeur, je me charge de vous conduire en quelques heures sur la rive septentrionale du lac!»

A cette proposition, les savants se regardèrent et regardèrent le bushman. Il semblait vraiment que cette idée, si naturelle, ne leur fût pas venue à l’esprit!

Et en effet, elle ne leur était pas venue! Elle ne pouvait venir à ces audacieux, qui, dans cette mémorable expédition, devaient se montrer jusqu’au bout les héros de la science.

Ce fut sir John Murray qui prit la parole le premier, et il répondit au bushman:

«Mais, mon brave Mokoum, nous n’avons pas achevé notre opération.

– Quelle opération?

– La mesure de la méridienne!

– Croyez-vous donc que les Makololos se soucient de votre méridienne? répliqua le chasseur.

– Qu’ils ne s’en soucient pas, c’est possible, reprit sir John Murray, mais nous nous en soucions, nous autres, et nous ne laisserons pas cette entreprise inachevée. N’est-ce pas votre avis, mes chers collègues?

– C’est notre avis, répondit le colonel Everest, qui, parlant au nom de tous, se fit l’interprète de sentiments que chacun partageait. Nous n’abandonnerons pas la mesure de la méridienne! Tant que l’un de nous survivra, tant qu’il pourra appliquer son œil à l’oculaire d’une lunette, la triangulation suivra son cours! Nous observerons, s’il le faut, le fusil d’une main, l’instrument de l’autre, mais nous tiendrons ici jusqu’à notre dernier souffle.

– Hurrah pour l’Angleterre! hurrah pour la Russie!» crièrent ces énergiques savants, qui mettaient au-dessus de tout danger l’intérêt de la science.

Le bushman regarda un instant ses compagnons, et ne répondit pas. Il avait compris.

Cela était donc convenu. L’opération géodésique serait continuée quand même. Mais les difficultés locales, cet obstacle du Ngami, le choix d’une station convenable, ne la rendraient-ils pas impraticable?

Cette question fut posée à Mathieu Strux. L’astronome russe, depuis deux jours qu’il occupait le sommet du Scorzef, devait pouvoir y répondre.

«Messieurs, dit-il, l’opération sera difficile, minutieuse, elle demandera de la patience et du zèle, mais elle n’est point impraticable. De quoi s’agit-il? De relier géodésiquement le Scorzef avec une station située au nord du lac? Or, cette station existe-t-elle? Oui, elle existe, et j’avais déjà choisi à l’horizon un pic qui pût servir de mire à nos lunettes. Il s’élève dans le nord-ouest du lac, de telle sorte que ce côté du triangle coupera le Ngami suivant une ligne oblique.

– Eh bien, dit le colonel Everest, si le point de mire existe, où est la difficulté?

– La difficulté, répondit Mathieu Strux, sera dans la distance qui sépare le Scorzef de ce pic!

– Quelle est donc cette distance? demanda le colonel Everest.

– Cent vingt milles au moins.

– Notre lunette la franchira.

– Mais il faudra allumer un fanal au sommet de ce pic!

– On l’allumera.

– Il faudra l’y porter?

– On l’y portera.

– Et pendant ce temps, se défendre contre les Makololos! ajouta le bushman!

– On se défendra!

– Messieurs, dit le bushman, je suis à vos ordres, et je ferai ce que vous me commanderez de faire!…»

Ainsi se termina par ces paroles du dévoué chasseur cette conversation de laquelle avait dépendu le sort de l’opération scientifique. Les savants bien unis dans la même pensée, et décidés à se sacrifier s’il le fallait, sortirent de la casemate, et vinrent observer le pays qui s’étendait au nord du lac.

Mathieu Strux indiqua le pic dont il avait fait choix. C’était le pic du Volquiria, sorte de cône que la distance rendait à peine visible. Il s’élevait à une grande hauteur, et malgré la distance, un puissant fanal électrique pourrait être aperçu dans le champ des lunettes, munies d’oculaires grossissants. Mais ce réverbère, il fallait le porter à plus de cent milles du Scorzef, et le hisser au sommet du mont. Là était la difficulté véritable, mais non insurmontable. L’angle que formait le Scorzef avec le Volquiria, d’une part, et avec la station précédente, de l’autre, terminerait probablement la mesure de la méridienne, car le pic devait être situé bien près du vingtième parallèle. On comprend donc toute l’importance de l’opération, et avec quelle ardeur les astronomes cherchaient à vaincre les obstacles.

Il fallait, avant tout, procéder à l’établissement du réverbère. C’étaient cent milles à faire dans un pays inconnu. Michel Zorn et William Emery s’offrirent. Ils furent acceptés. Le foreloper consentit à les accompagner, et ils se préparèrent aussitôt à partir.

Emploieraient-ils la chaloupe à vapeur? non. Ils voulaient qu’elle restât à la disposition de leurs collègues, qui seraient peut-être dans la nécessité de s’éloigner rapidement, après avoir terminé leur observation, afin d’échapper plus rapidement aux poursuites des Makololos. Pour traverser le Ngami, il suffisait de construire un de ces canots d’écorce de bouleau, à la fois légers et résistants, que les indigènes savent fabriquer en quelques heures. Mokoum et le foreloper descendirent jusqu’à la berge du lac, où poussaient quelques bouleaux nains, et ils eurent rapidement achevé leur besogne.

A huit heures du soir, le canot était chargé des instruments, de l’appareil électrique, de quelques vivres, d’armes et de munitions. Il fut convenu que les astronomes se retrouveraient sur la rive méridionale du Ngami, au bord d’une crique que le bushman et le foreloper connaissaient tous les deux. De plus, dès que le réverbère du Volquiria aurait été aperçu et relevé, le colonel Everest allumerait un fanal au sommet du Scorzef, afin que Michel Zorn et William Emery pussent, à leur tour, en déterminer la position.

Après avoir pris congé de leurs collègues, Michel Zorn et William Emery quittèrent le fortin, et descendirent jusqu’au canot. Le foreloper, un marin russe et un marin anglais les y avaient précédés.

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L’obscurité était profonde. L’amarre fut larguée, et la frêle embarcation, sous l’impulsion de ses pagaies, se dirigea silencieusement à travers les eaux sombres du Ngami.

 

 

Chapitre XX

Huit jours au sommet du Scorzef.

 

e n’était pas sans un serrement de cœur que les astronomes avaient vu s’éloigner leurs deux jeunes collègues. Que de fatigues, que de dangers peut-être attendaient ces courageux jeunes gens, au milieu de ce pays inconnu qu’ils allaient traverser sur un espace de cent milles! Cependant, le bushman rassura leurs amis, en vantant l’habileté et le courage du foreloper. Il était supposable, d’ailleurs, que les Makololos, très-occupés autour du Scorzef, ne battraient pas la campagne dans le nord du Ngami. En somme, – et son instinct ne le trompait pas, – Mokoum trouvait le colonel Everest et ses compagnons plus exposés dans le fortin que les deux jeunes astronomes sur les routes du nord.

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Les marins et le bushman veillèrent tour à tour pendant cette nuit. L’ombre, en effet, devait favoriser les dispositions hostiles des indigènes. Mais «ces reptiles» – ainsi les appelait le chasseur – ne se hasardèrent pas encore sur les flancs du Scorzef. Peut-être attendaient-ils des renforts, de manière à envahir la montagne par toutes ses pentes, et annuler, par leur nombre, les moyens de résistance des assiégés.

Le chasseur ne s’était pas mépris dans ses conjectures, et quand le jour revint, le colonel Everest put constater un accroissement notable dans le nombre des Makololos. Leur campement, habilement disposé, entourait la base du Scorzef et rendait toute fuite impossible par la plaine. Heureusement, les eaux du Ngami n’étaient pas et ne pouvaient être gardées, et, le cas échéant, la retraite, à moins de circonstances imprévues, resterait toujours praticable par le lac.

Mais il n’était pas question de fuir. Les Européens occupaient un poste scientifique, un poste d’honneur qu’ils n’entendaient point abandonner. A cet égard, un parfait accord régnait entre eux. Il n’existait même plus trace des dissensions personnelles qui avaient autrefois divisé le colonel Everest et Mathieu Strux. Jamais non plus il n’était question de la guerre qui mettait aux prises en ce moment l’Angleterre et la Russie. Aucune allusion ne se produisait à ce sujet. Tous deux, ces savants, marchaient au même but; tous deux voulaient obtenir ce résultat également utile aux deux nations, et accomplir leur œuvre scientifique.

En attendant l’heure à laquelle brillerait le fanal au sommet du Volquiria, les deux astronomes s’occupèrent d’achever la mesure du triangle précédent. Cette opération, qui consistait à viser avec la double lunette les deux dernières stations de l’itinéraire anglais, se fit sans difficultés, et le résultat en fut consigné par Nicolas Palander. Cette mesure achevée, il fut convenu que, pendant les nuits suivantes, on ferait de nombreuses observations d’étoiles, de manière à obtenir avec une précision rigoureuse la latitude du Scorzef.

Une question importante dut être également décidée avant toute autre, et Mokoum fut naturellement appelé à donner son avis dans cette circonstance. En quel minimum de temps Michel Zorn et William Emery pouvaient-ils atteindre la chaîne de montagnes qui se développait au nord du Ngami, et dont le pic principal devait servir de point d’appui au dernier triangle du réseau?

Le bushman ne put estimer à moins de cinq jours le temps nécessaire pour gagner le poste en question. En effet, une distance de plus de cent milles le séparait du Scorzef. La petite troupe du foreloper marchait à pied, et, en tenant compte des difficultés que devait présenter une région souvent coupée par des rios, cinq jours seraient même un laps de temps fort court.

On adopta donc un maximum de six jours, et sur cette base on établit la réglementation de la nourriture.

La réserve de vivres était fort restreinte. Il avait fallu en abandonner une portion à la petite troupe du foreloper, en attendant le moment où elle pourrait s’approvisionner par la chasse. Les vivres, transportés dans le fortin et diminués de cette portion, ne devaient plus fournir à chacun sa ration ordinaire que pendant deux jours. Ils consistaient en quelques livres de biscuit, de viande conservée et de pemmican. Le colonel Everest, d’accord avec ses collègues, décida que la ration quotidienne serait réduite au tiers. De cette manière on pourrait attendre jusqu’au sixième jour, que la lumière, incessamment guettée, parût à l’horizon. Les quatre Européens, leurs six matelots, le bushman, onze hommes en tout, souffriraient certainement de cette alimentation insuffisante, mais ils étaient au-dessus de pareilles souffrances.

D’ailleurs, il n’est pas défendu de chasser!» dit sir John Murray au bushman.

Le bushman secoua la tête d’un air de doute. Il lui paraissait difficile, que, sur ce mont isolé, le gibier ne fût pas très-rare. Mais ce n’était pas une raison pour laisser son fusil au repos, et ces déterminations prises, tandis que ses collègues s’occupaient de réduire les mesures consignées sur le double registre de Nicolas Palander, sir John, accompagné de Mokoum, quitta l’enceinte du fortin, afin d’opérer une reconnaissance exacte du mont Scorzef.

Les Makololos, tranquillement campés à la base de la montagne, ne semblaient aucunement pressés de donner l’assaut. Peut-être leur intention était-elle de réduire les assiégés par la famine!

L’inventaire du mont Scorzef fut rapidement effectué. L’emplacement sur lequel s’élevait le fortin ne mesurait pas un quart de mille dans sa plus grande dimension. Le sol, recouvert d’une herbe assez épaisse, entremêlée de cailloux, était coupé çà et là de quelques buissons bas, formés en partie de glaïeuls. Des bruyères rouges, des protées aux feuilles d’argent, des éricées à longs festons, composaient la flore de la montagne. Sur ses flancs, mais sous des angles très-abrupts figures par des saillies de roc qui perçaient l’écorce du mont, poussaient des arbrisseaux épineux, hauts de dix pieds, à grappes de fleurs blanches, odorantes comme les fleurs du jasmin, et dont le bushman ignorait le nom.2 Quant à la faune, après une heure d’observation, sir John était encore à en voir le moindre échantillon. Cependant quelques petits oiseaux, à rémiges foncées et à becs rouges, s’échappèrent de quelques buissons, et certainement, au premier coup de fusil, toute cette bande ailée eût disparu pour ne plus revenir. On ne devait donc pas compter sur les produits de la chasse pour ravitailler la garnison.

«On pourra toujours pêcher dans les eaux du lac, dit sir John, s’arrêtant sur le revers septentrional du Scorzef, et contemplant la magnifique étendue du Ngami.

– Pêcher sans filet et sans ligne, répondit le bushman, c’est vouloir prendre des oiseaux au vol. Mais ne désespérons point. Votre Honneur sait que le hasard nous a souvent servis jusqu’ici, et je pense qu’il nous servira encore.

– Le hasard! répliqua sir John Murray, mais quand Dieu veut le stimuler, c’est le plus fidèle pourvoyeur du genre humain que je connaisse! Pas d’agent plus sûr, pas de majordome plus ingénieux! Il nous a conduits auprès de nos amis les Russes, il les a amenés précisément où nous voulions venir nous-mêmes, et les uns et les autres, il nous portera tout doucement au but que nous voulons atteindre!

– Et il nous nourrira?… demanda le bushman.

– Il nous nourrira certainement, ami Mokoum, répondit sir John, et ce faisant, il ne fera que son devoir!»

Les paroles de Son Honneur étaient rassurantes à coup sûr. Toutefois, le bushman se dit que le hasard était un serviteur qui demandait à être un peu servi par ses maîtres, et il se promit bien de l’aider au besoin.

La journée du 25 février n’amena aucun changement dans la situation respective des assiégeants et des assiégés. Les Makololos restaient dans leur camp. Des troupeaux de bœufs et de moutons paissaient sur les parties les plus rapprochées du Scorzef que les infiltrations du sol maintenaient à l’état de pâturages. Les chariots pillés avaient été amenés au campement. Quelques femmes et des enfants, ayant rejoint la tribu nomade, vaquaient aux travaux ordinaires. De temps en temps, quelque chef, reconnaissable à la richesse de ses fourrures, s’élevait sur les rampes de la montagne et cherchait à reconnaître les sentes praticables qui conduisaient le plus sûrement à son sommet. Mais la balle d’un rifle rayé le ramenait promptement au sol de la plaine. Les Makololos répondaient alors à la détonation par leur cri de guerre, ils lançaient quelques flèches inoffensives, ils brandissaient leurs assagaies, et tout rentrait dans le calme.

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Cependant, le 26 février, ces indigènes firent une tentative un peu plus sérieuse, et, au nombre d’une cinquantaine, ils escaladèrent le mont par trois côtés à la fois. Toute la garnison se porta en dehors du fortin, au pied de l’enceinte. Les armes européennes, si rapidement chargées et tirées, causèrent quelque ravage dans les rangs des Makololos. Cinq ou six de ces pillards furent tués, et le reste de la bande abandonna la partie. Cependant, et malgré la rapidité de leur tir, il fut évident que les assiégés pourraient être débordés par le nombre. Si plusieurs centaines de ces Makololos se précipitaient simultanément à l’assaut de la montagne, il serait difficile de leur faire face sur tous les côtés. Sir John Murray eut alors l’idée de protéger le front du fortin, en y installant la mitrailleuse qui formait le principal armement de la chaloupe à vapeur. C’était un excellent moyen de défense. Toute la difficulté consistait à hisser cet engin pesant, par ces rocs étagés d’aplomb, très-difficiles à gravir. Cependant, les marins de la Queen and Tzar se montrèrent si adroits, si agiles, on dira même si audacieux, que, dans la journée du 26, la redoutable mitrailleuse fut installée dans une embrasure de l’enceinte crénelée. Là, ses vingt-cinq canons, dont le tir se disposait en éventail, pouvaient couvrir de leurs feux tout le front du fortin. Les indigènes devaient faire bientôt connaissance avec cet engin de mort que les nations civilisées allaient, vingt ans plus tard, introduire dans leur matériel de guerre.

Pendant leur inaction forcée au sommet du Scorzef, les astronomes avaient calculé chaque nuit des hauteurs d’étoiles. Le ciel très-pur, l’atmosphère très-sèche leur permirent de faire d’excellentes observations. Ils obtinrent par la latitude du Scorzef 19° 37’18’’, 265, valeur approchée jusqu’aux millièmes de seconde, c’est-à-dire à un mètre près. Il était impossible de pousser plus loin l’exactitude. Ce résultat les confirma dans la pensée qu’ils se trouvaient à moins d’un demi-degré du point septentrional de leur méridienne, et que, conséquemment, ce triangle dont ils cherchaient à appuyer le sommet sur le pic du Volquiria, terminerait le réseau trigonométrique.

La nuit qui s’écoula du 26 au 27 février ne vit pas se renouveler les tentatives des Makololos. La journée du 27 parut bien longue à la petite garnison. Si les circonstances avaient favorisé le foreloper, parti depuis cinq jours, il était possible que ses compagnons et lui fussent arrivés, ce jour même, au Volquiria. Donc, pendant la nuit suivante, il fallait observer l’horizon avec un soin extrême, car la lumière du fanal pourrait y apparaître. Le colonel Everest et Mathieu Strux avaient déjà braqué l’instrument sur le pic, de telle façon que celui-ci fût encadré dans le champ de l’objectif. Cette précaution simplifiait des recherches qui, sans point de repère, devenaient très-difficiles par une nuit obscure. Si la lumière se faisait au sommet du Volquiria, aussitôt elle serait vue, et la détermination de l’angle serait acquise.

Pendant cette journée, sir John battit vainement les buissons et les grandes herbes. Il ne put en dépister aucun animal comestible ou à peu près. Les oiseaux eux-mêmes, troublés dans leur retraite, avaient été chercher au milieu des taillis de la rive de plus sûrs abris. L’honorable chasseur se dépitait, car alors il ne chassait pas pour son plaisir, il travaillait pro domo sua, si toutefois ce vocable latin peut s’appliquer à l’estomac d’un Anglais. Sir John, doué d’un appétit robuste, qu’un tiers de ration ne pouvait satisfaire, souffrait véritablement de la faim. Ses collègues supportaient plus facilement cette abstinence, soit que leur estomac fût moins impérieux, soit qu’à l’exemple de Nicolas Palander ils pussent remplacer le beefsteak traditionnel par une ou deux équations du deuxième degré. Quant aux matelots et au bushman, ils avaient faim tout comme l’honorable sir John. Or, la mince réserve de vivres touchait à son terme. Encore un jour, tout aliment aurait été consommé, et si l’expédition du foreloper était retardée dans sa marche, la garnison du fortin serait promptement aux abois.

Toute la nuit du 27 au 28 février se passa en observations. L’obscurité, calme et pure, favorisait singulièrement les astronomes. Mais l’horizon demeura perdu dans l’ombre épaisse. Pas une lueur n’en détacha le profil. Rien n’apparut dans l’objectif de la lunette.

Toutefois, le minimum du délai attribué à l’expédition de Michel Zorn et de William Emery était à peine atteint. Leurs collègues ne pouvaient donc que s’armer de patience et attendre.

Pendant la journée du 28 février, la petite garnison du Scorzef mangea son dernier morceau de viande et de biscuit. Mais l’espoir de ces courageux savants ne faiblissait pas encore, et dussent-ils se repaître d’herbes, ils étaient résolus à ne point abandonner la place avant l’achèvement de leur travail.

La nuit du 28 février au 1er mars ne donna encore aucun résultat. Une ou deux fois, les observateurs crurent apercevoir la lueur du fanal. Mais, vérification faite, cette lueur n’était qu’une étoile embrumée à l’horizon.

Pendant la journée du 1er mars, on ne mangea pas. Probablement accoutumés depuis quelques jours à une nourriture très-insuffisante, le colonel Everest et ses compagnons supportèrent plus facilement qu’ils ne le croyaient ce manque absolu d’aliments, mais, si la Providence ne leur venait pas en aide, le lendemain leur réservait de cruelles tortures.

Le lendemain, la Providence ne les combla pas sans doute; aucun gibier d’aucune sorte ne vint solliciter un coup de fusil de sir John Murray, et, cependant, la garnison, qui n’avait pas le droit de se montrer difficile, parvint à se restaurer tant soit peu.

En effet, sir John et Mokoum, tiraillés par la faim, l’œil hagard, s’étaient mis à errer sur le sommet du Scorzef. Une faim tenace leur déchirait les entrailles. En viendraient-ils donc à brouter cette herbe qu’ils foulaient du pied, ainsi que l’avait dit le colonel Everest!

«Si nous avions des estomacs de ruminants! pensait le pauvre sir John, quelle consommation nous ferions de ce pâturage. Et pas un gibier, pas un oiseau!»

En parlant ainsi, sir John portait ses regards sur ce vaste lac qui s’étendait au-dessous de lui. Les marins de la Queen and Tzar avaient essayé de prendre quelques poissons, mais en vain. Quant aux oiseaux aquatiques qui voltigeaient à la surface de ces eaux tranquilles, ils ne se laissaient point approcher.

Cependant, sir John et son compagnon, qui ne marchaient pas sans une extrême fatigue, s’étendirent bientôt sur l’herbe, au pied d’un monticule de terre, haut de cinq à six pieds. Un sommeil pesant, plutôt un engourdissement qu’un sommeil, envahit leur cerveau. Sous cette oppression, leurs paupières se fermèrent involontairement. Peu à peu, ils tombèrent dans un véritable état de torpeur. Le vide qu’ils sentaient en eux les anéantissait. Cette torpeur, au surplus, pouvait suspendre un instant les douleurs qui les déchiraient, et ils s’y laissaient aller.

Combien de temps eût duré cet engourdissement, ni le bushman ni sir John n’auraient pu le dire; mais, une heure après, sir John se sentit réveillé par une succession de picotements très-désagréables. Il se secoua, il chercha à se rendormir, mais les picotements persistèrent, et, impatienté enfin, il ouvrit les yeux.

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Des légions de fourmis blanches couraient sur ses vêtements. Sa figure, ses mains en étaient couvertes. Cette invasion d’insectes le fit se lever comme si un ressort se fût détendu en lui. Ce brusque mouvement réveilla le bushman, étendu à son côté. Mokoum était également couvert de ces fourmis blanches. Mais, à l’extrême surprise de sir John, Mokoum, au lieu de chasser ces insectes, les prit par poignées, les porta à sa bouche et les mangea avidement.

«Ah! pouah! Mokoum! fit sir John, que cette voracité écœurait.

– Mangez! mangez! faites comme moi! répondit le chasseur, sans perdre une bouchée. Mangez! C’est le riz des Bochjesmen!…»

Mokoum venait, en effet, de donner à ces insectes leur dénomination indigène. Les Bochjesmen se nourrissent volontiers de ces fourmis dont il existe deux espèces, la fourmi blanche et la fourmi noire. La fourmi blanche est, suivant eux, de qualité supérieure. Le seul défaut de cet insecte, considéré au point de vue alimentaire, c’est qu’il en faut absorber des quantités considérables. Aussi, les Africains mélangent-ils habituellement ces fourmis avec la gomme du mimosa. Ils obtiennent ainsi une nourriture plus substantielle. Mais le mimosa manquait sur le sommet du Scorzef, et Mokoum se contenta de manger son riz «au naturel.»

Sir John, malgré sa répugnance, poussé par une faim que la vue du bushman se rassasiant accroissait encore, se décida à l’imiter. Les fourmis sortaient par milliards de leur énorme fourmilière, qui n’était autre que ce monticule de terre près duquel les deux dormeurs s’étaient accotés. Sir John les prit à poignées et les porta à ses lèvres. Véritablement, cette substance ne lui déplut pas. Il lui trouva un goût acide fort agréable, et sentit ses tiraillements d’estomac se calmer peu à peu.

Cependant, Mokoum n’avait point oublié ses compagnons d’infortune. Il courut au fortin et en ramena toute la garnison. Les marins ne firent aucune difficulté de se jeter sur cette nourriture singulière. Peut-être le colonel, Mathieu Strux et Palander hésitèrent-ils un instant. Cependant, l’exemple de sir John Murray les décida, et ces pauvres savants, à demi-morts d’inanition, trompèrent au moins leur faim en avalant des quantités innombrables de ces fourmis blanches.

Mais un incident inattendu vint procurer une alimentation plus solide au colonel Everest et à ses compagnons. Mokoum, afin de faire une provision de ces insectes, eut l’idée de démolir un côté de l’énorme fourmilière. C’était, on l’a dit, un monticule conique, flanqué de cônes plus petits, disposés circulairement à sa base. Le chasseur, armé de sa hache, avait déjà porté plusieurs coups à l’édifice, quand un bruit singulier attira son attention. On eût dit un grognement qui se produisait à l’intérieur de la fourmilière. Le bushman suspendit son travail de démolition, et il écouta. Ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. Quelques nouveaux coups de hache furent portés par lui. Un grognement plus accentué se fit entendre.

Le bushman se frotta les mains sans mot dire, et ses yeux brillèrent de convoitise. Sa hache attaqua de nouveau le monticule, de manière à pratiquer un trou large d’un pied environ. Les fourmis fuyaient de toutes parts, mais le chasseur ne s’en préoccupait pas, et laissait aux matelots le soin de les enfermer dans des sacs. Tout à coup, un animal bizarre parut à l’orifice du trou. C’était un quadrupède, pourvu d’un long museau, bouche petite, langue extensible, oreilles droites, jambes courtes, queue longue et pointue. De longues soies grises à teintes rouges couvraient son corps plat, et d’énormes griffes armaient ses jambes.

Un coup sec, appliqué par Mokoum sur le museau de cet étrange animal, suffit à le tuer.

«Voilà notre rôti, messieurs, dit le bushman. Il s’est fait attendre, mais il n’en sera pas moins bon! Allons, du feu, une baguette de fusil pour broche, et nous dînerons comme nous n’avons jamais dîné!»

Le bushman ne s’avançait pas trop. Cet animal qu’il dépouilla avec prestesse, c’était un oryctérope, sorte de tamanoir ou mangeur de fourmis, que les Hollandais connaissent aussi sous le nom de «cochon de terre.» Il est fort commun dans l’Afrique australe, et les fourmilières n’ont pas de plus grand ennemi. Ce myrmicophage détruit des légions d’insectes, et quand il ne peut s’introduire dans leurs galeries étroites, il les pêche, en y glissant sa langue extensible et visqueuse qu’il retire toute beurrée de ces fourmis.

Le rôti fut bientôt à point. Il lui manqua peut-être quelques tours de broche, mais les affamés étaient si impatients! La moitié de l’animal y passa, et sa chair, ferme et salubre, fut déclarée excellente, bien que légèrement imprégnée d’acide formique. Quel repas, et comme il rendit avec de nouvelles forces le courage et l’espoir à ces vaillants Européens!

Et il fallait, en effet, qu’ils eussent l’espoir enraciné au cœur, car la nuit suivante, aucune lueur n’apparut encore sur le pic du Volquiria!

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1 56° centigrades.

2 Ces arbrisseaux, dont les fruits sont des baies assez semblables à l’épine-vinette, doivent appartenir à l’espèce Ardunia bispinosa, sorte d’arbustes auxquels les Hottentots donnent le nom de Num’num.